1939

Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat."

Téléchargement fichier zip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré


L'Espagne livrée

M. Casanova

Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco


IX. Que s'est-il passé le 19 Juillet ?

Il est important de le préciser, car le tableau de ces événements, tel que le présentent les chefs staliniens et réformistes du Front Populaire, est mensonger.

Que vous a t-on dit en France journellement pen­dant ces 30 mois, dans L'Humanité et Le Populaire. Qu'il existait en Espagne une république démocrati­que et un gouvernement légitime qui conduisait ce beau pays vers le progrès et le bonheur. Mais un jour les généraux parjures (c'est à peu près comme la ré­volte des diables au ciel qui a engendré le mal sur la terre, et qui sert à l'Eglise à concilier le dogme que le Dieu est tout-puissant et infiniment bon) se sont rebellés. Ces agents de l'Allemagne et de l'Italie ont plongé le pays qui était sur la voie florissante de la démocratie dans la guerre civile meurtrière. La guerre civile a été surtout imposée aux Espagnols, (malgré leur tempérament impulsif, ils étaient faits pour s'entendre) par l'étranger et par les agents de Mussolini et d'Hitler. Ce sont eux qui ont rompu cette unité de la nation espagnole en bonne voie surtout après les élections victorieuses du Front populaire es­pagnol de février 1938. Les généraux au service de l'étranger se révoltent donc. Tous les démocrates, les ouvriers, les paysans, les petits-bourgeois, les bour­geois même, qui mettent au-dessus de leur intérêt égoïste l'intérêt supérieur de la démocratie et de la nation sortent dans la rue, donnent leur sang pour le gouvernement démocratique, constitutionnel et légitime d'Espagne qu'ils sauvent le 19 juillet d'une situation embarrassante. La seconde guerre d'indépendance commence en Espagne. C'est une guerre surtout na­tionale contre les pays étrangers, afin de protéger l'intégrité de l'Etat espagnol et de ses colonies et protectorats. Enfin, bien que « la cause de l'Espagne fût la cause de toute l'humanité  progressive et avancée » [1] il n'y avait pas en Espagne de guerre civile, ni de guerre de classe, mais seulement une guerre contre l'envahisseur étranger.

Cette conception, qui a trouvé son expression complète dans les 13 points de Négrin approuvés (ne l'oublions pas) non seulement par les staliniens, mais aussi par le représentant de la C.N.T. au gouvernement, a été répété urbi et orbi des milliers de fois. Cette conception avait du reste aussi pour but de gagner le cœur de Chamberlain.

Pour revenir à l'économie selon l'image des diri­geants du Front populaire, elle a été évidemment troublée par la révolte des généraux. Les ouvriers et les paysans furent obligés de prendre certaines usi­nes [2] et de labourer la terre, mais c'est parce que les propriétaires fascistes et d'autres bourgeois d'une couleur indéterminée avaient fui. Quant à ceux-ci, loin d'être fascistes, ils étaient tout bonnement des bourgeois, et en fuyant, ils commirent du reste une grosse bêtise qui résultait de leur incompréhension du caractère réel du conflit espagnol si bien expliqué dans les thèses de Dimitrov et de José Diaz. C'est cette incompréhension et ce malentendu qui les ont inclinés à émigrer soit dans la zone fasciste, soit à l'étranger... Il n'y avait donc aucune révolution en Espagne [3] (Invention des trotskistes qui, par leurs théories ser­vaient le fascisme), mais uniquement la défense du gouvernement légitime et des droits consacrés par la constitution et les codes.

Vous connaissez le tableau puisque vous vous êtes donné la peine de lire journellement la prose du Front populaire. Maintenant laissez-moi vous expliquer la vérité.

Comme marxiste, je crois que le prolétariat n'a aucune raison de fermer les yeux. Il doit regarder la réalité en face « cara a cara », comme on dit en espagnol. La supériorité du système marxiste, maté­rialiste et scientifique, sur tous les systèmes Idéalistes, consiste précisément en ceci qu'il part de l'analyse exacte de la réalité économique et politique, des con­tradictions réelles entre les classes sans préoccupa­tions sentimentales a priori, afin d'indiquer au prolétariat la voie à suivre. Mais il est vrai qu'il n'y avait pas de marxistes parmi les docteurs du Front Populaire.

Mon analyse du conflit espagnol part de la consta­tation de la principale et essentielle contradiction de notre époque, à savoir du conflit qui oppose deux classes fondamentales de la société contemporaine ; le prolétariat et la bourgeoisie. La bourgeoisie exis­tait et gouvernait en Espagne avant le 19 juillet sous le régime du Front populaire après sa victoire élec­torale de février, comme elle gouvernait en France sous tous les gouvernements du Front populaire (et elle ne se portait pas mal) ; comme elle gouvernait en Russie avec un gouvernement d'un autre Front populaire, celui de Kerensky en 1917 avant que « les agents de l'Allemagne », Lénine et Trotsky la chassent.

Mais l'Espagne est un pays arriéré, peut-être pas autant que la Russie tzariste, mais qui à beaucoup d'égards, lui ressemble.

La bourgeoisie espagnole, le capital financier, gou­vernent donc comme ils gouvernent en ce mo­ment dans la Lithuanie agricole et arriérée ou sur les îles Philippines. Mais la bourgeoisie espagnole y gouverne sans avoir fait une révolution bourgeoise, comme l'ont fait si bien les jacobins en France en 1789. La bourgeoisie espagnole est arrivée au pouvoir par suite d'une série de compromis avec le féodalisme. Les castes réaction­naires, les propriétaires terriens, l'Eglise (puissance économique et non seulement morale et politique en Espagne), la caste militaire, une bureaucratie très puissante, jouent un rôle de premier plan dans la vie du pays, et l'empêchent d'avancer dans la voie du développement capitaliste. Ajoutons à cela, comme en Russie tzariste, le rôle décisif du capitalisme étranger qui tient en main les principales richesses du pays, du capitalisme étranger, surtout anglais et français, dont la bourgeoisie espagnole est la stipendiée.

L'Espagne était en somme, comme la Russie de 1917, devant la révolution bourgeoise, c'est-à-dire les tâches urgentes posées par les nécessités objectives du développement du pays étaient: l'abolition de tous les restes du féodalisme, la répartition des terres entre les paysans pauvres, la suppression du pouvoir de l'Eglise, de la caste militaire, de la bureaucra­tie et aussi la libération du pays de l'emprise du ca­pitalisme étranger qui, anglais, français ou allemand, est précisément intéressé au maintien de l'Espagne arriérée avec tous ces caractères moyenâgeux.

Cependant cette révolution bourgeoise n'a pu en Espagne comme d'ailleurs en Russie, être accomplie par la bourgeoisie espagnole faible et domestiquée. La révolution bourgeoise ne put être conduite que par le jeune, mais très combatif prolétariat espagnol. Mais le prolétariat espagnol, pour en finir avec ces restes de Moyen-Âge, ne pouvait pas s'arrêter à la liquidation de ces restes du féodalisme, mais devait en finir avec le capitalisme intimement et indissolublement lié aux propriétaires terriens et à la caste militaire.

En somme, pour sortir l'Espagne de son sommeil plus que séculaire, le prolétariat espagnol devait faire sa révolution prolétarienne, établir la dictature du prolétariat, et, s'orientant sur l'aide de la révolution européenne, commencer la construction d'un élément puissant des Etats-Unis Socialistes d'Europe.

Tel était le dilemme posé devant l'Espagne, non par quelques doctrinaires entêtés, mais par le développe­ment objectif du pays. Rester en arrière, comme un pays semi-féodal, avec son ignorance et son esclavagisme, ou aller audacieusement de l'avant, vers le Socialisme. Tel était, et est encore aujourd'hui, le tragique choix pour ce pays où s'applique précisé­ment la théorie de la Révolution Permanente.

Cette théorie, dont nous trouvons des embryons chez Marx, et qui a été magistralement développée par Léon Trotsky dès 1905 et ensuite aussi magistralement mise en application conjointement malgré les diverses voies théoriques qui les y avaient amenés, par Lénine et Trotsky en 1917, nous enseigne que dans la période impérialiste du capitalisme décadent, les révolutions bourgeoises démocratiques dans le genre de la Révolution française de 1789 sont impossibles. C'est au prolétariat des pays arriérés à prendre la direction du mouvement pour la libération de ces pays du féodalisme mais aussi du capitalisme.

La révolution politique d'avril 1931 n'avait rien ré­solu. L'histoire de cette république de « trabajadores de todas classa » [4] est l'histoire de convulsions permanentes. Le roi est parti faire la noce dans les cabarets des plus belles capitales européennes et a dit aux classes dominantes : « Débrouillez-vous ! » Ce n'était pas facile. L'histoire de ces cinq années 1931­-1936, c'est l'histoire des complots permanents des militaires, des coups de force réactionnaires (Sanjurjo), des tentatives de museler le prolétariat par une dictature réactionnaire sous la couverture parlementaire (Gil Robles-Leroux) d'un côté et de l'autre des luttes héroïques du prolétariat espagnol, qui tantôt prenaient la forme de mouvements anarchistes, sans perspectives il est vrai, mais qui entraînaient des couches importantes du prolétariat, surtout catalan, et des mouvements de masse qui sont allés jusqu'à la glorieuse Commune des Asturies. C'est l'histoire des lock-outs, mais aussi des grèves puissantes. C'est l'his­toire des insurrections paysannes, qui prenaient la forme d'une jacquerie. Le pays était en déséquilibre permanent. Les paysans voulaient la terre. La république « de trabajadores de todas clases » sous le présidence du Conseil de Monsieur Azaña leur donnait des belles. Le belle république continuait à donner les belles aux paysans andalous même quand Monsieur Azaña grâce à la victoire du Front populaire, fut élevé à le Magistrature suprême, celle de la Pré­sidence de la République. Elle défendait les nobles et les marquis et leur vie de senoritas. Les ouvriers s'organisaient dans de forts syndicats, les patrons exigeaient du pouvoir des mesures fortes. Les persé­cutions contre les organisations prolétariennes furent aussi fortes sous Gil Robles-Leroux que dans les pi­res années de dictature de Primo de Rivera, et sont allées jusqu'à la répression sanglante de le Commune des Asturies. La République protégeait les généreux de la monarchie, garantissait leur situation, mais les généraux ne se sentaient pas rassurés parce que der­rière la République, ils voyaient le prolétariat. Et ils rendaient la République responsable du danger révolutionnaire. On fit des lois formelles sur le séparation de l'Eglise et de l'Etat. On mécontente ainsi le clergé qui se sentait menacé, mais on ne touche pas à sa puissance réelle, à se puissance économique. En réalité, la République protégeait l'Eglise, mais l'Eglise lui gardait rancune de ses velléités laïques. Et ainsi de suite sans fin. On ne satisfaisait personne, et on mécontentait tout le monde !

Le gâchis allait croissant. Le représentent clairvoyant de la bourgeoisie espagnole, Gil Robles, se rendit compte qu'avec le parlementarisme, il n'y a rien à faire. Quelques mois avant le coup de force de juillet 36, il sortit du parlement en claquant la por­te. Et c'était plus qu'un geste. C'était la rupture de la grande bourgeoisie avec la démocratie.

Les cinq mois du Front populaire février juillet 1936 furent des mois de convulsions poussées au pa­roxysme. Les généraux, l'Eglise, le Banque, aidés par le capitalisme étranger, préparaient leur mauvais coup. Les paysans se révoltaient. Les ouvriers faisaient des grèves et s'impatientaient. Mais les chefs du Front populaire conseillaient d'attendre, d'atten­dre toujours, et d'avoir confiance dans l'appareil du gouvernement légitime qu'il fallait épurer. C'était aux ouvriers de prendre l'initiative, mais ils étaient paralysés par le Front populaire.

Un pareil frein m'existait pas de l'autre côté de la barricade. La réaction sentait le danger de la Révo­lution montante.

Mais, Cabanelias, Franco, ont été des instruments de toutes les classes réactionnaires. Ils avaient lié partie avec Hitler et Mussolini, mais aussi avec le capitalisme anglais. Hitler et Mussolini cherchaient et cherchent évidemment des positions stratégiques en Espagne. Ils se sont servis et se servent de Franco pour des raisons impérialistes. Nous le comprenons aussi bien que José Diaz et Alvares del Vayo ; mais ce n'est qu'un côté de le guerre civile espagnole. Et pas l'essentiel !

Le but principal était et reste pour le capitalisme international, aussi bien des pays fascistes que dé­mocratiques, d'écraser « la peste rouge », c'est à-dire d'écraser le prolétariat et de garantir de la seule fa­çon possible la continuité de l'exploitation capitaliste dans un pays où le démocratie bourgeoise n'avait aucune possibilité de subsister. De là toute le « non-­intervention », l'unité (réelle celle-ci) du capitalisme international, démocratique inclus. Ce dernier pouvait certes manœuvrer contre son concurrent fasciste en Espagne en livrant parfois certaines quantités d'armes [5] afin de prolonger le tuerie, mais ne pouvait pas s'engager à fond... et préserver la classe ouvrière espagnole du fascisme.

Nous ne nions pas le rôle des agents d'Hitler et de Mussolini dans le déclenchement de la guerre civile, mais de là à expliquer la guerre seulement par leurs intrigues, il y a une distance.

Si Hitler et Mussolini ont pu utiliser Franco (et il n'est pas sûr du tout ce que sont seulement eux qui l'utiliseront dans l'avenir [6]), c'est parce qu'il y avait en Espagne même un conflit de poids : entre le fas­cisme et le prolétariat. Ils n'ont pas inventé Franco dans leurs cabinets, mais se sont appuyé en Espagne même sur les forces réactionnaires existantes. La théorie qui explique le fascisme par l'intervention des « agents de l'étranger, est aussi ridicule que la théorie des réactionnaires qui expliquent chaque mou­vement révolutionnaire sur n'importe quel point du globe par « les manœuvres des agents de Moscou ». C'est une preuve de plus de la bassesse et de l'idiotie qu'ont atteintes les idéologues du Comintern.

Le soulèvement du 18 juillet fut la tentative de ra­mener l'Espagne en arrière et de l'arrêter brutale­ment sur la vole de son développement.

Le fascisme a jeté le gant. Le prolétariat l'a relevé. Il ne s'est pas levé pour la défense d'une république pourrie qui l'exploitait et qui a engendré le fascisme. Il s'est levé pour se libérer.


Notes

[1] « La cause de l'Espagne est la cause de toute l'humanité progressive et avancée. » La grande phrase de Staline dans son télégramme à José Diaz en 1936. C'est la seule phrase et constatation... difficile que Staline ait prononcée depuis 3 ans sur l'Espagne. Vraiment, pour avoir une pareille perspective il fallait être le chef du prolétariat international et un titan de la pensée que la terre n'a encore jamais porté.

[2] On voulait même cacher à l'opinion démocra­tique que les ouvriers espagnols avaient pris toutes les usines importantes en mains. Evidemment on n'arrivait pas à tromper les capitalistes « démocrates » de France et d'Angleterre qui savaient se renseigner sur place, mais, par contre, on réussit à tromper le prolétariat des autres pays.

[3] A cet égard symptomatique l'article d'un employé du Comité Régional de la CNT, un certain Fortin, « Réponse à Styr-Nhair » publié dans La Révolution prolétarienne où la myopie grotesque d'un anarchiste français ressort avec une clarté particulière.

[4] "De trabajadores de todas clases" - de travailleurs de toutes catégories - C'est la formule de la Constitution républicaine espagnole.

[5] Certains marchands de canons livraient des armes des deux côtés. Comme disait Vespasien : "Non olet" - "l'argent n'a pas d'odeur".

[6] Si Franco triomphe, il aura tout intérêt à chan­ger ses maîtres. Du côté de l'Italie et de l'Allemagne il aura des dettes. Par contre, le rapprochement avec les démocraties lui permettra de passer à la caisse. Cela sera difficile parce que Hitler et Mussolini ont pris leurs précautions ! Mais aucune précaution ne vaut devant le rapport des forces toujours changeant.

Nous ne sommes pas des prophètes. Le plus probable est que Franco victorieux essaye de jouer sur les deux tableaux comme la Pologne ou la Yougoslavie.


Archives IV° Internationale
Début Arrière Sommaire Début de page Suite Fin
Archive Trotsky