1870

"Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air  ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat." (F. Engels)
Texte publié grâce à l'aide de l'Université de Sciences sociales de l'Université de québec


Première adresse du Conseil Général
sur la guerre franco-allemande

Association Internationale des Travailleurs

23 juillet 1870


Format MS Word/RTF Format Acrobat/PDF Téléchargement fichier zip (compressé)
Cliquer sur le format de contenu désiré

Aux membres de l'association en Europe et aux États-Unis

Dans l'adresse inaugurale de l'Association internationale des travailleurs, en novembre 1864, nous disions : « Si l'émancipation des classes travailleuses requiert leur union et leur concours fraternels, comment pourraient-elles accomplir cette grande mission tant qu'une politique étrangère qui poursuit des desseins criminels dresse les uns contre les autres les préjugés nationaux et dilapide dans des guerres de piraterie le sang et le bien du Peuple ? ». Nous définissions la politique étrangère à laquelle se ralliait l'Internationale en ces termes : « Les simples lois de la morale et de la justice qui devraient gouverner les rapports entre individus doivent s'imposer comme lois suprêmes dans le commerce des nations, »

Rien d'étonnant à ce que Louis Bonaparte, qui a usurpé son pouvoir en exploitant la lutte des classes en France et qui l'a perpétué par de périodiques guerres au dehors, ait dès le début traité l'Internationale comme un dangereux ennemi. A la veille du plébiscite [1] il ordonna un raid [2] contre les membres des comités administratifs de l'Association internationale des travailleurs à travers toute la France : à Paris, Lyon, Rouen, Marseille, Brest, etc., sous le prétexte que l'Internationale était une société secrète trempant dans un complot d'assassinat contre lui, prétexte dont la complète absurdité fut bientôt dévoilée par ses propres juges. Quel était le crime réel des sections françaises de l'Internationale ? Elles avaient dit publiquement et hautement au peuple français que voter le plébiscite, c'était voter pour le despotisme à l'intérieur et la guerre au dehors. Ce fut effectivement leur oeuvre, si dans toutes les grandes villes, dans tous les centres industriels de France, la classe ouvrière s'est levée comme un seul homme pour rejeter le plébiscite. Par malheur, la pesante ignorance des régions rurales fit pencher la balance. Les Bourses, les cabinets, les classes dominantes, et la presse d'Europe célébrèrent le plébiscite comme une victoire insigne de l'Empereur français sur la classe ouvrière française; ce fut en réalité le signal de l'assassinat non d'un individu, mais de nations entières.

Le complot guerrier de juillet 1870 [3] n'est qu'une édition corrigée du coup d'État de décembre 1851. A première vue, la chose parut si absurde que la France ne voulait pas la prendre réellement au sérieux. Elle croyait plutôt le député qui dénonçait les propos ministériels sur la guerre comme une simple manœuvre de spéculation boursière. Quand, le 15 juillet, la guerre fut enfin officiellement annoncée au Corps législatif, l'opposition entière refusa de voter les crédits provisoires; même Thiers la flétrit comme « détestable »; tous les journaux indépendants de Paris la condamnèrent, et, chose curieuse, la presse de province se joignit à eux presque unanimement.

Cependant, les membres parisiens de l'Internationale s'étaient remis au travail. Dans Le Réveil du 12 juillet, ils publièrent leur manifeste « aux ouvriers de toutes les nations», dont nous extrayons les passages suivants :

Une fois encore, disaient-ils, sous prétexte d'équilibre européen et d'honneur national, la paix du monde est menacée par les ambitions politiques. Travailleurs de France, d'Allemagne et d’Espagne, unissons nos voix en un même cri de réprobation!... La guerre pour une question de prépondérance ou de dynastie ne peut être, aux yeux des travailleurs, qu'une criminelle folie. En réponse aux proclamations belliqueuses de ceux qui s'exemptent de l'impôt du sang et trouvent dans les malheurs publics une source de nouvelles spéculations, nous protestons, nous qui avons besoin de paix, de travail et de liberté !... Frères d'Allemagne ! Nos divisions n'aboutiraient qu'à un triomphe complet du despotisme des deux côtés du Rhin... Ouvriers de tous les pays ! Quoi qu'il advienne pour le moment de nos communs efforts, nous, membres de l'Association internationale des travailleurs qui ne connaissons pas de frontières, nous vous adressons, comme gage d'une solidarité indissoluble, les vœux et le salut des ouvriers de France !

Ce manifeste de notre section de Paris fut suivi de nombreuses adresses françaises analogues, dont nous ne pouvons citer ici que la déclaration de Neuilly-sur-Seine publiée dans La Marseillaise du 22 juillet :

La guerre est-elle juste ? La guerre est-elle nationale ? Non! Elle est purement dynastique. Au nom de l'humanité, de la démocratie et des vrais intérêts de la France, nous adhérons complètement et énergiquement à la protestation de l'Internationale contre la guerre  [4] !

Ces protestations exprimaient les véritables sentiments des ouvriers français, comme le montra bientôt un incident caractéristique. Lors la bande du 10 Décembre, organisée primitivement sous la présidence de Louis Bonaparte, fut lâchée, travestie en « blouses », dans les rues de Paris pour y donner le spectacle des contorsions de la fièvre guerrière, les vrais ouvriers des faubourgs répondirent par des manifestations en faveur de la paix si écrasantes que Piétri, le préfet de police, jugea bon de mettre fin sur-le-champ à toute cette politique de rue, en arguant que le fidèle peuple de Paris avait suffisamment donné cours à son patriotisme longtemps retenu et à son exubérant enthousiasme pour la guerre.

Quel que soit le déroulement de la guerre de Louis Bonaparte contre la Prusse, le glas du Second Empire a déjà sonné à Paris. L'Empire finira, comme il a commencé, par une parodie. Mais n'oublions pas que ce sont les gouvernements et les classes dominantes de l'Europe qui ont permis à Louis Bonaparte de jouer pendant dix-huit ans la farce féroce de l'Empire restauré.

Du côté allemand, la guerre est une guerre de défense. Mais qui a mis l'Allemagne dans la nécessité de se défendre ? Qui a permis à Louis Bonaparte de lui faire la guerre ? La Prusse ! C'est Bismarck qui a conspiré avec ce même Louis Bonaparte, afin d'écraser l'opposition populaire à l'intérieur, et d'annexer l'Allemagne à la dynastie des Hohenzollern. Si la bataille de Sadowa [5] avait été perdue au lieu d'être gagnée, les bataillons français auraient inondé l'Allemagne comme alliés de la Prusse. Après sa victoire, la Prusse songea-t-elle, fût-ce un instant, à opposer une Allemagne libre à une France asservie ? Tout au contraire. Conservant soigneusement toutes les beautés natives de son propre système, elle y ajouta de surcroît tous les trucs du Second Empire, son despotisme effectif et son démocratisme de carton, ses trompe-l'œil politiques et ses tripotages financiers, sa phraséologie ronflante et ses vils tours de passe-passe. Le régime bonapartiste, qui jusqu'alors n'avait fleuri que sur une rive du Rhin, avait maintenant sa réplique sur l'autre. D'un tel état de choses, que pouvait-il résulter d'autre que la guerre ?

Si la classe ouvrière allemande permet à la guerre actuelle de perdre son caractère strictement défensif et de dégénérer en une guerre contre le peuple français, victoire ou défaite, ce sera toujours un désastre, Toutes les misères qui se sont abattues sur l'Allemagne, après les guerres dites de libération, renaîtront avec une intensité nouvelle.

Les principes de l'Internationale sont toutefois trop largement répandus et trop fermement enracinés dans la classe ouvrière allemande pour que nous ayons à redouter une issue aussi triste. Les voix des ouvriers français ont eu un écho en Allemagne. Un meeting ouvrier de masse, tenu à Brunswick, le 16 juillet, a exprimé son plein accord avec le manifeste de Paris, rejeté toute idée d'antagonisme national contre la France, et voté des résolutions qui se terminent par ces mots :

Nous sommes ennemis de toutes les guerres, mais par-dessus tout, des guerres dynastiques [6]. Avec une peine et une douleur profondes, nous sommes forcés de subir une guerre défensive comme un mal inévitable, mais nous appelons en même temps, toute la classe ouvrière allemande à oeuvrer pour rendre impossible le retour de cet immense malheur social, en revendiquant pour les peuples eux-mêmes le pouvoir de décider de la paix ou de la guerre, et en les rendant ainsi maîtres de leurs propres destinées.

A Chemnitz, un meeting de délégués, représentant 50.000 ouvriers saxons, a adopté à l'unanimité la résolution suivante :

Au nom de la démocratie allemande, et spécialement des ouvriers du Parti social-démocrate, nous déclarons que la guerre actuelle est exclusivement dynastique... Nous sommes heureux de saisir la main fraternelle que nous tendent les ouvriers de France. Attentifs au mot d'ordre de l'Association internationale des travailleurs : Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! nous n'oublierons jamais que les ouvriers de tous les pays sont nos amis et les despotes de tous les pays, nos ennemis!

La section berlinoise de l'Internationale a aussi répondu au manifeste de Paris :

Nous nous joignons solennellement à votre protestation... Solennellement, nous promettons que ni le son de la trompette ni le rugissement du canon, ni la victoire ni la défaite, ne nous détourneront du travail commun pour l'union des ouvriers de tous les pays.

Nous souhaitons qu'il en soit ainsi !

A l'arrière-plan de cette guerre de suicide, la sinistre figure de la Russie est à l'affût. C'est un signe de mauvais augure que le signal de la guerre actuelle ait été donné au moment précis où le gouvernement russe a terminé ses voies ferrées stratégiques et concentre déjà des troupes en direction du Pruth. Quelles que soient les sympathies auxquelles les Allemands puissent à bon droit prétendre dans une guerre de défense contre l'agression bonapartiste, ils les perdraient aussitôt s'ils permettaient au gouvernement allemand de faire appel aux cosaques ou d'en accepter l'aide. Qu'ils se rappellent qu'après sa guerre d'indépendance contre Napoléon 1er l'Allemagne resta pendant des dizaines d'années prosternée aux pieds du tsar [7].

La classe ouvrière anglaise tend une main fraternelle aux travailleurs de France et d'Allemagne. Elle se sent profondément convaincue que, quelque tournure que prenne l'horrible guerre qui s'annonce, l'alliance des ouvriers de tous les pays finira par tuer la guerre. Tandis que la France et l'Allemagne officielles se précipitent dans une lutte fratricide, les ouvriers de France et d'Allemagne échangent des messages de paix et d'amitié. Ce fait unique, sans parallèle dans l'histoire du passé, ouvre la voie à un avenir plus lumineux. Il prouve qu'à l'opposé de la vieille société, avec ses misères économiques et son délire politique, une nouvelle société est en train de naître, dont la règle internationale sera la Paix, parce que dans chaque nation régnera le même principe : le travail! Le pionnier de cette nouvelle société, c'est l'Association internationale des travailleurs.

Londres,23 juillet 1870.


Notes

[1] Le plébiscite lut décidé par Napoléon III en vue de consolider l'Empire et de compromettre l'agitation républicaine dans le pays. Le 8 mai 1870, le peuple fut invité à donner son avis sur certaines réformes libérales du gouvernement et les innovations qu'il apportait à la Constitution. Il y eut ainsi 7.358.786 voix pour la nouvelle Constitution et, par conséquent, pour l'Empire, 1.571.939 voix contre, 1.894.681 abstentions.

[2] Allusion au troisième procès contre l'Internationale, sous Napoléon III, 22 juin - 8 juillet 1870.

[3] C'est le 19 juillet 1870 qu'éclata la guerre entre la France bonapartiste et l'Allemagne des junkers.

[4] Du côté de l'Allemagne, la guerre était une guerre défensive, parce que dirigée contre la France qui voulait le démembrement de l'Allemagne et s'opposait à l'unité allemande (l'unité nationale était la question essentielle de la révolution bourgeoise en Allemagne). Caractérisant ainsi la guerre du côté de l'Allemagne, Marx et Engels exigeaient en même temps du Parti ouvrier allemand : a) qu'il établît une distinction sévère entre les intérêts nationaux allemands et les intérêts dynastiques prussiens ; b) qu'il s'opposât à toute annexion de l'Alsace et de la Lorraine ; c) qu'il exigeât la paix dès qu'à Paris un gouvernement républicain, non chauvin, aurait accédé au pouvoir; d) qu'il fît ressortir constamment l'unité des ouvriers allemands et français, qui n'approuvaient pas la guerre et qui ne combattaient pas les uns contre les autres.

[5] La bataille de Sadowa (Bohème), le 4 juillet 1866, joua un rôle décisif dans la guerre austro-prussienne. Après la victoire de la Prusse sur l'Autriche, cette dernière fut exclue de la Confédération germanique et une grande partie du plan bismarckien d'unification de l'Allemagne fut réalisée, la Confédération de l'Allemagne du Nord fut fondée.

[6] Du côté de la France, la guerre était dynastique. Louis Bonaparte, par des guerres au dehors, tentait d'étayer l'édifice de l'Empire bonapartiste et d'écraser le mouvement révolutionnaire.

[7] L'Allemagne mena la guerre contre Napoléon 1er en alliance avec, la Russie. Par la Sainte-Alliance, formée après les victoires sur Napoléon (1814-1815), la Russie acquit une influence considérable en matière de politique internationale, remplissant le rôle de « gendarme de l'Europe ». Quant à la Prusse, elle se trouva être, selon l'expression de Marx, « la cinquième roue du carrosse des États européens ».


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire