1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

II: La femme dans le présent


Écoutons maintenant ce que disent les modernes.

Le Dr F. S. Hügel dit, dans son « Histoire, statistique et réglementation de la prostitution à Vienne » : « Le progrès de la civilisation dissimulera certainement la prostitution sous des formes plus agréables, mais ce n'est qu'avec la fin du monde qu'on pourra l'extirper du globe terrestre ». Sans doute c'est beaucoup dire, mais il est certain que quiconque ne se donne pas la peine de porter ses pensées au-delà de la forme bourgeoise de la société, quiconque ne sait pas quelle révolution celle-ci devra entreprendre sur elle-même pour en arriver à une situation sociale saine et naturelle, doit être d'accord avec le Dr Hügel.

Le Dr Wichern, le pieux et renommé directeur du Rauhe-Haus  [1] de Hambourg, d'accord avec le Dr Patton, de Lyon, le Dr William Tait d’Édimbourg et le Dr Parent-Duchâtelet, de Paris, renommé pour ses recherches sur la prostitution et sur les maladies sexuelles, déclare de son côté : « La prostitution est inextirpable parce qu'elle est étroitement liée aux institutions sociales », et tous, unanimement, en récla­ment la réglementation administrative. Qu'il faille modifier les institutions sociales si elles sont la cause de la prostitution, aucun de ces hommes n'y songe, parce que le défaut d'études économiques et les préjugés de leur éducation leur font considérer une pareille réforme comme impossible. La « Semaine médicale de Vienne », année 1863, n° 35, pose cette question : « Quelle autre ressource reste-t-il au grand nombre de célibataires volontaires ou non pour satisfaire aux besoins de la nature, que le fruit défendu de la Vénus Pandemos ? » et elle conclut que, « si d'après cela la prostitution est nécessaire, elle a également droit à l'existence, à la protection et à l'impunité de la part de l'État ». Le Dr Hügel, dans son ouvrage cité plus haut, se déclare entièrement et absolument d'accord avec cette manière de voir.

Le Dr J. Kühn, médecin de la police de Leipzig, dit dans son ouvrage « La prostitution au XIXème siècle au point de vue de la police sanitaire » : « la prosti­tution n'est pas seulement un mal qu'il faut supporter, mais encore un mal nécessaire, car il garde les femmes de l'infidélité (que les hommes ont seuls le droit de com­mettre), il protège la vertu (naturellement celle des femmes, les hommes n'en ont pas besoin) contre les attentats (sic), et par suite contre la chute ». On le voit, cette courte citation des paroles du Dr Kühn caractérise l'égoïsme crasseux de l'homme dans sa forme la moins dissimulée. C'est le point de vue correct d'un médecin de police qui se sacrifie à surveiller la prostitution pour préserver ses congénères de maladies désa­gréables.

Avais-je tort, quand je disais : la prostitution est aujourd'hui une institution sociale nécessaire, tout comme la police, l'armée permanente, l'Église, le patronat, etc.. ?

Dans l'empire allemand, la prostitution n'est pas, comme en France, administra­tivement permise, organisée et surveillée, mais simplement tolérée. Les maisons publiques officielles ont été supprimées, là où elles existaient, par une décision du conseil fédéral. À la suite de cette mesure, il fut adressé au Reichstag, de 1875 à 1880, de nombreuses pétitions par lesquelles on le priait d'autoriser à nouveau l'ouverture des maisons publiques, parce que le vice, devenu clandestin, n'en sévissait que plus effréné et qu'il en résultait une progression terrifiante des maladies syphiliti­ques. Une commission du Reichstag nommée pour étudier la question, et à laquelle appartenaient notamment plusieurs médecins, en vint à conclure qu'il y avait lieu de renvoyer ces pétitions au chancelier de l'Empire en le priant de les prendre en considération, l'interdiction des maisons publiques devant avoir les conséquences les plus dangereuses pour la morale et la santé de la société, et en particulier pour la vie de famille.

Ces exemples doivent suffire. Ils démontrent que la suppression de la prostitution est pour la Société moderne aussi un Sphinx dont elle n'arrive pas à résoudre les énigmes ; elle juge nécessaire de la tolérer et de la surveiller administrativement, pour éviter de plus grands maux. Notre société, si frère de sa « moralité », de sa « religio­sité », de sa civilisation et de sa culture intellectuelle, doit donc supporter que le dérèglement et la corruption fouillent son corps comme un poison subtil. Mais il ressort encore autre chose de tout cela. L'État chrétien déclare officiellement que la forme actuelle du mariage n'est pas satisfaisante et que l'homme a le droit de rechercher l'assouvissement illégitime de son instinct sexuel. La femme non mariée ne compte, pour le même État, comme être sexuel qu'en tant qu'elle veut se livrer aux passions illégitimes de l'autre sexe, c'est-à-dire quand elle devient une prostituée. Et cette surveillance, ce contrôle de la prostitution, exercés de diverses manières par les organes de l'État, ne s'appliquent pas à l'homme, ce qui serait pourtant absolument naturel si le contrôle médico-policier devait avoir un sens et des résultats, si minces qu'il pussent être, mais ils ne frappent que la femme. On ne peut donc même pas invoquer comme un acte de justice à l'appui de ces mesures l'application égale de la loi aux deux sexes.

Cette protection de l'homme contre la femme par l'État établit la véritable nature de leurs rapports. On dirait que les hommes constituent le sexe le plus faible, et les femmes le plus fort, que la femme est la séductrice et que l'homme, le pauvre faible homme, en est la victime. La légende de la séduction entre Adam et Eve au paradis terrestre se continue dans notre manière de voir et dans nos lois, et donne raison au christianisme : « La femme est la grande corruptrice, le vase d'élection du péché ». Et les hommes n'ont pas honte de se représenter comme d'aussi tristes sires

L'idée de la société, que l'État doit surveiller la prostitution pour préserver l'homme de certaines maladies, fait naturellement naître chez celui-ci la croyance qu'il est désormais à l'abri de la contagion, et cette croyance encourage la prostitution au plus haut degré. La preuve en est fournie par ce fait que partout où la police a sévi avec le plus de rigueur contre les prostituées non inscrites, le chiffre des maladies syphilitiques a considérablement augmenté, les hommes devenant plus légers et moins vigilants.

Il ne saurait faire doute pour aucun homme clairvoyant que ni la création de lieux de prostitution (maisons de tolérance, bordels) contrôlés par la police, ni les visites organisées par elle, ni l'inspection médicale, ne sont capables de donner la moindre sécurité contre la contagion. D'abord, la nature de ces maladies est souvent telle qu'elles ne se laissent pas si facilement ni si rapidement découvrir ; ensuite elles exigeraient - s'il devait y avoir sécurité - des visites renouvelées plusieurs fois par jour. Mais cette dernière mesure est complètement inapplicable en raison du nombre de femmes en question et en égard aux frais qu'elle entraînerait. Là où il faut « expédier » en une heure cinquante ou soixante prostituées, la visite n'est plus qu'une simple farce et le chiffre d'une ou de deux visites par semaine est également d'une insuffisance absolue. Enfin les résultats de cette mesure échouent par ce fait que l'homme qui porte la maladie d'une femme à l'autre n'est en aucune façon molesté. Une prostituée qui vient d'être visitée et reconnue saine, sera contaminée une heure après par un homme atteint d'une maladie vénérienne et communiquera le germe de la contagion, jusqu'au prochain jour de visite ou jusqu'à ce qu'elle s'aperçoive elle-même de sa maladie, à toute une série d'autres visiteurs. Le contrôle est donc non seulement illusoire, mais il se produit encore ce fait que ces visites, exécutées sur ordre par des médecins, au lieu d'être faites par des matrones, blessent la pudeur dans ce qu'elle a de plus intime et finissent par la détruire entièrement. Aussi les prostituées emploient-elles tous les moyens pour se soustraire à ce contrôle. Un autre résultat de ces mesures policières est qu'il devient extrêmement difficile, voire impossible, aux filles perdues de revenir à un travail honnête. Une femme tombée sous le contrôle de la police est perdue pour la société ; la plupart du temps elle périt misérablement en peu d'années.

L'Angleterre fournit un exemple frappant du peu d'utilité du contrôle médico-policier. Il avait été établi en 1866 une loi spéciale aux lieux où tenaient garnison les troupes de terre et de mer. Eh bien, tandis que, de 1860 à 1866, alors que cette loi n'était pas en vigueur, les cas de syphilis légère étaient tombés de 32,68 % à 24,73 %, après six ans de son application, en 1872, le chiffre des malades était toujours encore de 24,26 %, c'est-à-dire à peine 1/2 % de moins qu'en 1866. Mais la moyenne de ces six années était supérieure de 1/16 % à celle de 1866.

C'est alors qu'en 1873, une commission d'enquête spécialement nommée pour étudier les effets de la loi, en vint à l'unanimité à cette conclusion : « que la visite périodique des femmes qui entretenaient ordinairement un commerce sexuel avec le personnel de l'armée et de la flotte n'avait pas eu pour résultat d'amener la moindre diminution des cas de maladie », et la commission recommanda la suppression des visites périodiques.

Mais cette loi de visite eut sur les femmes qui y furent soumises un tout autre effet que sur les troupes. En 1866, il y avait pour 1.000 prostituées, 121 cas de maladie ; en 1868, alors que la loi avait fonctionné pendant deux ans, il y en eut 202 ; puis ils diminuèrent quelque peu, mais en 1874 ils dépassaient encore de 16 le nombre des cas constatés en 1866. Les cas de mort parmi les prostituées se multiplièrent, sous l'empire de la loi, d'une façon tout à fait effrayante. Ils étaient en 1865 de 9,8 pour 1.000 ; en 1874 ils atteignirent 23. Lorsque, vers 1870, le gouvernement anglais projeta d'étendre la loi de visite à toutes les villes du royaume, il s'éleva dans le monde féminin anglais une tempête d'indignation. Le bill « habeas-corpus », cette loi fondamentale qui protège le citoyen anglais contre les exactions de la police, allait être, disait-on, abrogé pour les femmes ; il appartiendrait à n'importe quel agent de police, brutal, vindicatif, ou guidé par d'autres vils motifs, d'arrêter la femme la plus honorable s'il lui passait par la tête qu'elle était une prostituée, tandis qu'au contraire la licence masculine continuerait à n'être pas inquiétée et serait même protégée et entretenue par la loi.

Bien que la lutte entreprise par les femmes anglaises en faveur du rebut de leur sexe les exposât facilement aux interprétations et aux commentaires méprisants de la partie bornée de leurs compatriotes, elles ne se laissèrent pas détourner de s'insurger avec la dernière énergie contre l'adoption de cette loi avilissante pour leur sexe. Hommes et femmes discutèrent le « pour » et le « contre » dans des articles de journaux et des brochures, la question fut portée devant le Parlement et enfin on empêcha tout au moins l'extension du bill. La police allemande a partout des pouvoirs de ce genre ; certains faits survenus à Leipzig, à Berlin et ailleurs, et rendus publics, montrent que les abus ou les « malentendus » sont chose facile dans l'exercice de ces pouvoirs, mais chez nous on n'entend pas parler d'une opposition énergique contre de semblables privautés. Madame Guillaume-Schack, à propos de ces « mesures de protection » prises par l'État en faveur des hommes, dit fort justement : « À quoi bon apprendre à nos fils à respecter la vertu et les mœurs, quand l'État déclare l'immoralité une chose nécessaire, quand le même État vient procurer au jeune homme, avant même qu'il ait atteint sa maturité intellectuelle, et pour servir de jouet à ses passions, la femme estampillée par l'autorité comme une marchandise » ?

Qu'un homme atteint d'une maladie vénérienne contamine dans sa lubricité autant qu'il voudra de ces pauvres êtres qui, cela soit dit à l'honneur des femmes, n'exercent le plus souvent leur honteux métier que sous la contrainte de la misère ou à la suite de leur séduction, il n'est pas inquiété. Mais malheur à la femme malade qui ne s'est pas immédiatement soumise à une visite médicale et à un traitement. Les villes de garnison, les Universités, etc., avec leurs agglomérations d'hommes pleins de vigueur et de santé, sont les foyers principaux de la prostitution et des dangereuses maladies qu'elle engendre, maladies qui, transportées de là jusque dans les coins les plus reculés du pays, propagent partout la corruption. Il en va de même pour les villes maritimes. « Pour expier ta faute, tu seras frappé dans ta descendance jusqu'à la troisième et à la quatrième génération ». Ce passage de la Bible s'applique dans toute l'acception du mot au débauché frappé d'une maladie vénérienne. Le virus syphiliti­que est de tous les poisons le plus tenace, le plus difficile à extirper. De longues années encore après la guérison d'une maladie, lorsque celui qui s'en est tiré en croit toute trace disparue, les suites s'en manifestent souvent dans le mariage, chez la femme ou chez les nouveau-nés  [2]. Une partie des aveugles de naissance doit son malheur aux péchés paternels dont les suites se sont reportées d'abord sur la femme et de celle-ci sur le nouveau-né ; un grand nombre d'enfants idiots ou imbéciles sont redevables de leurs défauts aux mêmes causes, et notre époque est en mesure de citer bien des exemples de ce que peut causer de malheurs, dans la vaccination, une minuscule goutte de sang syphilisé.

Les occasions de se livrer à la débauche se multiplient en raison directe de la pro­portion dans laquelle les hommes, volontairement ou non voués au célibat, cherchent à satisfaire leur instinct naturel dans la bestialité. Les gros bénéfices que donnent toutes les entreprises basées sur l'immoralité, déterminent nombre de gens d'affaires peu scrupuleux à attirer et retenir la clientèle par l'emploi de tous les raffinements possibles. Il est tenu compte, suivant le rang et la situation du client, de toutes ses exigences ; on tire parti de toutes les ressources d'exécution, de tous les artifices matériels. Si certaines de ces « maisons publiques » de nos grandes villes pouvaient raconter leurs secrets, on verrait que leurs pensionnaires, bien que pour la plupart de basse extraction, sans instruction ni éducation, sachant souvent à peine signer leur nom, mais d'autant plus brillamment dotées d'appas physiques, ont les relations les plus intimes avec des sommités sociales, avec des hommes de haute intelligence et d'éducation raffinée. On verrait entrer et sortir ministres, militaires haut gradés, conseillers intimes, députés, magistrats, etc., mêlés aux représentants des aristocraties de la naissance, de la finance, du commerce et de l'industrie. On y trouverait des hom­mes qui, pendant le jour et dans la société, se posent sérieusement et pleins de dignité en « représentants et gardiens de l'ordre, de la morale, du mariage et de la famille », et sont placés à la tète d'établissements de bienfaisance chrétienne et de sociétés pour la « répression de la prostitution ». Notre société bourgeoise ressemble à une société de carnaval où l'un cherche à tromper, à mystifier l'autre, où chacun se drape avec dignité dans son costume officiel pour pouvoir ensuite, dans l'intimité, se livrer avec d'autant moins de frein à ses caprices et à ses passions. Et avec cela, à l'extérieur, tout respire la morale, la religion, les bonnes mœurs. Le nombre des augures augmente tous les jours.

L'offre de la femme comme instrument de plaisir monte plus rapidement encore que la demande. Les conditions sociales chaque jour plus fâcheuses, la misère, la séduction, l'attrait d'une vie en apparence libre et brillante, fournissent des candidates de toutes les classes de la société. Un roman de Hans Wachenhufen dépeint d'une façon très caractéristique la situation sous ce rapport de la capitale de l'empire allemand  [3]. L'auteur s'explique comme suit sur le but de sort roman : « Mon livre parle notamment des martyrs du sexe féminin et de l'avilissement croissant de celui-ci par suite des conditions anormales de notre vie sociale et bourgeoise, par suite aussi de sa propre faute, de son éducation négligée, de son besoin de luxe et de la facilité croissante qu'ont les femmes de s'offrir sur le marché de la vie. Il parle de leur dispro­portion numérique qui s'augmente chaque jour, laissant moins d'espoir à celles qui naissent, moins de ressources à celles qui grandissent... J'ai écrit en quelque sorte comme le ministère public assemble toutes les circonstances de la vie d'un criminel pour en résumer sa culpabilité. Si donc on entend par « roman » une chose inventée, un mensonge impuni, alors ce qui suit n'est pas, dans ce sens, un roman, mais bien une image de la vie, vraie et sans retouche ». Du reste, il n'en va ni mieux ni plus mal à Berlin que dans les autres grandes villes. Est-ce Pétersbourg, l'orthodoxe grecque, Rome la catholique, Berlin le germano-chrétien, Paris le païen, Londres la puritaine ou Vienne si heureuse de vivre qui ressemble le plus à l'ancienne Babylone ? Il est difficile de le discerner. Des conditions sociales analogues produisent des effets semblables. « La prostitution possède ses lois écries et ses coutumes, ses ressources particulières, ses lieux de recrutement (various resorts), depuis la plus pauvre chaumière jusqu'au plus étincelant des palais ; ses innombrables degrés, depuis les plus infimes jusqu'aux plus raffinés et aux plus cultivés ; elle a ses divertissements spéciaux et ses lieux publics de réunion ; elle a enfin sa police, ses hôpitaux, ses prisons et sa littérature  [4] »

Dans ces conditions, le commerce le la chair féminine a pris des proportions énormes. Il s'exerce sur la plus vaste échelle, et de la façon la mieux organisée, échappant à l'œil de la police, au sein même de la civilisation et de la culture intel­lectuelle. Une armée de courtiers, d'agents, de convoyeurs des deux sexes traite ce genre d'affaires avec le même sang-froid que s'il s'agissait de n'importe quelle autre marchandise. On falsifie des pièces d'identité ; on établit des certificats qui donnent une description exacte de chaque « pièce » et que l'on remet aux convoyeurs pour leur servir de références auprès des acheteurs. Le prix s'établit, comme pour toute autre marchandise, suivant la qualité ; les diverses catégories sont assorties suivant le goût et les exigences de la clientèle, et expédiées ainsi dans toutes les villes et dans tous les pays. On cherche à échapper aux poursuites et à la vigilance de la police par les pratiques les plus subtiles, mais il arrive aussi fréquemment que l'on emploie de fortes sommes à fermer les yeux des gardiens de la loi. Plusieurs cas de ce genre ont notamment été constatés à Paris.

L'Allemagne, en particulier, a la renommée de fournir le marché aux femmes de la moitié du monde. Le besoin de l'émigration, inné chez tout Allemand, semble aussi animer une partie des femmes de notre pays, de telle sorte que, plus que celles de tout autre peuple, elles fournissent leur contingent à l'approvisionnement de la prostitution internationale. Des femmes allemandes peuplent les harems de la Turquie aussi bien que les maisons publiques du centre de la Sibérie t celles de Bombay, de Singapour et de New-York. L'auteur du livre de voyages « Du Japon en Allemagne par la Sibérie », W. Joest, s'exprime en ces termes sur le commerce qui se fait des filles allemandes : « On crie souvent, dans notre morale Allemagne, contre le commerce d'esclaves que fait quelque roi nègre de l'Afrique occidentale ou contre la situation à Cuba et au Brésil ; on ferait pourtant mieux de se rappeler l'histoire de la paille et de la poutre, car il n'est pas de pays où l'on traite l'esclave blanche comme on te fait précisément en Allemagne et en Autriche, il n'est pas de pays qui exporte davantage de cette marchandise vivante. Il est facile de suivre exactement le chemin que prennent ces filles. À Hambourg, on les embarque pour l'Amérique du Sud ; Bahia, Rio de Janeiro en retiennent leur part, mais le plus gros du lot est destiné à Montevideo et à Buenos Aires, tandis qu'un faible reliquat va jusqu'à Valparaiso, à travers le détroit de Magellan. Un autre courant est dirigé, soit par l'Angleterre, soit par voie directe, sur l'Amérique du Nord, où il ne peut toutefois lutter que difficilement avec les produits indigènes, et d'où il se partage, en se dirigeant soit vers la Nouvelle-Orléans et le Texas en descendant le Mississipi, soit vers l'Ouest et la Californie. De là on dessert la côte jusqu'à Panama, tandis que Cuba, les Indes Occidentales et le Mexique sont approvisionnés par la Nouvelle-Orléans. Sons le nom de « bohémiennes » d'autres troupeaux de filles allemandes sont expor­tées à travers les Alpes en Italie et de là plus au Sud, sur Alexandrie, Suez, Bombay, Calcutta, jusqu'à Singapour et même jusqu'à Hong-Kong et Shanghaï. Les indes Hollandaises, l'Asie Orientale, et surtout le Japon, sont de mauvais marchés, parce que la Hollande ne tolère pas dans ses colonies de filles blanches de ce genre et qu'au Japon les filles du pays sont trop belles et à trop bon marché. La concurrence américaine par San Francisco contribue également à rendre les affaires plus difficiles de ce côté. La Russie se fournit dans la Prusse Orientale, la Poméranie et la province de Posen. La première étape est en général Riga. C'est là que viennent se réassortir les marchands de Petersbourg et de Moscou qui expédient leur marchandise en grandes quantités sur Nijni-Novgorod et jusque de l'autre côté de l'Oural, vers Irbit et Krestofsky, et au centre même de la Sibérie. C'est ainsi par exemple que j'ai trouvé une fille allemande vendue de la sorte à Tchita. Ce grand commerce est parfaitement organisé, il a comme intermédiaires des agents et des voyageurs, et si quelque jour le ministre des affaires étrangères de l'Empire allemand demandait à ce sujet des renseignements à ses consuls, il pourrait dresser des tableaux statistiques fort intéres­sants ».

Des plaintes analogues venant d'autres côtés déterminèrent le Reichstag allemand, dans sa session de 1882-1883, à inviter le chancelier de l'Empire à se joindre aux propositions faites par la Hollande pour enrayer et étouffer ce vil négoce. Pour une foule de raisons, le résultat de ces mesures est fort douteux.

En ce qui concerne le nombre des prostituées, il est difficile de l'évaluer, même approximativement. La police est en mesure d'établir à peu près le chiffre des femmes dont la prostitution est l'industrie principale, mais il lui est impossible de le faire pour le nombre bien plus grand de celles qui ne l'exercent que comme métier accessoire. Dans tous les cas, les chiffres approximatifs connus sont effrayants. D'après Oettingen, le nombre des prostituées à Londres était déjà évalué à80.000 vers 1869. À Paris, le chiffre des femmes contrôlées par la police n'est que de 4.000, mais celui des prostituées s'élève à 60.000, et d'après certains auteurs même à 100.000. À Berlin, on compte à l'heure actuelle environ 2.800 femmes inscrites, mais d'après d'Oettingen, dés l871, il y en avait 15.065, connues ou non de la police comme se livrant à la prostitution. Et comme, dans la seule année 1876, il fut procédé à 16.198 arrestations pour infraction aux règlements sur la police des mœurs, on peut en déduire que ceux qui estiment à 25 ou 30.000 le nombre des prostituées berlinoises n'exagèrent pas. À Hambourg, en 1860, on comptait une fille publique pour neuf femmes âgées de plus de 15 ans, et à Leipzig, à la même époque, il v avait 564 femmes inscrites, mais on évaluait à 2.000 le nombre de celles qui vivaient essentiellement ou exclusivement de la débauche. Ce nombre s'est considérablement élevé dans l'intervalle. On le voit, il y a des armées entières de femmes qui considèrent la prostitution comme un moyen d'existence, et on peut en tirer le nombre des victimes livrées à la maladie et à la mort.

D'un autre côté, ce qui augmente singulièrement, pour chaque période décennale, le nombre des prostituées dans les grandes villes et dans les régions industrielles, ce sont les crises économiques qui y sévissent. Avec la concentration de l'industrie, c'est-à-dire avec le développement et le perfectionnement du machinisme, s'est affirmée d'une façon toujours plus nette la tendance du système de production capitaliste à écarter les travailleurs adultes et à employer à leur place des femmes, en même temps que des enfants ou des adolescents. C'est ainsi qu'en Angleterre, en 1861, pour ne citer qu'un exemple, le chiffre des femmes employées comme ouvrières dans les industries soumises à la loi sur les manufactures était de 308.278 contre 467.261 hommes. Mais en 1868, époque à laquelle le nombre total des ouvriers de ces indus­tries était monté à 857.964, le chiffre des femmes occupées était de 525.154, celui des hommes de 332.810 seulement. Les « bras » féminins s'étaient donc augmentés dans l'espace de sept ans du chiffre colossal de 216.881 ; les « bras » masculins avaient diminué de 131.531. Viennent maintenant des crises, telles qu'elles sont devenues une nécessité dans le monde bourgeois, et la majeure partie des femmes livrées au chôma­ge chercheront leur salut dans la prostitution. Une fois qu'elles y seront tombées, elles seront perdues, pour la plupart. D'après une lettre adressée par le constable en chef Bolton à un inspecteur de fabrique le 31 octobre 1865, le chiffre des jeunes prosti­tuées avait subi, par suite de la crise cotonnière anglaise amenée par la guerre de sécession, un accroissement plus fort que dans les vingt-cinq années précédentes réunies  [5].

Pour ce qui est des effets désastreux des maladies sexuelles, rappelons seulement qu'en Angleterre, de 1857 à 1865, il est prouvé qu'elles causèrent la mort de plus de 12.000 individus, parmi lesquels il ne se trouva pas moins de 69 % d'enfants de moins d'un an qui périrent victimes de l'infection paternelle. Dès cette époque, S. Holland évaluait à 1.652.000 le chiffre des personnes contaminées annuellement dans le Royaume-Uni.

Le médecin parisien Parent-Duchâtelet a dressé une intéressante statistique, portant sur 5.000 filles publiques, des causes qui jettent principalement les femmes dans la prostitution. Sur ces 5.000 il s'en trouvait 1.440 qui s'étaient livrées à ce métier par misère et manque de ressources ; 1.250 s'étaient trouvées sans parents ni moyens d'existence, c'est-à-dire également dans la misère ; 80 s'étaient prostituées pour nourrir leurs parents, pauvres et âgés ; 1.400 étaient des concubines abandonnées par leurs amants ; 400 étaient des filles débauchées et amenées à Paris par des officiers et des soldats ; 280 avaient été abandonnées enceintes par leurs amants. Ces chiffres et ces catégories ont un langage significatif.

Qu'on se représente seulement le misérable salaire qui vient en partage à la majeure partie des ouvrières, salaire qui ne leur permet pas de vivre et qui les pousse à chercher des gains accessoires dans la prostitution. Et il y a pourtant des entre­preneurs assez infâmes pour prendre cet argument comme excuse de la modicité du salaire. C'est par centaines de mille que couturières, tailleuses, modistes, ouvrières de fabrique, se trouvent dans ce cas. Il n'est pas rare que des patrons et leurs employés, des commerçants, des chefs d'usine, des propriétaires, etc., qui ont des femmes pour ouvrières ou pour domestiques, considèrent comme une sorte de privilège de les regarder comme devant servir à leurs plaisirs. Le « jus primae noctis  » des seigneurs féodaux du Moyen-age se maintient aujourd'hui sous une autre forme. Les fils de nos « classes dirigeantes » considèrent comme un droit à eux dévolu, pour la plupart, de séduire les filles du peuple et de pouvoir les planter là ensuite. Les filles du peuple, pleines de confiance, ne sachant rien de la vie, sans expérience, avec cela privées le plus souvent d'amis et de joies, ne tombent que trop facilement victimes d'une séduction qui se présente à elles sous une forme brillante et pleine de caresses. La désillusion, la douleur, et finalement le crime, voilà quelles en sont les conséquences. C'est à ces causes qu'il faut surtout faire remonter les suicides de femmes et les infanticides. Les nombreux procès d'infanticides fournissent un sombre tableau, plein d'enseignements. La femme séduite, lâchement abandonnée, jetée sans secours dans le désespoir et dans la honte, va à l'extrême, tue le fruit de son amour, est poursuivie devant la justice, condamnée à la prison ou guillotinée. L'homme sans conscience, l'auteur moral du crime, le vrai meurtrier, s'en va impuni, épouse peut-être peu après une fille de famille « honnête et comme il faut », et devient un brave homme, pieux et honoré. Plus d'un s'en va chargé d'honneurs et de dignités qui a souillé de la sorte son honneur et sa conscience. Si les femmes avaient leur mot à dire dans l'établissement des lois, il v aurait bien des changements dans cet état de choses.

La loi française, comme mous l'avons déjà montré, agit de la façon la plus barbare en défendant la recherche de la paternité, mais en créant par contre les orphelinats. Le décret de la Convention, rendu à ce sujet le 28 juin 1793, dit : « La nation se charge de l'éducation physique et morale des enfants abandonnés. Désormais, ils seront désignés sous le seul nom d'orphelins. Aucune autre qualification ne sera permise ». Cela était commode pour les hommes, les devoirs d'un seul passant à la communauté, et rien ne les compromettant plus ni devant le public ni devant leurs femmes. On établit, en conséquence, dans toutes les provinces du pays, des maisons d'orphelins et d'enfants abandonnés. Le chiffre des deux catégories s'éleva en 1833 à 130.945 enfants, sur lesquels on comptait un dixième d'enfants légitimes. Mais, comme ces enfants ne reçoivent pas de soins particulièrement dévoués, leur mortalité est très considérable. Il en mourait déjà à cette époque 50 %, soit la moitié, dans leur première année ; jusqu'à l'âge de 12 ans, il en mourait 78 %, de telle sorte que sur 100 d'entre eux 22 seulement dépassaient la douzième année.

Il en est de même en Autriche et en Italie, où la société, dans son « humanité », a pareillement fondé ces établissements d'infanticides. « Ici on fait mourir les enfants » : telle est l'inscription bien appropriée que certain monarque a, dit-on, recommandée pour les orphelinats. L'histoire ne dit pas que cet homme ait cherché à diminuer le meurtre en masse de ces petits êtres en ordonnant pour eux de meilleurs soins et une protection plus éclairée. En Prusse, où il n'y a pas de maisons d'enfants abandonnés, il mourait vers 1860, dans leur première année, 18,23 % d'enfants légitimes et 34,11 % d'enfants naturels, c'est-à-dire près du double, mais beaucoup moins cependant que dans les établissements français de ce genre. À Paris, il mourait 193 enfants naturels pour 100 légitimes ; en province, ce chiffre s'élevait même à 215. Le manque de précautions pendant la grossesse, l'état délicat à la naissance, le manque de soins ensuite, en sont les causes fort simples. Les mauvais traitements, les fameuses « faiseuses d'anges », contribuent à multiplier les victimes. Le chiffre des mort-nés est, pour les enfants naturels, le double de celui des légitimes ; cela doit surtout tenir aux manœuvres employées par la mère, dès la grossesse, pour amener la mort de l'enfant. Les bâtards qui survivent se vengent sur la société des mauvais traitements qu'ils ont subis, en ce sens qu'ils fournissent une proportion extraordinaire de criminels de tout ordre.

Il nous faut aussi toucher brièvement un mot d'un autre mal qui, dans cet état de choses, prend une extension chaque jour plus considérable. L'abus des jouissances sexuelles a des effets plus néfastes encore que l'abstention. Un organisme surmené se ruine même sans avoir à souffrir de maladies vénériennes proprement dites. En particulier l'impuissance, la stérilité, les maladies de la moelle épinière, le gâtisme, l'épuisement intellectuel, et une foule d'autres maladies sont la conséquence de cette sorte d'excès. Garder la mesure dans les plaisirs sexuels est donc aussi nécessaire que dans le boire et le manger et dans les autres besoins de l'humanité. Mais se retenir est surtout difficile pour la jeunesse. De là ce grand nombre de « jeunes vieillards », précisément dans les classes. élevées de la société. Le chiffre des « roués », jeunes et vieux, est énorme, et tous ont besoin d'excitations particulières parce que leurs sens sont émoussés et rassasiés par les excès. Les uns tombent dans les vices contre-nature de l'antiquité grecque, les autres cherchent l'excitation dans l'abus des enfants. Ce qu'on appelle les « carrières libérales », que ne professent que les classes élevées de la société, fournit 5,6 % des délits criminels, mais donne 12,9 % des attentats à la pudeur sur des enfants. Et encore cette proportion serait plus élevée si l'on n'avait pas, dans les milieux dont il s'agit, de nombreux moyens de voiler et de cacher le crime, de telle sorte que la plupart des cas échappent aux recherches.

Nous voyons de la sorte des vices, des dérèglements, des délits et des crimes de tout genre être la conséquence de notre situation sociale. La société tout entière est maintenue dans un état de trouble. Mais ce sont les femmes qui souffrent le plus de ce régime.

Nombre de femmes le sentent et y cherchent un remède. Elles réclament en première ligne le plus possible de personnalisme et d'indépendance économiques ; elles demandent que la femme soit, aussi bien que l'homme, admise à toutes les fonctions auxquelles ses forces et ses capacités, tant physiques qu'intellectuelles, lui paraissent appropriées ; elles demandent surtout à être admises aux fonctions que l'on désigne sous le nom de « carrières libérales ». Ces revendications sont-elles fondées  ? Sont-elles réalisables ? Et leur réalisation peut-elle être de quelque secours ? Telles sont les questions qui se posent maintenant. Voyons plus loin.


Notes

[1] Nom d'une maison d'éducation correctionnelle de Hambourg.

[2] En 1875, 14 % des enfants soignés dans les hôpitaux anglais souffraient de maladies vénériennes héréditaires. A Londres, sur 190 décès masculins, il y en a un dû à ces maladies ; dans toute l'Angleterre, 1 sur 159 ; dans les hospices français, 1 sur 160, 5.

[3] « Was die Strasse verschlingt » (« Les victimes de la rue »). Roman social en 3 volumes. A. Hofmann et Cie, Berlin.

[4] Dr Elizabetb Blackwell : « The moral education ».

[5] Karl Marx : « Le Capital » 2° édition, page 480.


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