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Roman Rosdolsky

(1898-1967)


D'après Gérard Billy : « Un révolutionnaire aux prises avec un concept controversé », in : Friedrich Engels et les peuples « sans histoire ». La question nationale dans la révolution de 1848. Paris : Syllepse (Collection « Mille Marxismes »), 2018, pp. 50-57.


Roman Ossypowitsch Rosdolsky est né autrichien le 19 juillet 1898 à Lemberg (Lvov en polonais, L’viv en ukrainien), qui était alors la capitale de la Galicie, dans une famille d’intellectuels ukrainiens. Ses deux grands-pères étaient des ecclésiastiques de l’Église gréco-catholique, son père comme son oncle ont fréquenté le séminaire, mais le premier s’est ensuite éloigné de la religion. C’était le milieu lettré où s’était formé le mouvement national ukrainien depuis la révolution de 1848-1849 et qui transmettait cette tradition d’une génération à l’autre. L’arrière-grand-père de Rosdolsky avait participé à l’insurrection polonaise du 16 janvier 1863 contre l’occupation russe, un mouvement qui s’était étendu au-delà de la frontière entre les empires. Cette conscience nationale se concevait comme insérée dans une vision cosmopolite.

Au début du 20e siècle, Lemberg/Lvov/L’viv est une ville multinationale, la moitié de la population est polonaise, on y compte aussi environ 30.000 Ukrainiens, soit pas tout à fait un quart de la population, les juifs constituant le dernier quart. Il y a quatre lycées polonais, un lycée ukrainien et un lycée allemand, un institut polytechnique polonais, et une université majoritairement polonaise. Cette cohabitation ne va pas sans troubles, par exemple en 1908. La langue parlée par les « Ruthènes » (Ukrainiens) est considérée comme un dialecte polonais par les nationalistes polonais, comme une variante rurale du russe par les nationalistes russes. De toute façon, la littérature ukrainienne est interdite en Russie. Les classes supérieures parlent sans effort les différentes langues et dialectes, les ouvriers parlent plutôt le polonais, les paysans seulement l’ukrainien tout en comprenant le polonais.

Les Rosdolsky appartiennent donc à une minorité dans la ville, mais les Ukrainiens sont majoritaires dans la périphérie rurale. L’oncle paternel est pasteur et compositeur, il met en musique les poèmes de Taras Chevtchenko, le fondateur de la littérature ukrainienne moderne. La famille Rosdolsky fait partie de la petite élite intellectuelle de la ville, est liée au poète national Ivan Franko. La langue d’usage au foyer familial est l’ukrainien, les langues administratives sont l’allemand et le polonais. Le père de Roman est théologien, ethnologue et linguiste, il enseigne le latin et le grec ancien au lycée de Lemberg, traduit en ukrainien des œuvres classiques de l’Antiquité grecque, et en allemand et en polonais des œuvres d’écrivains ukrainiens.

Accompagnant son père dans ses déplacements dans les villages ukrainiens où il collecte les chansons populaires, le jeune Roman entre assez tôt en contact avec la misère de la campagne. La sympathie du jeune Rosdolsky pour cette population défavorisée l’amène à adhérer à 14 ans, en 1912, à un mouvement socialiste ukrainien interdit, où il découvre la littérature marxiste.

En 1914, alors que la majorité de la social-démocratie ukrainienne, tant en Autriche qu’en Russie, se range du côté de sa propre union nationale, Roman Rosdolsky fait partie de son aile gauche qui y est opposée. D’août 1914 à juin 1915, Lemberg est occupée par les troupes russes. Quand elles en sont chassées, il fait partie de ceux qui relancent l’organisation sur des bases anti-militaristes et révolutionnaires en solidarité avec Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Friedrich Adler. Mobilisé à 17 ans, il continue d’animer clandestinement le groupe qui se constituera au printemps 1918 en Jeunesse social-démocrate révolutionnaire internationale (il compte environ 500 militants présents dans les villes de Galicie), participe à la rédaction de son organe central et d’une revue théorique, organise des formations marxistes. Le groupe a des contacts avec la Gauche de Zimmerwald clandestine en Russie, avec Radek, originaire de Lemberg, avec Zinoviev, originaire d’Ukraine, il salue avec enthousiasme la révolution de Février en Russie, appelle à son approfondissement, et est immédiatement un fervent partisan de la révolution d’Octobre. Son influence ne dépasse pas les milieux lycéens et enseignants, mais il jette les bases du futur Parti communiste d’Ukraine Occidentale. L’organisation est découverte en été 1918, mais l’effondrement de la monarchie austro-hongroise la préserve des poursuites policières.

Dans toute la période qui suit la Révolution russe, l’organisation de Roman Rosdolsky se débat entre la mise sur pied à Kiev, en avril 1917, d’un régime parlementaire national dominé par la social-démocratie de droite et les socialistes-révolutionnaires, celle d’un gouvernement soviétique en décembre 1917 animé par les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche à Kharkiv, le conflit qui les oppose, la signature d’une paix séparée avec les puissances centrales par Kiev en février 1918, qui ouvre la porte à l’armée allemande venant, à sa demande, soutenir le gouvernement contre les bolcheviks, la paix de Brest-Litovsk en mars qui débouche sur l’installation d’une junte militaire pro-allemande dans l’Ukraine orientale, le différend frontalier en octobre 1918 entre l’Ukraine et la nouvelle Pologne reconstituée après l’effondrement de la monarchie austro-hongroise.

La Pologne revendique toute la Galicie orientale, mais se heurte au sentiment aussi bien de la bourgeoisie que des étudiants, des paysans et des ouvriers. Avec son organisation, Roman Rosdolsky participe aux combats contre les prétentions polonaises et pour une république populaire d’Ukraine occidentale, qui est proclamée le 1er novembre 1918 à Lemberg. Celle-ci est dominée par des forces de droite et fusionne en janvier 1919 avec la république de Kiev. Lemberg, la capitale, étant investie par les troupes polonaises depuis novembre, Rosdolsky et la majorité de ses camarades combattent dans les rangs de l’armée galicienne jusqu’au printemps 1919, quand le traité de Saint-Germain attribue la Galicie à la Pologne. Rosdolsky et ses amis estiment alors la bataille perdue et se réfugient en Tchécoslovaquie. Une éphémère république soviétique de Galicie correspondant à leur orientation ne tiendra qu’à peine trois mois entre juillet et septembre 1920 et s’effondrera devant les troupes polonaises. Il entreprend alors à Prague des études de droit et de sciences politiques, participe en même temps à la fondation du Parti communiste d’Ukraine Occidentale, et est élu à son comité central comme représentant de la section de l’étranger.

Tirant les conséquences du rattachement de la Galicie orientale à la Pologne, les Ukrainiens finissent toutefois par se constituer en section autonome du Parti communiste polonais. Durant toute cette période, Roman Rosdolsky est directement confronté dans la pratique aux problèmes liés à la question nationale. Il fait la navette entre Prague, Vienne, où il est également étudiant, et Lemberg, qui reste au centre de ses activités politiques. Pour ne pas avoir à interrompre ses études, mais sans doute aussi pour garder son indépendance vis-à-vis de l’appareil, il écarte la possibilité de devenir permanent du parti, ce qui lui vaut d’être exclu en août 1924. Il garde toutefois le contact et continue d’écrire dans la presse du parti. L’année suivante, bien qu’alors plutôt boukharinien, il refuse de condamner Trotsky et l’Opposition de gauche, et le conflit s’aiguise avec la direction du Parti communiste polonais en remaniements permanents. En 1926-1927, Oleksander Schumsky, commissaire du peuple à l’éducation en Ukraine soviétique, est exclu sous prétexte de « déviations nationalistes ». La majorité du Parti communiste d’Ukraine Occidentale le soutient et est exclue du Komintern en 1928. Déjà dans les années précédentes, Rosdolsky s’était interrogé sur le comportement « grand-russien » de l’armée soviétique, malgré les interventions de Lénine et de Trotsky.

En 1929, il prend la défense de Schumsky, de l’ancien comité central du PCUO, dénonce les tendances à la russification dans la politique de l’Ukraine soviétique. C’est la rupture définitive avec la direction du Parti communiste polonais, et l’amorce d’un rapprochement avec l’Opposition de gauche.

Question nationale, question paysanne, question sociale, difficultés et échecs des organisations ouvrières traditionnelles, sont les champs d’interrogation et de recherche qui occupent une place centrale dans le travail de Roman Rosdolsky, qui ne dissocie pas l’activité scientifique de l’historien de la prise de position du militant. « La clé de compréhension du présent, c’est l’étude du passé », aurait-il dit à la suite de Marx.

De 1924 à 1934, Rosdolsky est « en exil » à Vienne, où il poursuit les études commencées à Prague. C’est dans les rangs du Parti communiste autrichien, où il va contribuer à l’organisation d’une opposition critique, qu’il vit le soulèvement du prolétariat viennois du 15 juillet 1927, la constitution d’un gouvernement « austro-fasciste » en 1932, l’interdiction du Parti communiste en 1933, les journées de février 1934. De 1924 à 1931, il est correspondant de l’Institut Marx-Engels de Moscou qui travaille à la première édition des œuvres complètes de Marx et Engels, et tire ainsi à la lumière du jour une foule de documents enfouis dans les archives. Cette collaboration s’arrête en 1931 avec l’arrestation et le bannissement de Riazanov (qui sera fusillé en 1938). Mais elle lui a fourni la matière de plusieurs essais (sur l’histoire autrichienne, la Pologne, l’Ukraine, la grève de janvier 1918, la paix de Brest-Litovsk…), dont sa thèse de doctorat soutenue en 1929 sur « le problème des peuples sans histoire chez Marx et Engels ».

C’est cette thèse, enrichie, retravaillée, qui sera ensuite proposée à la publication en 1948 (Friedrich Engels und das Problem der geschichtslosen Völker, dédié aux victimes de la terreur stalinienne en Ukraine : N. Skruypnik, A. Shumsky, K. Maximovitch). Elle est donc, au-delà de la recherche historique universitaire, le fruit d’une relation intime et dramatique avec son objet, d’autant plus dramatique que c’est l’époque où s’annonce le désastre de la collectivisation forcée en Ukraine et où devient manifeste que le stalinisme enfonce le mouvement ouvrier allemand dans une impasse tragique.

Étant titulaire d’un passeport polonais, et donc étranger, Rosdolsky est expulsé après les journées de février 1934 et la victoire des forces austro-fascistes. Il retourne à Lemberg (Lvov) au domicile de ses parents, et y épousera en 1939 une militante communiste autrichienne rencontrée à Vienne. Le gouvernement polonais s’efforce alors de réduire autant qu’il est possible la présence des Ukrainiens dans la ville. Ceux-ci sont une minorité, mais Lemberg est tout autant un foyer de nationalisme ukrainien qu’une capitale culturelle pour la Pologne. De nombreuses écoles ukrainiennes sont fermées, ainsi que tous les instituts universitaires jadis ouverts par la monarchie viennoise, la plupart des professeurs ukrainiens ont été démis de l’Université, et l’accès y est rendu plus difficile aux jeunes. Néanmoins, grâce à la protection d’un professeur polonais d’histoire économique et sociale, Rosdolsky obtient, d’abord une bourse, puis un poste de lecteur qui lui permet de poursuivre ses travaux d”historien en exploitant les archives locales : ainsi une étude sur « la communauté villageoise en Galicie orientale et sa dissolution », et un livre sur « les réformes fiscales et agraires de Marie-Thérèse et Joseph II », c’est-à-dire sur les premières tentatives d’introduction de relations marchandes en Galicie.

Parallèlement, devant le discrédit où est plongé le communisme en Ukraine occidentale du fait du PC soviétique, et la diffusion concomitante de penchants avérés pour l’hitlérisme dans la population, il tente de reconstruire une organisation socialiste en publiant une revue trotskiste en langue ukrainienne, Jittia i Slovo (Vie et parole) avec Stepan Rudik, ancien cofondateur du Parti communiste d’Ukraine occidentale. Il peut alors mesurer sous ses fenêtres le danger immense de la terreur stalinienne des années 1936-1938 : le Parti communiste polonais, et avec lui, le Parti communiste d’Ukraine Occidentale, est non seulement dissous, mais physiquement liquidé par Staline, le comité central dans sa quasi-intégralité, et des milliers de cadres et de militants purement et simplement exécutés. Et quand, en septembre 1939, à la suite du Pacte germano-soviétique, la Pologne orientale est annexée à l’Ukraine soviétique et que l’arrivée de l’Armée rouge à Lemberg est imminente, Rosdolsky et sa femme s’enfuient précipitamment en direction de Cracovie pour échapper au NKVD. Bien leur en prit : Stepan Rudik disparaît peu après son arrestation, ainsi que la plupart de ceux qui sont restés. Certes, Cracovie est dans la zone occupée par l’Allemagne (où sévit le sinistre gouverneur Hans Frank), mais Roman est simplement « Polonais », et Emily Rosdolsky est « allemande de souche » : elle trouve à s’employer dans une banque. Témoins directs des exactions et atrocités antisémites – ils habitent dans le quartier juif de Cracovie –, Emily et Roman Rosdolsky tentent, avec quelques intimes, d’organiser de l’aide. C’est ce qui cause en fin de compte son arrestation, (la Gestapo a probablement ignoré leur engagement politique), suivie de sa déportation à Auschwitz (comme déporté politique, pas racial), puis à Ravensbrück et enfin Sachsenhausen. Enceinte, sa femme échappe à l’arrestation.

Libéré en mai 1945 après une « marche de la mort » dont il faillit ne pas revenir, Roman parvient à rejoindre sa femme et son fils à Ried im Innkreis en Autriche, où ils avaient réussi à survivre. Tous deux travaillent alors un temps à Linz pour une institution ouvrière. Mais Linz est une ville occupée et divisée en deux secteurs, américain et soviétique. Un camarade et ami, [Karl Fischer], collègue d’Emily, ancien résistant en France, déporté à Buchenwald, un des quatre signataires de la « Déclaration des communistes internationalistes de Buchenwald », disparaît un beau jour, enlevé par le NKVD à la ligne de démarcation entre les deux secteurs. En 1947 le couple décide d”émigrer aux États-Unis pour se mettre en sécurité, arrive à New York, puis s’installe à Detroit, où Emily travaille pour le puissant syndicat des travailleurs de l’automobile (UAW). Mais le maccarthysme ambiant ne permet pas à Roman Rosdolsky de trouver un emploi permanent dans les universités.

À New York, il découvre dans une bibliothèque un des rares exemplaires des Manuscrits de 1857-1858 de Marx, connus sous le nom de Grundrisse, dont l’édition avait été arrêtée par la guerre. Ce sera l’objet d’une étude qui fera date dans le marxisme, mais ne sera publiée qu’après sa mort : La Genèse du Capital de Marx, dont seul le premier volume a été à ce jour traduit en français (Paris, Maspero, 1976). N’ayant plus d’activité politique organisée, mais, se définissant lui-même, selon les dires de ses proches, comme marxiste révolutionnaire et se sentant plutôt proche de la 4e Internationale, Roman Rosdolsky se consacre à de nombreux travaux historiques et théoriques qui le conduisent en Pologne et en Autriche.

Il meurt à Detroit en 1967 avant d’avoir pu réaliser le projet de se réinstaller en Autriche.

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