1959

Il Programma Comunista, no, 15, 1959.
reproduit dans Invariance Série IV, No. Spéciaux Juin 1994 : A. Bordiga – Textes 1912-1969


A propos de deux sommets scatologiques

A. Bordiga


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Ce titre veut évidemment faire allusion au colloque du siècle entre Ike et Nikita qui passionne l'imbécile masse moderne. Nous disons scatologiques et non eschatologiques. De ce colloque nous n'attendons rien de meilleur ni de pire que la situation actuelle c'est-à-dire ce siècle crasseux où triomphe désormais le capital dans le monde entier. Nous n'attendons rien ni même aucune surprise car il ne peut en résulter ni salut ni miracle, ni sorcellerie ni diablerie. Notre titre fait allusion à la pyramide qui soutient les deux sommets et à la digne matière à laquelle on peut comparer l'amas de créatures stupides qui restent à les contempler. L'histoire humaine traverse une phase excrémentielle et elle n'en sortira pas parce que le sommet occidental surpassera le sommet oriental ou vice-versa  : ni s'ils se nivellent dans un marasme pacifique.

La rencontre des deux sommets n'est pas un fait historique digne d'être commenté, ce qui l'est c'est que toutes les hiérarchies et toutes les organisations qui cloisonnent la fourmillière humaine se concentrent sur cet épisode inepte; elles se démènent et se comportent de façon obscène en marge de ce prétendu événement.

Le seul fait paradoxal qui mérite d'être relevé c'est la passive conviction de deux milliards d'êtres humains que d'une semblable rencontre dépend le sort de générations entières.


Ce qui arrive est la confirmation des deux thèses que nous, marxistes intégraux, avons énoncées immédiatement après la seconde guerre mondiale, dans le cercle restreint où nous pouvions nous manifester. Une de ces thèses était qu'il n'y aurait pas à brève échéance de heurt armé entre la Russie et l'Amérique. L'autre thèse était que l'issue de la guerre n'était pas la victoire des formes démocratiques de gouvernement capitaliste sur les formes dictatoriales et "fascistes", mais que cette guerre voyait justement la victoire de ces formes, même si Hitler avait été brûlé, si Mussolini avait été pendu par les pieds et si l'empereur avait servi de cobaye pour la première bombe atomique.

En fait, avec les embrassades des deux super-grands, la guerre s'éloigne après s'être fait attendre pendant quinze ans et l'interguerre va probablement atteindre le quart de siècle, durée définissant une période capitaliste.

Le farouche trio fasciste qui voulait se soumettre le monde et qui, s'il faut en croire les imbéciles, aurait été balayé par les exigences de toutes les nations de se gouverner elles-mêmes, ce trio se voit remplacé par un duo car la réunion, pourtant elle aussi au sommet, de cinq ou six pays est considérée comme une base trop vaste pour faire quelque chose de sérieux. Le moins possible de têtes suprêmes, si nous voulons échapper à la troisième guerre mondiale ! Voici la consigne stupide du moment qui est donnée avant tout par les "rouges", par les partis des "masses travailleuses", par ceux qui prétendent se fonder sur la volonté des plus larges "bases" humaines.

Une génération s'est fait massacrer pour éviter d'être soumise au petit trio fasciste, mais la suivante se prosterne de façon imbécile devant les deux grands. Voici à quoi ont abouti les idéologies pestilentielles du monde libre, de la démocratie parlementaire et des démocraties populaires ( pour nous idéologies fausses et vouées à la faillite dès l'origine ).


Voici un bref éclaircissement à ces deux vieilles thèses qui sont nôtres et qui ne sont que les thèses du marxisme classique qui a plus d'un siècle d'existence. On en trouvera un développement exhaustif dans toute la littérature de la grande école marxiste dont nous sommes les derniers représentants non dégénérés de l'après-guerre.

Lorsque les armées venues de l'Atlantique et de la Moscovie se rencontrèrent sur les ruines de l'Allemagne nazie, nous ne crûmes pas un instant qu'elles allaient s'affronter par les armes. Le procédé des rencontres avait déjà été adopté et, bien que Staline se fût fait le porte-parole résolu des derniers échos de l'énergie anti-capitaliste, les deux vainqueurs pour éviter l'erreur de l'âpres première guerre avaient en commun une préoccupation unique : démanteler les puissants appareils militaires et industriels des vaincus. A l'époque, en effet, on n'avait ni occupé ni désarmé l'Allemagne, non par "erreur" des gouvernements ou des états-majors, mais à cause du potentiel révolutionnaire que représentait alors le prolétariat russe et mondial. Le résultat fut que, moins de deux décennies plus tard, resurgissait le danger de la dictature; et il était clair qu'on conjurait la dictature seulement en adoptant ses méthodes.

Le traitement infâme infligé au peuple allemand pour parachever son "abjuration" de l'hitlérisme - et pour ce faire Est et Ouest se sont trouvés férocement d'accord - était la preuve authentique que la méthode de la dictature avait vaincu. Dans les mains des Etats, comme dans celles des classes, c'est la seule méthode qui soit susceptible de vaincre et de conserver la victoire.

A écouter les propagandes, le grand tremblement de terre de la guerre n'aurait eu d'autre but que de sauver cent millions d'Allemands du nazisme et de les rendre à la démocratie. Cette cause perdue se vante d'avoir vaincu. Mais ces Allemands, victimes des guerres contre les races unies des Slaves et des Latins (et des Anglo-Saxons ?) prévues par Marx, comment doivent-ils être organisés ? Voilà une question qu'aucun organisme ne saurait trancher ... sinon ces deux non-Allemands qui vont se rencontrer au sommet outre-Atlantique et outre-Vistule ! Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, une des plus grandes duperies de l'histoire, pouvait-il faire une fin plus pitoyable ?

Les deux alliés de 1942-1945 eurent donc un plan commun et ils déçurent tous ceux qui s'attendaient à les voir en venir aux mains. Les bourgeois d'occident n'étaient pas assez bêtes, car s'ils ambitionnaient de liquider la dernière trace de la révolution russe et de l'Internationale Communiste, l'auto-dissolution de Moscou leur avait épargné une telle peine. C'est dans les rangs prolétariens - et à cause en particulier de la faiblesse d'un certain nombre de camarades, critiques de l'opportunisme stalinien - que l'illusion prit naissance, on y crut à un retour miraculeux de la situation du premier après-guerre, qui reconvertirait au léninisme les renégats, faisant resurgir les possibilités révolutionnaires de 1918. Mais l'histoire ne restitue pas de telles occasions, et le renégat du communisme révolutionnaire est une telle charogne qu'il ne lui reste plus qu'à pourrir jusqu'au bout.

Il est vrai que Staline, en 1939, avait promis de répondre à chaque coup de l'ennemi par un coup double; mais il était déjà un de ces ignobles défensistes flétris par Lénine et ne menaçait que pour conjurer l'hypothèse d'un assaut mondial contre la Russie, assaut qui logiquement n'avait aucune raison d'être donné à une révolution dégénérée. Aussi, au lieu d'une alliance générale des Etats bourgeois contre l'Union soviétique, avions-nous prévu des alliances qui les lieraient successivement tous avec elle. Ce fut d'ailleurs le dernier rêve de Mussolini avant de mourir. Ce fut la fin de la fausse tactique consistant à abattre un à un tous les alliés successifs; cette tactique a un certain sens dialectique quand il s'agit de classes et de partis mais elle est fausse quand il s'agit d'Etats.

Donc, non seulement nous n'avons jamais cru à l'énorme mensonge d'une guerre révolutionnaire d'agression de la Russie contre l'Amérique, mais nous n'avons jamais non plus cru à la perspective erronée d'un conflit proche entre les deux vainqueurs causé par une rivalité impérialiste.

Nous revendiquons comme un succès de la juste application du marxisme le fait de ne pas avoir cru au chantage pseudo-révolutionnaire de Staline et d'avoir refusé au stalinisme toute possibilité de guérir de la lèpre opportuniste comme nous avons refusé de croire à l'imminence d'une troisième guerre.

Mais une chose doit être bien claire : notre position est à l'opposé de la thèse anti-marxiste de l'impossibilité d'une guerre entre les Etats capitalistes, au nombre desquels il faut évidemment compter la Russie; elle est aussi à l'opposé de la thèse de l'évitabilité de la guerre, et de son évitabilité grâce à l'accouplement des deux Grands, lequel est la suprême honte de la propagande actuelle des partisans de Moscou.

Tant que la forme capitaliste et mercantile survivra - et on ne peut pas compter la voir s'effondrer prochainement -, la guerre entre les Etats bourgeois restera inévitable tout comme au temps de Lénine. Seule la destruction du capitalisme peut éliminer les causes profondes de la guerre. Ce que la recherche historique n'est par contre pas en mesure d'établir, c'est de quelle façon les Etats bourgeois se regrouperont pour un troisième conflit, qu'il serait audacieux de prévoir rendu impossible par la révolution prolétarienne. Celle-ci devra non pas lui succéder mais le précéder, si l'on ne veut pas qu'elle échoue comme il en advint après la première et la seconde guerre mondiale.

La présentation la plus fausse de la tragédie historique est donc celle diffusée par Khrouchtchev et qui s'appuie sur les fausses doctrines mises sur le marché par Moscou dans les derniers congrès : la coexistence pacifique permanente, non pas entre des Etats capitalistes et socialiste (blasphèmes inutiles et insensés contre le marxisme), mais entre Etats impérialistes rivaux et armés jusqu'aux dents; encore plus fausse est la perspective du désarmement.


Lorsque, dans notre seconde thèse, nous attribuions au fascisme et non à la démocratie la victoire dans la dernière guerre, nous énoncions une doctrine qui doit être appliquée selon l'explication marxiste et non selon celle vulgaire de la démocratie et du fascisme. C'est l'antifascisme vulgaire qui a détruit les derniers restes de l'orientation révolutionnaire que le prolétariat mondial avait atteint après la guerre précédente.

La démocratie est le contenu politique et juridique de la forme capitaliste et tant qu'elle vivra elle ne perdra pas ce caractère. Elle est un pacte d'alliance trompeur entre classe dominante et classe dominée. Tout comme l'URSS s'est elle-même vendue à l'Amérique dans l'alliance de 1942, la classe prolétarienne est vendue au Capital dans toute alliance démocratique.

Démocratie signifie collaboration de classe, neutralisation de toute lutte de classe, conservation maxima de la forme sociale existante. Aucun fascisme, aucune dictature de la classe capitaliste ne peuvent être plus conservateurs que la démocratie, acceptée par le Capital aussi longtemps que le prolétariat a la bêtise de l'accepter. Historiquement le fascisme représente une situation plus révolutionnaire que la démocratie. Ceci a été pleinement théorisé par Engels à la fin de sa vie, et non pas comme le firent stupidement les staliniens européens de 1922 - cette honte est en premier lieu italienne - voyant dans le fascisme un retour du régime bourgeois au despotisme féodal. Pour Engels, le fascisme donne à la classe dominante la responsabilité et l'initiative de rompre la trêve libérale et de déclencher la guerre de classe moderne.

Une façon stupide de comprendre le fascisme est celle qui réduit le rôle du communisme à une campagne pour que soit sauvegardée et éternisée la forme démocratique alors que le communisme devrait accueillir le défi avec joie. Eterniser la forme démocratique c'est éterniser la forme bourgeoise qui seule est menacée par la proclamation de la guerre sociale.

Malheureusement, c'est pourtant à une telle campagne que Zinoviev en 1922 invita les communistes. Mais il faut considérer une telle erreur historique différemment de la trahison irrévocable, puisqu'à condition de posséder une puissance formidable un parti ouvrier aurait pu, comme lors de l'Octobre russe, en quelques mois, canaliser vers la dictature prolétarienne des forces collectives qu'animait encore une certaine nostalgie de la liberté.

La formule ignoble fut donnée par Staline vingt cinq ans plus tard, avec l'incroyable consigne de ramasser les drapeaux patriotiques que les bourgeoisies auraient laissés tomber.

Démocratie et fascisme travaillent donc tous deux à la conservation de la même forme bourgeoise ultra-moderne et non de formes sociales différentes. Dans son aspect extérieur, ce n'est pas parce qu'ils foulent aux pieds la liberté, laquelle nous a toujours été refusée, à nous prolétaires, que le fascisme se montre notre ennemi, en substituant audacieusement aux formes vides et stupides de gouvernement collectif le personnage de l'Homme seul qui conduit la politique et fait l'histoire.

Oublier à ce moment que ce ne sont pas les personnes individuelles mais les classes - organisées en parti - qui font l'histoire, signifie renoncer aux conquêtes révolutionnaires, à la théorie marxiste.

Il ne faut pas crier : à bas la dictature de l'Un mais vive la dictature de classe !

Quand le fascisme apparut et tout le temps qu'il subsista nous ne l'avons craint ni maudit, mais nous avons prévu le plus néfaste de ses effets : l'antifascisme qui lui succéderait, et dont nous respirons encore les miasmes.

La cause de cet antifascisme n'était pas la dictature de Benito, Adolf ou autres super-idiots, mais l'opportunisme qui avait miné et détruit le parti révolutionnaire.

Il n'en reste pas moins que le grand homme, ou la grande figure, la prosternation universelle devant la personnalité suprême et la stupide croyance selon laquelle de pareils personnages, apparus jusque dans les plus ridicules petits pays, tiennent dans leurs mains les rênes de l'histoire sont autant de phénomènes fascistes.

Or cette maladie gagne du terrain. Cette personne fantoche qui n'est qu'un abcès de l'histoire et qu'on aurait dû traiter d'urgence par le bistouri de la dictature de classe pour le vider de son pus nauséabond, pullule aujourd'hui partout. Que vous l'appeliez big, sommet, Chef, Maître, Meilleur de quelque nom que vous le pariez, c'est toujours le même phénomène. Et vous vous agenouillez devant ce fantôme qui suscite en vous tant d'horreurs hypocrites, fantôme qu'en 1945 vous jubiliez d'avoir expulsé du monde : le Fascisme !

Nous rappelions ceci quand De Gaulle, dans la France mère de toute démocratie, joua les rôles les plus insolents. Nous nous en sommes rappelé à la vue du comportement bouffon de certains présidents de petites républiques.

Mais ce sera le spectacle de ce suprême duo mondial que l'on est en train de préparer à grand frais de mise en scène qui nous donnera le droit de reconnaître en vous, prétendus démocrates de toutes les idéologies et de toutes les parties du monde, de méprisables lèche-bottes de l'idolâtrie personnelle, des fascistes passifs.


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