1960

Ce texte, paru de son vivant dans un organe de son parti, et n'ayant jamais été critiqué par lui, a souvent été attribué à Bordiga. Il est du en réalité à Martin Axelrad (1926-2010). Article publié en français dans le n°11 de la revue Programme Communiste. Réédité sous forme de brochure supplément au journal Le Prolétaire – parti communiste international (programme communiste) –, en novembre 1978.


Martin Axelrad

Auschwitz ou le grand alibi

Parti Communiste International

1960


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La presse de gauche vient de montrer de nouveau que le racisme, et en fait essentiellement l'antisémitisme, constitue en quelque sorte le Grand Alibi de l'antifascisme : il est son drapeau favori et en même temps son dernier refuge dans la discussion. Qui résiste à l'évocation des camps d'extermina­tion et des fours crématoires ? Qui ne s'incline devant les six millions de Juifs assassinés ? Qui ne frémit devant le sadisme des nazis ? Pourtant c'est là une des plus scandaleuses mystifications de l'antifascisme, et nous devons la démonter.

Une récente affiche du M.R.A.P. [1] attribue au nazisme la responsabilité de la mort de 50 millions d'êtres humains dont 6 millions de Juifs. Cette position, identique au «fas­cisme-fauteur-de-guerre» des soi-disant communistes, est une position typiquement bourgeoise. Refusant de voir dans le capitalisme lui même la cause des crises et des cataclysmes qui ravagent périodiquement le monde, les idéologues bour­geois et réformistes ont toujours prétendu les expliquer par la méchanceté des uns ou des autres. On voit ici l'identité fondamentale des idéologies (si l'on ose dire) fascistes et antifascistes : toutes les deux proclament que ce sont les pensées, les idées, les volontés des groupes humains qui dé­terminent les phénomènes sociaux. Contre ces idéologies, que nous appelons bourgeoises parce que ce sont des idéo­logies de défense du capitalisme, contre tous ces «idéalistes» passés, présents et futurs, le marxisme a démontré que ce sont au contraire les rapports sociaux qui déterminent les mouvements d'idéologies.

C'est là la base même du marxisme, et pour se rendre comp­te à quel point nos prétendus marxistes l'ont renié il suffit de voir que chez eux tout est passé dans l'idée : le colonia­lisme, l'impérialisme, le capitalisme lui-même, ne sont plus que des états mentaux. Et du coup tous les maux dont souf­fre l'humanité sont dus à de méchants fauteurs : fauteurs de misère, fauteurs d'oppression, fauteurs de guerre, etc...

Le marxisme a démontré qu'au contraire la misère, l'oppres­sion, les guerres et les destructions, bien loin d'être des ano­malies dues à des volontés délibérées et maléfiques, font par­tie du fonctionnement «normal» du capitalisme. Ceci s'ap­plique en particulier aux guerres de l'époque impérialiste. Et il y a là un point que nous développerons un peu plus, à cau­se de l'importance qu'il représente pour notre sujet : c'est celui de la destruction.

Lors même que nos bourgeois ou réformistes reconnais­sent que les guerres impérialistes sont dues à des conflits d'intérêts, ils restent bien en deçà d'une compréhension du capitalisme. On le voit à leur incompréhension du sens de la destruction. Pour eux, le but de la guerre est la Victoire, et les destructions d'hommes et d'installations faites chez l'ad­versaire ne sont que des moyens pour atteindre ce but. A tel point que des innocents prévoient des guerres faites à coup de somnifères ! Nous avons montré qu'au contraire la destruction était le but principal de la guerre. Les rivalités im­périalistes qui sont la cause immédiate des guerres, ne sont elles mêmes que la conséquence de la surproduction toujours croissante. La production capitaliste est en effet obligée de s'emballer à cause de la chute du taux du profit et la crise naît de la nécessité d'accroître sans cesse la production et de l'impossibilité d'écouler les produits. La guerre est la solu­tion capitaliste de la crise ; la destruction massive d'instal­lations, de moyens de production et de produits permet à la production de redémarrer, et la destruction massive d'hom­mes remédie à la «surpopulation» périodique qui va de pair avec la surproduction. Il faut être un illuminé petit bour­geois pour croire que les conflits impérialistes pourraient se régler tout aussi bien à la belote ou autour d'une table ronde et que ces énormes destructions et la mort de dizaines de millions d'hommes ne sont dues qu'à l'obstination des uns, la méchanceté des autres et la cupidité des derniers.

En 1844, déjà, Marx reprochait aux économistes bour­geois de considérer la cupidité comme innée au lieu de l'ex­pliquer, et montrait pourquoi les cupides étaient obligés d'être cupides. C'est aussi dès 1844 que le marxisme a mon­tré quelles étaient les causes de la «surpopulation». «La demande d'hommes règle nécessairement la production d'hommes, comme celle de n'importe quelle marchandise. Si l'offre dépasse largement la demande une partie des tra­vailleurs tombe dans la mendicité ou meurt de faim.» écrit Marx. Et Engels : «Il n'y a surpopulation que là où il y a trop de forces productives en général» et «...(nous avons vu) que la propriété privée a fait de l'homme une marchan­dise dont la production et la destruction ne dépendait que de la demande, que la concurrence a égorgé et égorge ainsi chaque jour des millions d'hommes...» [2]. La dernière guerre impérialiste, loin d'infirmer le marxisme et de justifier sa «remise à jour» a confirmé l'exactitude de nos expli­cations.

Il était nécessaire de rappeler ces points avant de nous oc­cuper de l'extermination des Juifs. Celle-ci, en effet, a eu lieu non pas à un moment quelconque, mais en pleine crise et guerre impérialistes. C'est donc à l'intérieur de cette gigantesque entreprise de destruction qu'il faut l'expliquer. Le problème se trouve de ce fait éclairci ; nous n'avons plus à expliquer le «nihilisme destructeur» des nazis, mais pour­quoi quoi la destruction s'est concentrée en partie sur les Juifs. Sur ce point aussi, nazis et antifascistes sont d'accord : c'est le racisme, la haine des Juifs, c'est une «passion», libre et farouche, qui a causé la mort des Juifs. Mais nous marxis­tes, savons qu'il n'y a pas de passion sociale libre, que rien n'est plus déterminé que ces grands mouvements de haine collective. Nous allons voir que l'étude de l'antisémitisme de l'époque impérialiste ne fait qu'illustrer cette vérité.

C'est à dessein que nous disons : l'antisémitisme de l'épo­que impérialiste, car si les idéalistes de tous poils, des nazis aux théoriciens «Juifs», considèrent que la haine des Juifs est la même dans tous les temps et en tous lieux, nous savons qu'il n'en est rien. L'antisémitisme de l'époque actuelle est totalement différent de celui de l'époque féodale [3]. Nous ne pouvons développer ici l'histoire des Juifs, que le marxis­me a entièrement expliquée. Nous savons pourquoi la société féodale a maintenu les Juifs comme tels ; nous savons que si les bourgeoisies fortes, celles qui ont pu faire tôt leur révolu­tion politique (Angleterre, États-Unis, France), ont presque entièrement assimilé leurs Juifs, les bourgeoisies faibles n'ont pu le faire. Nous n'avons pas à expliquer ici la survivance des «Juifs», mais l'antisémitisme de l'époque impérialiste. Et il ne sera pas difficile de l'expliquer si, au lieu de nous occuper de la nature des Juifs ou des antisémites, nous considérons leur place dans la société.

Du fait de leur histoire antérieure, les Juifs se trouvent aujourd'hui essentiellement dans la moyenne et petite bour­geoisie. Or cette classe est condamnée par l'avance irrésisti­ble de la concentration du capital. C'est ce qui nous expli­que qu'elle soit à la source de l'antisémitisme, qui n'est comme l'a dit Engels, «rien d'autre qu'une réaction de cou­ches sociales féodales, vouées à disparaître, contre la société moderne qui se compose essentiellement de capitalistes et de salariés. Il ne sert donc que des objectifs réactionnaires sous un voile prétendument socialiste».

L'Allemagne de l'entre-deux-guerres nous montre cette situation à un stade particulièrement aigu. Ébranlé par la guer­re, la poussée révolutionnaire de 1918-28, toujours menacé par la lutte du prolétariat, le capitalisme allemand subit pro­fondément la crise mondiale d'après-guerre. Alors que les bourgeoisies victorieuses plus fortes (États-Unis, Grande-­Bretagne, France), furent relativement peu touchées, et surmontèrent facilement la crise de «réadaptation de l'écono­mie à la paix», le capitalisme allemand tomba dans un marasme complet. Et ce sont peut-être les petites et moyen­nes bourgeoisies qui en pâtirent le plus, comme dans toutes les crises qui conduisent à la prolétarisation des classes moyennes et à une concentration accrue du capital par l'élimination d'une partie des petites et moyennes entrepri­ses. Mais ici la situation était telle que les petits bourgeois ruinés, faillis, saisis, liquidés, ne pouvaient même pas tomber dans le prolétariat, lui même durement touché par le chôma­ge (7 millions de chômeurs au paroxysme de la crise) : ils tombaient donc directement à l'état de mendiants, condam­nés à mourir de faim dès que leurs réserves étaient épuisées. C'est en réaction à cette menace terrible que la petite bour­geoisie a «inventé» l'antisémitisme. Non pas tant, comme disent les métaphysiciens, pour expliquer les malheurs qui la frappaient, que pour tenter de s'en préserver en les concen­trant sur un de ses groupes. A l'horrible pression économi­que, à la menace de destruction diffuse qui rendaient incer­taine l'existence de chacun de ses membres, la petite bourgeoisie a réagi en sacrifiant une de ses parties, espérant ainsi sauver et assurer l'existence des autres. L'antisémitisme ne provient pas plus d'un «plan machiavélique» que «d'idées perverses» : il résulte directement de la contrainte économique. La haine des Juifs, loin d'être la raison a priori de leur destruction, n'est que l'expression de ce désir de déli­miter et de concentrer sur eux la destruction.

Il arrive parfois que les ouvriers eux-mêmes donnent dans le racisme. C'est lorsque menacés de chômage massif, ils tentent de le concentrer sur certains groupes : Italiens, Polonais ou autres «métèques», «bicots», nègres, etc... Mais dans le prolétariat ces poussées n'ont lieu qu'aux pires moments de démoralisation, et ne durent pas. Dès qu'il entre en lutte, le prolétariat voit clairement et concrète­ment où est son ennemi : il est une classe homogène qui a une perspective et une mission historiques.

La petite bourgeoisie, par contre, est une classe condam­née. Et du coup elle est condamnée aussi à ne pouvoir rien comprendre, à être incapable de lutter : elle ne peut que se débattre aveuglément dans la presse qui la broie. Le racisme n'est pas une aberration de l'esprit : il est et sera la réaction petite-bourgeoise à la pression du grand capital. Le choix de la «race», c'est-à-dire du groupe sur lequel on essaie de concentrer la destruction, dépend évidemment des circons­tances. En Allemagne, les Juifs remplissaient les «conditions requises» et étaient seuls à les remplir : ils étaient presque exclusivement des petits-bourgeois, et, dans cette petite-­bourgeoisie, le seul groupe suffisamment identifiable. Ce n'est que sur eux que la petite bourgeoisie pouvait canaliser la catastrophe.

Il était en effet nécessaire que l'identification ne présentât pas de difficulté : il fallait pouvoir définir exactement qui serait détruit et qui serait épargné. De là ce décompte des grands-parents baptisés qui, en contradiction flagrante avec les théories de la race et du sang, suffirait à en démontrer l'incohérence. Mais il s'agissait bien de logique ! Le démo­crate qui se contente de démontrer l'absurdité et l'ignominie du racisme passe comme d'habitude à côté de la question.

Harcelée par le capital, la petite bourgeoisie allemande a donc jeté les Juifs aux loups pour alléger son traîneau et se sauver. Bien sûr, pas de façon consciente, mais c'était cela le sens de sa haine des Juifs et de la satisfaction que lui donnait la fermeture et le pillage des magasins Juifs. On pourrait dire que le grand capital de son côté était ravi de l'aubaine : il pouvait liquider une partie de la petite bour­geoisie avec l'accord de la petite bourgeoisie ; mieux, c'est la petite bourgeoisie elle-même qui se chargeait de cette li­quidation. Mais cette façon « personnalisée » de présenter le capital n'est qu'une mauvaise image : pas plus que la petite bourgeoisie, le capitalisme ne sait ce qu'il fait. Il subit la contrainte économique immédiate et suit passivement les lignes de moindre résistance.

Nous n'avons pas parlé du prolétariat allemand. C'est parce qu'il n'est pas intervenu directement dans cette affaire. Il avait été battu et, bien entendu, la liquidation des Juifs n'a pu être réalisée qu'après sa défaite. Mais les forces so­ciales qui ont conduit à cette liquidation existaient avant la défaite du prolétariat. Elle leur a seulement permis de se «réaliser» en laissant les mains libres au capitalisme.

C'est alors qu'a commencé la liquidation économique des Juifs : expropriation sous toutes les formes, éviction des professions libérales, de l'administration, etc... Peu à peu, les Juifs étaient privés de tout moyen d'existence : ils vi­vaient sur les réserves qu'ils avaient pu sauver. Pendant toute cette période qui va jusqu'à la veille de la guerre, la politique des nazis envers les Juifs tient en deux mots : Juden Raus ! Juifs, dehors ! On chercha par tous les moyens à favoriser l'émigration des Juifs. Mais si les nazis ne cherchaient qu'à se débarrasser des Juifs dont ils ne savaient que faire, si les Juifs de leur côté ne demandaient qu'à s'en aller d'Allema­gne, personne ailleurs ne voulait les laisser entrer. Et ceci n'est pas étonnant, car personne ne pouvait les laisser entrer : il n'y avait pas un pays capable d'absorber et de faire vivre quelques millions de petits bourgeois ruinés. Seule une faible partie de Juifs a pu partir. La plupart sont restés, malgré eux et malgré les nazis. Suspendus en l'air en quelque sorte.

La guerre impérialiste a aggravé la situation à la fois quan­titativement et qualitativement. Quantitativement, parce que le capitalisme allemand, obligé de réduire la petite bourgeoi­sie pour concentrer entre ses mains le capital européen, a étendu la liquidation des Juifs à toute l'Europe Centrale. L'antisémitisme avait fait ses preuves ; il n'y avait qu'à continuer. Cela répondait d'ailleurs à l'antisémitisme indigène de l'Europe Centrale, bien que celui-ci fût plus com­plexe (un horrible mélange d'antisémitisme féodal et petit-­bourgeois, dans l'analyse duquel nous ne pouvons entrer ici).

En même temps la situation s'est aggravée qualitativement. Les conditions de vie étaient rendues plus dures par la guerre ; les réserves des Juifs fondaient ; ils étaient condam­nés à mourir de faim sous peu.

En temps «normal», et lorsqu'il s'agit d'un petit nombre, le capitalisme peut laisser crever tout seuls les hommes qu'il rejette du processus de production. Mais il lui était impossible de le faire en pleine guerre et pour des millions d'hommes : un tel « désordre » aurait tout paralysé. Il fallait que le capitalisme organise leur mort.

Il ne les a d'ailleurs pas tués tout de suite. Pour commen­cer, il les a retirés de la circulation, il les a regroupés, concentrés. Et il les a fait travailler en les sous-alimentant, c'est-à-dire en les surexploitant à mort. Tuer l'homme au travail est une vieille méthode du capital. Marx écrivait en 1844 : «Pour être menée avec succès, la lutte industrielle exige de nombreuses armées qu'on peut concentrer en un point et décimer copieusement.» Il fallait bien que ces gens subviennent aux frais de leur vie, tant qu'ils vivaient, et à ceux de leur mort ensuite. Et qu'ils produisent de la plus­-value aussi longtemps qu'ils en étaient capables. Car le capi­talisme ne peut exécuter les hommes qu'il a condamnés, s'il ne retire du profit de cette mise-à-mort elle-même.

Mais l'homme est coriace. Même réduits à l'état de sque­lettes, ceux-là ne crevaient pas assez vite. Il fallait massacrer ceux qui ne pouvaient plus travailler, puis ceux dont on n'avait plus besoin parce que les avatars de la guerre ren­daient leur force de travail inutilisable.

Le capitalisme allemand s'est d'ailleurs mal résigné à l'assassinat pur et simple. Non certes par humanitarisme, mais parce qu'il ne rapportait rien. C'est ainsi qu'est née la mission de Joël Brand dont nous parlerons parce qu'elle met bien en lumière la responsabilité du capitalisme mondial [4]. Joël Brand était un des dirigeants d'une organisation semi-­clandestine des Juifs hongrois. Cette organisation cherchait à sauver des Juifs par tous les moyens : cachettes, émigration clandestine, et aussi corruption de S.S. Les S.S. du Juden­Kommando toléraient ces organisations qu'ils essayaient plus ou moins d'utiliser comme «auxiliaires» pour les opérations de ramassage et de tri.

En avril 1944, Joël Brand fut convoqué au Judenkommando de Budapest pour y rencontrer Eichmann, qui était le chef de la section juive des S.S. Et Eichmann, avec l'accord de Himmler, le chargea de la mission suivante : aller chez les Anglo-Américains pour négocier la vente d'un mil­lion de Juifs. Les S.S. demandaient en échange 10.000 camions, mais étaient prêts à tous les marchandages, tant sur la nature que sur la quantité des marchandises. Ils propo­saient de plus la livraison de 100.00 Juifs dès réception de l'accord, pour montrer leur bonne foi. C'était une affaire sérieuse.

Malheureusement, si l'offre existait, il n'y avait pas de demande ! Non seulement les Juifs, mais les S.S. aussi s'étaient laissés prendre à la propagande humanitaire des alliés ! Les Alliés n'en voulaient pas, de ce million de Juifs ! Pas pour 10.000 camions, pas pour 5.000, même pas pour rien.

Nous ne pouvons entrer dans le détail des mésaventures de Joël Brand. Il partit par la Turquie et se débattit dans les prisons anglaises du Proche-Orient. Les Alliés refusaient de «prendre cette affaire au sérieux», faisaient tout pour l'étouffer et le discréditer. Finalement Joël Brand rencontra au Caire Lord Moyne, ministre d'État Britannique pour le Proche-Orient. Il le supplie d'obtenir au moins un accord écrit, quitte à ne pas le tenir : ça ferait toujours 100.000 vies sauvées :

« - Et quel serait le nombre total ?

Eichmann a parlé d'un million.

Comment imaginez-vous une chose pareille, Mister Brand ? Que ferai-je de ce million de Juifs ? Où les mettrai-­je ? Qui les accueillera ?

Si la terre n'a plus de place pour nous, il ne nous reste plus qu'à nous laisser exterminer » [5] dit Brand désespéré.

Les S. S. ont été plus lents à comprendre : ils croyaient eux, aux idéaux de l'Occident ! Après l'échec de la mission de Joël Brand et au milieu des exterminations, ils essayèrent encore de vendre des Juifs au Joint  [6], versant même un «acompte» de 1.700 Juifs en Suisse. Mais à part eux per­sonne ne tenait à conclure cette affaire.

Joël Brand, lui, avait compris, ou presque. Il avait compris où en était la situation, mais pas pourquoi il en était ainsi. Ce n'est pas la terre qui n'avait plus de place, mais la société capitaliste. Et pour eux, non parce que Juifs, mais parce que rejetés du processus de production, inutiles à la production.

Lord Moyne fut assassiné par deux terroristes juifs, et J. Brand apprît plus tard qu'il avait souvent compati au destin tragique des Juifs. «Sa politique lui était dictée par l'administration inhumaine de Londres.» Mais Brand n'a pas compris que cette administration n'est que l'administration du capital et que c'est le capital qui est inhumain. Et le capital ne savait pas que faire de ces gens. Il n'a même pas su quoi faire des rares survivants, ces « personnes dépla­cées » qu'on ne savait ou replacer.

Les Juifs survivants ont réussi finalement à se faire une place. Par la force, et en profitant de la conjoncture inter­nationale, l'État d'Israël a été formé. Mais cela même n'a pu être possible qu'en « déplaçant » d'autres populations : des centaines de milliers de réfugiés arabes traînent depuis lors leur existence inutile (au capital !) dans les camps d'héberge­ment .

Nous avons vu comment le capitalisme a condamné des millions d'hommes à mort en les rejetant de la production. Nous avons vu comment il les a massacrés tout en leur ex­trayant toute la plus-value possible. Il nous reste à voir com­ment il les exploite encore après leur mort elle-même.

Ce sont d'abord les impérialistes du camp allié qui s'en sont servis pour justifier leur guerre et justifier après leur victoire le traitement infâme infligé au peuple allemand. Comme on s'est précipité sur les camps et les cadavres, promenant partout d'horribles photos et clamant : voyez quels salauds sont ces Boches ! Comme nous avions raison de les combattre ! Et comme nous avons raison maintenant de leur faire passer le goût du pain ! Quand on pense aux crimes innombrables de l'impérialisme ; quand on pense par exem­ple qu'au moment même (1945) où nos Thorez chantaient leur victoire sur le fascisme, 45.000 Algériens (provocateurs fascistes !) tombaient sous les coups de la répression ; quand on pense que c'est le capitalisme mondial qui est responsable des massacres, l'ignoble cynisme de cette satisfaction hypo­crite donne vraiment la nausée.

En même temps tous nos bons démocrates antifascistes se sont jetés sur les cadavres des Juifs. Et depuis ils les agitent sous le nez du prolétariat. Pour lui faire sentir l'in­famie du capitalisme ? Non, au contraire : pour lui faire apprécier par contraste la vraie démocratie, le vrai progrès, le bien-être dont il jouit dans la société capitaliste ! Les hor­reurs de la mort capitaliste doivent faire oublier au proléta­riat les horreurs de la vie capitaliste et le fait que les deux sont indissolublement liées ! Les expériences des médecins S.S. doivent faire oublier que le capitalisme expérimente en grand les produits cancérigènes, les effets de l'alcoolisme sur l'hérédité, la radio-activité des bombes « démocratiques ». Si on montre les abat-jour en peau d'homme, c'est pour faire oublier que le capitalisme a transformé l'homme vivant en abat-jour. Les montagnes de cheveux, les dents en or, le corps de l'homme mort devenu marchandise doivent faire oublier que le capitalisme a fait de l'homme vivant une mar­chandise. C'est le travail, la vie même de l'homme, que le capitalisme a transformé en marchandise. C'est cela la source de tous les maux. Utiliser les cadavres des victimes du capital pour essayer de cacher la vérité, faire servir ces cadavres à la protection du capital c'est bien la plus infâme façon de les exploiter jusqu'au bout.


Notes

[1] Mouvement contre le Racisme, l'Antisémitisme et pour la Paix.

[2] Citations tirées des manuscrits de 1844.

[3] Le commerce, et surtout le commerce de l'argent, était étranger au schéma fondamental de la société féodale, et rejeté sur des gens en dehors de cette société, généralement les Juifs. L'ostracisme qui les frappait traduisait la tentative du féodalisme de maintenir ces activités dont il ne pouvait déjà plus se passer en marge de la société. Mais le commerce et l'usure étaient les formes primaires du capital : la haine des Juifs exprimait de façon mystifiée et inadéquate la résis­tance que les classes de la société féodale, du paysan au ho­bereau en passant par l'artisan des guildes et le clergé, oppo­saient au développement irrésistible du mercantilisme qui dissolvait leur ordre social. Même après l'essor du capitalisme productif et de la grande industrie la tradition « popu­laire » petite-bourgeoise a souvent continué à identifier le Juif et le Capital.

[4] Voir : L’ Histoire de Joël Brand par Alex Weissberg : Editions du Seuil

[5] In L'Histoire de Joël Brand. op. cit.

[6] Joint Jewish Comitee, Organisation des Juifs Américains.


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