1920

 

N. Boukharine

Économique de la période de transition

IX : les catégories économiques au cours de la période de transition


 

Dans l'analyse de l'économique de la période de transition, nous n'avons pas seulement affaire à des formes et des catégories « pures ». Cette recherche apparaît donc difficile car il n'existe pas dans ce cas de valeurs fixes. Si la science, en général, dans son état actuel, étudie des « processus » fluides et non des entités métaphysiques figées, on peut dire de façon évidente que pendant la période de transition, les catégories du « devenir » se substituent aux catégories de l'être pour la même raison. La fluctuation, les changements, la mobilité - ces tendances sont le propre de la période de transition dans une plus large mesure que des rapports qui se développent « normalement » à l'intérieur d'un système de production stable. La question suivante se pose alors à nous : les méthodes et catégories abstraites dont Marx s'était servi en ce qui concerne la société capitaliste peuvent-elles être adoptées au non, sont-elles applicables à présent, peuvent-elles servir pendant la période de l'écroulement du capitalisme et de l'établissement de la base d'une nouvelle société ?

En effet, l'analyse des formes économiques ne peut s'aider du microscope au des réactifs fournis par la chimie : l'abstraction est la seule force qui puisse lui servir d'instrument [a]. Marx a en effet utilisé cette force d'abstraction dans son investigation de la forme capitaliste d'économie, et créé tout un système conceptuel, un système d'instruments de connaissance de la réalité économique vivante. Ces concepts constituaient le moyen principal d'approche scientifique du processus économique, non seulement entre les mains d'un génie, mais aussi entre celles de tous les chercheurs ultérieurs - non chez les apologistes et les sycophantes, mais chez les vrais savants qui étudient les phénomènes de la vie économique. Envisager de façon scientifique le processus économique signifie le considérer dans son développement, concevoir tout phénomène dans sa source, dans son évolution et dans sa disparition, le saisir en tant que partie d'un tout; dans le cadre de cette conception scientifique, les concepts mis en avant par Marx opèrent « sans défaillance ». La pierre angulaire de tout l'édifice de l'économie politique théorique, c'est-à-dire de la théorie de l'économie sous sa forme capitaliste, les concepts fondamentaux du système entier, étaient ceux de marchandise, de valeur et de prix.

L'heure de la propriété capitaliste a pourtant sonné. Les expropriateurs ont été expropriés. La production capitaliste est parvenue avec l'inéluctabilité d'un processus de la nature à sa propre négation. La révolution communiste ébranle tout le système économique jusque dans ses fondements les plus profonds et détruit de façon sacrilège le temple « éternel » du capitalisme. Un processus de gigantesques bouleversements économiques commence, un processus de reconstruction de tout le système des rapports de production. L'ancien se mêle au nouveau. Le nouveau lutte contre l'ancien; tantôt celui-ci est vaincu, tantôt il devient tout puissant. Ce processus complexe doit être conçu théoriquement et dans ce cas il nous faut recourir à la force d'abstraction [b].

Déjà, lors de la première tentative sérieuse de concevoir scientifiquement cette situation concrète agitée, que nous appelons période de transition, nous nous sommes heurtés au fait que les anciens concepts de l'économie théorique refusaient immédiatement de servir. Une curieuse contradiction nous frappe. Les anciennes catégories de l'économie politique restaient la forme de généralisation pratique de la réalité économique vivante en continuel mouvement. Mais en même temps ces catégories n'offrent aucune possibilité de pénétrer au-delà de la « surface des phénomènes », c'est-à-dire de se libérer de la pensée vulgaire, et de comprendre le processus de la vie économique dans sa totalité et dans son développement. Cela paraît compréhensible. Ces rapports élémentaires, dont les catégories de la marchandise, du prix, du salaire, du profit, etc. constituent l'expression idéologique, existent réellement, et en même temps n'existent pas. Ils n'existent pas tout en étant, et sont tout en n'existant pas. Ils végètent d'une façon singulière, à la fois illusoirement réelle et réellement illusoire, un peu comme les âmes des défunts dans les représentations des anciens slaves au comme les dieux païens pour la pieuse église chrétienne. C'est pourquoi les anciens et fidèles instruments de la pensée marxiste, forgés par Marx sur le fondement de l'existence réelle de rapports de production correspondants, commencent à être impropres. Dans l'usage de la vie courante on continue à les adopter sans critique, comme instruments de connaissance réelle des phénomènes de la vie économique [c].

L'utilisation théorique de ces catégories suppose donc la pleine compréhension de leur caractère historique limité, la connaissance des limites de leur portée, de leurs conditions, du sens et des limites de leur application possible aux rapports économiques qui par principe sortent des ornières. Il faut donc envisager d'abord le point de départ, la « méthodologie » de l'économie théorique, éclaircir le rôle de ses concepts de base ; puis rechercher les modifications et les restrictions qui se produisent dans le système de l'économie de transition.

On peut donc distinguer trois traits caractéristiques de la méthodologie économique marxiste : le point de vue objectivement social, l'approche par la production matérielle, et enfin l'aspect dialectique-historique de la question.

Le point de vue social objectif confirme le primat de la société sur le sujet économique isolé, l'individu. L'individu n'est pas considéré comme « atome », comme un Robinson solitaire, mais comme une parcelle du système social [1]. « La production réalisée en dehors de la société par l'individu isolé ... est chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d'individus vivant et parlant ensemble » [d].

Le point de vue de la production matérielle affirme en général le primat de la production sur la consommation et la vie économique entière. Le premier point de vue (objectivité sociale) est nécessaire mais pas du tout suffisant, comme disent les mathématiciens, pour caractériser toute la méthode. La société existe en un certain système stable. Quelles sont les conditions matérielles de l'existence de ce système ? « N'importe quel enfant sait que toute nation crèverait qui cesserait le travail, je ne veux pas dire pour un an mais ne fût-ce que pour quelques semaines » [e]. L'existence de la société est conditionnée par sa production, qui revêt un «caractère social déterminé ». La société elle-même est surtout considérée comme un « organisme de production », et l'économie comme un « processus de production ». La dynamique de la production détermine à son tour la dynamique des besoins. La production, condition fondamentale de l'existence de la société, apparaît comme une donnée [f].

La méthode dialectique historique [2] étudie la société dans ses formes spécifiquement historiques et les lois générales du développement social dans leurs manifestations concrètes, comme lois d'une formation sociale déterminée [g], limitées dans leur action par les normes historiques de cette formation. C'est pourquoi les catégories économiques sont au fond des « expressions théoriques de rapports de production historiques, correspondant à un degré déterminé du développement de la production matérielle » [h]. Elles n'ont pas un caractère éternel comme l'affirme l'économie bourgeoise, qui les éternise parce qu'elle éternise le mode de production capitaliste [i].

Outre ces caractéristiques fondamentales de la méthode marxienne, il faut aussi considérer un concept méthodologique que l'on nomme par convention le postulat de l'équilibre. Il nous faut envisager ce concept de façon particulièrement détaillée étant donné d'une part son extraordinaire importance et de l'autre sa méconnaissance par les représentants ordinaires de la pensée marxiste.

Marx donne comme point de départ à son étude théorique du système des rapports de production capitalistes le fait de son existence. Si l'on admet que ce système existe, cela signifie que les besoins sociaux sont satisfaits, plus ou moins bien, du moins dans la mesure où les hommes non seulement ne meurent pas, mais vivent, travaillent et se multiplient [3]. La division du travail social dans une société - présupposée par la société capitaliste marchande - signifie que le système doit présenter dans son ensemble un certain équilibre. On produit du charbon, du fer, des machines, des toiles, du pain, du sucre, des bottes, etc., en quantités nécessaires. On dépense du travail humain vivant dans les conditions nécessaires correspondant à la production de tout cela, en utilisant la quantité nécessaire de moyens de production. Il peut se produire tous les écarts, les oscillations possibles; tout le système s'étend, se complique, se développe, se trouve en mouvement continuel et oscillations constantes, mais en général et dans l'ensemble, il se trouve en état [4] d'équilibre [j].

Découvrir cette loi de l'équilibre constitue le problème fondamental de l'économie théorique. Le résultat de l'examen du système capitaliste tout entier sous la condition de son équilibre, c'est l'économie théorique comme système scientifique.

N'importe quel enfant « sait que la masse de produits correspondant aux divers besoins exigent des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité de travail social. Il va de soi que cette nécessité de la répartition du travail social en proportions déterminées n'est nullement supprimée par la forme déterminée de la production sociale; c'est la façon dont elle se manifeste qui peut seule être modifiée ... Et la forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se réalise, dans un État  social où la structure du travail social se manifeste sous la forme d'un échange privé de produits individuels du travail, cette forme, c'est précisément la valeur d'échange de ces produits » [k].

On aborde ici, de façon brève et concise, le mode de résolution du problème fondamental, celui de la valeur.

Si nous examinons de ce point de vue l'articulation d'ensemble du « capital », nous observons que l'analyse commence avec un système d'équilibre ferme et stable. Peu à peu s'y introduisent des phases plus complexes. Le système commence à osciller, devient mobile. Ces oscillations ne perdent cependant pas leur caractère régulier et le système se maintient comme un tout malgré les plus brusques perturbations de l'équilibre (crises). La perturbation de l'équilibre initial entraîne un nouvel équilibre, en quelque sorte d'un ordre supérieur. Dès que les lois de l'équilibre sont connues, on peut aller plus loin et poser la question des oscillations du système. Les crises elles-mêmes peuvent être considérées non comme une suppression de l'équilibre, mais plutôt comme sa perturbation; à ce sujet Marx estime nécessaire de découvrir la loi de ce mouvement et de comprendre non seulement d'où provient la perturbation de l'équilibre, mais aussi comment celui-ci se rétablit.

La crise ne sort pas des limites de l'oscillation du système. A la fin de ces considérations, nous constatons que ce système se meut, oscille; mais à travers tous les mouvements et oscillations l'équilibre se rétablit régulièrement. La loi de la valeur est la loi de l'équilibre du système marchand simple de la production. La loi du prix de production est la loi de l'équilibre du système marchand modifié, du système capitaliste. La loi du prix du marché est la loi des oscillations de ce système. La loi de la concurrence est la loi de la restauration incessante de l'équilibre perturbé. La loi des crises est la loi de la perturbation nécessaire et périodique du système de l'équilibre et de sa restauration.

Marx pose toujours la question de la façon suivante : l'équilibre est donné - comment est-il possible ? L'équilibre est perturbé, comment se rétablit-il à nouveau ? Tel est le postulat de l'équilibre, la prise en compte de l'ensemble du système dans ce cas typique, alors que la question de la possibilité de la non-restauration de l'équilibre et de la possibilité du déclin du système lui-même, n'est pas posée [l].

La considération du système social aveugle et irrationnel du point de vue de l'équilibre, n'a assurément rien de commun avec l'harmonie préétablie, car il se fonde sur le fait de l'existence de ce système et de son développement. Ce dernier suppose un type d'équilibre mobile et non statique [5].

Tels sont les principes méthodologiques de l'économie théorique. Il nous faut alors passer à la question de l'importance que ce point de vue peut avoir par rapport à la période de destruction du capitalisme et de domination du prolétariat.

La méthode sociale objective demeure obligatoire; elle n'a besoin d'aucune restriction. En effet, au cours du processus de la transformation sociale, le sujet dépend aussi du milieu social dans ses motivations et son comportement, même s'il y est considéré comme producteur individuel de marchandises.

La tâche consiste à analyser la restructuration du système social; à savoir : a) un sujet économique collectif, conscient, se développe; ce sera l'État  prolétarien avec tous les organes qui en dépendent; b) dans la mesure où le système marchand anarchique subsiste, se conserve aussi le «destin » aveugle, irrationnel, du marché, c'est-à-dire qu'une fois encore la force sociale [6] élémentaire dépend toujours plus de l'action régulatrice d'un centre social conscient qui s'est cristallisé; c) enfin, dans la mesure où des éléments de désagrégation des liens sociaux se manifestent (par exemple, formation de cellules d'économie naturelle fermées), ces éléments « sont limités » [7] d'un côté dans leur action sur le milieu économique (leur propre réorganisation interne est fonction de mouvements sociaux), et de l'autre ils sont de plus en plus fortement attirés dans le processus constructif. constamment soumis à l'action systématique des organes économiques étatiques du prolétariat (travail obligatoire, tous les genres possibles d'exigences en nature, etc.). Ainsi, lorsque certains éléments particuliers échappent au processus productif social, ils se trouvent quand même dans une sphère d'influence fixe et sont eux aussi considérés [8] du point de vue du système social de production. Même dans les phases de leur plus grand isolement, ils sont théoriquement intéressants comme objets d'attraction sociale, comme partie intégrante potentielle du nouveau système social.

Cependant, bien que l'importance de la méthode sociale objective demeure, celle-ci prend un tour logique différent [9]. Dans l'analyse de la structure sociale de type marchand-capitaliste, toutes les lois ont un caractère spontané de force « aveugle », car tout le processus de production sociale est irrationnel. Dans l'analyse de la structure de la période de transition, il en va autrement, car une rationalisation du processus économico-social intervient alors de façon croissante.

Le point de vue de la production matérielle reste aussi dans l'ensemble obligatoire. Toutefois, il [10] subit des changements et des limitations substantielles.

En premier lieu, le processus de production lui-même n'est pas une donnée a priori. Plus précisément : alors qu'en période « normale » du développement social le processus de reproduction sociale est donné d'emblée et suppose un renouvellement ininterrompu des éléments de la production au cours même de cette production, en période de transition le processus de reproduction se trouve mis en question par suite de l'ébranlement de tout l'appareil social de travail. C'est pourquoi le problème qui se pose alors n'est plus « comment la production est-elle possible ? » mais : « la production est-elle possible ? »

On peut dire la même chose, du point de vue des forces productives, en s'exprimant de la façon suivante : si le développement des forces productives était en temps normal une condition latente de toute considération théorique, on peut maintenant se demander s'il est possible de les maintenir stationnaires, ou si elles peuvent décroître de façon catastrophique.

En second lieu, une réduction très importante du processus de production peut se produire, et même une cessation dans certaines régions. Si la société ne meurt pas, c'est par suite de compensations sous d'autres formes : a) grâce à la répartition plus économique du résidu des cycles productifs précédents (purement capitalistes) : le processus de consommation se sépare ici du processus de production et devient incommensurable à celui-ci; b) grâce au prélèvement forcé [11] à la campagne des produits de la production agricole (ici la différence avec la situation « normale » consiste dans le fait que ce prélèvement est seulement partiellement fondé sur des méthodes directement économiques; il en résulte qu'une moitié seulement de 1'«économie nationale» entre dans le cycle de reproduction); c) grâce à des méthodes non productives d'acquisition de produits (butin de guerre, passage de la main à la main, entrepôts, etc.).

En troisième lieu, des motivations de consommation, dans la mesure où le processus de production se sépare du processus de consommation, apparaissent à la surface des phénomènes [12], même là où le marché libre est maintenu.

La méthode dialectique-historique non seulement n'est soumise à aucune limitation, mais vient au contraire au premier plan. Les formes naissantes des nouveaux rapports, leur mélange avec les anciens, parfois en combinaisons extraordinairement insolites, tout cela fait des rapports de production dans la période de transition, un complexe sui generis. De plus, il est tout à fait compréhensible que le point de vue historique dialectique qui part du principe de la mutabilité continuelle des formes et de la connaissance du processus, doit être inévitablement accentué dans l'analyse d'une époque où surviennent, avec une rapidité sans précédent, des mouvements de couches sociales qui ont un caractère vraiment géologique [13]. La relativité de la « catégorie » d'économie politique devient claire jusqu'à l'évidence.

Le postulat de l'équilibre n'est plus valide. L'équilibre est considéré comme un état que le système (s'il veut exister) doit atteindre, mais qu'il peut aussi ne pas atteindre. Il n'y a pas de proportionnalité, ni entre production et consommation, ni entre les diverses branches de la production (ajoutons entre parenthèses : entre les éléments humains du système non plus). C'est pourquoi il est tout à fait erroné de transférer à la période de transition les catégories, les concepts et les lois adéquates à l'état d'équilibre. On peut objecter à cela que l'équilibre existe pour autant que la société ne périt pas. Mais ce raisonnement ne serait juste que si la période de temps que nous considérons était longue [14]. La société ne peut vivre longtemps sans un état d'équilibre, et meurt. Mais le même système social peut se trouver pendant quelque temps dans un état « anormal », c'est-à-dire hors de l'état d'équilibre. En pareil cas, un certain état d'équilibre relatif [15] peut être atteint (en considérant que nous n'avons pas de compensations extraproductives, ce qui est d'ailleurs impossible à la longue) au prix d'une destruction partielle du système lui-même [16].

Ainsi, on peut exprimer de la façon suivante la caractéristique générale des changements et variations dans la méthode d'investigation : toute une série de simplifications méthodologiques, pleinement concevables lorsqu'existe un système de production consolidé, sont inadmissibles dans l'analyse d'une période de transition. Pour Marx, la façon de poser la question était la suivante : comment l'existence d'une force économique donnée est-elle possible, et quelles sont les lois de son origine, de son développement, de sa disparition ?

La transformation de la question appliquée à la période de transition est la suivante : quelles sont les conditions matérielles de l'existence de la société à un moment donné, et comment celle-ci peut-elle durer dans des conditions déterminées; comment la production est-elle possible, comment est-il possible d'établir un équilibre; que se passerait-il lors de son établissement, et de même en cas de réponse négative à cette question, quelles sont les transformations des rapports de production dans les deux cas, et quelles sont les lois du mouvement dans les deux cas, etc.

Il nous faut alors aborder quelques concepts fondamentaux de l'économie politique pour préciser la mesure dans laquelle ils s'adaptent à la période considérée. Puisque « les idées et les catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu'ils expriment, elles sont des produits historiques et transitoires» [m] [17].

Les limites de l'applicabilité de ces catégories deviendront tout de suite apparentes si nous déterminons les conditions fondamentales de l'existence des rapports réciproques réels qui correspondent à ces catégories.

Marchandise. Cette catégorie suppose avant tout la division sociale du travail et son fractionnement, d'où découle l'absence d'un régulateur conscient du processus économique. La division sociale du travail s'exprime dans la diversité de la valeur d'usage des marchandises, et dans la valeur de celles-ci s'exprime le lien universel du travail entre les parties du système qui ne possède aucun régulateur conscient. Ainsi, pour qu'un produit quelconque, ou simplement un objet, devienne marchandise, il ne doit pas obligatoirement exister de liens sociaux durables. C'est le cas, par exemple, de ce qu'on appelle les accords « fortuits ». C'est ainsi que s'établissent souvent pour la première fois les liens sociaux (marchands d'outre-mer dans de rares expéditions, marchandises coloniales rares, « razzias », etc.) [n]. Dans tous ces cas, la marchandise ne peut être encore une forme générale. Il y manque la production de marchandises et l'économie mercantile comme type de structure sociale; on n'y trouve pas non plus une économie homogène (par exemple dans les premiers échanges avec les colonies). La marchandise ne peut devenir une catégorie universelle que lorsqu'elle représente une liaison sociale permanente et non occasionnelle sur la base d'une production anarchique [18]. Par suite, dans la mesure où l'irrationalité du processus de production disparaît, c'est-à-dire dans la mesure où un régulateur social conscient se substitue à la spontanéité, la marchandise se transforme en produit et perd son caractère de marchandise [19].

La valeur apparaît lorsqu'on a une production de marchandises régulière. Le type de lien anarchique permanent [20] et non occasionnel dans l'échange est ici nécessaire. Un état d'équilibre est aussi nécessaire. En fait, la loi de la valeur n'est rien d'autre qu'une loi de l'équilibre d'un système marchand anarchique. De ce point de vue, il est clair que l'échange d'ivoire contre de la pacotille par exemple (là où, comme le disait Marx, l'échange est vraiment une duperie), n'est pas un échange de valeur. Tout échange n'est pas un échange de marchandises (quand les enfants échangent des porte-plumes ou quand l'État  prolétarien pratique l'échange de produits entre ville et campagne). D'autre part, tout échange de marchandises n'est pas un échange de valeurs (par exemple l'échange sur un « marché libre », avec ses prix « absurdes », n'est pas un échange de valeurs même si c"est un échange de marchandises). En conséquence, la valeur, comme catégorie du système capitaliste marchand à l'équilibre, n'est pas vraiment adéquate à la période de transition où la production de marchandises disparaît dans une large mesure, et où il n'y pas d'équilibre [21].

Le prix, d'une façon générale, est une expression d'un rapport de valeur. Mais pas toujours. En premier lieu, on peut distinguer les variantes suivantes : a) la valeur coïncide avec le prix de la quantité (équilibre statique du système marchand simple); b) la valeur ne coïncide pas avec la quantité (cas typique); c) le prix est une grandeur dérivée, adéquate à la marchandise, qui en elle-même n'a aucune valeur (par exemple le prix de la terre comme rente capitalisée). Il faut distinguer de ces cas la forme fictive où le prix ne se fonde pas sur le rapport de valeur. En pareil cas, le prix est tout à fait détaché de la valeur. Aussi, dans la période de transition, le cas de la forme fictive se rapproche inévitablement du cas typique.

Ce phénomène, à son tour, est aussi lié à l'écroulement du système monétaire. L'argent représente ce lien social matériel, ce nœud auquel est lié tout le système marchand développé de la production. Il s'entend qu'au cours de la période de transition, dans le processus d'anéantissement du système marchand comme tel, un processus d'« auto-négation » de l'argent s'engage. Ce processus s'exprime en premier lieu dans ce qu'on appelle la « dépréciation monétaire », puis dans le fait que la distribution des signes monétaires devient indépendante de la répartition du produit, et inversement. La monnaie cesse d'être un équivalent universel et devient un signe conventionnel de la circulation des produits, excessivement imparfait.

Le salaire devient une grandeur formelle sans contenu. Dès que la classe ouvrière devient classe dominante, le travail salarié disparaît. La production socialisée ne comporte pas de travail salarié. Et pour autant qu'il n'existe pas de travail salarié, il n'existe aucun salaire comme prix de la force de travail vendue au capitaliste. Il ne subsiste que la forme extérieure du salaire - la forme monétaire qui s'achemine, ainsi que le système monétaire, vers son auto-destruction. Dans le système de la dictature prolétarienne, « l'ouvrier » obtient une part du travail social et non un salaire [22].

La catégorie du profit, ainsi que celle de la plus-value, disparaissent de la même façon, puisqu'il est question de nouveaux cycles productifs. Toutefois, dans la mesure où le « marché libre » existe encore, il y a spéculation, etc., profit spéculatif [23], dont les lois de mouvement se définissent autrement que dans le système capitaliste normal. Ici joue la position de monopole du vendeur, qui s'approprie les masses de produits des autres sphères.

D'une façon générale, le dévoilement des masques fétichistes chosifiés, est une des tendances fondamentales de la période de transition. En même temps que grandit le système naturel des rapports économiques de la société, les catégories idéologiques correspondantes s'effondrent. C'est alors que s'accroît la nécessité pour la théorie du processus économique de passer à une conception naturelle de l'économie, c'est-à-dire de considérer la société entière et ses parties comme un système d'éléments sous leur forme naturelle.


Notes de Lénine

[1] « Système social », « formation sociale » sont des cancepts insuffisamment clairs sans la notion de classe et de société de classes.

[2] La dialectique inclut le point de vue historique.

[3] Juste. Par rapport aux imprécisions précédentes.

[4] Approximativement, à gros traits, en grandeurs approchées, « à la longue » (en français dans le texte).

[5] Très bien. Mais ne serait-il pas plus exact de parler de « nécessité d'une certaine proportionnalité » que de « point de vue de l'équilibre » ? Ce serait plus juste, plus correct. dans la mesure où la première expression est objective et la seconde entrouvre la porte aux oscillations philosophiques du matérialisme vers l'idéalisme.

[6] Justement !

[7] Les éléments de désagrégation sont limités ... Ouf ! Pourquoi ne pas dire : « on les limite» ? Oh ! académisme ! Oh ! néo (faux)-classicisme ! Oh ! TRETIAKOV ! (peintre russe représentant l'académisme décadent et petit-bourgeois. N. de l'Ed.).

[8] Ce n'est pas le mot. La nature fausse de la terminologie de BOGDANOV apparaît : subjectivisme, solipsisme. L'important n'est pas dans ce que l'on «considère» ou dans ce qui paraît « intéressant », mais dans ce qui existe indépendamment de la conscience humaine.

[9] « prend un tour différent ». BOUKHARINE prend un tour bête. Il ne s'agit pas de « tour », ni de «logique », mais de la matière.

[10] Pas « il », pas « le point de vue ».

[11] Pas juste. Auparavant, la bourgeoisie contraignait à l'aide de tribunaux, de collecteurs d'impôts, etc. (Cf. K. MARX, Les luttes de classes en France, pas seulement en Russie). Aujourd'hui, le prolétariat exerce la contrainte de façon plus directe. L'auteur a oublié les « rapports sociaux de classes ».

[12] Pas « à la surface » et pas « des phénomènes ».

[13] Cette phrase met en relief le fait que, pour l'auteur, déformé par l'éclectisme de BOGDANOV, le « point de vue » dialectique n'est qu'un des points de vue qui sont légitimes. C'est faux !

[14] 3 ans en Russie !

[15] Nous y voilà ! mais il est toujours relatif.

[16] De là il découle que la phrase « le postulat de l'équilibre n'est plus valide » est sans fondement.

[17] Et voilà une formule juste, simple et claire du matérialisme dialectique. Quantum muta tus ab illo (comme cela change de l'éclectisme de BOUKHARINE !)

[18] Juste !

[19] Inexact : la marchandise ne se transforme pas en « produit », c'est autre chose. Par exemple : un produit qui entre dans la consommation sociale sans passer par le marché.

[20] Les mots qui hurlent de se voir accouplés (en français).

[21] Exact !

[22] Exact ! et bien dit, sans fioritures, cela mériterait d'être approfondi (aux dépens d'une dizaine de pages sur le « point de vue »).

[23] Exact !

Notes de l'auteur

[a] K. MARX, Le Capital, Ed. sociales, op. cit., t. 1, p. 18.

[b] Il ne s'ensuit évidemment pas que le matériel empirique ne puisse avoir de valeur. Tout au contraire. Car « la méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret, de le reproduire sous la forme d'un concret pensé ». K. MARX, Introduction à la critique de l'économie politique, in Contribution à la critique de l'Economie politique, Paris, Ed. sociales, p. 165; cf. aussi N. BOUKHARINE, L'économie politique du rentier, op. cit., p. 25.

[c] Cela se fait aussi sentir au niveau de nos publications économiques pratiques. Prenons comme exemple un numéro de la sérieuse revue Narodnoié Khoziaistvo (n° 5, 1919). Nous y trouvons l'article de I.D. MIKHAILOV, « La situation des transports ferroviaires ». On y trouve les termes de « l'investissement brut », des « coûts d'exploitation », des « dépenses pour l'entretien du personnel», « les coûts de la reconstitution de la valeur », et finalement « le profit net ou les pertes ». Tous les chiffres cités indiquent la somme en roubles et présentent une comparaison de 1910 à 1918 et même pour la première moitié de 1919. L'auteur insiste scrupuleusement pour faire les calculs du « prix de coût » - toujours en roubles - d'un poud dans les années 1913, 1914, 1915, 1916, 1917 et 1918. Après avoir présenté ces exercices arithmétiques, il conclut : « Le prix de coût du transport a augmenté plus de cinquante fois en quatre années. » Quel sens tous ces calculs ont-ils ? Le soi-disant barème du cours du rouble fait justement les mêmes pirouettes merveilleuses que la marchandise dans le chapitre de MARX sur le fétichisme ou que les guéridons des spiritistes. Pouvons-nous utiliser le rouble comme indice de mesure ? C'est le seul côté de la question. Que disent ces chiffres au moment où disparaît le rôle régulateur du marché ? Le marché n'a d'ailleurs pas complètement disparu : « un marché libre » et des « prix libres » subsistent partiellement tout comme les « prix élevés », et un accès « gratuit » aux moyens de subsistance. Mais cela ne suffit pas. Que signifient ces chiffres si de nombreux objets ne peuvent être obtenus en abondance, c'est-à-dire si l'argent a complètement perdu sa valeur ? L'auteur de l'article ne se pose même pas ces questions et ce n'est pas un cas isolé. Il représente un exemple typique de l'esprit de vulgarisation caractéristique de nos jours.

[d] K. MARX, Introduction à la critique ... , op. cit., p. 150.

[e] K. MARX.« Lettre à Kugelmann », Neue Zeit, 1901-1902, in Lettres sur le Capital, Paris, Ed. sociales, p. 229.

[f] Cf. MARX, Le Capital, vol. I.

[g] C'est en cela que consiste la grandeur révolutionnaire de la dialectique marxiste : « Une fois qu'on a vu clair dans ces rapports internes, toute croyance théorique en la nécessité permanente de l'état de choses actuel s'effondre, avant que l'effondrement n'ait eu lieu dans la pratique. » (Lettre à Kugelmann, loc. cit., p. 231).

[h] K. MARX, Proudhon jugé par K. Marx (Lettre à J.B. SCHWEITZER) in Misère de la philosophie, op. cit., annexe I, p. 186.

[i] Cf. sur ces propositions méthodologiques fondamentales notre travail L'économie politique du rentier, op. cit.

[j] Cf. la polémique d'ENGELS contre RODBERTUS dans l'Introduction au livre de MARX, Misère de la philosophie, op. cit., pp. 26 à 28.

[k] K. MARX : « Lettre à KUGELMANN », l.c., p. 230.

[l] Citons le passage suivant du Capital, qui semble ici du plus grand intérêt (op. cit., t. II, pp. 45 à 46) : « Qu'est-ce qui constitue le rapport entre les travaux indépendants de l'éleveur de bétail, du tanneur et du cordonnier ? C'est que leurs produits respectifs sont des marchandises [ ... ] Ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise [ ... ] La division sociale du travail suppose leur dissémination entre un grand nombre de producteurs marchands indépendants les uns des autres. Tandis que dans la manufacture la loi de fer de la proportionnalité soumet des nombres déterminés d'ouvriers à des fonctions déterminées, le hasard et l'arbitraire jouent leur jeu déréglé dans la distribution des producteurs et de leurs moyens de production entre les diverses branches du travail social.

Les différentes sphères de production tendent, il est vrai, à se mettre constamment en équilibre. D'une part, chaque producteur marchand doit produire une valeur d'usage, c'est-à-dire satisfaire un besoin social déterminé; or, l'étendue de ces besoins diffère quantitativement et un lien intime les enchaîne tous en un système qui développe spontanément leurs proportions réciproques; d'autre part, la loi de la valeur détermine combien de son temps disponible la société peut dépenser à la production de chaque espèce de marchandise. Mais cette tendance constante des diverses sphères de la production à s'équilibrer n'est qu'une réaction contre la destruction continuelle de cet équilibre. Dans la division manufacturière de l'atelier, le nombre proportionnel donné d'abord par la pratique, puis par la réflexion, gouverne a priori à titre de règle la masse d'ouvriers attachée à chaque fonction particulière; dans la division sociale du travail, il n'agit qu'a posteriori, comme nécessité fatale, cachée, muette, saisissable seulement dans les variations barométriques des prix du marché, s'imposant et dominant par des catastrophes l'arbitraire déréglé des producteurs marchands. » Ces propositions contiennent en germe toute la théorie de MARX sur l'économie marchande, et nous y voyons quel rôle joue dans toute cette recherche le principe tacitement présupposé de l'équilibre. La façon dont MARX souligne lui-même en passant sa méthode scientifique : « L'offre et la demande [...] ne coïncident jamais [...] Mais en économie politique il est sous-entendu qu'elles coïncident. Pourquoi ? Pour étudier les phénomènes dans leur forme normale adéquate à leur concept, c'est-à-dire pour les considérer en dehors des apparences produites par le mouvement de l'offre et de la demande.,. (Le Capital, Livre III, op. cit., tome VI, p. 205.) Cela signifie alors considérer l'économie sociale en état d'équilibre.

[m] K. MARX, Misère de la philosophie, op. cit., p. 119. On trouve une autre formulation de cette idée dans le même ouvrage : « Les catégories économiques ne sont que les expressions théoriques, les abstractions des rapports sociaux de la production» (Id., p. 118.)

[n] MARX distingue (Introduction à la Critique ... op. cit., p. 147 et suiv.) outre les rapports de production, les rapports de production dérivés. Le thème concerne aussi la substitution de ces derniers.

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