1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

1
La cause et le but dans les sciences sociales


7: La régularité dans les phénomènes en général, et dans les phénomènes sociaux, en particulier.

Si nous considérons les phénomènes naturels et sociaux, nous voyons que ces phénomènes ne représentent nullement un assemblage désordonné de faits qu'on ne peut ni comprendre ni prévoir. Au contraire, il suffit d'étudier partout les choses d'un peu près, pour apercevoir une certaine régularité dans les phénomènes. Le jour suit la nuit et la nuit le jour d'une façon tout aussi régulière. Les saisons alternent et, en même temps, toute une série de phénomènes qui les accompagnent, se répètent tous les ans : les arbres verdoient et perdent leurs feuilles, les diverses espèces d'oiseaux arrivent et s'en vont, les hommes sèment, moissonnent, etc... Prenons encore un autre exemple assez plaisant. Après des pluies tièdes, chaque fois les champignons poussent en abondance ; il existe même un dicton : « Pousser comme les champignons après la pluie ». Nous savons tous qu'un grain d'orge tombé dans la terre germe, et qu'ensuite, dans certaines conditions, il finit par donner un épi. Par contre, nous n'avons jamais observé que ce même épi sorte par exemple d'un oeuf de grenouille ou d'un grain de chaux. Ainsi, tout ce qui existe dans la nature, en commençant par le mouvement majestueux des planètes, pour finir par les grains et les champignons, est soumis à un certain ordre ou, comme on dit, à certaines lois.

Il en est de même dans la vie sociale, c'est-à-dire dans la vie de la société humaine. Quelque complexe et diverse que soit cette vie, vous y découvrons toujours certaines lois. Ainsi, partout où se développe le capitalisme (en Amérique ou au Japon, en Afrique ou en Australie), se développe aussi et grandit la classe ouvrière ; le mouvement socialiste apparaît, la théorie marxiste se répand. En même temps que la production, s'accroit aussi la « culture spirituelle »; le nombre des lettrés augmente. Dans une société capitaliste, à des intervalles de temps déterminés, se produisent des crises qui alternent avec le développement de l'industrie, de même que les jours alternent avec les nuits. De grandes inventions transforment la technique ; la vie sociale se modifie en même temps avec rapidité. Prenons encore quelques exemples. Calculons, si l'on veut, le nombre des naissances humaines dans un pays pendant une année et nous verrons que l'année suivante l'accroissement de la population, exprimé en pourcentage, sera à peu près le même. Calculons la quantité de bière qu'on boit en Bavière dans le courant d'une année, et nous trouverons que cette quantité est plus ou moins constante et grandit avec l'accroissement de la population. Si aucune régularité, si aucune loi n'existait, il est évident qu'on ne pourrait rien prévoir ni rien faire : aujourd'hui le jour a suivi la nuit, mais après, peut-être, ne verra-t-on plus le jour pendant une année entière. Cet hiver, nous avons eu de la neige, l'hiver suivant nous verrons fleurir les orangers. En Angleterre, la classe ouvrière s'est développée en même temps que le capitalisme, mais au Japon, peut-être verrons-nous s'accroître le nombre des grandes propriétés foncières. Aujourd'hui, on cuit le pain dans un four, mais demain, peut-être, si le diable s'en mêle, poussera-t-il comme des pommes sur les pins ?

Pourtant, en réalité, personne ne pense ainsi. Tout le monde sait parfaitement que le pain ne poussera jamais sur des arbres. Tout le monde se rend compte qu'il existe une certaine régularité, qu'il y a certaines lois qui régissent les phénomènes, tant de la nature que de la société. Découvrir cette régularité telle est la première tâche de la science.

Cette régularité (loi) dans la nature et. dans la vie sociale ne dépend nullement de la connaissance humaine. En d'autres termes, les lois sont objectives, indépendantes de la connaissance des hommes. La première tâche de la science consiste à découvrir cette régularité; à la retrouver parmi le chaos des phénomènes. Marx voyait le signe caractéristique de la connaissance scientifique dans le fait qu'elle donne une « totalisation d'un nombre important de déterminations et de rapports » opposée à une ci représentation chaotique » (Introduction à la Critique de l'Économie politique. Stuttgart 1920, page 35). Ce caractère de la science qui « systématise », « ordonne », « organise », crée un « système », etc... est reconnu par tout le monde. C'est ainsi que Mach (dans La Connaissance et l'Erreur) définit le processus de la pensée scientifique comme une adaptation de pensées aux faits et de pensées à des pensées. Le professeur anglais P. Pearson écrit : « Ce ne sont pas les faits qui, par eux-mêmes, constituent une science, mais la méthode selon laquelle ils sont interprétés ». La méthode originelle de la science consiste à « classer » les faits, ce qui ne consiste pas en une simple réunion des faits, mais en une « réunion Systématique » : (Cité d'après l'édition russe de la Grammaire de la Science de P. Pearson, pages 26 et 100). Cependant, la grande majorité des philosophes bourgeois contemporains considèrent que le rôle de la science ne consiste pas à découvrir cette régularité (ces lois), qui existent objectivement, mais à inventer ces lois à l'aide du raisonnement humain. Il est pourtant clair que l'alternance des jours et des nuits, des saisons, le changement régulier des phénomènes naturels et sociaux, existent indépendamment de ce que désire ou ne désire pas la raison d'un savant bourgeois. La régularité de ces phénomènes, c'est-à-dire les lois auxquelles ils sont soumis, sont d'ordre objectif.


Archives Boukharine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Boukharine Suite Fin