1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

2
Déterminisme et Indéterminisme (Nécessité et libre arbitre)


15: Le soi-disant hasard, en général.

Pour comprendre encore mieux à quel point les phénomènes sont déterminés, il faut analyser ce que représente le soi-disant hasard. En effet, nous avons souvent affaire au hasard, aussi bien dans la vie quotidienne que dans vie sociale. Certains savants se sont même intéressés tout particulièrement au « rôle du hasard » et à sa signification dans l'histoire. Nous parlons très souvent du hasard: un homme a été écrasé « par hasard » dans la rue; quelqu'un a été tué « par hasard » par une tuile tombant d'un toit; j'ai acheté « par hasard », un livre extrêmement rare; ou bien j'ai rencontré, « par hasard », dans une ville inconnue, un homme que je n'avais pas vu depuis vingt ans, etc... Autres exemples : le jeu de pile ou face, ou bien les dés. C'est par hasard que j'ai eu pile et que j'ai gagné ; c'est par hasard que j'ai eu face et que j'ai perdu. Comment cela se fait-il, et quel est le rapport entre le hasard et la loi, ou bien, ce qui revient au même, entre le hasard et la nécessité causale  ?

Examinons de près cette question. Prenons d'abord l'exemple du jeu de pile ou face. Pourquoi avons-nous eu, par exemple, « pile »  ? Est-il vrai qu'aucune cause n'ait agi  ? Ce n'est, certes, pas exact. J'ai eu pile, parce qu'étant donné une forme de pièce donnée, j'ai fait un certain mouvement avec une certaine force, dirigée d'un certain côté, parce que la pièce de monnaie est tombée sur une surface donnée, etc... Si toutes ces conditions s'étaient répétées, nous aurions eu sans aucun doute encore une fois pile. La même chose aurait pu se produire pour la troisième fois. Mais Il n'est pas possible, en jetant la pièce, de calculer toutes ces conditions; tout le problème est là. Le moindre changement de la position de la main, dans le mouvement d'un doigt, dans la force avec laquelle nous lançons la pièce, produit immédiatement son effet. Les causes qui provoquent ici l'effet (pile ou face) ne peuvent pas pratiquement être prévues. Elles existent, mais nous ne pouvons pas les deviner, et par conséquent, nous ne les connaissons pas. C'est notre ignorance que nous appelons dans ce cas le hasard.

Prenons un autre exemple : j'ai rencontré dans la rue, par hasard, un ami que je n'avais pas vu depuis vingt ans. Y a-t-il des causes à cette rencontre  ? Certes, il y en a : c'est sous l'influence de causes définies que je suis sorti à un moment donné, que j'ai suivi une certaine route avec une vitesse donnée ; sous l'influence d'autres causes, mon ami avait commencé sa marche sur une certaine route avec une certaine vitesse. Il va de soi que l'action parallèle de ces causes différentes devait infailliblement amener notre rencontre. Pourquoi, appelé-je cette rencontre un hasard  ? Pour une raison bien simple : parce que je n'ai pas connu les causes qui avaient fait agir mon ami, parce que je n'ai pas su qu'il habitait la même ville que moi, et, par conséquent, je n'ai pas pu prévoir notre rencontre.

Si de deux ou plusieurs enchaînements (séries) de causes qui se croisent, nous n'en connaissons qu'un seul, le phénomène dû à ce croisement nous semble un hasard, bien qu'en réalité il soit soumis à une loi. Je connais une seule chaîne (une seule série) de causes, celles qui agissent sur ma marche à moi, l'autre série, qui influe sur l'action de mon ami, m'est inconnue. C'est pour cette raison que je ne prévois pas l'entrecroisement de ces deux séries, c'est pour cette raison que l'entrecroisement (la rencontre) me paraît dû à un hasard. Ainsi, dans le sens propre du mot, il n'existe aucun phénomène dû au hasard, c'est-à-dire à un phénomène sans cause. Il peut seulement nous sembler qu'il est dû au hasard, tant que nous en ignorons la cause.

Spinoza l'avait déjà vu, lorsqu'il affirmait « qu'un phénomène est considéré comme dû au hasard, uniquement faute de connaissances suffisantes », « l'ordre des causes étant caché pour nous ».

Nous trouvons chez Mill (Le système de la logique), après une analyse très juste, la pensée suivante : « On a tort de dire que tel phénomène est dû à un hasard. Nous n'avons le droit que de dire : deux ou plusieurs phénomènes se réunissent par hasard ; ils existent ou se suivent l’un après l'autre seulement par hasard.. Cela veut dire que leurs rapports mutuels sont. indépendants de tout lien causal ; il n'existe entre eux aucun rapport de cause à effet ; ils ne sont pas non plus les conséquences d'une même cause, ni de causes liées entre elles par une loi quelconque de coexistence, ni même de la même disposition des causes premières ». Ces derniers mots ne sont pas exacts, il est vrai, (l'exemple de la rencontre) que je ne suis pas sorti, parce que mon ami est sorti, il est aussi vrai que mon ami n'est pas sorti, parce que moi je suis sorti. Mais si nous avons eu une « disposition des causes » donnée, c'est-à-dire si nous savons que je suis sorti à un certain moment, si mon chemin et la vitesse de mon mouvement sont donnés, si nous possédons les mêmes données concernant mon ami, notre rencontre est définie par cela même. Tout cela est aussi peu accidentel et indépendant de la « disposition des causes » qu'une éclipse du soleil ou de la lune, déterminée par la position particulière (rencontre) des planètes.


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