1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

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Le matérialisme dialectique


20: La conception matérialiste dans les sciences sociales.

Il est bien évident que le débat entre le matérialisme et l'idéalisme ne peut pas rester sans exercer de répercussions sur les sciences sociales. En effet, examinons la société humaine. Nous y voyons des phénomènes de différents genres. Nous en trouvons d'un « ordre supérieur » : la religion, la philosophie, la morale. Nous trouvons également la politique et l'État avec ses lois, des idées nouvelles dans des domaines différents, l'échange des marchandises et la distribution des produits, la lutte des diverses classes entre elles ; la production des différents objets : de l'orge, du froment, des chaussures, des machines, suivant les conditions de temps et d'espace. Comment s'y prendre pour étudier cette société  ? Par quel bout commencer  ? Que faut-il considérer comme essentiel  ? Comme primordial  ? Qu'y a-t-il de secondaire, de dérivé  ? Évidemment, ce sont là, dans leur essence, les mêmes problèmes qu'avait posés la philosophie et qui partagent les philosophes en deux grands camps : matérialistes et idéalistes. On peut, en effet, s'imaginer, d'un côté, que les hommes appliquent à l'étude de la société la méthode suivante : la société est composée d'hommes, les hommes pensent, agissent, désirent, s'inspirent d'idées, de pensées, d'« opinions », d'où l'on conclut : « les opinions gouvernent le monde », les changements d'opinions, les changements de point de vue des hommes constituent la cause première de tout ce qui se passe dans une société, par conséquent, la science sociale doit étudier d'abord ce côté du problème, la « conscience sociale ». Ce serait le point de vue idéaliste dans les sciences sociales. Mais nous avons vu plus haut que l'idéalisme présume qu'on admet l'indépendance des idées à l'égard des choses matérielles, et que, par contre, ces idées dépendent des choses divines et mystérieuses. C'est pourquoi la conception idéaliste se lie directement à la mystique et aux diableries dans les sciences sociales et, par conséquent, conduit à la destruction de la science sociale et à son remplacement par la foi, la croyance en une Providence ou quelque chose d'analogue. C'est ainsi que Bossuet, dans son Discours sur l'Histoire universelle, en 1682, a déclaré qu'on retrouve dans l'histoire « la direction divine du genre humain ». Le philosophe idéaliste allemand Lessing affirmait que l'histoire est « l'éducation du genre humain par Dieu »; Fichte disait que c'est la raison qui agit dans l'histoire ; Schelling, que l'histoire est une « révélation constante de l'absolu, révélation qui se découvre peu à peu », c'est-à-dire, en dernier lieu, la révélation de Dieu. Hegel, le plus grand philosophe de l'idéalisme, définissait l'histoire universelle comme « un développement intelligent et nécessaire de l'esprit universel ». On pourrait citer encore un grand nombre d'exemples, mais ceux que nous venons de donner suffisent pour montrer à quel point les conceptions philosophiques sont liées étroitement aux sciences sociales.

Ainsi, les sciences sociales et la sociologie idéaliste voient dans la société, avant tout, les « idées » de cette société : elles considèrent la société elle-même comme quelque chose de psychique, d'immatériel; la société, selon eux, c'est un mélange de désirs, de sentiments, de pensées, de volontés humaines, qui s'entrecroisent, en formant des combinaisons infinies ; en d'autres termes, c'est la psychologie sociale et la conscience sociale, « l'esprit » de la société. On peut cependant examiner la société d'une autre manière. Nous avons vu, en étudiant le problème du déterminisme, que la volonté de l'homme n'était pas libre, qu'elle était déterminée par les conditions extérieures de l'existence humaine. La société n'est-elle pas soumise aux mêmes lois  ? Où trouver la clé pour expliquer la conscience sociale  ? De quoi dépend-elle  ? Aussitôt ces questions posées, nous sommes en présence de la conception matérialiste des sciences sociales. La société humaine est un produit de la nature, aussi bien que le genre humain tout entier. Elle dépend de cette nature. Elle ne peut exister sans tirer de cette nature tout ce qui lui est utile. Et elle en tire ces choses utiles au moyen de la production. Elle n'agit pas toujours ainsi d'une façon consciente. Il n'y a qu'une société organisée qui travaille suivant un plan établi. Par contre, dans une société inorganisée, tout se fait d'une façon inconsciente : ainsi, par exemple, en régime capitaliste, un fabricant qui veut obtenir plus de bénéfices augmente pour cette raison la production (et non pas pour venir en aide à la société humaine) ; un paysan produit pour se nourrir et pour vendre une partie de ses denrées, afin de payer les impôts; un artisan, pour se maintenir tant bien que mal et pour essayer d'arriver ; un ouvrier, pour ne pas mourir de faim. Et il arrive, en fin de compte, que la société continue à vivre tant bien que mal. La production. matérielle et ses moyens (« les forces matérielles productives »), voilà ce qui constitue la base de l'existence d'une société humaine. Sans cette production, aucune « conscience sociale », aucune « culture spirituelle » ne sont possibles, de même que la pensée ne peut exister sans le cerveau. Nous examinerons ce problème en détail plus tard. Contentons-nous pour l'instant d'examiner ce qui suit. Représentons-nous deux sociétés humaines, l'une - celle des sauvages, l'autre - celle du capitalisme en déclin. Dans la première, on passe tout son temps à se procurer directement la nourriture, au moyen de la chasse, de la pêche, de la cueillette des racines, de la culture des plantes, etc... ; nous y trouvons très peu d' « idées », de « culture spirituelle », etc... Nous avons devant nous des animaux, des demi-singes. Dans l'autre société, nous voyons une riche « culture spirituelle », toute une tour de Babel, la morale, le droit, avec ses lois interminables, les sciences, la philosophie, la religion, l'art, en commençant par l'architecture et en finissant par les gravures de modes. En même temps, la bourgeoisie dominante a sa tour de Babel à elle, les prolétaires en ont une autre, les paysans encore une autre, etc... En un mot, comme on dit d'habitude, la « riche culture spirituelle », l' « esprit » social, les « idées » ont grandi ici dans des proportions considérables. Comment cet esprit a-t-il pu croître  ? Quelles ont été les conditions de sa croissance  ? Le développement de la production matérielle, le pouvoir grandissant de l'homme sur la nature, l'augmentation de la productivité du travail humain. C'est alors seulement qu'on n'est plus obligé de sacrifier tout son temps à un dur travail matériel - les hommes ont des loisirs qui leur permettent de penser, de réfléchir, de faire un travail intellectuel, de créer une « culture » spirituelle.

Ainsi, de même que la nature est, au fond, la mère de l'esprit, et non pas l'esprit le père de la matière, de même, dans une société, ce n'est pas la « culture spirituelle » sociale (« la conscience sociale ») qui crée la matière sociale, c'est-à-dire la production matérielle, l'assimilation par la société de toute matière utile qui se trouve dans la nature, mais, au contraire, c'est le développement de cette matière sociale, c'est-à-dire le développement de la production matérielle qui forme la base de la soi-disant a culture spirituelle ». En d'autres termes, la vie spirituelle de la société dépend, et ne peut pas ne pas dépendre, de l'état de la production matérielle, du degré de développement des forces productives de la société humaine. La vie spirituelle de la société est, comme disent les savants, fonction des forces productives. De quelle sorte cette fonction est-elle  ? Comment la vie spirituelle de la société dépend-elle en détail des forces productives  ? Nous le verrons plus tard. Indiquons seulement pour l'instant que, selon cette conception, la société se présente évidemment non pas comme un « organisme psychique », non comme un ensemble d'opinions différentes, appartenant au domaine du « beau », du « pur», et du « sublime », mais avant tout comme une organisation de travail (Marx disait parfois : « organisme producteur »). Tel est le point de vue matérialiste en sociologie. Comme nous le savons, la conception matérialiste ne nie point l'existence des «idées ». Marx, en parlant du degré de conscience plus élevé, de la théorie scientifique, s'est exprimé ainsi: « Chaque théorie devient une force matérielle, quand les masses s'en sont emparées. » Mais les matérialistes ne peuvent se contenter de dire que « les hommes ont pensé ainsi ». Ils se demandent pourquoi les hommes ont pensé d'une certaine façon à un moment et dans un endroit donnés, et dans d'autres, autrement. Pourquoi, dans une société civilisée, les hommes pensent-ils énormément et pondent-ils des montagnes entières de livres, et pourquoi les sauvages n'en font-ils pas autant  ? Nous en trouvons l'explication dans les conditions matérielles de la vie sociale. C'est ainsi que le matérialisme nous permet d'expliquer les phénomènes de la « vie spirituelle » de la société. L'idéalisme, par contre, n'est pas en mesure de le faire. Pour lui, les « idées » se développent par elles-mêmes, indépendamment de cette « misérable terre ». C'est pourquoi les idéalistes sont obligés de recourir au Bon Dieu pour pouvoir donner un semblant d'explication : « Ce Bien », a écrit Hegel dans sa Philosophie de l'Histoire, cette raison, dans sa forme la plus complète, c'est Dieu. Dieu gouverne le monde, et l'histoire universelle constitue la substance de son règne, la réalisation de son plan. (Philosophie der Geschichte, Reklams Verlag, page 74). S'en remettre à ce vieillard malheureux qui, tout en étant, selon ses adorateurs, la perfection même, doit créer en même temps que les Adam, les puces et les prostituées, les assassins et les pestiférés, la famine et la misère, la syphilis et l'eau-de-vie, pour punir les pécheurs créés par lui, et péchant par sa volonté, et, pour jouer éternellement cette comédie devant le monde étonné, avoir recours à Dieu, tel est le sort inévitable de la théorie idéaliste. Mais, au point de vue scientifique, cela mène cette « théorie » à l'absurde.

Et c'est ainsi que, dans les sciences sociales, à leur tour, le seul point de vue juste est le point de vue matérialiste.

L'application de la conception matérialiste aux sciences sociales a été faite par Marx et Engels d'une façon conséquente. La même année (1859) où parut le livre de Marx Contribution à la critique de l'Économie politique, dans lequel Marx a esquissé sa doctrine sociologique (la théorie du matérialisme historique) parut aussi l’œuvre principale du grand savant anglais Charles Darwin (L'Origine des espèces) dans laquelle Darwin a montré et prouvé que les changements dans la faune et dans la flore se produisaient sous l'influence des conditions matérielles de l'existence. Cependant, il n'en résulte aucunement qu'on puisse appliquer directement à la société les lois de Darwin. Le problème consiste à montrer de quelle façon les lois générales des sciences naturelles se manifestent dans la société humaine et, quelle est la forme particulière sous laquelle elles peuvent être appliquées à la société humaine. Marx a raillé impitoyablement ceux qui ne l'avaient pas compris. C'est ainsi qu'il a écrit à propos d'un savant allemand F. A. Lange :

« M. Lange a fait, voyez-vous, une grande découverte. On peut soumettre l'histoire, paraît-il, à une seule grande loi naturelle. Cette loi naturelle est enfermée dans une seule phrase : the struggle for life (la lutte pour l'existence), (l'expression de Darwin, appliquée ainsi, devient une phrase vide de sens...). Par conséquent, au lieu d'analyser ce struggle for life et voir comment il s'est manifesté historiquement dans les différentes formes sociales, il ne reste qu'une chose à faire . remplacer toute lutte concrète par la phrase : « struggle for life» (Lettres à Kugelmann, lettre du 27 juin 1870).

Il va de soi que Marx a eu des prédécesseurs, et tout particulièrement dans la personne des socialistes utopistes (Saint-Simon). Mais la conception matérialiste n'a jamais été étudiée à fond, avant Marx, dans la seule forme susceptible de créer la véritable sociologie scientifique.


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