1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

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La Société


26: La société comme agrégat réel ou comme système.

Examinons maintenant la société à ce point de vue. Il est évident que la société est un agrégat réel, le processus d'une action réciproque se produisant incessamment entre les parties qui la composent. Monsieur X. est allé au marché, il y a marchandé, participé à la formation d'un prix du marché, qui a eu sa répercussion sur le marché mondial et qui a influé, bien qu'infiniment peu, sur les prix mondiaux; ces derniers ont influé à leur tour sur le marché du pays où habite Monsieur X. et sur le même marché où il va faire ses affaires ; d'autre part, il a acheté, admettons, un hareng; cet achat a influé sur son budget ; il doit ainsi dépenser l'argent qui lui reste d'une certaine façon, etc.... etc... On peut dénombrer ici des milliers d'autres influences encore.

Monsieur X. s'est marié. Dans ce but, il a acheté d'abord des cadeaux et il a influé ainsi économiquement sur d'autres personnes ; en tant que chrétien fidèle, car ce n'est pas un quelconque bolchevik, il a eu recours à un curé, en renforçant ainsi l'organisation de L'Église, ce qui a produit une certaine influence sur le rôle social de L'Église et sur l'état d'esprit d'une société donnée; il a payé son curé et augmenté ainsi la demande pour les marchandises qu'achètent d'habitude les ecclésiastiques, etc... La femme de Monsieur X. a eu des enfants, ce qui, à son tour, a eu des milliers et des milliers de conséquences. Imaginez seulement le nombre d'hommes sur lesquels a influé tant soit peu le fait du mariage de Monsieur X. ! Monsieur X. a adhéré au parti libéral pour faire son « devoir de citoyen ». Il s'est mis à fréquenter les réunions et à ressentir conjointement, avec ses nouveaux collègues, la même haine contre cette maudite populace qui se démène et soutient ces enfants de l'enfer: les bolcheviks. Et l'influence qu'il a exercée dans les réunions a touché directement ou indirectement un grand nombre d'hommes. Certes, il est difficile de déterminer cette influence ; elle est petite, infiniment petite, mais elle existe quand même. Et quel que soit le domaine de l'action de Monsieur X., partout nous verrons, qu'il a influé sur d'autres et que d'autres ont exercé une influence sur lui. Car, dans une société, tout est lié par des millions de fils.

Nous avons commencé à dessein par un individu, pour montrer comment il influe sur les autres. Voyons maintenant quelle influence ont exercé sur lui les phénomènes sociaux. Admettons, par exemple, que l'industrie soit prospère ; l'entreprise dans laquelle Monsieur X. est chef-comptable a des bénéfices supplémentaires; Monsieur X. reçoit une augmentation. La guerre éclate ; Monsieur X. est mobilisé, il défend la patrie de son porte-monnaie (tout en croyant défendre la civilisation) et est tué à la guerre... Telle est la force des rapports sociaux.

Si nous nous représentons l'immense quantité de faits agissant les uns sur les autres dans la société humaine, rien que de notre temps, nous aurons devant les yeux un tableau grandiose. Déjà, les rapports élémentaires entre les hommes, rapports qui ne sont réglés par rien ni par personne, se présentent sous des formes innombrables. Mais le nombre des formes organisées, en commençant par le pouvoir d'État et en finissant par un cercle de joueurs d'échecs ou par un club de chauves, est déjà suffisamment grand. Si nous prenons en considération les innombrables entrecroisements mutuels entre toutes ces formes, nous pourrons nous rendre compte que la vie sociale représente une véritable tour de Babel d'influences et de réactions réciproques.

Nous savons que partout où se produisent des rapports d'un caractère durable, il existe un agrégat réel, un « système ». Ici, il convient de signaler un fait : pour qu'il existe un agrégat réel ou un système, il n'est nullement nécessaire qu'il y ait un indice d'organisation consciente des parties de ce système. Cette conception de système s'applique aussi bien aux choses vivantes qu'aux choses mortes, aussi bien aux « mécanismes » qu'aux « organismes ». Il y a cependant des malins qui nient la société elle-même, pour la simple raison qu'il y a dans cette société d'autres systèmes particuliers, systèmes à l'intérieur de la société (classes, groupes, partis, cercles, sociétés et associations diverses). Nous sommes pourtant en présence du fait que ces systèmes et groupements intérieurs influent réciproquement les uns sur les autres (la lutte de classes et de partis, leur collaboration, etc ... ), d'autre part, les mêmes hommes qui font partie de ces groupements divers peuvent, dans d'autres combinaisons, réagir d'une autre manière sur les autres hommes (un capitaliste et un ouvrier qui achètent pour leur propre usage des marchandises chez le même capitaliste). Ensuite, les groupes eux-mêmes, dans leurs rapports mutuels, ne sont pas organisés. Nous obtenons ainsi un produit social inconscient et « la résultante sociale » (voir plus haut : chapitre II, le Déterminisme) est obtenue par voie inorganisée et inconsciente (il en sera ainsi jusqu'à la formation d'une société communiste). Et, cependant, nous avons quand même ce «produit » social, cette résultante. Elle constitue un fait, un fait réel. Les prix mondiaux sont un fait, au même titre que la littérature mondiale ou les voies de communication mondiales ou la guerre mondiale ; ces faits suffisent pour montrer l'existence, à l'heure actuelle, d'une société humaine qui dépasse les frontières des États particuliers.

En général, tant que nous avons un cercle de rapports mutuels constants, nous avons aussi un système particulier, un agrégat réel particulier. Le plus large système des rapports réciproques qui embrasse tous les rapports mutuels durables entre les hommes, constitue la société.

Nous définissons la société comme un agrégat réel ou comme un système de rapports réciproques, en repoussant catégoriquement toutes les tentatives de la soi-disant « école organiste » tendant à assimiler la société à un organisme.

Le but utilitaire de la théorie « organiste » se révèle dans la fable de Menenius Agrippa, patricien romain raisonnant les plébéiens en révolte. Ses arguments étaient d'ordre purement « organique » : il ne faut pas que les mains agissent contre la tête, car le corps tout entier périrait. Le sens social de la théorie organiste est précisément tel : la classe dominante, c'est la tête, les esclaves et les ouvriers sont les bras et les jambes, et comme personne n'a jamais vu dans la nature que les jambes et les bras aient remplacé la tête, tenez-vous tranquilles, les opprimés !

Grâce à ce caractère d'humilité de la théorie organiste, elle a toujours eu et elle a encore un très grand succès auprès de la bourgeoisie. Le « fondateur » de la sociologie, Auguste Comte, considérait la société comme « un organisme collectif » ; le plus sérieux des sociologues bourgeois, Henri Spencer, croyait que la société était quelque chose de sur-organique et que, bien qu'elle n'ait pas de conscience, elle a tout de même ses organes, ses tissus, etc... D'après Worms, la société a même sa conscience, tout comme un individu, et Lilienfeld affirme sans ambages que la société est un organisme, au même titre qu'un crocodile ou l'auteur même de cette théorie. Certes, la société a quelque chose de commun avec un organisme, mais elle a aussi quelque chose de commun avec un mécanisme. Ce sont là les indices de tout agrégat réel, de tout système. N'ayant aucune envie de perdre notre temps à des jeux enfantins, ni de rechercher ce qui correspond. dans une société, au foie, à l'appendice, ou quel phénomène social correspond à une certaine maladie, nous sommes obligés de rejeter a priori toute tentative semblable. Cela d'autant plus que les partisans de la théorie organiste sont prêts à retomber dans un véritable mysticisme et à représenter la société sous forme d'un animal immense, de quelque chose dans le genre de la fameuse baleine  [1], de la fable russe du « Petit cheval bossu ».

Ainsi, la société existe en tant qu'agrégat réel, en tant que système d'éléments agissant réciproquement les uns sur les autres, en tant que système d'hommes. Nous avons vu plus haut quelle quantité innombrable de ces rapports réciproques existe en réalité. Cependant, du fait que la société existe, il en résulte que toutes ces influences qui s'entrecroisent, toutes ces forces et petites forces innombrables dirigées sur des plans extrêmement variés, ne représentent tout de même pas une danse de fous, mais suivent, pour ainsi dire, certains canaux déterminés, sont soumis à une loi de développement interne. En effet, si nous avions ici un chaos complet, aucun équilibre, même instable, n'aurait pu exister à l'intérieur de la société, c'est-à-dire que nous n'aurions pas eu la société elle-même. Nous avons étudié précédemment la question des lois qui régissent les actions humaines, au point de vue de l'individu (voir chapitre Il). Nous aborderons maintenant le même problème, pour ainsi dire, par l'autre bout, en l'examinant au point de vue de la société et des conditions de son équilibre. Mais, ici aussi, nous arrivons au même résultat, à reconnaître que le processus social est soumis à des lois. Le plus facile pour découvrir les lois du processus social, c'est d'examiner les conditions de l'équilibre social. Mais, avant d'aborder ce sujet, il faut que nous examinions beaucoup plus en détail la question de savoir ce qu'est la société. Car il ne suffit pas de dire qu'elle constitue un système d'hommes, agissant les uns sur les autres. Il ne suffit pas de dire que ces rapports de réciprocité entre les hommes sont durables. Il faut expliquer leur caractère, ce qui les distingue des autres systèmes, ce qui constitue leur base vitale et la condition la plus nécessaire de l'équilibre.


Notes

[1] Sur laquelle, soi-disant, repose la terre (Note du traducteur).


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