1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

8
Les classes et la lutte de classes


51: Classe, condition, profession.

Il nous est indispensable maintenant d'entrer un peu plus dans le détail de la question des classes et de la lutte de classes. Nous savons déjà par ce qui précède le rôle énorme que jouent les classes dans l'évolution de la société humaine. La structure sociale elle-même, dans une société fondée sur les classes, est déterminée par sa division en classes, les rapports mutuels de ces classes, etc. ; tout changement important dans la vie sociale, est d'une façon ou d'une autre, lié à la lutte des classes ; tout passage de la société d'une forme à une autre se réalise par une lutte sans merci entre classes. C'est précisément pour cela que Marx et Engels ont commencé le Manifeste Communiste par ces mots : « Toute l'histoire de la société a été jusqu'à présent l'histoire de la lutte des classes. »

Qu'est-ce donc qu'une classe  ?

Dans ce qui a été exposé plus haut, nous avons déjà donné dans ses grands traits, la réponse à cette question. Il nous faut maintenant examiner la chose de plus près. Nous avons vu plus haut que par classe sociale on entend un ensemble de personnes jouant un rôle analogue dans la production, ayant dans le processus de la production des rapports identiques avec d'autres personnes, ces rapports étant exprimés aussi dans les choses (moyens de travail). De là découle que, dans le processus de répartition des produits, chaque classe est unie par l'unité de sa source de revenus, car les rapports de répartition des produits sont déterminés par les rapports de leur production. Les travailleurs du textile et de la métallurgie ne constituent pas deux classes différentes, mais une seule classe, car à l'égard d'autres hommes (ingénieurs, capitalistes) ils se trouvent dans des rapports identiques. De même, les possesseurs d'une mine de charbon, d'une usine de briqueterie et d'une fabrique de corsets forment une seule catégorie de classe : car, malgré les différences physiques entre les choses avec lesquelles ils ont affaire, ils sont, à l'égard des hommes, dans le processus de la production, dans des rapports identiques (de « commandement »), lesquels s'expriment aussi dans les choses (Le Capital).

Ainsi, à la base de la division de la société en classes, se trouvent les rapports de production. Il nous faut ici jeter un coup d’œil sur d'autres solutions possibles, et très « en cours », de la question. L'une des façons de voir les plus courantes, est la division en classes d'après l'indice « riches » ou « pauvres ». Si un homme a dans la poche tant d'argent et un autre deux fois plus, il s'ensuit qu'ils se rattachent à deux classes différentes. On considère ici ou la dimension des possessions, ou le niveau de vie. Un sociologue anglais (D'Ett) a même élaboré tout un tableau de division en classes : la première classe, la plus basse (les va-nu-pieds) a un budget de. dépenses de 18 shillings par semaine, la seconde classe, de 25 shillings, la troisième de 45, etc. (Cf. le travail très minutieux, et en outre marxiste, du professeur S.-I. Solntsev : Les classes sociales. Les moments les plus importants dans l'évolution du problème des classes, et les doctrines fondamentales (en russe). Tomsk, 1919. pp. 268-399). Si simple que soit une pareille façon de voir, elle est parfaitement naïve et absolument fausse. De ce point de vue, par exemple, on serait amené dans la société capitaliste, à exclure un ouvrier métallurgiste ou linotypiste du prolétariat, et en revanche, à inscrire un paysan pauvre ou un artisan dans la classe ouvrière. La « classe » la plus révolutionnaire serait alors le « lumpenprolétariat » (le prolétariat des va-nu-pieds), et c'est sur lui qu'il conviendrait de fonder les espoirs comme force devant réaliser le passage à une forme supérieure de société. D'un autre côté, deux banquiers dont l'un est trois fois plus riche que l'autre, devraient être rangés dans deux classes différentes. Or, l'expérience quotidienne nous montre que des catégories différentes d'ouvriers se réunissent beaucoup plus rapidement dans l'action, que ne le font des ouvriers et des artisans, des ouvriers et des paysans, etc. Le paysan ne se sent pas membre de la même classe que l'ouvrier. Au contraire, deux banquiers, quand bien même l'un serait dix fois plus riche que l'autre, se sentent les membres d'une seul famille bien-aimée. « Le contenu du porte-monnaie - écrivait Marx dans la Misère de la Philosophie - est une différence purement quantitative, à l'aide de laquelle deux individus d'une seule et même classe peuvent excellemment être jetés l'un contre l'autre. » En d'autres termes, la différence de « richesse » ne peut servir de critérium suffisant pour définir la classe, bien qu'ayant une action déterminée même dans les cadres d'une seule et même classe.

Une autre théorie extrêmement répandue est celle qui prend pour fondement de la division de la société en classes, le processus de, la répartition, c'est-à-dire le partage du revenu social. Si l'on parle, par exemple, de la société capitaliste, le partage du revenu en trois parties principales : profit, rente, salaire, sert de base à la délimitation de trois classes : capitalistes, propriétaires fonciers, prolétaires (salariés) ; la part de chacun d'eux, étant donnée une grandeur déterminée du revenu social, ne peut s'accroître qu'au dépens de la part d'une autre classe. C'est pourquoi les membres d'une classe sont liés entre eux par la communauté et l'homogénéité de leurs intérêts d'une part, et sont d'autre part opposés aux autres classes par la contradiction de leurs intérêts avec ceux de ces autres classes.

Si cette théorie ne conduit pas à chercher qui reçoit plus, qui moins, et à raisonner là-dessus, alors se pose inévitablement une question : pourquoi les personnes liées entre elles, en classe se reproduisent-elles comme classe  ? D'où vient que dans la société capitaliste, il existe différentes espèces de revenu  ? Où est la cause de la stabilité de ces différentes espèces de revenu  ? Il suffit de poser cette question pour voir d'un seul coup la réalité. Cette stabilité repose sur les rapports entre les hommes et les moyens de production, lesquels, à leur tour expriment les rapports entre les hommes dans le processus de la production. Le rôle des hommes dans la production et la possession des moyens de production, c'est-à-dire la « répartition des hommes » et la « répartition des moyens de production », sont des éléments stables dans les limites d'un mode de production donné. Dès l'instant que vous dites capitalisme, vous avez d'une part une catégorie de gens commandant le processus de la production, et en même temps, disposant de tous les moyens de production, et, d'autre part, une catégorie de gens travaillant sous le commandement des premiers, leur soumettant leur force ouvrière et leur produisant des valeurs marchandes. C'est précisément pour cette raison que, dans le domaine de la répartition des produits du travail (c'est-à-dire dans le partage du revenu), on trouve également des lois déterminées. En d'autres termes, nous sommes arrivés à cette constatation, que les aspects les plus importants de la production - « répartition des hommes», « répartition des choses » - constituent également la base des rapports de classes.

En fait, nous ne pouvions arriver à une autre conclusion. Abordons, en effet, la question par un autre bout; formulons-la de la façon la plus générale. Il est clair que chaque classe est un certain « complexus réel », c'est-à-dire un ensemble de gens soumis sans cesse à des actions réciproques, d'« hommes vivants » qui plongent par leurs racines dans la vie de la production, et par leurs pensées, s'envolent jusqu'aux nuages. C'est un système humain, partiel et particulier à l'intérieur du grand système que nous appelons société humaine. Il s'ensuit à l'évidence que nous devons aborder la classe par le même côté que nous avons abordé la société. En d'autres termes : l'analyse des classes doit partir de la production. Naturellement, les classes se différencient l'une de l'autre sur différents plans : Sur le plan de la production, sur le plan de la répartition, sur le plan politique, sur le plan idéologique, sur le plan psychologique. Un plan dépendant de l'autre, tous ces phénomènes sont liés réciproquement l'un à l'autre : on ne peut pas plus rattacher des pousses bourgeoises aux racines économiques du prolétariat que mettre une selle à une vache. Mais précisément, ce lien est conditionné en fin de compte par la situation de la classe dans le processus de la production. Voilà pourquoi on doit définir une classe d'après son indice de production.

En quoi se distingue la classe sociale de la condition sociale ? (les « ordres » de l'ancien régime). Par classe, nous l'avons vu, on entend une catégorie de personnes réunies par leur rôle commun dans le processus de la production, un ensemble de personnes dont chacune se trouve dans des rapports semblables à l'égard des autres participants du processus de la production. Tandis que par condition, on entend des groupes de personnes unies par leur situation commune dans l'ordre juridique de la société. Les gros propriétaires fonciers sont une classe. Les nobles (en russe : a dvorianié ») sont une condition. Pourquoi  ? Parce que les gros propriétaires fonciers sont marqués par un indice déterminé dans l'économie et la production, tandis que ce n'est pas le cas pour les nobles. Le noble a des droits juridiques déterminés, fixés par la loi de l'État où il vit, et des privilèges attachés à sa « noble condition ». Mais économiquement, ce noble peut être tellement appauvri qu'il arrive tout juste à joindre les deux bouts; il peut même être un prolétaire « va-nu-pieds », mais comme condition, il ne cesse d'être noble (tel le «baron des Bas-Fonds » de Maxime Gorki). Prenons un autre exemple. Sous le gouvernement du tsar, on lisait fur les passeports de quantité d'ouvriers : « Un tel, paysan de tel gouvernement, tel district, tel canton ». Ce paysan n'avait jamais travaillé comme paysan ; il était né à la ville et avait, dès son enfance, travaillé comme ouvrier salarié. On voit ici clairement, la différence entre la classe et la condition : cet homme est, de par son indice de classe, un ouvrier et de par son indice de condition (c'est-à-dire au point de vue des lois tsaristes qui partageaient ainsi les gens en conditions) il est un paysan. Mais ici se pose tout de suite la question suivante : nous savons que la « politique » (y compris le droit) est « l'expression concentrée de l'économie ». Pouvons-nous donc nous arrêter au droit, Sans descendre plus profondément  ?

Certainement non; ne disions-nous pas justement à l'instant, en raisonnant sur les classes, qu'il était important pour nous, au point de vue de la méthode d'aborder les groupements sociaux expressément du côté de la production  ? Comment alors résoudre la question pour les « conditions »  ?

Écoutons avant tout ce que dit sur cette question le professeur Solntsev, l'auteur du travail le plus solide sur les classes: « Les groupes socialement inégaux de conditions apparaissent, dit-il, non pas sur le terrain des rapports du processus du travail, ni sur le terrain des rapports économiques, mais avant tout sur le terrain des rapports du Droit et de l'État. La condition est une catégorie juridique et politique, et comme telle. peut se manifester sous différentes formes... À la différence de la division en conditions, celle en classes apparaît sur les bases des rapports économiques... » (loc. cit., p. 22). Toutefois, la condition n'est-elle pas uniquement la classe « revêtue » d'une catégorie juridico-politique. »  ? À cela, Solntsev répond négativement. Cependant, il indique lui-même que, par exemple, dans le monde antique, « l'ordre des conditions ne pouvait pas ne pas refléter les différences de classe... » doc. cit., 25), que « la lutte des classes revêt la forme particulière de la lutte des conditions. » (loc. cil., 26). Cette position extrêmement embrouillée de la question nous oblige à nous efforcer de trouver une formule plus nette.

Prenons un exemple. Au temps de la grande révolution française, on désignait sous le nom de « tiers état » (c'est-à-dire « troisième condition ») un mélange de diverses classes, encore mal différenciées alors les unes des autres : il comprenait la bourgeoisie, les ouvriers et les classes intermédiaires (artisans, petits commerçants, etc.). Tous appartenaient au tiers état. Pourquoi  ? Parce que, juridiquement, ils n'étaient « rien » en comparaison des propriétaires fonciers féodaux privilégiés.

Le « tiers état », c'était l'expression juridique du bloc des classes dressées contre les seigneurs au pouvoir. Donc : classe et condition (ou « état ») peuvent ne pas coïncider. Mais sous l'écorce de la condition se cache nécessairement la réalité de classe (il y a ici une condition et, non pas une, mais plusieurs classes, ce sont bien des classes, et non quelque chose d'incertain comme il apparaît à peu près chez Solntsev). D'autre part, la non-coïncidence entre la classe et la condition peut être de l'autre genre dont nous parlions plus haut : un homme peut appartenir à une « classe inférieure » et à une « condition supérieure » (par exemple, un noble économiquement déchu, servant comme portier ou comme chauffeur); et vice-versa, il peut appartenir à une condition inférieure, et à la classe dirigeante supérieure (tel un gros marchand, sorti de la paysannerie aisée « koulak »). Qu est-ce à dire  ? Où y a-t-il ici un « contenu de classe sous l'écorce économique »  ? Il est clair qu'il n'y en a pas. Comment donc exprimer théoriquement ce « fait irréductible »  ?

Pour trouver ici aussi, la solution correcte de la question, il est indispensable de l'étudier non pas du point de vue d'un cas isolé, mais du point de vue de rapports typiques dans les cadres d'une organisation économique déterminée. Fixons notre attention sur la circonstance fondamentale suivante : les conditions ont été supprimées par les révolutions bourgeoises, par le développement des rapports capitalistes. Si l'on examine pourquoi le capitalisme n'a pu tolérer l'existence des conditions, on arrive sans peine aux déductions suivantes : dans les formes précapitalistes de la société, tous les rapports étaient beaucoup plus conservateurs, le rythme de la vie beaucoup plus lent, les changements beaucoup moins fréquents que dans le capitalisme. La classe régnante -l'aristocratie foncière - y était, peut-on dire, héréditaire. Et c'est cette étonnante immobilité des rapports qui rendait possible l'affermissement des privilèges de classe d'une part, et des obligations d'autre part, par une quantité de normes juridiques; cette immobilité permettait de revêtir une classe (ou des classes) du nom de « condition ». Ainsi, dans l'ensemble les « conditions » marchaient de front avec les classes ou bien les groupes de classes dans leur opposition à une classe quelconque. Mais la pénétration des rapports capitalistes marchands, beaucoup plus fluides et mobiles, porta un coup violent à cette corrélation : «L'homme de basse condition » perça, les « nouveaux riches » apparurent; le phénomène est devenu courant, une partie des propriétaires fonciers passa aux principes capitalistes, l'autre s'appauvrit, tomba dans la misère. la troisième se maintint à son ancien niveau, etc. Ainsi la mobilité des rapports capitalistes enleva toute base à l'existence des conditions. La période transitoire de décomposition des rapports féodaux avait eu son expression dans l'absence croissante de corrélation entre le contenu économique des classes et leur enveloppe juridique de conditions. Une telle période développa le manque de corrélation qui devait inévitablement aboutir à la chute de tout le système des conditions. L'enveloppe des conditions s'avéra incompatible avec le développement des rapports de production capitaliste, de même que l'enveloppe des classes s'avère à son tour incompatible avec l'évolution future des forces productives. Voilà pourquoi Marx écrivait dans la Misère de la Philosophie: « La condition de la libération de la classe ouvrière est l'abolition de toutes les classes, exactement comme la condition de la libération du tiers état... était la suppression de tous les « ordres ». Et Engels, dans son commentaire, annexait à ce passage la remarque suivante : « Il est ici question des « conditions » (ou « ordres ») dans le sens historique des « conditions » de l'État féodal, des « conditions » jouissant de privilèges définis et délimités. La révolution bourgeoise a aboli les conditions avec tous leurs privilèges. La société bourgeoise connaît seulement les classes. C'est pourquoi désigner le prolétariat du nom de « quatrième état » est en contradiction absolue avec l'histoire.

Ainsi, pour la période des systèmes précapitalistes stables, les conditions ou « ordres » étaient l'expression juridique des classes ; la non-coïncidence croissante de ces éléments (la rupture d'équilibre entre le contenu de classe et la forme juridique de condition) fut provoquée par le développement des rapports capitalistes et la décomposition des anciennes classes féodales, tant les inférieures que les supérieures : dans le système féodal, la paysannerie comme classe coïncidait en gros avec la paysannerie comme condition ; mais plus tard, les paysans formèrent la bourgeoisie agricole et le prolétariat, deux classes opposées : or, la forme « condition » restait la même : il est clair qu'elle devait disparaître.

Il convient maintenant, de définir exactement une troisième catégorie liée aux questions étudiées. Il convient de savoir ce qu'est la profession. Il est clair que la profession est liée au processus du travail. Elle se différencie de la classe, au premier abord, en ce que la répartition en profession ne suit pas les rapports des hommes entre eux, mais leurs rapports avec les choses ; elle considère sur quelles choses et avec quelles choses ils travaillent, quelles choses ils élaborent. Le tourneur sur métaux se distingue du menuisier et du maçon non parce qu'il a d'autres rapports avec les capitalistes, mais parce qu'il travaille le métal, tandis que le menuisier travaille le bois et le maçon la pierre.

Cependant on ne peut pas dire qu'il ne s'agit ici que de choses, car la profession est malgré tout, en même temps un rapport social ; dans le processus de la production, où des ouvriers professionnellement divers sont liés entre eux par les normes du procès de la production, il y a évidemment entre les hommes des rapports déterminés. Mais si différents que soient ces rapports, ils s'effacent tous devant les différences portant sur le point principal et fondamental : les différences entre le travail dirigeant et le travail exécutant, les différences exprimées par les rapports de propriété.

La division en professions, reposant sur des rapports entre les hommes, lesquels découlent de leurs rapports techniques avec les instruments, les méthodes et l'objet du travail, ne coïncide en aucune sorte ni avec la division du travail en travail dirigeant et travail subordonné, ni avec la « répartition des moyens de production » qui y correspond, c'est-à-dire avec les rapports de propriété sur ces moyens de production.

Voilà pourquoi est fausse l'affirmation du professeur Solntsev à savoir que la profession est « une catégorie naturelle-technique » (souligné par l'auteur N. B.), qu'elle est innée dans les relations humaines même dans la période préhistorique, et dans tous les stades suivants, que« c'est une catégorie non historique, non d'ordre social » (op. cit., p. 21), bref, que c'est une catégorie éternelle. La profession devient profession, parce qu'une espèce déterminée de travail s'attache ordinairement à vie à l'homme : le cordonnier est pour toute sa vie attaché à son embauchoir. Mais rien ne prouve qu'il en a toujours été ainsi et qu'il en sera toujours ainsi. L'automatisme croissant de la technique libérera les hommes de cette nécessité et montrera combien cette catégorie comme les autres était simplement d'ordre historique.

Maintenant que nous avons vu la différence qui sépare la classe de la condition et de la profession, il nous faut encore nous arrêter à cette question : Quelles sont les classes existantes. Nous croyons pouvoir en donner à peu près la division suivante :

I. Les classes fondamentales d'une forme sociale donnée (les classes au sens propre du mot). Les classes de ce genre sont au nombre de deux : la classe dirigeante et détentrice des moyens de production d'une part; la classe exécutante, privée de moyens de production et travaillant pour la première, d'autre part. La forme spécifique, particulière de ce rapport d'exploitation économique et de servitude détermine aussi la forme de la société de classe qu'il caractérise. Par exemple : si les rapports entre la classe dirigeante et la classe exécutante se reproduisent au moyen d'achat de force ouvrière sur le marché, il y a capitalisme ; s'ils se reproduisent au moyen d'achat d'hommes ou de pillage, ou d'autres moyens, mais sans achat d'aucune force ouvrière, si en outre, la classe dirigeante dispose non seulement de la force ouvrière, mais « de l'âme et du corps » de l'exploité, il y a esclavage, etc.

En ce qui concerne le capitalisme, on considère habituellement qu'on y a trois classes fondamentales. Cela semble confirmé par un certain passage de la fin du tome III du Capital de Marx, où « le manuscrit est interrompu », et où est amorcée une analyse des classes de la société capitaliste. Voici ce passage : « Les propriétaires d'une force ouvrière, les propriétaires de capital et les propriétaires fonciers dont les sources respectives de revenu sont le salaire, le profit et la rente, constituent les trois grandes classes de la société contemporaine, reposant sur le mode capitaliste de production ». Mais de ce fait que le groupe des propriétaires fonciers forme une grande « classe », il ne s'ensuit pas qu'elle soit une des classes fondamentales. Ainsi, chez Marx, nous trouvons le passage suivant, auquel se réfère aussi très judicieusement le professeur Solntsev : « Le travail passé et le travail vivant sont les deux facteurs sur l'opposition mutuelle desquels repose la production capitaliste. Le capitaliste et l'ouvrier salarié sont les uniques fonctionnaires et facteurs de la production, dont les rapports mutuels découlent du caractère de la production capitaliste... La production, comme le remarque James Mill, pourrait sans inconvénient continuer sa marche, même si les propriétaires fonciers particuliers disparaissaient et que leur place fût prise par l'État... Ce fait, à l'origine duquel se trouve l'essence même du mode capitaliste de production - à la différence du mode féodal, du mode antique, etc. - ce fait que les classes participant directement à la production se ramènent... à deux, capitalistes et salariés, et qu'en sont exclus les propriétaires fonciers (souligné par nous, N. B.), lesquels ne viennent que post festum, et grâce à des rapports déterminés de propriété qui ne sont pas apparus sur le terrain du mode capitaliste de production, mais s'y sont transportés du sein de l'économie féodale (souligné par nous, N. B.)... ce fait constitue la differentia specifica de la production capitaliste, son expression théorique adéquate. » (Marx : Théorie sur la plus value, T. II, pp. 292-299). Et Marx parle de même lorsqu'il traite de la question de la nationalisation de la terre.

Les classes fondamentales se subdivisent à leur tour en sous-classes, en fractions diverses: par exemple dans la société capitaliste, la bourgeoisie dominante s'est fractionnée en bourgeoisie industrielle, bourgeoisie commerçante, banquiers, etc. ; la classe ouvrière se fractionne en ouvriers qualifiés et non qualifiés.

Il. Les classes intermédiaires. - Nous comptons ici des groupements socio-économiques qui, sans être des restes d'un ordre ancien, et apparaissant comme indispensables au régime dans lequel ils se trouvent, occupent une place intermédiaire entre la classe dirigeante et la classe exploitée. Telle est par exemple, dans la société capitaliste, la classe des techniciens intellectuels.

III. Les classes de transition. - Nous comptons ici des groupes venus d'une forme précédente de la société, et qui, dans la forme actuelle, se décomposent, donnant naissance à diverses classes avec des rôles opposés dans la production. Tels sont par exemple, dans la société capitaliste, les artisans et les paysans. C'est un héritage du régime féodal, qui donne naissance à des éléments tant bourgeois que prolétaires. Prenons la paysannerie. Dans le capitalisme, elle se décompose constamment en couches diverses, ou, comme dit la science économique, elle se différencie : du paysan moyen sort le petit koulak; du gros paysan, un accapareur quelconque ; puis encore un degré, et vous avez le plus authentique bourgeois. Et de l'autre côté, un prolétariat s'y forme également par degrés : paysan pauvre, paysan sans cheval, mi-ouvrier ou ouvrier saisonnier, enfin prolétaire pur.

IV. Les types de classes mixtes. - Nous comptons ici des groupes qui appartiennent à la fois, par certains côtés à une classe et à l'autre, par d'autres. Ainsi un cheminot qui possède un petit domaine et loue un ouvrier à la journée est, par rapport à la compagnie de chemins de fer, un ouvrier, et par rapport à son journalier, un patron, etc.

V. Enfin, il convient de ranger à part ce qu'on appelle les groupes « déclassés », c'est-à-dire les groupes de gens sortis des cadres de tout travail social : lumpen-prolétaires, mendiants, « bohème », déclassés et autres.

Quand nous analysons un « type abstrait. » de société, c'est-à-dire une forme sociale quelconque pure, nous avons affaire seulement ou presque seulement avec les classes fondamentales. Au contraire, quand nous voulons regarder grouiller la réalité concrète, alors, cela va de soi, nous avons à compter avec toute la bigarrure des types et des rapports sociaux et économiques

La cause générale de l'existence des classes est déterminée par Engels dans l'Anti-Dühring de la manière suivante : « ... Toutes les contradictions historiques qui ont jusqu'à présent existé entre exploiteurs et exploités, gouvernants et opprimés ont leurs racines dans... la productivité relativement non-évoluée du travail humain. Tant que la population travaillant effectivement est tellement absorbée par son travail indispensable, qu'il ne lui reste pas de temps pour se soucier des affaires générales de la société entière - division du travail, affaires d'État, art, science, etc. - tant qu'il en est ainsi, il doit constamment exister une classe particulière, qui, libérée du véritable travail, s'occupe de ces choses, sans jamais manquer, grâce à l'avantage qu'elle a, de faire peser un fardeau toujours plus lourd sur le dos des masses travailleuses ». Dans un autre passage, Engels répète presque la même chose, en disant que la société se divise en deux classes, et il ajoute pour résumer : « La loi de la division du travail, voilà en somme ce qui est à la base de la division en classes ».

Le professeur Solntsev, critiquant G. Schmoller, lequel voit dans la division du travail la source principale de la formation des classes, réplique à la référence qu'il fait de Engels, de la façon suivante : « Engels pose effectivement le processus de formation des classes en proche liaison avec le processus de division du travail; mais... pour Engels, la division du travail n'est qu'une condition naturelle et technique indispensable de la formation des classes sociales et non pas sa cause ; la cause fondamentale de la formation des classes, Engels la voyait non pas dans la division du travail, mais dans les rapports de production et de répartition, c'est-à-dire dans des processus de caractère purement économique. » (op. cit., p. 203, souligné par nous, N.B.). Comme nous l'avons vu plus haut, en examinant la question de la profession, on ne peut pas opposer la division du travail aux rapports de production, puisque la division du travail est elle aussi un des aspects des rapports de production. L'erreur de Schmoller (Cf. G. Schmoller : Die Tatsachen der Arbeitsteilung (Les faits de la division du travail), Jahrbücher, 1889, et du même: Das Wesen der Arbeitsteilung und Klassenbildung (La division du travail et la formation des classes, Jahrbücher, 1890), consiste en ceci, qu'il estompe la différence entre division professionnelle et division en classes, s'efforçant de calfater les contradictions de classes selon l'esprit de l'école organique. La théorie de L. Gumplovitch et de F. Oppenheimer, sur l'origine des classes, tirée de la « violence extra-économique » ne comprend pas la différence entre une théorie abstraite de la société et la marche concrète des évènements historiques. Dans la réalité historique, le rôle de la violence extra-économique ou conquête a été très grand et a eu son influence sur le processus de la formation des classes. Mais dans une recherche purement théorique, il est indispensable de laisser cela de côté. Supposons que nous analysions une « société abstraite » dans son évolution : même là apparaîtraient des classes, en vertu de ce qu'on appelle les « causes internes de l'évolution » que montre Engels. En somme, le rôle des conquêtes, etc., n'est qu'un facteur (très important) de complications.


Archives Boukharine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Boukharine Suite Fin