1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

8
Les classes et la lutte de classes


58: Classe, parti, chefs.

Quand on parle d'une classe on entend par là un groupe de personnes réunies par une situation commune dans la production, par conséquent, par une situation commune dans la répartition et partant par des intérêts communs (intérêts de classe). Toutefois, ce serait une naïveté de supposer que chaque classe constitue un tout parfaitement homogène, où toutes les parties sont égales, où Jean est tout pareil à Pierre.

Pour éclairer ceci par un exemple, prenons la classe ouvrière contemporaine. Il ne s'agit pas seulement ici d'inégalités d'esprit ou 'de capacités. Même la situation, la « manière d'être ». des diverses parties de la classe ouvrière n'est pas identique. Cela provient : 1º de ce qu'il n'y a pas de parfaite homogénéité des unités économiques ; 2º de ce que la classe ouvrière ne tombe pas toute prête du ciel, mais se forme constamment parmi les paysans, les artisans, la petite bourgeoisie urbaine, etc., c'est-à-dire parmi les autres groupes de la société capitaliste.

N'est-il pas clair, en effet, que l'ouvrier d'une grosse usine magnifiquement équipée et l'ouvrier d'un petit atelier, sont deux choses différentes  ? Ici la cause de l'hétérogénéité est l'hétérogénéité des entreprises elles-mêmes et de tout leur régime de travail. Une autre cause est la durée de présence dans la classe prolétarienne : Un paysan qui vient d'entrer à l'usine est différent d'un ouvrier qui y travaille depuis son enfance.

La différence de « manière d'être » se reflète dans la conscience. Le prolétariat n'est pas plus homogène dans sa conscience que dans sa position sociale. Il est plus ou moins homogène si on le compare aux autres classes. Mais si on examine ses diverses parties, on obtient le tableau que nous venons d'esquisser.

Ainsi, quant à sa conscience de classe, c'est-à-dire par rapport à ses intérêts durables, généraux, non pas comparatifs, non pas de groupes, non pas grossièrement matériels, non pas personnels, mais à ses intérêts généraux de classe, la classe ouvrière est fractionnée en une série de groupes et de sous-groupes, tout comme une chaîne unique, composée d'une série de chaînons de solidité variable.

C'est cette hétérogénéité de classe qui rend un parti indispensable.

En effet, supposons un instant que la classe ouvrière soit parfaitement et absolument homogène. Elle pourrait alors en toute occasion agir comme masse compacte. Pour la direction de toutes ses actions, on pourrait choisir les hommes ou les groupes par roulement : une organisation constante de direction serait superflue, le besoin ne s'en ferait pas sentir.

La réalité est bien différente. La lutte de la classe ouvrière est inéluctable. Une direction est indispensable pour cette lutte. Elle est d'autant plus indispensable, que l'adversaire est fort, rusé, et que la lutte contre lui est une lutte cruelle. Qui doit diriger toute la classe  ? Laquelle de ses parties  ? C'est clair : la plus avancée, la plus éduquée et la plus unie.

C'est cette partie-là qui est le parti.

Le parti, ce n'est pas la classe, mais une partie de la classe, parfois une partie très restreinte. Mais le parti c'est la tête de la classe. Voilà pourquoi c'est le comble de l'absurdité que d'opposer le parti à la classe. Le parti de la classe ouvrière est ce qui exprime de la façon la meilleure ses intérêts de classe. On peut distinguer classe et parti, de même qu'on peut distinguer la tête de l'ensemble du corps. Les opposer est impossible, pas plus qu'il n'est possible de décapiter un homme sous prétexte de lui donner longue vie.

De quoi dépend, dans ces conditions, le succès de la lutte  ? Des rapports normaux entre les diverses parties de la classe ouvrière, et avant tout des rapports normaux entre le parti et les sans-parti. Il faut, d'un côté, diriger et commander; de l'autre, éduquer et convaincre. Sans éducation et conviction, il n'est pas possible de diriger. D'un côté, il faut que le parti soit compact et organisé à part, comme faisant partie de la classe ouvrière. De l'autre, il doit s'unir de plus en plus étroitement aux masses sans-parti, en en attirant une partie sans cesse plus grande dans son organisation. La croissance morale et intellectuelle d'une classe trouve en somme son expression dans la croissance du parti de cette classe. Et, inversement, le déclin d'une classe s'exprime dans le déclin de son parti ou dans la baisse de son influence sur les sans-parti.

Nous venons de voir que l'hétérogénéité d'une classe a pour résultat la nécessité d'un parti de cette classe. Mais les conditions de vie capitalistes et le bas niveau intellectuel non seulement de la classe ouvrière, mais aussi des autres classes, créent une situation telle que l'avant-garde du prolétariat, c'est-à-dire son parti, manque elle-même d'homogénéité. Elle est plus ou moins homogène si on la compare aux autres parties de la classe ouvrière, mais si l'on prend les différentes parties de cette avant-garde, c'est-à-dire du parti même, on met sans peine à nu cette hétérogénéité interne.

Nous reprenons ici point par point le même raisonnement que tout à l'heure pour la classe.

Imaginons un cas contraire à la réalité, à savoir une pleine homogénéité du parti à tous points de vue : quant à la conscience de classe, quant à l'expérience, quant à l'art de diriger, etc. Alors, il n'y aurait évidemment nul besoin de chefs. Les fonctions de « chef » pourraient être assumées par chacun à tour de rôle, sans aucun dommage pour la cause.

Mais en fait, cette pleine homogénéité n'existe pas, même dans l'avant-garde. Et c'est là la cause fondamentale de l'absolue nécessité de groupements plus ou moins stables de personnages directeurs, désignés sous les noms de « chefs », « guides », « meneurs », etc.

Les bons chefs sont des chefs parce qu'ils expriment de la façon la meilleure les justes tendances du parti. Et de même que c'est un non-sens d'opposer le parti à la classe, de même c'est un non-sens d'opposer le parti à ses chefs.

C'est néanmoins ce que nous avons fait, quand nous opposions la classe ouvrière aux partis social-démocrates ou les masses des ouvriers organisés à leurs chefs. Mais nous l'avons fait et nous le faisons pour détruire la social-démocratie, pour détruire l'influence de la bourgeoisie qui prend pour intermédiaires les chefs social-traîtres. Mais il serait pour le moins étrange de transporter ces méthodes de destruction de l'organisation ennemie chez nous-mêmes, et de présenter cela comme l'expression de notre esprit révolutionnaire par excellence.

On trouve une situation analogue dans les autres classes. Prenons par exemple l'Angleterre contemporaine. La bourgeoisie y est la classe régnante, mais elle règne par le parti de Lloyd George ou de Stanley Baldwin, et le parti de Lloyd George ou de Stanley Baldwin règne par l'intermédiaire de ses chefs.

Cela montre bien, entre autres, l'ineptie des criailleries proférées contre la dictature du parti bolchevik en Russie, dictature que les ennemis de la révolution opposent à la dictature de la classe ouvrière. Après ce que nous venons de dire, on comprend bien qu'une classe dirige par l'intermédiaire de sa tête, c'est-à-dire du parti. Et c'est seulement ainsi qu'elle peut diriger. Si donc on supprime la tête, c'est-à-dire le parti, on atteint du même coup la classe elle-même en tant que classe pour soi, en faisant d'elle, au lieu d'une force sociale consciente et indépendante un simple facteur de production, sans plus.

Ce n'est naturellement pas la façon de voir de M. Heinrich Cunow. Il proteste contre le caractère de classe des partis en général. Voici son argumentation (op. cit., tome II, p. 68) : « Un parti ne demande pas à celui qui veut adhérer : « Appartiens-tu à telle ou telle classe  ? » Le parti social-démocrate non plus ne le demande pas. Peut y adhérer quiconque reconnaît ses principes fondamentaux et ses revendications, son programme. Et ce programme contient non seulement des revendications économiques déterminées, provoquées par l'intérêt, mais en même temps, de même que les programmes des autres partis, des opinions déterminées, politiques et philosophiques, extérieures à la sphère des intérêts matériels (la dernière phrase soulignée par nous, N. B.). Certes, la base de la plupart des partis est un groupement de classe déterminé ; mais par sa structure, tout parti est en même temps une formation idéologique, le représentant d'un complexe particulier de pensées politiques. Et bien des personnes entrent dans un parti non pas parce que les intérêts particuliers de classe qu'il représente sont leurs intérêts, mais parce qu'ils sont attirés par ce complexus idéologique. » Ces raisonnements du principal théoricien social-démocrate actuel sont extrêmement instructifs. M. Gunow, qui ne doute de rien, oppose les vues politiques et philosophiques du programme du parti à ses revendications économiques. Qu'est-ce là, citoyen Cunow ? Que reste-t-il de votre marxisme ? Le programme est le plus haut degré de la prise de conscience de tous les « complexus idéologiques ». Les « vues politiques et philosophiques » ne sont pas suspendues aux nuages, elles prennent naissance dans les conditions d'existence de ces classes. Non seulement elles ne contredisent pas, mais, bien au contraire, elles expriment ces conditions d'existence, et pour autant qu'il s'agit de revendications de programme, il est clair que les parties philosophique et politique de ces programmes servent d'enveloppe à leur partie économique.

On peut étudier cela même dans le parti de M. Cunow, la social-démocratie allemande. Comme elle incorpore un nombre sans cesse croissant de non-ouvriers et se sépare de la classe ouvrière en s'appuyant, dans la classe ouvrière, surtout sur son aristocratie qualifiée, le complexus idéologique et politique de son « programme » se transforme lui aussi. Dans ses revendications, il est devenu extrêmement modéré ; et c'est pourquoi idéologiquement la social-démocratie allemande fait un marxisme délavé, châtré, si l'on ose dire, le « marxisme » de M. Cunow; c'est pourquoi elle choisit pour commentateur de son programme M. Bernstein, traître au marxisme depuis longtemps déjà, et pour philosophe officiel M. Vorlaender, idéaliste kantien.


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