1924

Notice : Repris de Staline contre Trotsky, 1924-1925 : la révolution permanente et le socialisme dans un seul pays, textes réunis et présentés par Giuliano Procacci, Librairie François Maspéro, Bibliothèque Socialiste 7, 1965, pp. 89-112. La source indiquée par cette édition est la traduction publiée par La Correspondance Internationale, n°10, 11-02-1925, pp. 85-88 ; n°11, 14-02-1925, pp. 94-96 ; n°12, 18-02-1925, pp. 105-107. Le même texte, repris des Cahiers du bolchevisme, n°14, 1925, est présent dans le recueil de Jean-Luc Dallemagne, Boukharine, Le socialisme dans un seul pays, 10/18, 1974, pp. 281-307. La bibliographie de W. Hedeler donne plusieurs références : Première publication en russe, Pravda, 1924, n°295, pp. 5-7 (WH 1060). En français, Cahiers du bolchevisme, 1924-1925, n°14, pp.886-888 (WH 1058). Le même texte, en russe, en allemand ou en letton est enregistré aux n° WH 1114, 1120, 1219, 1220 et 1223.

 

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Sur la théorie de la « révolution permanente »

N.I. Boukharine



La question de la révolution permanente résume l'appréciation générale du développement de notre révolution, des rapports entre les principales classes de notre société, des changements survenus dans les rapports de ces classes au cours de la révolution, bref les conclusions que nous devons tirer de l'examen théorique des problèmes de la révolution.

Notre discussion actuelle se distingue de celle de l'année passée en ce qu'elle n'a pas pour objet des questions de détails, mais un problème qui met en cause toute la conception que nous nous faisons de notre révolution.

Nous sommes arrivés à un tournant historique. Il s'agit, de même qu'aux étapes antérieures de notre révolution, d'un revirement dans les rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie. La « théorie de la révolution permanente » qui « traite » de cette question, devrait tenir compte des devoirs pratiques résultant pour nous des rapports actuels entre la classe ouvrière et la paysannerie. La discussion théorique actuelle démontre la nécessité de trouver une solution aux nouvelles questions de notre « grande politique », solution qui doit être conforme à l'enseignement de Lénine sur le bloc des ouvriers et paysans.

On sait que la majorité du parti et le camarade Trotsky se trouvèrent souvent en désaccord avant comme après Octobre. Les dernières œuvres du camarade Trotsky et sa lettre publiée avec un commentaire du camarade Olminsky, jettent une lumière crue sur l'essence même de ces désaccords. (Soit dit par parenthèse, je fais abstraction dans cet article de toute sympathie ou antipathie personnelle et ne veux avoir en vue que la politique.)

L'ancienne lettre de Trotsky a fait ressortir la profonde divergence existant entre son point de vue et celui de l'ensemble du parti sur l'appréciation des forces motrices de la révolution russe et des rapports du prolétariat avec la paysannerie. Les erreurs du camarade Trotsky se coordonnent dans sa théorie de la révolution permanente.

Le formalisme logique du trotskisme et la dialectique léniniste

La source des erreurs du camarade Trotsky, erreurs que beaucoup d'entre nous ont également commises, réside dans sa façon formelle et littéraire de traiter les questions de notre vie sociale, contrairement à la vivante méthode dialectique qui caractérise le bolchevisme.

Lénine, analysant des erreurs politiques, remonta toujours à leurs sources directes. Ce n'est pas en vain que pendant le débat de la question syndicale, il consacra des pages entières à la dialectique et que peu de temps avant sa mort, il insistait sur la nécessité d' « enseigner la dialectique ». Maintenant que nous voyons clairement ce qui nous sépare du camarade Trotsky, il n'est pas difficile de constater que toutes les erreurs ont des traits spécifiques. En poussant l'analyse de ces erreurs jusqu'à leurs sources méthodologiques, nous découvrirons aisément la différence fondamentale entre le léninisme et le trotskisme.

En quoi réside la puissance de la dialectique et de la théorie de Lénine ? Quelle est la raison même de la virtuosité géniale avec laquelle Lénine sut trouver le bon chemin à travers toutes les vicissitudes de la révolution ? Lénine avait, par-dessus tout, le don génial d'apercevoir les grandes perspectives historiques qui s'ouvraient devant la classe ouvrière. Usant avec une maîtrise étonnante de la dialectique marxiste, il savait discerner les traits caractéristiques de toute période historique, les passages d'une étape à une autre, il savait surtout découvrir au moment donné le facteur dominant de la situation.

Lénine ne peut être caractérisé de la façon dont nous parlons d'ordinaire des représentants d'un courant du socialisme ou du « socialisme » — entre guillemets. On dit couramment : un « opportuniste », ou un « bon révolutionnaire ». Ces mesures ne peuvent être appliquées à Lénine, qui fut le porteur d'une théorie en laquelle le marxisme atteint à un plus haut degré de développement. Lénine, c'est en lui le caractéristique, sut discerner ce qu'il y avait d'original dans chaque situation et y découvrir avec une incomparable maîtrise le facteur le plus utile à la direction de la révolution. C'est de ce point de vue qu'il faut apprécier l'œuvre de Lénine et la politique de notre parti formé par Lénine. Ce critérium indispensable pour apprécier la politique d'un parti bolchevik ne saurait être appliqué au trotskisme. Trotsky excelle sans doute à établir des perspectives révolutionnaires générales. Les analyses qu'il donne d'une situation concrète, sont supérieures aux conceptions social-démocrates, mais inférieures à celles que nous devons au léninisme.

Si nous essayons d'appliquer la mesure du léninisme au point de vue du camarade Trotsky, si nous lui demandons comment agir à un moment donné, nous constatons que le trotskisme ne peut nous répondre sans faire pratiquement faillite.

Le camarade Trotsky ne possède pas les dons caractéristiques de Lénine, dont nous venons de parler. C'est pourquoi il commet tant d'erreurs dans la pratique. Quelques exemples : on se rappelle la discussion du plan économique. Trotsky recommandait à l'époque, pour surmonter la crise économique, un plan économique plus rationnel. Il fit une série de propositions pratiques dont il considérait l'acceptation comme indispensable au relèvement de notre industrie. Or, les progrès réalisés depuis ne sont pas dûs à l'initiative de Trotsky et au plan qu'il préconisait, mais à la réforme financière et à la politique de la réduction des prix. Les méthodes recommandées par Trotsky, étaient en somme erronées.

Les erreurs du camarade Trotsky et de l'opposition s'expliquent par l'ignorance de ce qu'il y avait de particulier dans la situation, dans laquelle nous nous trouvions à ce moment. La plateforme de l'opposition exprimait des points de vue abstraits, se réduisant, au fond, à la simple constatation qu'un plan rationnel vaut mieux que l'anarchie. On ne peut être plus révolutionnaire. « Vous êtes, s'écrient les défenseurs de cette opinion « prolétarienne », contre le plan ? Mais alors vous êtes contre le socialisme, car l'économie rationnelle est le principe fondamental du socialisme ? » On pourrait croire que les gens qui protestent contre l'admission du « plan », se rendent par là coupables d'une « déviation petite-bourgeoise », tandis que Trotsky, combattant ces éléments petits-bourgeois et contre-révolutionnaires, incarne la « sagesse prolétarienne et socialiste ».

Juger ainsi, serait juger bien superficiellement. Il ne s'agissait pas de savoir si nous préférions le « plan » à l'« anarchie ». Que devions-nous faire pour que notre économie progressât dans la voie du socialisme en dépit de la petite propriété rurale, numériquement très forte, de l'effondrement du papier-monnaie et de la crise de ventes ? C'est là précisément que le camarade Trotsky ne tint pas compte de ce qu'il y avait de particulier dans notre situation. L'attitude qu'il prit dans cette question est celle d'un homme qui, malgré ses protestations, persiste dans son erreur, c'est-à-dire dans sa sous-estimation, de l'économie paysanne. La sous-estimation des forces du marché, l'insuffisante compréhension du système nerveux du marché : la circulation monétaire, la tendance à considérer l'industrie en elle-même, isolée du reste de la vie économique, — toutes ces erreurs du camarade Trotsky se ramènent à la sous-estimation de la paysannerie.

Ce qui caractérisait la situation à cette époque, n'était pas tant la crise de la production, que la crise des échanges entre les villes et les campagnes. Le plus beau « plan » ne nous aurait pas avancé de beaucoup, lorsque nous avions à surmonter d'énormes difficultés créées par l'élévation des prix, la crise de ventes, et la faillite de notre papier-monnaie. Ces traits caractéristiques de la situation, Trotsky les ignorait. — Il ne sut pas non plus discerner le passage d'une étape à une autre. L'économie paysanne telle qu'elle existe chez nous, l'existence de la petite propriété rurale nous obligent à avancer avec précaution, pas à pas, dans la voie qui va de l'économie irrationnelle à l'économie rationnelle.

Pour passer d'une étape à une autre, nous devons prendre des mesures nécessaires. Au moment dont je parle il s'agissait pour nous de nous rapprocher quelque peu de l'économie rationnelle. Le moyen, nous le trouvâmes dans la réforme financière. Trotsky et avec lui toute l'opposition ne reconnurent pas que la réforme financière était précisément le moyen qui nous faciliterait le passage d'une étape à une autre plus proche de l'économie rationnelle. Des camarades de l'opposition restèrent même, après la discussion, sceptiques quant à la réforme financière. Ils en prédirent l'inévitable effondrement ; ils eurent des velléités de défendre la monnaie soviétiste. Leurs sombres prévisions ne se sont pas confirmées. Ici encore, l'opposition nous offrait un schéma abstrait au lieu d'une analyse concrète ; du formalisme au lieu de dialectique, du trotskisme au lieu de léninisme.

Lors de la paix de Brest-Litovsk, je partageai, moi aussi, la grande erreur du camarade Trotsky. Cette erreur avait le même caractère que celle dont nous venons de parler. Quel était le trait dominant de l'époque ? Que le paysan se refusait à se battre. Nous, « Communistes de gauche » — et Trotsky avec nous, — élaborâmes pourtant un « plan », de la plus belle allure : Guerre révolutionnaire !

Trotsky lança, il est vrai, un mot d'ordre intermédiaire : « Ni guerre, ni paix ». Mais il dit en même temps que mieux valait pour la révolution périr par le glaive de l'impérialisme allemand que par les mercantis. Guerre immédiate, guerre héroïque, voilà ce que nous prévoyions dans notre « plan », ne voyant dans nos contradicteurs que des « capitulards ». « Communistes de gauche », comme les camarades qui sympathisaient avec Trotsky, nous étions persuadés que notre parti se transformerait fatalement en un parti petit-bourgeois plutôt paysan. Le camarade Riazanov soutint avec le plus de vigueur ce point de vue. Il quitta même le parti, qui d'après lui, avait perdu sa virginité prolétarienne1.

Trotsky ne se souciait guère de l'état d'esprit des paysans. Il misait uniquement sur l'action du prolétariat de l'Europe occidentale.

« Le groupe auquel j'appartiens, déclarait-il au même congrès, considère que la seule issue de la situation actuelle, c'est d'agir sur le prolétariat allemand dans un sens révolutionnaire... Notre action alors ne subira pas le moindre arrêt... Nous devons appeler l'attention du prolétariat européen et en premier lieu du prolétariat allemand, sur cette tragique situation politique que nous n'avons pas créée, mais qui coïncide avec la situation internationale ; nous devons rendre le parti allemand responsable des conséquences de sa défaillance... Nous ne devons pas signer la paix, à moins que nous ne voulions qu'on y voie une comédie. »

Trotsky n'analysait donc pas bien la situation. Il ne tenait pas compte de ces aspects particuliers; il ne voyait pas ce qu'il fallait dire pour faciliter le passage d'une étape à une autre, c'est-à-dire dans le cas qui nous occupe, pour passer de la désertion des paysans à la défense révolutionnaire du pays.

Il ne comprenait pas que le moyen le plus efficace pour arriver à la défense révolutionnaire c'était la conclusion de la paix, seul moyen d'organiser une armée nouvelle où entreraient en grand nombre les paysans, animés du désir de défendre les terres expropriées, seul moyen de gagner du temps. Trotsky commettait la même erreur que dans la question du « plan ». Il établissait une bonne perspective révolutionnaire et une brillante « théorie » générale qui ne valaient rien dans la pratique. En appliquant cette théorie on eut obtenu un résultat contraire au résultat cherché.

Telles sont les erreurs typiques du camarade Trotsky. Il faut se les bien rappeler pour comprendre les événements actuels.

L'appréciation générale de notre révolution.

La théorie du camarade Trotsky est dite « théorie de la révolution permanente ». Il s'exprime à ce sujet dans un de ses derniers ou « avant-derniers » ouvrages, en les termes suivants :

« Pour ce qui est de la théorie de la révolution permanente, je ne vois aucune raison de rétracter quoi que ce soit de ce que j'ai écrit sur ce sujet de 1904 à 1906 et plus tard. Je suis toujours d'avis que les idées que je développais alors, sont dans leur ensemble beaucoup plus proches du contenu réel du léninisme que beaucoup de ce qu'écrivaient à cette époque nombre de bolcheviks. L'expression « révolution permanente » est employée par Marx... Révolution permanente veut dire révolution ininterrompue. Quel est le sens politique de cette expression ? Il est que pour nous communistes la révolution ne se termine pas après telle ou telle conquête politique, mais continue à se développer jusqu'à la pleine réalisation du socialisme... Pour la Russie, cette théorie signifiait : ce qu'il nous faut, ce n'est pas la république bourgeoise, ni même la dictature démocratique du prolétariat et de la classe paysanne, mais le gouvernement ouvrier appuyé sur la paysannerie et ouvrant l'ère de la révolution socialiste internationale... De sorte que la « révolution permanente » correspond tout à fait à la ligne stratégique fondamentale du bolchevisme... Mes écrits de cette époque ne contenaient pas la moindre tentative de « sauter par-dessus la paysannerie ». La théorie de la « révolution permanente » conduisait directement au léninisme et en particulier aux thèses d'avril 1917. » (Cours nouveau)

Dans la préface de son livre 1905, Trotsky écrit :

« L'auteur s'est formé sa conception du développement révolutionnaire en Russie, connue sous le nom de théorie de la révolution permanente, dans la période qui va du 22 janvier à la grève générale d'octobre 1905... Ses points de vue ont été pleinement confirmés après douze ans. »

Dans la lettre du camarade Trotsky au camarade Olminsky, nous trouvons ce passage :

« Je suis loin de croire que j'avais tort sur tous les points dans mes discussions avec les bolcheviks... Je suis convaincu que l'appréciation donnée par moi des forces motrices de la révolution a été absolument juste. Maintenant encore, je pourrais sans peine diviser en deux catégories mes articles polémiques écrits autrefois contre les mencheviks et les bolcheviks : les uns sont consacrés à l'analyse des forces intérieures de la révolution et de ses perspectives... les autres à l'appréciation des fractions de la social-démocratie russe, de leurs luttes, etc... Je pourrais encore aujourd'hui publier les articles de la première catégorie sans y rien changer, car ils correspondent tout à fait aux points de vue de notre parti à partir de 1917. »

Le camarade Trotsky affirme donc que :

la théorie de la révolution permanente s'est avérée juste ayant été confirmée par l'expérience ;

la théorie de la révolution permanente est incomparablement plus proche du léninisme que toute autre ;

la théorie de la révolution permanente coïncide entièrement avec la stratégie de notre parti et du bolchevisme depuis 1917 ;

la théorie de la révolution permanente ne se base en aucune façon sur une sous estimation du rôle de la paysannerie ;

la théorie de la révolution permanente donne une appréciation absolument congrue des forces motrices de notre révolution.

Le soin que le camarade Trotsky met à défendre cette théorie explique sa position vis-à-vis du parti.

Pourquoi le camarade Trotsky considère-t-il comme presque nulle toute l'histoire de notre parti avant 1917 ? Parce que le parti n'a adopté d'après lui la « révolution permanente » qu'en 1917.

Bref, le léninisme serait né, comme notre parti, en 1917, le véritable léninisme consistant d'après Trotsky et ses amis en la théorie de la révolution permanente. On comprend maintenant pourquoi le camarade Trotsky se pose en gardien des idées de Lénine. C'est qu'il se soucie peu du bolchevisme historique et n'attribue d'importance qu'au trotskisme étiqueté « léninisme ».

Examinons d'un peu plus près les idées du camarade Trotsky :

La théorie de la révolution permanente remonterait à Marx. La « révolution permanente » conduirait en fin de compte à la victoire du socialisme. La « révolution permanente » serait confirmée par les faits, puisque le prolétariat russe a conquis le pouvoir.

Les bolcheviks auraient, avant 1917, combattu la théorie de la « révolution permanente ». Trotsky en conclut que les bolcheviks ne se sont comportés en bons révolutionnaires qu'à partir de 1917 lorsqu'ils adoptèrent les points de vue du trotskisme.

Nous devons avant tout remarquer que l'essence de la théorie que nous discutons ne consistait pas en la prévision d'une révolution où la classe ouvrière a conquis le pouvoir. En ce sens, la révolution permanente s'est en effet accomplie puisque la classe ouvrière a pris le pouvoir2.

Mais la question n'est pas là. « Révolution permanente » signifie tout autre chose. Staline dans son livre Lénine et le léninisme, cite un passage de Marx qui est décisif à cet égard.

« Tandis que le bureaucrate petit-bourgeois, écrit Marx, veut promptement terminer la révolution, notre devoir à nous consiste à continuer la révolution jusqu'au renversement du pouvoir des classes plus ou moins possédantes, jusqu'à la conquête du pouvoir par le prolétariat. »

Pour Marx, la révolution ininterrompue signifiait que le rapport des forces se modifie constamment au cours de la révolution qui ne cesse d'évoluer d'une étape à une autre. Ainsi : les grands-propriétaires sont renversés. Ils sont remplacés par la bourgeoisie libérale qui à son tour, doit céder la place à la petite-bourgeoisie radicale et la prise du pouvoir par le bloc des paysans pauvres et de la classe ouvrière. Ce gouvernement sera à son tour écarté et remplacé par celui de la classe ouvrière. Ce n'est bien entendu qu'un schéma, mais un schéma juste3.

Le sens de la « révolution permanente » telle qu'elle était formulée par Marx c'est que la théorie marxiste de la révolution tient compte des changements sociaux survenant au cours de la révolution même. Cette théorie exprime le fait que les rapports entre les classes sociales se modifient constamment pendant la révolution.

Au sens marxiste, oui, mais non au sens trotskiste, notre révolution a été permanente. Elle a passé par diverses étapes. En février 1917, le gouvernement des grands-propriétaires fonciers est remplacé par un gouvernement libéral de la bourgeoisie impérialiste. Le fondement du pouvoir des ouvriers et des paysans est posé par les soviets. Le gouvernement libéral est remplacé par un gouvernement de coalition des diverses fractions de la petite-bourgeoisie et de la bourgeoisie libérale. Après la conquête du pouvoir en Octobre les bolcheviks gouvernent avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Survint l'insurrection de ces derniers ; battus par les bolcheviks, ils sont écartés du pouvoir qui reste à notre parti. La révolution, depuis février 1917, a suivi une ligne ascendante, interrompue pour un court laps de temps par les événements de juillet 1917.

Est-ce le sens de la théorie de la révolution permanente telle qu'elle était formulée par Trotsky ? Nous répondons résolument : Non.

Si le camarade Trotsky s'était représenté la marche des événements telle qu'elle devait être, il n'aurait pas lancé en 1905, en collaboration avec Parvus, le mot d'ordre : « A bas le tsar, vive un gouvernement ouvrier ! » Ce mot d'ordre convenait à la dernière étape du processus révolutionnaire, et non point à son début. L'erreur principale de la théorie de la révolution permanente telle que l'entend Trotsky, consiste en ce qu'elle ne tient pas compte des périodes de transition, c'est-à-dire qu'elle néglige de considérer ce qui est à la base même. de la théorie marxiste de la révolution permanente. Les diverses étapes de la révolution où les diverses classes ont à accomplir leurs devoirs exigent de nous des mots d'ordre spéciaux, conformes aux situations données. Trotsky n'a considéré que la dernière étape de la révolution, il a négligé les étapes transitoires. Si le parti l'avait suivi dans cette voie, notre révolution se serait terminée par une défaite. Le camarade Trotsky — est-ce assez singulier ? — a lui-même réfuté sa conception de la révolution permanente, car si nous prenons le début pour la fin, il n'y a plus de processus, plus de périodes de transition, plus de « révolution permanente ».

Trotsky posait le problème d'une façon élémentaire : il ne peut y avoir en Russie, qu'une révolution prolétarienne. (Trotsky niait encore en 1905 la possibilité d'une révolution bourgeoise.) Cette révolution prolétarienne est cependant dans un pays petit-bourgeois tel que la Russie, vouée à un échec, à moins qu'elle ne reçoive l'aide des Etats de l'Europe occidentale où le prolétariat victorieux aurait conquis le pouvoir.

« Sans l'aide directe des Etats européens où le prolétariat exerce le pouvoir, la classe ouvrière russe ne saurait conserver le pouvoir et transformer sa domination passagère en une dictature socialiste durable. On ne saurait en douter un seul moment. » (Bilans et Perspectives de Trotsky.)

Trotsky a commencé par ne pas comprendre les particularités de notre révolution consistant en une combinaison originale de la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers et de la révolution prolétarienne. Il n'a pas compris que la première étape de cette révolution consisterait en la destruction de la grande propriété seigneuriale.

Le camarade Trotsky n'a pas « aperçu » les étapes pendant lesquelles la révolution bourgeoise en Russie s'est transformée en une révolution prolétarienne socialiste.

Il n'a pas compris non plus les particularités qui distinguent notre révolution socialiste de celles des autres pays.

Il n'a pas compris non plus les conditions internationales si spéciales qui ont permis à notre révolution socialiste de vaincre, de tenir et de s'affermir même sans l'aide d'aucun Etat prolétarien européen.

Le camarade Trotsky a, comme toujours, apprécié la situation d'une façon schématique : ou révolution bourgeoise, ou révolution prolétarienne ; ou révolution prolétarienne classique, et dans ce cas victoire définitive ; ou révolution prolétarienne mêlée à d'autres facteurs sociaux et dans ce cas défaite inévitable ; ou concours des Etats prolétariens européens, constituant pour nous l'unique moyen de salut, ou perdition.

C'est de toute autre façon que Lénine posait la question : les révolutions bourgeoise et prolétarienne se déclenchent à la fois ; pas d'aide des Etats prolétariens européens, appui néanmoins efficace du prolétariat international, le réveil des colonies et les rivalités aidant notre cause ; pas de révolution prolétarienne classique, et pourtant pas de défaite, etc. La réalité s'est montrée plus forte que le schéma abstrait de la « révolution permanente ».

Les faiblesses de la politique de Trotsky sont dues à son ignorance de la réalité.

Apercevant toutes les étapes et tous les aspects particuliers du processus révolutionnaire, Lénine et notre parti ont toujours su trouver dans une situation donnée le moyen le plus efficace do conduire à la victoire la classe ouvrière et la paysannerie.

Aussi notre parti n'a-t-il aucune raison de préférer la théorie du camarade Trotsky à la théorie de Lénine.

L'appréciation générale des classes au cours de notre révolution

Nous en arrivons aux étapes de notre révolution examinées du point de vue de la lutte de classe et du revirement des rapports entre les classes au cours de la révolution. Nos discussions roulaient surtout sur la question du bloc des ouvriers et paysans, l'alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie, l'hégémonie du prolétariat dans cette alliance. Maintenant, huit ans après Octobre 1917, ce problème que Lénine nous a montré le premier, se pose devant nous dans toute son ampleur. Il est devenu l'axe de la théorie et de la pratique du bolchevisme, le problème central de la révolution internationale. La question coloniale, dont dépend le sort du capitalisme, n'est en somme pour nous, bolcheviks, que celle de l'alliance entre le prolétariat industriel européen et américain et la paysannerie des colonies.

Les deux questions ne sont naturellement pas identiques; il est cependant vrai que la question coloniale est, dans ses bases sociales, une question paysanne. La classe ouvrière, appuyant les soulèvements par lesquels les paysans des colonies sapent la société capitaliste, assure par là même son hégémonie sur le mouvement paysan colonial.

La question des rapports entre le prolétariat et la paysannerie coloniale se posera aussi après la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Le socialisme européen n'a pas reconnu ou a négligé de considérer la portée révolutionnaire du problème colonial. Une partie des socialistes, complices de l'impérialisme, a été hostile au mouvement d'émancipation des colonies. Les autres ont gardé le silence. Lorsque le camarade Trotsky, tout à son idéologie « européenne », faisait ressortir le caractère asiatique et paysan de l'idéologie du prolétariat « arriéré » (il entendait désigner les bolcheviks), il adoptait quelque peu le ton méprisant de la social-démocratie vis-à-vis des questions paysanne et coloniale, quoiqu'il ait personnellement consacré une assez grande attention aux problèmes coloniaux.

L'appréciation « européenne » du rôle des classes explique le point de vue du camarade Trotsky, d'après lequel la révolution russe est vouée à une défaite inévitable, faute de l'appui d'Etats européens où le prolétariat aurait conquis le pouvoir.

D'après le schéma abstrait de Trotsky, toute révolution « non-classique » serait d'avance condamnée. Il entend par révolution prolétarienne classique une révolution dans laquelle le prolétariat constitue la seule classe « populaire ». En d'autres termes : il ne peut y avoir de révolution idéale que dans une société où la paysannerie ne compte pas.

Cette conception ne correspond nullement à la réalité. Du point de vue de l'économie mondiale, le prolétariat proprement dit est une infime minorité de la population. Les plus grands pays se composent de « métropoles » ayant une dense population prolétarienne, et de colossales colonies paysannes. La plus grande partie de l'Empire Français est en Afrique, la plus grande partie de l'Empire Anglais en Asie. Que ferait le prolétariat anglais après sa victoire, sans les sympathies des paysans hindous et égyptiens, sans exercer son hégémonie sur les masses paysannes des colonies ?

Trotsky connaît sans doute l'énorme importance de la question coloniale. Malheureusement sa théorie de la révolution permanente ne donne pas d'appréciation adéquate du rôle des paysans.

Nous savons maintenant, avec une certitude absolue, à quoi nous en tenir sur nos rapports avec les paysans.

Avant la conquête du pouvoir, la classe ouvrière doit s'assurer le concours des paysans dans la lutte contre les capitalistes et les grands-propriétaires.

Après la conquête du pouvoir, le prolétariat doit s'appuyer sur une partie considérable de la paysannerie pour vaincre dans la guerre civile et consolider la dictature prolétarienne.

Et après ? Peut-on seulement considérer la paysannerie comme chair à canon dans la guerre au capital et aux grands-propriétaires ? Non. Après, le prolétariat doit entretenir à tout prix des rapports amicaux avec la paysannerie qui constitue la majorité de la population. Le prolétariat n'a pas le choix. Il doit, en bâtissant le socialisme, se servir de la paysannerie. A cette condition seule, il conservera le pouvoir. Le contester, c'est ignorer les rapports économiques mondiaux et les lois qui les régissent.

Il va sans dire qu'il faut pour diriger la paysannerie, appliquer des méthodes variant avec les circonstances.

Il faut distinguer les transitions, les étapes du processus révolutionnaire. Lénine a écrit à ce propos, pendant la discussion de la question syndicale, les lignes caractéristiques suivantes :

« La dictature du prolétariat est une période de transition. Nous avons à passer par diverses phases : démobilisation de l'armée, fin de la guerre, possibilité d'une trêve pacifique plus durable, possibilité de passer de la guerre au travail. Voilà qui modifie radicalement les rapports de la classe prolétarienne avec la classe paysanne. »

Le camarade Trotsky a montré en affirmant sa théorie de la révolution permanente qu'il n'a compris

ni notre position vis-à-vis de la paysannerie,

ni les méthodes que doit appliquer le prolétariat pour diriger la paysannerie,

ni les diverses phases des rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie au cours de notre révolution.

C'est ce qui ressort du passage suivant de la préface de son livre 1905 :

« Pour assurer sa victoire, l'avant-garde prolétarienne doit, dès son avènement au pouvoir, s'attaquer radicalement non seulement à la propriété féodale, mais aussi à la propriété bourgeoise. Il en résultera des conflits non seulement avec tous les groupements de la bourgeoisie, mais aussi avec les larges masses paysannes à l'aide desquelles le prolétariat a conquis le pouvoir. Les contradictions inhérentes à la situation d'un gouvernement ouvrier dans un pays arriéré, où l'écrasante majorité de la population est rurale, ne disparaîtront que par la révolution mondiale. Quand le prolétariat victorieux, obéissant à une nécessité historique, aura dépassé les étroites limites bourgeoises et démocratiques de la révolution russe, il sera obligé de dépasser également les limites nationales de la révolution russe, c'est-à-dire qu'il devra en faire le prélude de la révolution mondiale. »

La dernière affirmation est juste. Mais elle n'est pas l'essentiel pour Trotsky. L'essentiel, c'est, d'après lui, que le prolétariat russe victorieux doit fatalement et inévitablement entrer en conflit avec la paysannerie et que le gouvernement prolétarien succombera dans ce conflit, s'il n'est soutenu par des Etats européens où le prolétariat aura conquis le pouvoir.

On peut constater aisément à l'expérience du mouvement international évoquée, que Trotsky ne donne pas une solution adéquate du problème.

Si le conflit entre le prolétariat et la paysannerie est inévitable, il le sera aussi après la victoire mondiale du prolétariat. La paysannerie constitue l'écrasante majorité des habitants du globe. Si le prolétariat n'avait pas les moyens d'exercer une influence prépondérante sur cette majorité, la révolution internationale succomberait ou devrait être ajournée jusqu'à ce que la majorité des habitants de la planète fût composée d'éléments prolétariens.

L'erreur du camarade Trotsky c'est d'admettre inévitable le conflit entre le prolétariat et la paysannerie. Ce conflit n'est que possible, il ne serait inévitable que si la paysannerie trouvait plus d'avantages au régime capitaliste qu'au régime prolétarien. Il n'y a pas lieu de craindre un conflit entre les deux classes laborieuses si le parti du prolétariat victorieux se préoccupe avant tout de cimenter le bloc des ouvriers et des paysans.

Quelles méthodes devons-nous appliquer pour exercer une influence prépondérante sur la paysannerie ? Lénine a réfuté le point de vue du camarade Trotsky qui croyait que le prolétariat, imitant la bourgeoisie, pourrait dominer la paysannerie à cause du manque de conscience politique et de la passivité de celle-ci. Lénine a insisté sur la nécessité d'intéresser les larges masses paysannes à l'action historique du prolétariat.

Trotsky ne savait pas comment s'y prendre, comment « convaincre, pour parler avec Lénine, des millions et des dizaines de millions de paysans de la nécessité de l'action historique » entreprise par le prolétariat.

Trotsky ne comprit pas en 1905 que la révolution agraire était le devoir essentiel de l'époque. Les mencheviks ne le comprenaient pas non plus et c'est ce qui leur valut les cinglantes critiques de Lénine.

Le camarade Trotsky affirme maintenant encore qu'il apprécia avec justesse les forces motrices de la révolution et ne songea jamais à passer outre la paysannerie et à la sous-estimer. A ce sujet, il écrit, entre autres, ceci :

« Un des arguments favoris de certains milieux consiste à indiquer — indirectement surtout — que je « sous-estime » le rôle de la paysannerie. Mais on chercherait vainement chez mes adversaires une analyse de cette question... On ne saurait découvrir dans mes écrits d'alors la moindre tentative de « passer par-dessus » la paysannerie. » (Cours nouveau)

Comment Lénine appréciait-il dès 1915 le point de vue de Trotsky ?

« La théorie de Trotsky, écrivit-il, emprunte aux bolcheviks l'invitation adressée au prolétariat d'employer résolument les méthodes révolutionnaires pour la conquête du pouvoir ; elle emprunte en même temps aux mencheviks leur « négation » du rôle de la paysannerie. » Il constatait aussi qu'en réalité « Trotsky se rapprochait des travaillistes libéraux russes qui, contestant le rôle de la paysannerie, trahissent leur peu de désir d'éveiller les forces révolutionnaires de la paysannerie ». (A propos des deux lignes de la révolution)

Dans le même article, Lénine donne une brillante analyse des étapes de la révolution. Il montre le prolétariat luttant pour la conquête du pouvoir, pour la république, pour l'expropriation de la grande propriété, afin d'amener la paysannerie à soutenir la révolution et de mettre en œuvre toutes les forces révolutionnaires des masses paysannes d'abord pour libérer la Russie bourgeoise de l'impérialisme féodal et renverser le pouvoir des grands-propriétaires, ensuite pour passer à la révolution sociale qui s'achèvera en alliance avec le prolétariat européen.

Lénine est d'avis que la théorie de Trotsky sous-estime la paysannerie. Nous sommes en présence de deux théories : l'une considère la paysannerie comme alliée, l'autre — comme ennemie ; l'une prétend qu'un conflit grave est inévitable entre le prolétariat et la paysannerie, l'autre dit que nous pouvons, avec une politique circonspecte, éviter ce conflit.

Doutera-t-on, après ces démonstrations, que la théorie de la « révolution permanente » constitue une divergence « permanente » entre le trotskisme et le léninisme ?

Les étapes de notre révolution et la théorie du camarade Trotsky

Passons à l'examen concret des étapes de notre révolution et des points de vue y correspondant de notre parti et du camarade Trotsky.

Commençons par l'analyse des événements de 1905.

Les bolcheviks considéraient lu révolution de l!)05 comme une révolution bourgeoise démocratique ayant pour objectif la subversion des grands propriétaires et de leur gouvernement, l'expropriation de la grandi' propriété nu profit des paysans, l'établissement de la dictature révolutionnaire de la classe ouvrière et de la paysannerie, dictature qui, à ce moment du processus révolutionnaire, ne pouvait encore avoir un caractère socialiste. Trotsky n'était pas d'accord avec nous, il soutenait que le bolchevisme avait des aspects réactionnaires qui se manifestaient par son désir de collaborer avec les paysans.

« On nous propose maintenant, écrit-il dans 1905, de limiter plus encore l'action politique du prolétariat par une « condition », objectivement anti socialiste de collaboration avec les paysans. »

Le camarade Trotsky considérait le bolchevisme comme réactionnaire, précisément parce que le bolchevisme voulait faire participer les paysans au pouvoir aux côtés du prolétariat. Qu'est-ce que le paysan ? C'est un petit propriétaire. Or, la petite propriété est, du point de vue du socialisme, une force réactionnaire. Si, bolcheviks, vous voulez faire participer les paysans au gouvernement, vous faites une politique réactionnaire !

Trotsky affirmait que le bolchevisme, par cette politique réactionnaire, pourrait compromettre la victoire de la classe ouvrière. Dans une note qu'on trouve en bas de page dans la deuxième édition de 1905, il constate aimablement que cette éventualité ne s'est pas produite, puisque « le bolchevisme a sous la direction du camarade Lénine (non toutefois sans lutte intérieure), procédé au printemps 1917, c'est-à-dire avant la conquête du pouvoir, à une révision de ses idées sur cette question extrêmement importante ».

Nous verrons plus tard combien ridicule est l'affirmation que le parti ait, sous la direction de Lénine, modifié au printemps de 1917 son point de vue.

Trotsky reconnaît que le danger auquel devait s'attendre la révolution du côté de la politique paysanne « réactionnaire » du bolchevisme, n'était pas à redouter du vivant de Lénine qui eut « au printemps 1917 » le courage d'apprendre chez Trotsky les procédés à employer dans « la question la plus importante » de la révolution. Maintenant que Lénine est mort, il s'agit de trouver une garantie socialiste contre la « condition anti-socialiste » (la collaboration des paysans) posée par l'ancien bolchevisme. Quelle est cette garantie ? C'est la mobilisation de la jeunesse, le « cours nouveau » contre les « déviations » petites-bourgeoises possibles de la vieille garde bolchevique.

On voit par là que la campagne de l'opposition contre la vieille garde tenait par des liens solides à la « théorie de la révolution permanente ».

Trotsky combattait en 1905 le « moujik » ; il repoussait le mot d'ordre des bolcheviks : « dictature du prolétariat et de la paysannerie ». Avait-il raison ? Nous répondons par ce mot de Lénine :

« La question agraire est maintenant en Russie une question nationale. »

Le devoir du prolétariat consistait alors à amener le paysan à se soulever contre le régime semi-féodal, à l'entraîner à la lutte pour la conquête du sol.

Le camarade Trotsky envisageait la situation d'un point de vue opposé. Il ne comprenait pas les devoirs devant lesquels l'histoire plaçait le parti révolutionnaire. Pourquoi la révolution de 1905 s'est-elle terminée par une défaite ? Faute d'une liaison entre le mouvement ouvrier et le mouvement paysan. La révolution de 1905 avait atteint son point culminant dans les villes en décembre 1905, tandis que son arrière-garde paysanne n'entra en action qu'en 1907, lorsque l'avant-garde ouvrière était déjà écrasée.

Trotsky nous accusait à cette époque de consacrer une trop grande attention aux paysans. Il se trompait doublement. La révolution n'aurait jamais pu vaincre sous sa direction car quoi qu'il en dise, il brûlait l'étape paysanne. Sa politique a été foncièrement fausse, l'appréciation qu'il a donnée des forces de classe en présence, ne correspondait pas à la réalité. De quel droit prétend-il désormais que la théorie de la révolution permanente contenait l'essence même du bolchevisme ?

« L'erreur fondamentale du camarade Trotsky, écrit Lénine au sujet de cette étape de la révolution, c'est de négliger le caractère bourgeois de la révolution; de ne pas se représenter clairement le passage de cette révolution à la révolution socialiste... Une coalition du prolétariat et de la paysannerie « suppose un état de choses où la paysannerie est dominée par un parti bourgeois ou bien l'existence d'un puissant parti paysan indépendant ». C'est évidemment faux théoriquement et expérimentalement de la révolution russe. Une « coalition de classes » ne dépend pas de l'existence d'un puissant parti ou même de partis en général. Il ne faut pas confondre les classes et les partis... Des expériences de la révolution russe, il ressort qu'une « coalition » entre le prolétariat et la paysannerie s'est réalisée une dizaine ou une centaine de fois sans l'existence d'un puissant parti paysan. »4

Ou, disait Trotsky en 1905, les paysans seront les agents directs de la bourgeoisie, ou ils auront leur propre parti puissant et indépendant.

La conclusion, c'était que la dictature de la classe ouvrière et de la paysannerie était impossible, un conflit des plus graves devant se produire entre la classe ouvrière et la paysannerie. C'était, en somme, la négation de l'hégémonie du prolétariat. Trotsky craignait la paysannerie à une époque où il était nécessaire de faire appel à elle contre les grands propriétaires. Trotsky redoutait la « coalition » de classes, seule capable de garantir la victoire sur le tsarisme !

C'était un point de vue entièrement opposé à celui du bolchevisme. Si le parti prolétarien dirigeant eût adopté ce point de vue, l'effondrement de la révolution en aurait été la conséquence.

Passons à l'examen de l'étape suivante de notre révolution, la révolution de février 1917, sans nous occuper de la période de réaction durant laquelle le camarade Trotsky fit cause commune avec les mencheviks. Comment Lénine, qui se serait rallié à la théorie de la « révolution permanente » en ce qui concerne la question paysanne, apprécia-t-il la révolution de février ? Les thèses de Lénine sur le pouvoir soviétiste que le camarade Trotsky considère comme étant conformes à son esprit à lui, contiennent entre autres le passage suivant :

« Ne serions-nous pas menacés de tomber dans un subjectivisme exagéré et de céder au désir de passer outre la révolution bourgeoise démocratique encore inachevée, puisqu'elle n'a pas satisfait les revendications des paysans, si nous tentions de déclencher immédiatement la révolution socialiste ? Disant : « A bas le tsar, gouvernement ouvrier ! », je m'exposerais à ce danger. »

Lénine montrait le danger d'appliquer en 1917 les mots d'ordre formulés par Trotsky en 1905. Il montrait que la paysannerie n'ayant pas encore terminé la révolution agraire, notre révolution n'était pas entrée dans une phase où le mot d'ordre de dictature prolétarienne pouvait être considérée comme actuel. Le devoir était d'utiliser les forces révolutionnaires de la paysannerie pour préparer la voie à la révolution socialiste. Lénine appréciait dialectiquement la situation. Il constatait que les mots d'ordre bolcheviques de 1905 s'étaient en général révélés justes, mais il insistait aussi sur ce qu'il y avait d'« original » dans la situation nouvelle où la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie « se réalisait d'une façon tout à fait particulière », puisqu'elle coexistait avec un gouvernement bourgeois.

Faisant ressortir le caractère petit-bourgeois des soviets d'alors, où la majorité se composait de paysans, Lénine recommanda de tourner les obstacles, de régler notre avance d'après les résultats d'un examen approfondi des phases transitoires. Au point de vue économique, Lénine appréciait comme suit la situation :

« La majorité des paysans peut-elle exiger et accomplir la nationalisation du sol ? Oui. Est-ce déjà la révolution sociale ? Non, c'est encore la révolution bourgeoise, puisque la nationalisation du sol n'est pas incompatible avec le capitalisme, bien qu'elle soit un coup sensible porté à la propriété privée. »
« La majorité des paysans russes peut-elle se prononcer pour la fusion des banques et exiger qu'une succursale de la Banque d'Etat soit établie dans chaque localité ? Oui, puisque cette mesure comporte des avantages incontestables. Les partisans mêmes de la défense nationale pourraient l'approuver, cette mesure étant de nature à augmenter les ressources militaires de la Russie. Peut-on arriver sans délai à la fusion des banques ? C'est parfaitement possible. Est-ce une mesure socialiste ? Non, ce n'est pas encore le socialisme. La majorité des paysans peut-elle se déclarer pour la nationalisation de l'industrie sucrière sous le contrôle des ouvriers et des paysans, ainsi que pour la réduction du prix du sucre ? Oui, cette mesure est-elle possible au point de vue économique ? Oui... »5

Voyez comment Lénine traite la question. Il se demande sans cesse ce que dira le « paysan ». Ces citations nous montrent-elles les bolcheviks se plaçant sur le terrain de la « révolution permanente » ? Aucunement. Lénine, discernant bien les diverses étapes de la révolution, établit une liaison entre la classe ouvrière et la masse paysanne. Il ne considère pas les paysans comme étant a priori les ennemis de la classe ouvrière, mais comme des alliés possibles, qui feraient de temps à autre des difficultés à la classe ouvrière, mais que celle-ci doit savoir guider de sorte qu'ils deviennent des combattants d'un appoint décisif dans notre lutte pour l'économie socialiste. Lénine déclarait :

« Je ne dis pas : A bas le tsar, vive le gouvernement ouvrier ! » Je dis : nous avons des soviets petits-bourgeois. Je ne dis pas : le socialisme sur l'heure. Je dis : telle ou telle mesure présentant des avantages pour le paysan et portant en même temps un coup à la propriété privée. »

Le lecteur appréciera cette façon géniale de passer d'une étape à une autre sans méconnaître jamais les aspects particuliers d'une situation donnée, mais y trouvant toujours le facteur utile à l'action de la classe ouvrière.

Dans les événements d'Octobre, il sied avant tout de considérer deux faits : 1) le gouvernement révolutionnaire issu de la victoire fut composé de bolcheviks et de socialistes-révolutionnaires de gauche ; 2) nous adoptâmes et exécutâmes le programme agraire des s.-r. alors que les paysans s'étaient effrayés de l'expropriation des domaines seigneuriaux. Lénine, poursuivant sa politique de collaboration avec les paysans, disait : « Paysans, vous avez élaboré sous la direction des s.-r. un programme excellent. Nous vous aidons à l'exécuter. »

Les s.-r. de gauche étaient encore influents dans les campagnes. Nous les fîmes entrer au gouvernement sans être contredits par le camarade Trotsky qui ne souffla mot du caractère « anti-socialiste » de la collaboration avec les paysans. Par l'adoption du programme des s.-r. de gauche que nous fîmes participer au pouvoir, nous réussîmes à placer des millions de paysans sous la direction du prolétariat.

Une nouvelle phase commença ensuite. La révolution ne s'arrêta pas à l'expropriation de la grande propriété, à laquelle avaient pris part les gros paysans intéressés à détruire la grande propriété féodale. L'étape suivante amena une différenciation de classes dans les campagnes, comportant une aggravation du conflit entre la bourgeoisie rurale et les Comités des Paysans Pauvres. La politique de ces comités provoqua un soulèvement organisé par les s.-r. Les gros paysans et une partie des moyens se séparèrent de nous, tandis que les pauvres et une autre partie des moyens nous appuyaient. La révolution était passée à la classe plus proche du prolétariat.

C'est par étapes successives que nous arrivâmes à la dictature de la classe ouvrière. On voit désormais les divergences théoriques qui nous séparent du camarade Trotsky. Pour lui, le processus révolutionnaire commence par l'établissement de la dictature. Il ne voit pas les diverses étapes par lesquelles la révolution doit passer, et ne tient pas compte du rapport des forces dans les diverses situations données. Il ne reconnaît pas que les mots d'ordre doivent changer avec les événements. « Ce que j'avais prévu, dit-il, est arrivé. J'avais donc raison. » Erreur profonde. Si nous avions établi notre tactique d'après la théorie de Trotsky, nous ne serions pas arrivés à la dictature ouvrière. Nous y avons abouti parce que le parti suivit les directives de Lénine. Et c'est parce que nous sommes décidés à persister dans la voie tracée par Lénine, c'est-à-dire à entraîner la paysannerie à la suite de la classe ouvrière, que nous aboutirons au socialisme.

Aspects particuliers de notre révolution.

Quelles conclusions se dégagent de l'examen de la théorie de Trotsky ?

Les Enseignements d'Octobre du camarade Trotsky contiennent entre autres le passage suivant :

« La révolution de février était une révolution bourgeoise. Mais comme telle, elle venait trop tard, elle ne put se bien installer. Déchirée par des antagonismes qui se manifestèrent subitement par la dualité des pouvoirs (gouvernement provisoire et soviets. La Réd.) elle devait conduire directement à la révolution prolétarienne, ce qui est arrivé, ou faire surgir un gouvernement de l'oligarchie bourgeoise qui aurait rejeté la Russie à une situation semi-coloniale. La période inaugurée par la révolution de février a donc pu être considérée de deux points de vue : comme une période de consolidation et d'aboutissement de la révolution démocratique, ou comme une période de préparation à la révolution prolétarienne. »

Voici par contre comment s'exprimait Lénine sur ce même sujet, dans son discours prononcé à l'occasion du IVe anniversaire de la République des Soviets :

« Les anarchistes et les démocrates petits-bourgeois, c'est-à-dire les mencheviks et les s.-r., représentants russes d'un type socialiste international, ont dit et disent encore bien des sottises sur la corrélation entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste, c'est-à-dire prolétarienne. Nous avons mené à bien la révolution bourgeoise démocratique comme aucun pays ne l'a fait avant nous. Nous avançons sûrement et sans arrêt vers la révolution socialiste. Nous savons qu'elle n'est pas séparée par une muraille chinoise de la révolution bourgeoise démocratique. Nous savons que seule la lutte décidera combien en fin de compte nous pourrons avancer, dans quelle mesure nous pourrons accomplir notre devoir et conserver les fruits de notre victoire... »

Avec quelle précaution Lénine formulait ses idées ! Citons encore un passage de ce discours :

« Aucun Kautsky, Hilferding, Martov, Macdonald, Turatti, aucun des marxistes de l'internationale 2 1/2, n'a pu comprendre cette corrélation entre la révolution bourgeoise démocratique et la révolution prolétarienne socialiste. La première se révèle comme une étape de l'autre. La seconde résoud en passant les problèmes de la première. La lutte, et seule la lutte, décidera dans quelle mesure la seconde révolution réussira à dépasser la première. »

Quelle différence entre les deux formules : Chez Trotsky, il s'agit ou d'une révolution bourgeoise démocratique, ou d'une révolution socialiste. Chez Lénine, la question se pose de façon tout à fait différente. Les deux étapes, celle de la révolution bourgeoise et celle de la révolution prolétarienne, ne sauraient être séparées l'une de l'autre. La particularité de la révolution russe consiste en ce que les deux révolutions coïncident, la seconde surgissant de la première.

Si de tels problèmes pouvaient être résolus par des schémas abstraits, abordés que par des méthodes dialectiques correspondant à la réalité, c'est-à-dire avec la stratégie de Lénine, il ne reste du « plan » habilement échafaudé par Trotsky que des phrases stériles.

C'est en vain que le camarade Trotsky soutiendra n'avoir pas sous-estimé la paysannerie et avoir tenu compte des étapes consécutives du processus révolutionnaire. Il se trompe cruellement, lorsqu'il considère l'établissement de la dictature prolétarienne en Russie comme le résultat de l'adoption par les bolcheviks de sa théorie de la « révolution permanente ». Comme il persiste toujours dans ses erreurs, il n'est que trop naturel que le parti lui réponde à peu près ceci : « Si, posant la question de la révolution permanente, on pose de nouveau dans toute son ampleur celle du rôle des paysans au tournant nouveau que traverse actuellement le pays, si l'on essaie de regrouper le parti et de reformer son idéologie en s'inspirant de la théorie de la révolution permanente, — nous refusons de nous engager dans cette voie. Nous ne songeons pas à renoncer aux nettes conceptions de Lénine. Aussi faut-il que le trotskisme soit idéologiquement liquidé. Le bloc des ouvriers et des paysans est, comme l'enseignait Lénine, la question centrale de notre révolution. C'est ce qu'il ne faut jamais perdre des yeux.

Quelques mots sur l'appréciation générale de notre révolution après la conquête du pouvoir.

Lénine a également traité cette question. On a vu que Trotsky persiste à considérer son appréciation des forces motrices de la révolution, datant de 1905, comme juste. Pourtant s'il était ainsi, notre collaboration avec la paysannerie nous mènerait à la ruine; nous ne pourrions tenir que si le prolétariat occidental établissait dans l'entretemps sa dictature. Lénine estime que notre devoir est « de vivre en bon accord avec les paysans ». Il nous semble qu'il y a là une divergence théorique profonde entre les deux conceptions. Elle nous fait comprendre l'attitude de l'opposition groupée autour de Trotsky pendant la dernière discussion. L'opposition constatant le ralentissement de la révolution mondiale, en concluait qu'un conflit entre le prolétariat et les paysans était inévitable. Nous n'en sommes nullement convaincus; au contraire, nous disons avec Lénine qu'une politique prudente maintenant le rôle dirigeant du prolétariat, nous évitera des conflits graves avec les paysans et nous assurera leur collaboration. La situation n'est pas désespérée; tâchons seulement d'éviter de commettre des gaffes vis-à-vis de la paysannerie.

D'après la conception livresque de la révolution socialiste, celle-ci, victorieuse, échouerait tôt ou tard dans des pays où la majorité de la population se compose de paysans. Cette conception, Lénine l'a combattue de toute son énergie. L'article sur le livre de Soukhanov (Notes sur la Révolution) qu'il écrivit malade et qui est un vrai modèle de dialectique révolutionnaire, contient une critique géniale de cette opinion. Nous ne résistons pas au désir de citer ce passage capital :

« Les social-démocrates se disent toujours marxistes, mais comprennent le marxisme de façon bien pédante. L'essentiel du marxisme, sa dialectique révolutionnaire, ils ne l'ont pas saisi. Ils n'ont pas non plus saisi, ils n'ont pas même aperçu les indications de Marx sur la nécessité de faire preuve dans une situation révolutionnaire de la plus grande souplesse possible... Ils ont vu jusqu'ici que le capitalisme et la démocratie bourgeoise en Europe occidentale se développaient dans un certain sens général, ils ne peuvent se figurer que des exceptions puissent se produire qui, tout en étant insignifiantes au point de vue de l'histoire mondiale, dérogent à ce qu'ils considèrent d'habitude comme la règle générale.
« D'abord il s'agit là d'une révolution consécutive à la première guerre mondiale impérialiste. Cette révolution doit forcément avoir un caractère tout à fait particulier.
« Ensuite l'idée ne leur vient pas que certaines phases du procès général peuvent se présenter sous des aspects spéciaux, soit dans la forme, soit dans l'ordre de la succession.
« Ils ont appris par cœur ce cliché : que les conditions économiques objectives du socialisme n'existent pas chez nous.
« Que faire, si dans une situation particulière la Russie est d'abord entraînée dans la guerre mondiale impérialiste, si les révolutions sur le point d'éclater ou déjà commencées en Orient créent des conditions où nous pouvons établir une liaison entre la « guerre des paysans » et le mouvement ouvrier ?
« Que faire si une situation sans issue, décuplant les forces des ouvriers et des paysans, nous fournit les moyens d'aborder autrement que ce n'est possible dans les pays de l'Europe occidentale l'œuvre de création des conditions fondamentales de la civilisation ? La tendance générale du procès historique mondial en est-elle modifiée ?
« Si le socialisme exige un certain niveau de culture (personne ne saurait dire quel doit être ce niveau de culture) pourquoi ne pourrions-nous pas commencer par créer, après avoir fait triompher la révolution, les conditions préalables à la réalisation de cette culture, afin de rejoindre les autres peuples en nous servant des moyens que nous offre le pouvoir ouvrier et paysan et le régime soviétiste ? »

Cet exposé de Lénine est d'une belle audace. C'est aussi un bel exemple de dialectique révolutionnaire.

La vulgaire conception social démocrate de la révolution socialiste affirme que lia révolution prolétarienne ne saurait tenir que dans des pays industriellement développés où la classe ouvrière est numériquement forte Dans cet article, qui donne en un certain sens la clé de toute sa politique, Lénine déclare celle règle juste en général, mais qu'il serait radicalement faux de la prendre à la lettre dans certaines circonstances. Le langage de Lénine est loin d'être contraire au marxisme. C'est même l'application la plus originelle et la plus parfaite de la dialectique révolutionnaire marxiste.

Tandis que Lénine approfondit ainsi le sens de notre révolution, Trotsky se représente les conditions de la victoire de la révolution prolétarienne comme les écrivains social-démocrates. La Russie a un prolétariat peu nombreux et une industrie faible ; par conséquent, le prolétariat russe ne pourra jouir longtemps des fruits de la victoire. Lénine dit, par contre, que la défaite du prolétariat n'est pas inévitable. Nous n'avons qu'à obtenir et à conserver l'appui des paysans, en développant pas à pas notre industrie. L'alliance avec les paysans nous est indispensable.

Nous avons les banques et le contrôle du crédit. En nous servant des coopératives, nous réussirons en quelques dizaines d'années à transformer l'idéologie des paysans. Il faut s'y prendre avec précaution et une grande patience. Demandez au camarade Trotsky s'il a seulement fait allusion au rôle des coopératives que Lénine, dans ses derniers articles, a toujours mises au premier plan ?

Deux mots sur l'aide du prolétariat de l'Europe occidentale. D'après le camarade Trotsky, nous ne pourrons sortir de l'impasse que grâce à l'aide des Etats d'Europe occidentale où le prolétariat aura conquis le pouvoir. Or, le prolétariat n'a pas encore vaincu en Europe. Mais ne nous prête-t-il pas un concours précieux. Et n'avons-nous pas l'appui d'une autre force : les peuples coloniaux ?

L'erreur du camarade Trotsky est invariablement la même. Il considère les choses d'un point de vue formaliste. Il dit : ou victoire du prolétariat en Europe occidentale, ou fin de la révolution russe ; ou concours des Etats prolétariens d'Europe, ou néant... En réalité les choses se passent tout autrement. Nous avons une série de demi-victoires, plus le mouvement colonial, plus la crise du capitalisme provoquée par la guerre. Le léninisme tient compte de cet aspect particulier de la situation internationale et de la forme sous laquelle se manifeste l'aide prolétarienne internationale, tandis que Trotsky se borne à des schémas trop abstraits et trop étroits pour embrasser la vie mouvante et bigarrée.

Un comité central qui aurait adopté le point de vue de Trotsky sur la question paysanne, aurait mené le pays « aux abîmes » et inauguré une politique corporative demi-menchevique qui se fut appelée : « purement prolétarienne ». Nous aurions perdu contact avec la paysannerie et provoqué un conflit qui aurait pu nous être fatal.

Le camarade Trotsky a récemment exposé de nouveau des idées reflétant une idéologie du trotskisme. Notre parti ne saurait adopter des points de vue qu'il a combattus pendant de longues années. La théorie de la révolution permanente ne nous est pas indifférente. Nous ne cesserons pas de la combattre car nous voulons garder intactes les bases idéologiques et politiques de notre parti. Notre révolution n'est pas encore terminée. Nous ne songeons pas à abdiquer, mais nous aurons tôt ou tard le devoir de confier à de nouvelles générations le sort de la révolution. L'histoire de notre parti n'a pas commencé et ne s'est pas terminée en octobre 1917. Notre parti a encore des dizaines d'années devant lui. Pour former la nouvelle génération qui continuera notre tâche, il faut exposer les « vieux » litiges, parce qu'ils se rapportent directement aux problèmes actuels. C'est pourquoi nous croyons devoir préserver le parti de toutes tentatives de révision du léninisme.

Notes

1 Voici quelques passages essentiels d'un discours du camarade Riazanov prononcé au VIIIe congrès du parti : « J'ai prévu que notre parti prolétarien serait après la conquête du pouvoir placé devant le dilemme de s'appuyer ou sur les masses paysannes, ou sur le prolétariat occidental. Le camarade Lénine et le groupe du parti qui le soutient, ont préféré s'appuyer sur les paysans. J'avais dans notre fraction déjà caractérisé la politique du camarade Lénine. Lénine voulait adopter les idées de Tolstoï à l'époque actuelle. Tolstoï recommandait pour rénover la Russie, de naïves méthodes paysannes. Lénine veut entreprendre la même tâche avec des méthodes paysannes et militaires. Nous voyons maintenant les fruits de cette politique paysanne et militaire ! »

2 Il faut tenir compte ici de la relativité de l'« interruption » de la révolution. Dix ans se sont écoulés après la révolution de 1905 jusqu'au déclenchement de la « deuxième » révolution. Lénine a écrit dans son article intitulé « Deux tendances de la révolution » que le parti révolutionnaire doit avant tout se rendre clairement compte des rapports des classes dans la révolution imminente. Il remarque au sujet de Trotsky que celui-ci « s'acquitte mal de ce devoir, puisqu'il ne fait que répéter sa théorie « originelle » de 1905, sans vouloir même se donner la peine d'examiner pour quelle raison la vie a, pendant dix ans, passé outre cette excellente théorie ». Il y a donc eu une certaine interruption de la révolution « ininterrompue ». Cette interruption et les événements ultérieurs ont infligé un démenti au camarade Trotsky, puisque la paysannerie a pris dans l'histoire une place que la théorie du camarade Trotsky lui refusait.

3 Il convient de remarquer que ce schéma ne saurait être appliqué sans examen des rapports des forces sociales. Le trait caractéristique de la révolution bourgeoise démocratique en Russie consista en ce qu'elle ne put être menée à bonne fin que par une bataille livrée à la bourgeoisie libérale devenue dès avant la victoire sur le tsarisme une force contre-révolutionnaire. L'ignorance de ce fait a conduit les mencheviks à la trahison. Lénine réfutant les mencheviks, fit ressortir que ce schéma ne saurait être appliqué à tous les phénomènes de la vie sociale. On est, quelquefois amené à brûler les étapes, à procéder par bonds. Mais Lénine se défend contre les conclusions que les « lecteurs d'humeur querelleuse » pourraient dégager de là, en feignant de supposer qu'il prêche une tactique d'étapes brûlées sans compte tenu du rapport des forces sociales existantes ». Ce qui importe, c'est de baser nos calculs sur le rapport des forces sociales. Développer sans cesse la révolution, la diriger à travers toutes les vicissitudes en tenant toujours compte du rapport des forces — toute la tactique du léninisme est là.

4 In « Le but de la lutte du prolétariat dans notre révolution » (1909). (Note de la MIA)

5 In « Une question capitale » (1917). (Note de la MIA)


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