1936

 

 

 

Conférence donnée à Paris.

 

 

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[Présentation de Maurice Andreu, dans la revue Nouvelles Fondations, n°6, 2007, pp. 154-155]

Le texte de la conférence que nous reproduisons ici1 a été lu le 3 avril 1936 dans une salle parisienne du Palais de la Mutualité, devant les invités de l'Association pour l'étude de la culture soviétique (4, place du Panthéon, Paris Ve).

Nikolaï Ivanovitch Boukharine est à Paris, à l'Hôtel Lutétia, depuis la deuxième quinzaine de mars. Il est en mission pour le Bureau Politique afin d'acheter des archives de Marx et Engels qui appartiennent au Parti social-démocrate allemand. Elles ont été évacuées d'Allemagne en mai 1933 – avec des archives social-démocrates russes – et sont dispersées dans diverses capitales européennes. N. I. et les autres membres de la mission2, partis fin février de Moscou en passant par Berlin, ont fait un long périple par Prague, Vienne, Copenhague, Amsterdam et Paris pour voir les documents proposés et les divers responsables. Il est convenu qu'ils vont négocier le prix à verser au SPD avec deux Mencheviks exilés à Paris, F. I. Dan et B. I. Nikolaevsky.

La négociation échouera et sera interrompue fin avril, mais dès le début de ces six semaines parisiennes on propose à Boukharine de s'exprimer publiquement, oralement et par écrit, dans une conférence rémunérée. André Malraux, qui fait partie des organisateurs de l'événement, assure la rédaction en bon français de la traduction faite par le Dr A. Roubakine. Grâce à ce gain inattendu en devises convertibles, N. I.peut faire venir son épouse Anna, alors au début du neuvième mois de sa grossesse. Elle arrive le 6 avril, mais elle ne profitera pas comme elle l'aurait souhaité de ses trois semaines de séjour à Paris. Elle s'évanouit devant la Joconde et prend froid au château de Versailles, si bien qu'elle doit passer une semaine dans une clinique, chez la fille de G. V. Plekhanov, établie comme médecin en France. Enfin la police française ayant eu vent de menaces d'attentat fasciste, N. I. et Anna doivent plus ou moins s'enfermer dans l'ambassade soviétique avant de partir.

Anna Larina-Boukharina, qui a survécu à ses persécuteurs et ses bourreaux, a fait le récit des derniers mois de la vie de Boukharine, jusqu'à son arrestation. Elle le commence précisément au moment de ce voyage à l'étranger3.

Elle nous donne d'abord d'intéressantes informations sur les impressions personnelles du conférencier. N.I. dit à Anna qu'il aurait pu « faire une bien meilleure intervention ». Il est un peu déçu par la « forme artificielle » qu'a pris son discours-lecture, mais il est sensible à l'accueil « chaleureux »de ses auditeurs, à leur nombre et, plus particulièrement, à la présence de R. Hilferding en personne, venu « spécialement l'entendre à Paris ». N.I. semble un peu craindre qu'on aie « vent à Moscou » de cette rencontre qui n'était pas « prévue », mais c'est le fait le plus « sensationnel » qu'il retient de cette journée, où il a pu discuter de « problèmes théoriques » avec l'auteur du Capital financier. « Mais enfin, je ne pouvais pas le chasser, et c'était extraordinairement intéressant de discuter avec lui ».

Elle nous éclaire aussi sur le contexte de ce voyage qui, comme beaucoup d'événements de la vie de Boukharine, va être utilisé dans la construction des dialogues de son « procès » spectacle de mars 1938.

Elle considère que cette mission était une « provocation » destinée à établir des liens concrets entre Boukharine et des responsables sociaux-démocrates, afin de les métamorphoser en actes de trahison et d'espionnage. Elle n'est pas loin de soupçonner les Mencheviks russes qui avaient rencontré la mission d'avoir participé à la provocation. En effet, la revue de Dan et Nikolaevsky, Le messager socialiste, publie, en décembre 1936 et janvier 1937, une Lettre d'un Vieux Bolchevik dont l'auteur « anonyme » ne pouvait être que…Boukharine ; alors qu'au même moment le procès de Radek, Piatakov, Sokolnikov, etc. annonce directement les noms des prochaines victimes (Rykov et Boukharine). Anna Larina rappelle que c'est la deuxième fois quecette revue menchévique parisienne produisait un document compromettant pour Boukharine. Le messager socialiste avait publié le mémorandum de sa rencontre avec Kamenev en juillet 1928. Cette « preuve » d'une activité fractionnelle de Boukharine avait été utilisée pour écarter les chefs de la « droite » du pouvoir. On peut penser, avec Anna Larina, que les Mencheviks exilés éprouvaient une certaine satisfaction chaque fois qu'ils voyaient les Bolcheviks se déchirer et même s'entretuer, comme ils commençaient à le faire en 1936. Ils n'avaient peut-être pas trop de scrupules à mettre un peu d'huile sur ce feu. Anna Larina s'étonne quand elle voit comment, dans les années soixante, Nikolaevsky et, dans une moindre mesure, L. O. Dan , la veuve de F. I. Dan, ont raconté leurs conversations avec Boukharine. Elle est certaine que son mari n'a jamais eu lesrencontres en tête à tête que Nikolaevsky prétend avoir faites, et qu'il ne s'est pas rendu de lui-même chez Dan pour lui déclarer qu'il se sentait perdu. Elle était présente lorsque Fanny Ezerskaïa, une amie de la famille Larine, a parlé avec Boukharine et elle ne l'a pas entendue lui conseiller l'exil et lui proposer de diriger un journal d'opposition. Près de trente ans après les faits, les auteurs et les éditeurs de la Lettre d'un Vieux Bolchevik ont peut-être été tenté de camoufler leurs mauvaises intentions à l'égard de tous les Bolcheviks en présentant Boukharine comme le véritable inspirateur de leur ouvrage… Ils ne savaient pas qu'Anna pouvait encore témoigner et démentir l'essentiel de leurs fausses confidences.

Finalement, comme le dit sa femme, on peut supposer que N.I., en avril 1936, « ne prévoyait pas sa perte »4.

La Pravda du 10 février 1936 l'avait bien attaqué personnellement, mais pour des broutilles littéraires : deux phrases de ses éditoriaux des Izvestia où il avait dit, d'une part, que le nom de la Russie avait été associé par le tsarisme à toutes les formes d'oppression et de misère et, d'autre part, que la nation russe avait été une nation d'Oblomov… Cela suffisait pour émouvoir les censeurs de Staline, mais ce n'était pas la première escarmouche.

Le texte de la conférence, comme on peut le lire, ne contient pas de message politique subliminal. À aucun moment il ne sort de son cadre « théorique » : développer une confrontation entre les tendances destructives du capitalisme qui divise, coupe en morceaux, hiérarchise, asservit, etc. alors que le socialisme construit, unifie, intègre, démocratise et libère…Pas la moindre allusion à la réalité de la terreur ou aux absurdités du système stalinien. En commettant cet énorme mensonge par omission, Boukharine espère-t-il quelque chose ? Probablement rien, en tous cas rien de politique ; mais depuis son échec de 1929, il a conservé son ambition constante de prouver que la pensée théorique socialiste vit encore, en s'opposant au capitalisme en crise et aux formes idéologiques monstrueuses qu'a produit cette crise. Au lecteur de juger s'il y est parvenu.

L'histoire a fait que ce discours lu « à la Sorbonne »5 fut probablement la dernière rencontre de Boukharine avec un public vivant et venu pour l'écouter. Lorsque l'ouverture du second procès de Zinoviev, Kamenev, etc., le 19 août 1936, et leur rapide exécution dévoileront les intentions exterminatrices de Staline, Boukharine comprendra que sa survie était compromise, et qu'il avait entraîné sa jeune femme et leur fils, né en mai 1936, dans un piège mortel. Autant qu'il le pourra, il essaiera de s'assurer que sa famille resterait à l'abri de la répression et les agents du NKVD s'efforceront de le lui faire croire. Staline, parfait tourmenteur,connaissait assez Boukharine pour utiliser son ambition de laisser la trace d'une pensée théorique véritable. Pour obtenir ses aveux publics et sa soumission complète, il l'autorisa à écrire tout ce qu'il voudrait. Ce sera un roman inachevé (« Le temps » ou « Comment tout a commencé… ») ; un ensemble de poèmes (« La transformation du monde »), un livre de philosophie en forme d'« Arabesques » et un essai sociologique sur « Le socialisme et sa culture ». Toutes ces pages n'atteindront d'abord que les étagères de la bibliothèque personnelle du Maître, car il les conserva — on peut se demander pourquoi… Mais c'est ce qui permit, beaucoup plus tard,en 1992, à un bureaucrate anonyme6 et généreux de l'entourage du Président Ieltsine de donner une copie de tous ces ouvrages à la veuve et au biographe américain de Boukharine.

La conférence rédigée et lue à Paris n'avait évidemment jamais vu le jour en URSS avant la tardive« réhabilitation » de son auteur, en 1988. Les éditeurs du premier volume des Ecrits de la prison, parus en 1996, celui qui a pour titre Le socialisme et sa culture, ont pensé qu'elle pouvait y être ajoutée, en annexe, car elle est une sorte d'esquisse du texte écrit en captivité.

Maurice Andreu

 


Les problèmes fondamentaux de la culture contemporaine

N.I. Boukharine

3 avril 1936

 


J'exprime ma profonde gratitude au Dr A. Roubakine, qui s'est chargé de traduire ma conférence en français, et à André Malraux, qui a bien voulu en assurer la rédaction.

N.-I. Boukharine7


Nul ne doute que nous traversions à l'heure actuelle la plus grande crise mondiale que l'histoire ait connue ; une crise de la civilisation toute entière, tant matérielle que spirituelle. Crise du système capitaliste dans son ensemble, et qui conduit à une transformation inévitable de la société capitaliste en société socialiste. La rupture du monde contemporain, la naissance de l'Union Soviétique, ne sont que le commencement d'une gigantesque transformation sociale.

Les processus réels de la vie sociale qui reflètent cette crise se présentent comme des preuves éclatantes de la doctrine de Marx qui les a tous préfigurés. Comment admettre cette opinion si largement répandue parmi les intellectuels français, que la culture spirituelle est indépendante de la culture matérielle ? et que cette thèse de l'indépendance des deux cultures, expression de la conception occidentale, s'oppose à la conception communiste qu'on considère comme une conception orientale ? Est-il encore nécessaire de constater que le marxisme est avant tout un produit de la culture occidentale ? En tant que système, le marxisme part directement des doctrines de l'économie politique anglaise, du socialisme français et de la philosophie classique allemande. De plus, on sait que la culture la plus spiritualiste s'exprime par les conceptions religieuses et philosophiques de l'Inde, et cette conception, orientale par excellence, est une négation du monde sensible. L'Orient pourtant (Chine et Indes comprises) connaît, comme l'Occident, des tendances matérialistes. Les Grecs ont eu Démocrite, la France a eu une pléiade éclatante de matérialistes : ce n'est pas à tort que les fascistes allemands tiennent l'époque de l'Encyclopédie pour le péché originel de l'humanité.

Rien ne contredit autant la conception idéaliste, partagée, hélas !, par de nombreux intellectuels, que la crise de la culture que nous traversons. Très souvent, savants et artistes se trouvent, pour ainsi dire « blessés » pour la culture spirituelle en pensant naïvement que les marxistes entendent déprécier cette culture, la sous-estimer. Or, en réalité, c'est la genèse de cette culture qui est en question. Jamais aucun marxiste n'a affirmé la supériorité de la fabrication du saucisson sur les tableaux de Corot, ou celle de la circulation monétaire de l'Allemagne sur la philosophie marxiste. Aucun marxiste qui reconnaît la théorie darwiniste de l'évolution ne dira que le phénomène de la conscience est inférieur à la matière inorganique. Mais, par contre, nous défendons évidemment que l'homme et son cerveau proviennent de formes plus primitives, que la matière vivante vient de la matière inorganique, contre tous les partisans des traditions bibliques plus ou moins modifiées, et selon lesquelles l'esprit de Dieu planait de toute éternité au dessus du gouffre matériel.

Quelle a été et quelle est l'évolution de la crise actuelle de la culture ? Que vaut la thèse qui proclame l'indépendance de la vie intellectuelle à l'égard de l'économie ?

Pour pouvoir répondre à ces questions, il faut examiner les faits. Voyons leur signification.

La crise générale de capitalisme8 en tant que système économique, et la rupture du monde depuis la naissance de l'U.R.S.S., ont déterminé une crise de la culture spirituelle brisée selon deux tendances.

Il n'est pas difficile de voir en quoi la crise du capitalisme se traduit ou s'exprime dans la crise de ses formes idéologiques.

Dans le domaine des orientations économiques, nous observons une crise de l'idée du progrès technique rapide – on cherche à la remplacer par l'idée d'un freinage de la technique ; à la place de l'orientation industrielle, on fait sortir une « ré-agrarisation », une orientation vers la terre ; l'ancienne admiration devant le marché mondial se transforme en une propagande d'un nouveau mercantilisme et de l'économie autarchique ; « le libre jeu des forces économiques » et la formule « laissez faire » sont brutalement remplacés par le mot d'ordre d'une réglementation par l'Etat ; l'individualisme économique, l'apologie de l'initiative privée cèdent la place à l'apologie des pouvoirs monopolisants et à l'étatisme nationaliste ; l'idée de la soumission à la « loi naturelle inévitable » est remplacée par l'idée d'une puissance politique et d'une contrainte.

Est-il donc si difficile de comprendre que toutes ces activités idéologiques découlent directement de la situation actuelle des classes capitalistes, qu'elles sont directement déterminées par les changements économiques qui se sont produits dans ces dernières dizaines d'années ?

En ce qui concerne la vie politique, on est en présence d'une crise de l'Etat démocratique et libéral, et cette crise se rattache directement à un état critique du capitalisme. Et de là vient le fascisme. Et de là vient également toute l'idéologie de l'Etat corporatif fasciste, l'idée de la totalité, l'affirmation de la hiérarchie corporative, le « césarisme », l'apologie d'une militarisation de la vie, la pensée militaire, etc.…

Est-il si difficile de comprendre que ces « activités idéologiques », elles aussi, sont liées à la crise du système économique du capitalisme et à la lutte des forces sociales qui se déploient sur cette base ?

Dans le domaine des forces idéologiques sublimées, nous assistons à une crise de l'idée d'évolution, ce qui se traduit d'une façon générale par une crise de l'idée du progrès technique et un état d'esprit pessimiste des milieux capitalistes ; à une crise de l'idée de la « personnalité autonome » et à un remplacement de cette idée par celle de l'universalisme de caserne ; à une crise de toute l'idéologie de l'humanisme chrétien libéral et à une consolidation des « théories racistes », du « néo-paganisme », d'une propagande ouverte du bestialisme (« le rapace » de O. Spengler) dans les pays fascistes ; à une crise de l'idée d'égalité formelle et au remplacement de cette idée par celle de la hiérarchie éternelle, avec mobilisation des idées de Joseph de Maistre, de Gobineau, de Nietzsche, de Saint-Simon même ; à une crise du « droit » et une orientation vers la « force », « la puissance », etc. ; à une crise de l'idée de connaissance rationnelle et une orientation vers « l'instinct », « la voix du sang », « l'inconscient », « l'intuition » ; à une crise de l'intellectualisme et un épanouissement du « volontarisme », des formes spécifiques de l' « activisme », du « messianisme », des mythes sociaux, etc...

Est-il donc si difficile de remonter aux points de départ matérialistes de ces conceptions idéologiques et de trouver la base matérielle de ces « activités spirituelles » ?

Il est évident que tout autour de chacune des dominantes idéologiques que nous venons d'énumérer, on voit s'accumuler une foule d'idées et d'intentions qui en dérivent. Mais la toile de fond est déjà assez démonstrative pour nous montrer que la crise du capitalisme et la formation des Etats fascistes en tant qu'avant-garde ou troupes de choc du front capitaliste, qui cherche à maintenir le monde de l'exploitation par une guerre civile préventive contre la classe ouvrière, que cette crise, disons-nous, trouve ici son expression idéologique.

C'est ce que nous allons entreprendre de montrer avec précision, avant de poser le problème même de l'homme, et d'exposer la solution que lui propose la civilisation socialiste.

Comment on se libère des crises, des guerres, de l'exploitation

A la base matérielle d'une nouvelle culture socialiste, on trouve une libération des forces productrices de la société par la suppression des chaînes qui les paralysent : [les]9 formes capitalistes de la production avec leurs conséquences inévitables, crises, guerres, exploitation. Le fascisme, lui aussi, se prétend capable de surmonter la crise actuelle du capitalisme et de résoudre à sa façon le problème de la formation d'une société nouvelle : au dire de ses adeptes, il n'est plus le capitalisme, pas davantage le socialisme comme on le comprend d'ordinaire, quelque chose de spécial, d'autonome, une troisième formule, plus élevée.

Que propose donc le fascisme dans le domaine économique ?

Tout d'abord, il laisse tous les moyens fondamentaux de la production entre les mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, de même qu'il laisse la force armée réelle entre les mains de l'ancien état-major. Dans aucun système fasciste on ne touche au principe de la propriété privée ; cette dernière y doit être considérée comme une fonction sociale (Mussolini). Le fascisme n'attaque que le capital usurier, en laissant absolument intacte la citadelle principale du capitalisme. Il crée une situation privilégiée pour l'agriculture (c'est-à-dire pour les « land-lords », les agrariens et les paysans riches), en considérant la protection de la « terre » (des Bodens) comme une protection du principe le plus conservateur. Il consolide, à la façon du Moyen Age, l'existence des classes sous forme de « corporations » ou de « professions » par sa propagande des rapports patriarcaux et médiévaux entre les classes. Mais il change les étiquettes qu'on colle à ces classes, en transformant les capitalistes en « dirigeants de l'industrie » et les ouvriers en « camarades du peuple » (Volksgenossen). C'est par des mots magiques qu'il espère « conjurer » les contradictions réelles entre les classes, par l'éloge de « l'honneur au travail », de la « fidélité aux dirigeants ».

Ainsi, dans tout pays fasciste, de même que dans tout le monde capitaliste, la contradiction entre la production et la sous-consommation des masses, cette cause la plus profonde des crises, persiste entièrement. L'autarchie ne veut nullement dire un « auto-isolement », mais bien une organisation de la puissance militaire et économique en vue d'une expansion. Le principe de l'autarchie part des principes « stratégiques, nationaux et enfin économiques » (Sombart). C'est pour cette raison qu'à la notion de l'« économie totale » et de l'Etat social du fascisme correspond également la notion d'une « guerre totale ». Toute l'économie se trouve utilisée par des buts extra-économiques. Elle devient une « méta-économie », suivant l'expression de Neumark10. Tandis que les dirigeants du fascisme font des propositions « pacifistes » aux hommes qui ne demandent qu'à être trompés, tout le système des mesures réelle est commandé par des théories telles que celle de la « guerre totale » du général Ludendorff, qui affirme que « Der Friede ist überhaupt nur ein Ausnahmezustand und hat lediglich als Vorbereitung auf den “ totalen Krieg ” ein gewisses Daseinsrecht » (Ludendorff, « Der totale Krieg »)11.

C'est ainsi que le fascisme laisse absolument intacts les vices fondamentaux et immanents du capitalisme ; la propriété privée, l'exploitation, la contradiction entre la production et la consommation, les crises, les guerres. Bien plus, il accentue d'une façon extraordinaire certaines de ces contradictions. Les quelques concessions qu'il fait aux masses s'accompagnent d'une véritable destruction de leur avant-garde et d'une exaltation inouïe de facteurs militaires. Sous une forme modernisée, il arrive ainsi à réaliser les vieux rêves réactionnaires d'une « monarchie sociale », l'idéologie de ce qu'on a appelé le « socialisme policier » ; on assiste à une sorte de féodalisation du capitalisme monopolisateur, à ce que Jack London décrivait comme domination du « Talon de fer »12. Les chefs fascistes, en copiant les augustes césars romains, essaient de créer leurs gardes prétoriennes et de sauver, à l'aide des couches sociales inférieures, la domination des propriétaires d'esclaves contemporains. Jules César, lui aussi, est sorti des rangs des conspirateurs de Catilina. Mais le prolétariat d'aujourd'hui n'est ni la plèbe ni la foule des esclaves du monde antique. Il ne peut être question de reconstituer une époque de magnificence césarienne durable, même décadente. Et d'autant plus qu'en formulant, dans les discours diplomatiques, la « paix germanique », le fascisme fait tout son possible pour rapprocher l'heure d'une catastrophe militaire qui emportera tout.

Ainsi se trouve actuellement en jeu l'existence même de la culture. La mission historique du socialisme est le sauvetage de cette culture qu'il s'agit de libérer des crises, des guerres, de l'exploitation, des liens dont les formes capitalistes de la production entravent le développement des forces productives et le développement de la culture elle-même.

Envisageons d'abord comment la civilisation socialiste entend délivrer l'homme de la mécanisation de la vie.

Le problème de la démécanisation de la vie

Le problème de la démécanisation de la vie est un des plus importants problèmes de la culture contemporaine.

Le capitalisme, avec son machinisme et sa rationalisation de la production, a transformé les immenses masses humaines en « ouvriers de détail », en « compléments à la machine » (Marx) ; il a mortifié et dépersonnalisé à l'extrême le processus de la production, en le privant de toute « joie créatrice » ; il a dressé la machine sans âme contre l'homme vivant qui l'emploie. Le développement ultérieur du capitalisme a encore accentué cette tendance, en la rendant universelle : dans le domaine de la technique, par l'introduction du travail à la chaîne, par une décomposition ultérieure de tous les mouvements, la journée de travail restant la même. L'introduction du travail à la chaîne, le développement formidable des organisations bureaucratiques créées par le capitalisme monopolisateur, les formes anonymes du capital, la création d'une armée de fonctionnaires, la domination universelle de l'objet sur l'homme qui travaille, tout ceci a transformé la vie de grandes masses humaines contraintes désormais à végéter d'une façon mécanique et calculée, sans initiative, sans création ; les hommes ne se distinguent plus que par des numéros ; tendance encore accentuée dans la décadence du capitalisme qui vient de commencer, dès que ses formes monopolisantes et ses formes de crise sont devenues une sorte de système de freins automatiques ; cette transformation a privé également de leur stimulation créatrice les « sommets » capitalistes de la société. Des protestations contre cette mécanisation se faisaient entendre, tant dans la classe ouvrière qui cherche à résoudre le problème de la démécanisation de la vie par la voie du socialisme que parmi les intellectuels « esthètes » (John Ruskin), les artistes (Gauguin) et même parmi les philosophes décadents des milieux dirigeants, tels que Spengler avec sa propagande directe pour la suppression de la technique, et Keyserling.

C'est en partant de ces intentions qu'on arrive à une tendance antitechnique plus ou moins masquée, tendance à laquelle le fascisme fait des avances. Cependant, ne perdons pas de vue qu'à côté de cette tendance à s'appuyer sur « la terre », sur les formes plus simples et plus élémentaires de la vie, même sur l'artisanat, le fascisme comprend également une tendance technocratique qui cherche à donner un cadre adéquat à la technique en proclament un utopique « capitalisme dirigé ».

Mais que donne le fascisme en réalité ? En réalité, il crée un système de vie mécanisé du type militaire. Le terme ultime de ce système est la législation raciste du mariage, la pratique des stérilisations, etc. où une réglementation mécanique s'introduit dans les domaines les plus intimes d la vie humaine.

Le socialisme résout le problème de la démécanisation de la vie en forçant la mécanisation de la production ; paradoxe facile à comprendre lorsqu'on se rend compte de l'application anticapitaliste des machines. Dans l'U.R.S.S., aujourd'hui déjà, la machine a permis d'abréger considérablement la journée de travail. Elle n'entre pas dans notre production comme force matérialisée de capital, mais y remplit le rôle d'un outil humain, d'un moyen permettant à l'homme de réaliser ses buts. Ici c'est l'homme qui domine l'objet et non pas l'objet qui domine l'homme. La machine et le travail divisé sont commandés par des hommes qui dirigent consciemment l'ensemble du processus technologique. De cette façon, toute opération de détail prend son sens et son importance. L'homme qui travaille libère lui-même son temps, élève lui-même son niveau d'existence, il crée et il invente lui-même, il se rend compte de l'importance et de la signification de son travail particulier dans l'ensemble du travail. Pour la première fois, il se transforme d'objet en sujet du travail, il récupère son « moi » et conquiert son « nous ».

Dans l'agriculture, le rôle révolutionnaire du machinisme socialiste est encore plus grand. Là, la machine libère l'homme du patriarchisme barbare, de l'asservissement aux forces de la nature, de toute « l'idiotie de la vie rurale », en créant pour la première fois dans l'histoire les possibilités d'un rapide développement culturel. Le fascisme machinise l'homme, le socialisme humanise la machine. Le fascisme veut traiter les « excès du machinisme » par un retour médiéval à la terre ; le socialisme, par contre, mécanise partout la production et les base économiques de l'existence. Il délivre par là l'homme indépendant de la domination de la nature et crée ainsi les prémisses du règne réel d'une liberté véritable.

La reconstitution de l'homme

Envisageons maintenant comment la civilisation soviétique entend former enfin l'homme complet.

La société bourgeoise est celle où la division du travail et les antagonismes de classes atteignent leur maximum.

Autrement dit : dans cette société, au fond, l'homme n'existe pas ; seul existe l'homme d'une classe déterminée, d'une profession déterminée et, partant, d'un type physiologique et psychologique déterminé, ayant des attitudes également déterminées à l'égard de toutes les manifestations de la vie. Ce qui est typique pour cette société, ce n'est ni la spécialisation de production, ni la complexité des fonctions disjointes, ni la spécialisation des machines et des appareils, ni les formes concrètes de production, mais le fait que ces fonctions spécialisées sont, pratiquement, rattachées pour toute la vie à des hommes déterminés.

De plus, dans le domaine de la production matérielle aussi bien que de la production « spirituelle », on observe un manque d'unité : d'unité de but et d'unité de méthodes. Classes, ville et campagne, professions et spécialités – telles sont les catégories dans lesquelles le capitalisme effectue son mouvement historique réel. Cette situation comporte ses propres pôles extrêmes : fonction de commandement et travail d'exécution, neurasthénie sururbaniste et barbarie rurale, travail physique sans travail intellectuel, travail intellectuel sans travail physique, etc…. A la place des hommes vivants, on trouve de multiples fonctions personnifiées élevées à une échelle gigantesque. L'homme n'y existe pas : il est coupé en morceaux, et chaque morceau vit d'une vie isolée, dans une ambiance isolée elle aussi et souvent extrêmement rétrécie. Le fractionnement en classes est la forme essentielle du fractionnement humain, fortement antagoniste, comprenant des types d'intérêts, d'expériences de la vie, de Weltanschauung (conception du monde) complètement opposés les uns aux autres. A l'encontre de la thèse idéaliste qui proclame l'activité intellectuelle indépendante de la prose matérielle de l'existence, nous voyons les formes mêmes de la pensée, son style prédominant, apparaître comme des fonctions de la situation sociale correspondante. Même des philosophes tels de Max Scheler sont obligés de reconnaître l'importance absolument exceptionnelle du problème de la sociologie de la pensée. On sait que son « Die Wissensformen und die Gesellschaft »13 analyse la dépendance des éléments les plus formels de l'idéation et les différentes positions de classe sociale. Et il est clair, en tout état de cause, que la fragmentation de la société se fait sentir dans les formules idéologiques les plus essentielles.

L'abîme profond qui sépare le travail intellectuel du travail physique a toujours existé dans l'histoire de l'humanité, dans toutes les formes sociales divisées en classes, y compris la forme capitaliste. De ce point de vue, ceux qu'on a appelé intellectuels et qui au fond ont toujours desservi les classes dirigeantes, ne sont donc que des fractions d'hommes. Il est curieux de noter le reflet de ce phénomène sur l'écran de la philosophie. Dans l'immense majorité des systèmes philosophiques, les notions de « sujet », de « moi », ne s'appliquent pas à l'homme complet, avec son activité variée, et moins encore à l'homme historique et social : non, il ne s'agit que d'une maigre abstraction du côté intellectuel et contemplatif de son existence ; son « activité » est passive : s'il « crée », il ne crée que des illusions abstraites et des abstractions illusoires, jusqu'à ce que Marx ait supprimé définitivement cette façon de traiter « le sujet connaissant ».

La division fractionnée du travail a trouvé également son expression dans la science où une spécialisation à outrance conduit au fractionnement de la science même. Elle a fait aussi sentir ses ravages dans l'art. Les impasses où s'est trouvé l'art étaient en grande partie dues à un rétrécissement progressif de l'expérience vitale : au fur et à mesure que la vie se rétrécissait et s'appauvrissait dans son fond, l'art perdait son contenu, on voyait apparaître les recherches de « forme pure », des éléments spécifiques pris comme essence. Arrivé là, l'art finissait par se dévorer lui-même. Ainsi, la peinture ayant adopté le « principe pur » de tache décorative, s'est trouvée dans une impasse et a été obligée de transgresser ses limites ; de même l'architecture s'est avancée jusqu'aux formes géométriques les plus simples ; la sculpture, elle aussi, s'est engagée dans l'impasse de l'expressionnisme. Le grand art reflétant toute la richesse de la vie, dans tous ses domaines, s'est décomposé tout comme s'est décomposé l'homme sous le régime capitaliste. Ainsi, la morphologie de la société trouve une expression adéquate dans la morphologie de la culture spirituelle.

Mais que propose le fascisme pour résoudre cet énorme problème de la culture ? Son « totalisme » est le totalisme de l'Etat, tout-puissant et intervenant partout, mais fixant le fractionnement de l'homme et les monstruosités de ce fractionnement.

En effet, que fait le fascisme ?

Il conserve la propriété privée ; il fixe les classes en tant que corporations ; son principe, c'est une hiérarchie surmontée d'une « élite » ; il fait retour au principe moyenâgeux de la vie : la vie suivant la hiérarchie sociale au point de vue de la théorie raciste de l'organisation de la société, le prolétariat est traité comme un organe inférieur, pas noble, tandis que l'élite est un type pur, un noble organe de la société ; au sein d'une nation, dans le « Volksgemeinschaft »14, on fixe les classes qui se transforment en castes. Les théoriciens et les praticiens du fascisme (comme Spengler, Gentile, Spann, Pareto, et en terminant par Hitler, Mussolini et Araki) admettent ouvertement le « principe aristocratique », en déclarant que c'est une loi de la nature.

Qu'il soit bien entendu, une fois pour toutes, qu'il ne s'agit pas de défendre ici le point de vue naïf et rationaliste de l'égalité des hommes. Le marxisme n'a jamais envisagé l'égalité autrement que comme une égalité des conditions économiques du développement, fondée sur la suppression des classes sociales. Il est évident qu'il n'y aura jamais d'égalité des intelligences, des aptitudes, de la beauté, etc., et cela est un phénomène positif.

Mais le fascisme fixe les classes, l'exploitation, le monopole de l'instruction en camouflant ces fixations par des dénominations nouvelles. Il ne se sert du « totalisme » que pour cultiver l'esprit de soldatesque et pour abrutir les masses de travailleurs classés dans les catégories inférieures. Il n'y a rien d'étonnant qu'au point de vue idéologique il se réclame de Nietzsche lequel, suivant l'heureuse expression de Troeltsch15, essaie de « brutaliser le romantisme et de romantiser le cynisme » (die Romantik zu brutalisieren und den Zynismus zu romantisieren). Il instaure « l'Etat corporatif » en tant que système politique et tente de masquer, sous les décors et les blasons des corporations médiévales, sa consolidation de la domination du capitalisme. Il est vrai que le fascisme essaie de supprimer les contradictions entre la théorie et la pratique. Dans la vie réelle, il parvient à l'obtenir grâce à une diminution nette de l'importance de la théorie, mais dans la théorie il cherche à diminuer l'importance de la pensée ; quant à la pratique, il la transforme en exercices militaires appliqués à tous les domaines de la vie. Mais ces tentatives césariennes et prétoriennes n'affaiblissent aucunement la consolidation et la conservation des classes devenues castes, des professions, de la spécialisation, bref, de tout ce qui fractionne l'être humain.

Le socialisme lui aussi résout ce problème sous sa forme théorique et sous sa forme pratique. Dans sa dynamique, le socialisme, évoluant vers le communisme, ne se contente pas de supprimer les classes, il supprime les contradictions entre les villes et les campagnes, entre le travail intellectuel et le travail physique, il supprime la division du travail dans son ensemble ; en créant une société intégrale, il supprime l'Etat, car la dictature du prolétariat disparaît petit à petit. Il crée donc réellement un homme complet.

Il est intéressant de suivre de près la formation progressive de ce nouveau type d'homme dans l'U.R.S.S.. Sa base matérielle, c'est l'économie socialiste dirigée. Déjà, le plan par lui-même, dans son ensemble et dans ses parties constitutives, est une synthèse nette des éléments les plus variés qui comprennent des facteurs techniques, économiques, stratégiques et tous les autres facteurs qui jouent un rôle dans la vie sociale. C'est pour cette raison que le fractionnement et la spécialisation y sont inévitablement complétés par une synthèse des valeurs hétérogènes. Il se crée ainsi une gigantesque tendance moniste dont l'expression intellectuelle est, pour ainsi dire, le logos du processus historique et dont la force motrice et dirigeante est une société socialiste organisée. La division du travail ne peut être déjà supprimée dans le stade actuel du développement de l'U.R.S.S., et il serait encore absurde de poser pratiquement ce problème dans toute son ampleur. Les habitudes culturelles et techniques ne sont pas encore suffisamment développées, l'automatisme du processus technologique n'est pas encore suffisamment avancé, le rendement du travail n'a pas encore suffisamment augmenté pour que n'importe quel homme puisse se charger successivement de divers travaux. Mais, même à l'heure actuelle, on a comblé l'abîme entre les villes et les campagnes, par l'emploi du travail socialiste mécanisé, par le caractère dirigé, planifié de ce travail, les campagnes se sont grandement rapprochées des villes ; on a fait également, dès aujourd'hui, de grands progrès pour unir le travail intellectuel et le travail physique : le pourcentage des ouvriers qui ont fait des études supérieures augmente continuellement, ce qui efface la différence entre la masse et les intellectuels qui en sont sortis ; l'économie dirigée elle-même à tous les échelons de ses postes, unifie la pratique et la théorie, la pensée et l'action, l'intelligence et la volonté, car un plan est le produit d'un calcul, d'une synthèse intellectuelle, en même temps qu'un système de normes devant être réalisées. Et la hiérarchie soviétique, dépourvue de tout caractère étranger au masses, a par là, sa valeur historique de transition, sa justification historique. Les arguments des adversaires de l'U.R.S.S., selon lesquels une nouvelle classe serait en train de naître en ce pays, ne soutiennent pas la critique : le processus fondamental caractéristique de tout développement social en U.R.S.S. est le processus de participation, systématique et puissant, de couches toujours nouvelles du peuple, à la culture dans sa totalité. Le monopole de la culture n'y est pas détenu par une classe. La frontière entre les masses et l'intelligenzia s'y efface chaque jour davantage – évident démenti à la théorie de la circulation des élites de Pareto, qui suppose la constante reconstitution des dominations de classe16.

C'est ainsi que, pour la première fois dans l'histoire, se forme un homme complet dont les besoins et les fonctions sont variés à l'infini. La civilisation socialiste seule est en train de résoudre et peut seule résoudre cet immense problème historique.

La reconstitution de l'humanité

Le problème de la reconstitution de l'humanité est également un problème d'une importance capitale pour la culture.

Le problème de l'unité de l'humanité, de l'histoire universelle, etc., est déjà extrêmement intéressant par lui-même. A ce propos, il faut faire remarquer que plusieurs arguments plaident en faveur d'une origine polycentrique de l'homme, en tant qu'espèce biologique de l'homo sapiens. Mais de toute façon nous considérons comme absolument inexacte la conception de l'histoire universelle qui envisage l'humanité antérieure au capitalisme comme un ensemble uni. Cette conception est souvent associée à des théories du « progrès continu » qui se trouvent à la base de ce qu'on appelle « la philosophie de l'histoire ». Cette conception est inexacte parce qu'il n'y avait aucun contact même entre les grandes sociétés (comme, par exemple, entre les Celtes d'une part et les Incas, d'autre part, entre les Slaves et la civilisation des Mayas, entre les Kouchans17 et le Mexique, entre les Normands et les Australiens, etc.). Cette conception est inexacte aussi, parce que le contact entre certains « mondes civilisés » était fortuit, accidentel, irrégulier, peu intense, bien qu'il existât tout de même. Enfin, cette conception était inexacte parce que, ainsi que l'a fait remarquer Marx dans la « Sainte Famille », « malgré les prétentions du progrès, on observe toujours des cas de régression et de mouvement giratoire ». Des civilisations immenses disparaissent tout entières presque sans laisser de traces.

D'autre part, il faut également rejeter énergiquement la théorie des types morphologiques isolés, des organismes sociaux ne présentant aucun lien entre eux, à caractères absolument spécifiques, la théorie des unités morphologiques qui, en obéissant à la fatalité, suivent le chemin de la vie depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse et finissent par mourir. Cette théorie a été développée par Spengler et ses acolytes. Notons, à ce propos, que cette même théorie, a été formulée sous une forme très complète, en Russie, par un théoricien slavophile conservateur, Danilevsky, qui a exercé une très forte influence sur un autre apologète du tsarisme18 et de l'orthodoxie, Constantin Léontieff. Les composants logiques de cette théorie comptent des siècles d'existence. Et cependant, elle est inexacte dans tous les sens. Elle est inexacte parce que sa base théorique est fausse – c'est une idéologie biologique en vertu de laquelle on applique des lois biologiques aux phénomènes spécifiquement sociaux ayant des caractères qualitatifs spéciaux ; elle est inexacte parce qu'elle ne parle que de l'originalité, sans s'apercevoir de ressemblances déterminées par une ressemblance de degré de développement ; elle est inexacte aussi parce que – last but not least – elle se trouve contredite par des faits : dans la plupart des cas, on n'a pas eu l'isolement dont parle Spengler : la linguistique comparée, l'analyse de la littérature, l'analyse des « religions mondiales » nous en fournissent assez de preuves éclatantes.

On ne peut parler d'une humanité relativement unifiée que depuis que le développement du capitalisme a abouti à la formation du marché mondial, c'est-à-dire depuis que les relations matérielles et économiques entre les pays ont perdu leur caractère accidentel, depuis que les échanges commerciaux mondiaux ont déterminé des contacts culturels intenses, des échanges réellement mondiaux d'idées.

Et cependant, cette unité, ainsi que nous l'avons dit, est extrêmement relative. Non seulement en vertu de la division en classes, mais encore en vertu des antagonismes entre les Etats. C'est dans ce plan qu'on voit apparaître les guerres modernes, la plus formidable menace qui pèse sur toute la culture contemporaine.

Que fait le fascisme pour résoudre ce problème ?

Ici, il ne fournit plus aucune théorie plus ou moins développée du « totalisme », de l'unité de l'humanité. Au contraire, sa pratique, ici, consiste à exalter au maximum les contradictions (« la guerre totale », de Ludendorff). Quant à sa justification théorique, on y trouve ce qu'on appelle « la théorie des races », dont les évangiles sont encore à l'heure actuelle les ouvrages de Gobineau, de Chamberlain et les œuvres du professeur suédois R. Kjellen.

Ici encore, nous ne nous plaçons nullement sur le terrain naïf de l'égalité « naturelle » des races (semblable à l'égalité des individus), confusion entre l'égalité de droits et l'égalité de caractères et de propriétés réelles.

La faute la plus grossière de la théorie raciste se trouve dans son manque de base historique. Les niveaux de culture et la somme des valeurs culturelles créées par tel ou tel peuple (et même par telle ou telle race) ne sont nullement déterminés par des caractères biologiques presque constants (la couleur des cheveux, la forme du crane, l'angle facial, etc.), ni même par des ensembles de ces caractères, mais par des conditions concrètes historiques et sociales de leur développement matériel. C'est pour cette raison que les interférences des nations et des races dans le domaine de la culture ont été possibles. Il semble que les civilisations les plus anciennes ont été les civilisations noires : d'après les recherches du spécialiste soviétique Vavilof, la culture la plus ancienne du froment a été observée non pas sur les bords des grands fleuves historiques, mais sur les plateaux montagneux de l'Ethiopie. Les recherches de Frobenius « L'Afrique inconnue » parlent également d'une civilisation noire développée19. La grande civilisation chinoise a entièrement conditionnée la civilisation du Japon, tandis que, à l'heure actuelle, les théoriciens du fascisme japonais tiennent les Chinois pour une race inférieure.

Il en est de même des caractères psychologiques : ils sont avant tout fonction des relations sociales et historiques et non pas de la couleur des cheveux (le « peuple des poètes et des philosophes », sous nos yeux, se transforme en un peuple de soldats). Ce qui n'empêche pas la théorie raciste de supposer l'existence d'un parallélisme complet entre la biologie et l'histoire et de vouloir perpétuer l'existence de l'inégalité des races actuelles, en considérant a priori qu'elle est créée par la biologie, elle-même constante. Il est évident que dans un tel ordre d'affirmations, les complexes concrets des caractères de race et de civilisation d'une race quelconque sont arbitrairement choisis en rapport avec les intérêts du fascisme national.

Cette théorie, tout en étant logiquement inconsistante et nuisible au point de vue eugénique (comparez, par exemple, le « type nordique » de Van der Lubbe avec le type du grand poète national russe Pouchkine, descendant de race noire), est criminelle au point de vue politique. Elle est la véritable source idéologique de la guerre et de l'oppression, car elle considère comme normale la politique de conquête du « peuple des seigneurs » (des Herrenvolks) par rapport auquel tous les autres peuples ne sont que des peuples d'esclaves.

La reconstitution de l'humanité ne peut être réalisée que par le socialisme. C'est le socialisme qui pose ce problème autrement que comme une idée abstraite. C'est la condition objective indispensable pour perpétuer l'existence de l'humanité, son histoire réelle par rapport à la quelle tout le passé n'est qu'une préhistoire : les forces productrices de l'économie mondiale ont dépassé la forme capitaliste de la production et les formes des Etats isolés qui se font la concurrence.

Au point de vue de la culture, la reconstitution de l'humanité, dans un ensemble unifié, signifie une tendance à la réalisation d'une synthèse universelle de la culture : la tradition culturelle spécifiquement méditerranéenne retrouvera le précieux héritage de l'Inde et de la Chine, et la circulation des idées se fera avec une rapidité exceptionnelle.

Ici aussi, les rapports effectifs entre les nations tels qu'ils se forment dans l'U.R.S.S. représentent un embryon des futures relations mondiales. En U.R.S.S. on donne la preuve expérimentale de la possibilité et de la fécondité de cette grande reconstitution des peuples qui finira par s'étendre sur le monde entier.

Le problème de la société et de l'individu (de la personnalité)

Le problème qui intéresse tout particulièrement les milieux intellectuels est celui des rapports de la société et de l'individu. A cette question posée d'une façon aussi générale et aussi abstraite, on peut répondre par une analyse historique des différentes structures sociales. Car ces structures sont très différentes, de même que les individus eux-même, et la mécanique intérieure de leurs rapports réciproques est également multiple.

A l'heure actuelle, le capitalisme a fractionné la personnalité de l'homme qui travaille, en la transformant, ainsi que nous l'avons vu, en « ouvrier de détail », en un numéro. La personnalité d'un prolétaire est constamment opprimée dans le processus de production, dans la vie quotidienne, dans la vie civile (il faut noter que dans les régimes démocratiques, ce prolétaire a des droits formels sans la possibilité concrète d'atteindre les buts principaux de la vie). Les dernières étapes du développement du capitalisme, avec son « chômage technologique », etc., ont davantage encore limité la personnalité du prolétaire. La personnalité du bourgeois a, elle aussi, changé considérablement. « L'esprit capitaliste », suivant l'expression de Sombart, l'audace, l'esprit d'entreprise, l'initiative, la liberté absolue de manœuvre, la liberté de la vente et de l'achat, la liberté personnelle de l'exploitation, l'énorme dynamisme, qui se manifestaient chez « l'homme économique », ont été remplacés par la création de sociétés anonymes, des trusts, des consortiums, des organisation de capitalisme d'Etat, des régies, de la bureaucratie, de la réglementation, tout le cadre où l'individualisme bourgeois prisonnier est en train de faire faillite.

Les intellectuels sont devenus fournisseurs de différentes tendances. Un nombre considérable d'entre eux se sont jetés dans la voie de la technocratie et du fascisme, beaucoup d'idéologues appartenant à ce qu'on appelle les professions libérales ont commencé, soit à passer du côté du prolétariat, soit à défendre les vieux bastions du libéralisme. Le fascisme aussi bien théoriquement que pratiquement, a exalté au maximum les tendances anti-individualistes. Au-dessus de toutes les organisations, il a érigé un « Etat total » omnipotent qui dépersonnifie tout à l'exception des chefs et « surchefs » (Oberführer). La dépersonnification de la masse est ici directement proportionnelle à la glorification du « Chef ». Dans son ouvrage « Dottrina » Mussolini développe cette idée qu'il n'existe aucune valeur matérielle ou spirituelle qui ne dépende de l'Etat. M. Dietrich, un des théoriciens du socialisme national, proclame que « les être réels… ce ne sont pas des individus, mais des races, des peuples, des nations ». Et cette thèse est suivie de l'affirmation que « la nouvelle conception » est engendrée par « le génie créateur du Seul et Unique ». L'immense majorité des hommes se trouvent ainsi transformés en simples exécutants liés par une discipline imposée dans tous les domaines de la vie – celui de la production, de la vie quotidienne, de la famille, de la physiologie, de la pensée, etc., une discipline que l'Etat entretient par des sanctions. Les normes éthiques qui dominent tout sont au nombre de trois : le dévouement à la « nation » ou à « l'Etat », « la fidélité au Chef », l'esprit soldatesque. Mussolini élève ces trois vertus à la hauteur d'un mythe ou d'une religion (« Dottrina »), Hitler et Araki parlent de la Providence. Ainsi se trouve pleinement réalisé un tableau rappelant la théocratie de l'ancienne Egypte et bien dépeint par Max Weber.

En quoi consiste la faiblesse théorique de toute la conception fasciste de la personne et de la Société ? Avant tout, il faut faire remarquer que la thèse affirmant que la collectivité (nations, races, etc.…) seule et non pas les individus est la seule réalité existante, est absurde. Cette plate opposition antidialectique est digne de ceux qui l'ont inventée. En réalité, ce qui est une illusion, c'est incontestablement l'individu isolé, produit des conceptions théoriques du XVIIIe siècle, « un atome », comparable à l'atome de la physique, « un atome en soi-même » et qui, dans ses rapports physiques avec d'autres atomes, forme la société. Cette conception physico-mathématique et rationaliste ne tient pas debout, et elle a été définitivement détruite par la critique de Karl Marx. Mais ce qui est une réalité tout à fait déterminée, c'est l'homme social, l'homme « social et historique », l'individu qui est un être entièrement social. C'est ce qui fait dire encore à Aristote que l'homme est un « zoon politikon », c'est-à-dire un animal sociable (social). Le fascisme, en théorie, biffe pour ainsi dire l'homme isolé, et c'est également ainsi qu'il traite l'homme de la masse, car il n'apprécie que « la couche sociale qui crée la culture », « l'élite », « l'aristocratie », constituée en caste fermée semblable à celle des prêtres de l'Egypte ou des brahmanes de l'Inde.

Un des théoriciens du christianisme actuel qui, il y a peu de temps encore, était très proche du fascisme par sa prédication de la « Philosophie de l'inégalité » et son explication très sérieuse de l'U.R.S.S. en tant que « satanocratie », M. Berdiaeff, a formulé toute une doctrine où il traite la société moderne du point de vue de la personnalité et met sur le même plan le fascisme et le communisme. Il considère l'« Etat total » du fascisme d'une part et la dictature du prolétariat d'autre part comme deux Léviathans équivalents auxquels l'individu vivant se trouve sacrifié. M. Berdiaeff combat en général le système des grandes organisations qui, d'après lui, absorbent la personnalité humaine ; cette dernière n'a qu'un moyen de leur échapper, c'est de pratiquer le perfectionnement personnel et de créer la communauté chrétienne.

Dans l'argumentation de M. Berdiaeff qui, à l'exception de ses conclusions, a été formulée encore par H. Spencer dans sa lutte contre le socialisme qu'il considérait comme un esclavage en marche, tout le problème se trouve posé non pas dans son fond, mais d'une façon purement formaliste.

Dans son fond, ce problème ne peut être posé qu'au point de vue du contenu de cette personnalité, de son vide ou de sa richesse intérieurs, de la variété ou de la monotonie de ses fonctions vitales, c'est-à-dire, au point de vue du contenu intérieur de la « personnalité » humaine ou de « l'ensemble des personnalités ».

Si on pose le problème de cette façon, il est clair que tout dépendra du caractère de la collectivité, de sa structure, de sa morphologie, des lois immanentes de son développement. On ne peut pas poser le problème de « l'organisation en général », et il est moins encore permis d'affirmer, comme le fait M. Berdiaeff qu'il existe une opposition de principe entre l'élément personnel, humain, d'une part, et une objectivation quelconque d'autre part ; objectivation qui, par sa nature même, « n'est ni personnelle et antihumaine ». Cette façon de penser réduit à l'absurde toute l'argumentation qui cherche à la justifier. Sa seule conclusion serait l'existence d'un homme isolé, d'un sauvage n'ayant pas de langue (car la langue ne peut exister que dans la société) et n'ayant accumulé aucune culture. Cependant encore Goethe (qui, actuellement, a été traité par Mme Ludendorff comme un maçon, un cosmopolite et l'assassin direct de Schiller tout à la fois !) se rendait compte de toute l'importance d'une union intime des hommes. Goethe écrivait à Schiller : « La nature est impossible à explorer justement parce qu'un homme seul n'est pas en état de la comprendre ; seule, l'humanité entière serait capable de le faire. Mais comme cette charmante humanité ne se présente jamais dans son ensemble, la nature réussit très bien à jouer avec nous à cache-cache ». Donc, une collectivité qui assure un maximum de conquête de la nature (par augmentation du rendement du travail), élargit l'expérience théorique et pratique des masses et leurs besoins matériels et spirituels, enrichit la vie intellectuelle et émotive, accumule de nouvelles possibilités de développement, crée et développe effectivement une personnalité intégrale. Une collectivité de ce genre est une valeur éminemment positive.

Le socialisme, non seulement ne s'oppose pas à l'épanouissement de la personnalité, mais, au contraire, constitue une prémisse obligatoire à partir d'une certaine étape du développement historique. Le développement de la personnalité, le développement de l'individualité, n'est point le développement de l'individualisme, notions où nous distinguons quelque chose qui sépare les hommes et les oppose les uns aux autres. Ce que nous voulons, c'est un humanisme socialiste.

Il est certain que la notion même de la « personnalité en général » ne devient historiquement légitime qu'autant que disparaissent les contradictions des classes sociales. Les personnalités des ennemis du prolétariat éprouvent certainement des sentiments et sentent également tout le « poids » de l'Etat prolétarien. Mais il est également certain que l'immense majorité des personnalités en U.R.S.S. progresse dans tous les domaines de la vie matérielle et spirituelle. On observe une croissance formidable de la personnalité humaine chez les paysans, dans les anciennes colonies russes de la Sibérie, de l'Asie centrale, au Caucase, à l'extrême Orient et à l'extrême Nord, etc. Toute la masse humaine est en croissance, mais non pas en tant que troupeau humain, mais comme un ensemble bien différencié, complexe et varié. Le même développement rapide et l'enrichissement de la personnalité s'observe parmi le prolétariat.

Les défenseurs du fascisme admirent leur « hiérarchie » comme une manifestation de la variété. Un des philosophes russes les plus réactionnaires : Constantin Léontieff, se plaignait jadis qu'à Saint-Pétersbourg on allait démolir toutes les maisons sordides, supprimer les blouses russes, etc.…, par là supprimer la splendeur des multiples couleurs de la vie. Mais la diversité de la vie ne se présente pas toujours de la même façon. Saint Augustin, lui aussi, disait que le mal existe pour mettre en valeur le bien. Mais le socialisme ne veut pas de cette variété et il n'accepte pas une admiration esthétique devant le mal. Le socialisme crée d'autre formes de la variété de la vie. Le régime socialiste ne connaît pas la « variété » des classes, de la misère et de la richesse, des périodes de crises et de prospérité, des multiples guerres, etc. Il crée donc la multiplicité des hommes complets. Il est utile de se rappeler à ce propos les idées du génial Fourier qui, malgré toutes ses fantaisies, a posé l'énorme problème de la variété des passions humaines, des jeux, des penchants et des attractions, des aptitudes et des talents. Nous pouvons observer l'expression éclatante de cette variété dans le mouvement stakhanoviste en U.R.S.S. et dans touts les manifestations de l'héroïsme de masses dans notre pays. Et que pouvons nous attendre de la société où le communisme sera réalisé, lorsqu'elle n'aura plus à soutenir le fardeau de la lutte contre le capitalisme et toutes ses conséquences.

Le problème de la liberté

Pour comprendre la signification réelle d'une idéologie quelconque, d'un mot d'ordre s'appliquant à un phénomène social, il est indispensable de comprendre sa valeur fonctionnelle historique et sociale. C'est le seul moyen d'éviter le verbalisme stérile et le fétichisme. Ceci s'applique tout particulièrement à la notion de la liberté, car c'est ici qu'on voit régner le plus20 le fétichisme d'une notion solidement enracinée et devenue une véritable « chose en elle-même ».

Tant que cette notion apparaît dans une société divisée en classes, nous devons avant tout préciser la question pour savoir exactement de quoi il s'agit : de la liberté pour qui (pour quelles classes ou groupes ?) et contre qui ; de la liberté dans quel domaine ou dans quels domaines de la vie sociale ; enfin de telle ou telle forme de liberté au point de vue de sa valeur sociale, c'est-à-dire au point de vue du développement social pris dans son ensemble.

Le capitalisme moderne, dans sa forme démocratique, suppose l'existence d'une liberté formelle pour les masses ouvrières, tout en supprimant la liberté matérielle : donc une liberté limitée. Là est l'élément essentiel du fond même des relations sociales. Au point de vue formel, le droit de propriété est également révolu à toutes les classes sociales. Cependant, l'existence de la propriété capitaliste (chez une classe monopolisante) est la base qui détermine la protection juridique de cette forme de la propriété.

Théoriquement, il a un « contrat libre » entre le capitaliste et l'ouvrier qui, tous deux, sont égaux devant la loi ; mais à la vérité, la pression économique force l'ouvrier à accepter ce contrat « désavantageux ».

Théoriquement, un ouvrier a le droit de faire ses études à l'Université ; mais en fait, il ne peut pas le faire. Et ainsi de suite.

C'est ainsi que ce problème se présente dans le domaine de l'économie et de la culture.

Dans le domaine de la politique, il y a, de même théoriquement, une égalité formelle, mais tout le système économique et la structure de l'Etat avec son mécanisme spécial assurent à la bourgeoisie le pouvoir réel, même si les couches sociales inférieures profitent des « liberté démocratiques », telles que la liberté de la parole, de la presse, des syndicats, des réunions, etc. Un ouvrier n'est pas libre d'obtenir de travailler. Un chômeur n'est pas libre d'obtenir du travail. Un ouvrier n'est pas libre de gouverner et de gérer l'Etat. Il n'est pas libre de faire ses études et d'assimiler les valeurs culturelles les plus importantes. Mais cette contradiction entre la forme et le contenu n'existe pas pour la bourgeoisie qui possède toutes les garanties matérielles de toutes les libertés formulées ou non formulées par la loi.

Le fascisme supprime toutes les libertés démocratiques. Il n'assure la liberté que pour son « parti unique » et les organisations qui le soutiennent. Au point de vue de la classe sociale, ceci n'est qu'une forme spéciale, propre à la crise, de la dictature du capitalisme monopolisant. Les couches sociales inférieures (les organismes dépourvus de noblesse) restent entièrement soumises dans le processus de production, leur exploitation ne diminue pas ; de plus, elles n'ont plus de libertés démocratiques, ni la liberté des grèves ni celle de la pensée. Elles n'ont aucune liberté contre les capitalistes ni contre leur Etat. En réalité, toutes ces restrictions objectives peuvent ne pas être senties tant que le but final du fascisme (de son parti, de son Etat) n'est pas compris par les masses comme leur étant hostile : l'illusion de la réconciliation des classes peut, pour des raisons historiques très concrètes, être une force tout à fait réelle. Mais ceci ne change pas le sens objectif de cette nouvelle forme de capitalisme : c'est une liberté de l'élite capitaliste coïncidant avec un asservissement total des masses et avec une destruction physique et systématique de leur avant-garde révolutionnaire.

La dictature du prolétariat a ouvertement proclamé la liberté pour les couches sociales inférieures, contre la liberté pour la contre-révolution, car, dans les moments critiques de la lutte, il s'agissait de battre l'adversaire, et c'est cette réalité qui commandait toute la ligne de conduite. D'où ce « despotisme de la liberté » dont il a été question encore à l'époque de la Révolution Française. Mais, en même temps, la dictature du prolétariat s'est précisée, dès son début, comme une démocratie prolétarienne assurant matériellement toutes les libertés pour des millions d'êtres et leur assurant un maximum de manœuvre. La victoire définitive du socialisme a rendu inutiles les privilèges du prolétariat ; de là, une nouvelle phase de développement de la démocratie soviétique.

Si on envisage les éléments fondamentaux de la démocratie, on peut dire que c'est justement en U.R.S.S., pour la première fois dans l'Histoire, qu'ils peuvent être réalisés dans toute leur ampleur et non comme contrefaçons ou comme fictions. Pour la première fois, on voit se créer le peuple (car il n'y a plus de classes) ; pour la première fois, on peut parler d'une volonté du peuple (car sous le capitalisme ce n'est qu'une fiction : il ne peut y avoir une volonté bâtarde, celle des loups et des agneaux) ; pour la première fois, on peut parler d'une souveraineté du peuple (car dans les pays bourgeois ce n'était qu'un pseudonyme de la souveraineté de la minorité ploutocratique)21. Ce n'est pas une suppression des classes purement verbale et fictive comme sous le régime fasciste, c'est leur suppression réelle, obtenue par une lutte de classes féroce, accompagnée de changements techniques et économiques, d'un énorme travail éducatif. En U.R.S.S., la personnalité qui travaille, de même que les multiples organisations collectives sentent tous les jours et toutes les heures augmenter leur puissance personnelle et collective, leur force matérielle, technique et culturelle. C'est là qu'on trouve l'éthique et le pathétique de la vie en U.R.S.S. Ce n'est pas de la littérature (dans le mauvais sens du mot) ni, suivant l'expression de Lénine, la pétarade politique : c'est l'œuvre immense de construction de leur propre existence entreprise par des millions d'hommes. C'est la grande liberté de développement qui se compose de milliers de libertés : dans le travail, dans la vie quotidienne, dans le mécanisme d'Etat, dans les villes, dans les campagnes, dans la famille, dans les relations entre les nations, à l'école – bref, partout. Les buts du Parti et de l'Etat, aussi bien au point de vue objectif qu'au point de vue subjectif, coïncident avec les intérêts du développement des masses. Les quelques ennemis du socialisme existant encore en U.R.S.S. et dont les intérêts vitaux sont dirigés contre les intérêts des masses, perçoivent comme le plus grand manque de liberté, justement ce que les masses perçoivent comme la plus grande liberté. Mais ce qu'ils disent ne fait que confirmer la théorie marxiste affirmant que c'est l'existence sociale qui commande la façon de penser sociale.

Le problème de la liberté présente encore un aspect extrêmement important. Le socialisme, pour la première fois dans l'Histoire, crée une économie organisée et rationnelle, en éliminant ainsi tout ce qui est irrationnel et spontané dans son développement. C'est un nouveau progrès dans le développement de la liberté. Marx, dans le 3e volume du « Capital » formule ainsi cette idée et ses perspectives d'application ultérieures : « La liberté dans ce domaine, dit-il, ne peut consister qu'en ce fait que l'homme socialisé, les producteurs associés, réglementent… leur Stoffwechsel22 avec la nature, les mettent sous leur contrôle, au lieu de les laisser les dominer comme une force aveugle… Et cependant, tout ceci se fait sous le règne de la nécessité. Au delà de ce règne, commence le développement de la puissance humaine qui devient but en lui-même, un vrai règne de la liberté qui ne peut s'épanouir qu'en ayant pour base le règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail en est la condition indispensable ». « Le règne de la liberté ne commençant en réalité que là où cesse le travail dicté par la misère et la nécessité extérieure, par conséquent, par la nature même des choses, se trouve de l'autre côté de la production matérielle proprement dite. »23

Le communisme réalisé, réduisant au minimum les heures de travail matériel, supprimant l'Etat et les normes extérieures de contrainte, conduit au règne universel de la liberté dans toutes ses manifestations.

Le problème du progrès

Mais, ne se peut-il pas que tous les problèmes dont nous avons parlé aient leur point de départ dans des présomptions erronées concernant le progrès possible, dans une foi naïve en une perfection perpétuelle imaginaire ?

Cette théorie du progrès était considérée lors de la montée du monde bourgeois comme un trésor idéologique et comme une vérité absolue et capitale. Actuellement, elle est complètement niée. Elle est remplacée par la théorie cynique de Spengler, qui a eu des prédécesseurs (beaucoup plus raisonnables) en la personne de Vico : la théorie de la jeunesse, de l'apogée et de la décadence fatale des sociétés organisées, originales et morphologiquement différentes. Leur développement et leur décadence sont leur destin. Elles ne peuvent pas être placées sur le même rang, car elles sont différentes au point de vue qualitatif : elles ne sont que des styles différents des formes de la vie, dont la succession constitue le fleuve de l'histoire.

Nous avons déjà vu que la théorie naïve et optimiste du progrès continu ne résiste pas à la critique : des civilisations de valeur ont disparu, il y a eu des périodes de régression, des époques de stagnation. Mais on ne peut conclure de là, qu'il n'a pas existé d'époques de progression, et que nous n'avons rien devant nous en particulier, il ne faut pas en conclure que les portes du crématorium sont déjà largement ouvertes devant la civilisation occidentale.

Dans la philosophie historique actuelle du fascisme, l'idée de la Destinée n'est qu'une expression théorique d'un profond pessimisme intérieur qui s'enchevêtre paradoxalement avec l'activisme et le volontarisme du type le plus extrême. Cette destinée qui au fond n'exprime rien devrait, du point de vue fasciste, remplacer l'analyse scientifique dont la sophistique de Spengler se trouve très éloignée. Malgré toute l'hostilité que Spengler manifeste envers Marx, ce qu'il y a de raisonnable dans ses raisonnements, est emprunté directement à ce dernier. C'est l'idée de l'interdépendance réciproque de tous les aspects les plus différents de la vie sociale qui donne une unité morphologique à la société. Evidemment, Spengler ne s'aperçoit pas ici de contradictions dialectiques et, lors de son exposé, essaie souvent de faire des comparaisons paradoxales et peu convaincantes. Mais cette idée en elle-même est déjà un facteur positif. On ne peut en aucune façon en dire autant de l'ensemble de sa conception. Une analyse de l'état réel des choses nous fait entrevoir non pas la mort de la société, mais la mort de sa forme historique concrète et un passage inévitable à la société socialiste, passage déjà commencé, passage vers une structure sociale supérieure. Et il ne s'agit pas seulement de passer à un style supérieur de la vie, mais précisément au style supérieur à celui qui est aujourd'hui le sien.

Peut-on parler de cette forme sociale supérieure en général ? Ceci ne nous entraîne-t-il pas vers le subjectivisme ? Peut-on parler de critiques objectives quelconques dans ce domaine ?

Nous le pensons. Dans le domaine matériel, un tel critérium est représenté par la puissance du rendement du travail social et par l'évolution de ce rendement, car ceci détermine la somme de travail superflu dont dépend toute la culture spirituelle. Dans le domaine des relations inter-humaines immédiates, un tel critérium est donné par l'amplitude du champ de sélection des talents créateurs. C'est justement lorsque le rendement du travail est très élevé et le champ de sélection très large, qu'on verra s'effectuer le maximum d'enrichissement intérieur de la vie chez le nombre maximum d'hommes, pris non pas comme une somme arithmétique, mais comme un ensemble vivant, comme collectivité sociale.

Si, de nos positions, nous jetons un regard sur les structures sociales diamétralement opposées – le fascisme et le socialisme – nous pourrons sans aucune difficulté, voir tout le caractère réactionnaire et statique, toute la mortelle sénilité du fascisme. Il ne combat qu'en regardant derrière lui ; il veut obtenir une stabilité des relations économiques conservatrices, une stabilité patriarcale des liens sociaux, une domestication des ouvriers, une réglementation sévère de la famille, liée à une soumission complète de la femme, et, fondée sur cette base conservatrice, des « guerres victorieuses ».

Le socialisme regarde en avant : il révolutionne sans cesse la technique, en créant des rythmes de développement extraordinairement rapides, en libérant toujours de nouvelles énergies latentes de la création humaine. Il ouvre à l'infini toutes les possibilités d'un progrès. Il fait avidement naître des besoins toujours plus grands de problèmes toujours nouveaux. Il est profondément dynamique. Les hommes du socialisme ne sont pas prêts à se calmer, et, de générations en générations, ils transmettront de problèmes en problèmes, une vie toujours plus consciente et toujours plus haute.

Notes

1 Nous remercions la BDIC de Nanterre qui nous donné accès à l'exemplaire de cette brochure qu'elle conserve dans ses collections.

2 A. Ia. Arossev et V. V. Adoratski , respectivement président de l'Office Central des Relations Culturelles avec les Pays Etrangers (VOKS) et directeur de l'Institut Marx Engels Lénine.

3 Cf. Anna Larina-Boukharina, Boukharine, ma passion, Paris, 1990, à partir de la p. 258.

4 On ne peut pas totalement exclure que Boukharine ait caché quelques unes de ses pensées et de ses rencontres à sa jeune épouse et il a peut-être dit à André Malraux que Staline allait bientôt le tuer. Cependant, globalement, il se comporte comme s'il pouvait espérer survivre.

5 C'est ce qu'écrit, sans doute avec fierté, Anna Larina (op. cit., p. 264), mais la conférence a été donnée à la salle de réunion publique de la Mutualité, selon l'avant propos de Boris Frezinski au premier manuscrit de prison de Boukharine, Le socialisme et sa culture (édition russe de 1996) et à en juger d'après les photos de Marcel Cerf pour le magazine Regard.

6 Stephen Cohen a préservé l'anonymat de Gennady Bourboulis jusqu'en 2009.

7 Le texte de la conférence est précédé par ces remerciements de l'auteur. Toutes les notes qui suivent sont celles des éditeurs (NDE)

8 Cette expression, si caractéristique de la langue du communisme bolchevik, est une création de Boukharine qui commence à l'employer au cours de la préparation du VIe Congrès de la Comintern, en 1928. Il s'agissait alors de dire que, malgré l'absence de crise économique concrète, le capitalisme était « en général » en « crise », puisqu'il restait « gros » d'une future guerre (NDE).

9 Ce mot manque dans le texte (NDE).

10 Selon les éditeurs de la traduction russe de la conférence, il s'agirait d'Alfred Neumark (1848-1921), économiste français. Schumpeter, dans son Histoire de l'analyse économique (t. I, p. 348), l'indique comme auteur d'un ouvrage sur Turgot, en 1885, et écrit son nom autrement : Alfred Neymarck… (NDE).

11 En Allemand dans le texte. [« en général, la paix est une situation exceptionnelle et n'a un certain droit à l'existence que comme une préparation de la ‘guerre totale' »].Il y a deux coquilles dans l'édition de 1936 : Daseinstecht, au lieu de Daseinsrecht et Ludendorf au lieu de Ludendorff (NDE).

12 Ce texte de Jack London est une référence constante chez Boukharine. Le « talon de fer » et le « Léviathan » de Hobbes sont les mots qui dépeignent le mieux la conception boukharinienne de l'Etat (NDE).

13 En Allemand dans le texte. [les formes de connaissance et la société] (NDE).

14 En Allemand dans le texte. [la communauté du peuple ] (NDE).

15 Ernst Troeltsch [écrit Troeltch, dans l'édition de 1936] (NDE).

16 Tout ce paragraphe est une dénégation, un refus presque ostensible de voir la réalité. Mais il est encore plus remarquable que Boukharine y rappelle indirectement sa propre théorie de la dégénérescence de la révolution, qui ne pouvait venir que de la transformation du Parti et de ses cadres en une nouvelle classe dominante. Il fait mine de croire que les remèdes qu'il préconisait en 1921 ou 1923 (supprimer le monopole d'une classe sur la culture, organiser une « surproduction de cadres ») ont été utilisés avec succès (NDE).

17 Il s'agit d'un peuple nomade d'Asie centrale qui constitua un Etat et une civilisation importante, entre le premier et le quatrième siècle de l'ère chrétienne, sur une grande partie des territoires de la Bactriane, royaume hellénistique des successeurs d'Alexandre le Grand (NDE).

18 [tzarisme, dans le texte de 1936] (NDE).

19 Leo Frobenius, Das Unbekannte Afrika, Munich, O. Beck, 1923 (NDE).

20 Le texte de 1936 contient une coquille : une virgule, qui a été supprimée (NDE).

21 Ce passage est une allusion à la nouvelle Constitution que Staline avait fait rédiger en insistant sur la démocratie. Boukharine avait participé à la commission de rédaction de cette Constitution (NDE).

22 En allemand dans le texte [métabolisme] (NDE).

23 Pour une autre traduction de ces passages du Capital, voir Karl Marx, Le Capital, ES, t. 8, pp. 198-199 (NDE).


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