1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

I.6 : Les conquêtes révolutionnaires

La révolution espagnole était née d'une profonde crise sociale. En s'attaquant, dans leur action spontanée, aux rouages d'un État républicain auquel ils substituaient le leur, les travailleurs espagnols avaient visé au-delà d'une simple révolution politique. Leur action dans les semaines qui suivent le soulèvement constitue une révolution sociale, dans tous les domaines. A leur manière, sommaire et quelque peu brutale, sans doute, ils se sont attaqués aux grands problèmes de l'Espagne : la structure oligarchique de l'État, l'Armée, l'Église, les bases économiques de l'oligarchie, la propriété industrielle et la propriété foncière [1].

Le problème de l'Église

Le problème de l'Église est « réglé » aussi radicalement au moins que celui de l'Armée dans la totalité de l'Espagne « républicaine », Pays basque excepté. Comme le soulignera un mémorandum adressé par Manuel de Irujo à Caballero [2] quelques mois plus tard, toutes les églises sont fermées au culte, une grande partie d'entre elles ayant été brûlées, surtout en Catalogne. Les autels, images et objets de culte sont détruits très souvent les cloches, calices, ostensoirs ou candélabres ont été saisis par les autorités révolutionnaires, fondus et utilisés à des fins militaires ou industrielles. Les anciennes églises servent aujourd'hui de garages, de marchés, d'écuries, de refuges. Les bâtiments ont, à cet effet, été transformés de façon durable par l'installation de conduites d'eau, de carrelages, de comptoirs, de bascules, de rails, de portes, de fenêtres, de cloisons. Tous les couvents ont été vidés et les bâtiments utilisés de la même manière. Les prêtres et les religieux ont été arrêtés en masse, emprisonnés, fusillés : deux seulement échappent à Lerida à l'impitoyable répression, parce qu'on sait qu'ils ont voté et fait voter pour le front populaire. Ceux qui ont réussi à fuir se terrent, risquant à chaque instant arrestation et exécution. Rares sont ceux, ou celles, qui ont reçu une chance de « vie civile » : on cite pourtant, ici ou là, une ancienne religieuse mariée, ou un ancien moine engagé dans les milices [3]. Pratiquement, l'interdiction du culte s'est étendue à celle de la détention privée d'images ou d'objets de culte, tels que crucifix, missels, etc... Les milices révolutionnaires de l'arrière font la chasse à leurs détenteurs, perquisitionnent et procèdent à des arrestations.

Toutes les écoles confessionnelles ont été fermées, les locaux et l'enseignement pris en charge localement par les Comités ou les syndicats. En Catalogne, les bâtiments appartenant aux écoles religieuses sont remis aux représentants du « Comité de l'Ecole nouvelle unifiée » fondée sur « les principes rationalistes du travail et de la fraternité humaines », le « sentiment de solidarité universelle » et la volonté de « supprimer toute espèce de privilèges ». Ecoles anciennes et nouvelles sont installées dans de nombreux endroits en de nouveaux locaux, villas luxueuses de grands propriétaires, couvents, postes de garde civile… L'expérience, ici, sera trop brève pour qu'on puisse en apprécier les résultats. A Barcelone, en tout cas, le nombre des enfants scolarisés augmente de 10 % entre juillet et octobre 1936.

La propriété industrielle

Les bases économiques de la puissance de l'Église ont été détruites en quelques jours de révolution : il en sera de même, dans la majorité des cas, de celles de la bourgeoisie. L'une comme l'autre apparaissent aux révolutionnaires triomphants comme les alliées des généraux soulevés : les « conquêtes révolutionnaires » répandent aussi bien à des exigences idéologiques qu'à des nécessités pratiques.

Déjà, dans les semaines qui ont précédé le soulèvement, de nombreux chefs d'entreprise avaient pris la fuite, mis à l'abri leurs capitaux, contribuant ainsi à augmenter le marasme économique [4]. La victoire de la révolution et la terreur qui frappe les chefs et les cadres des entreprises bancaires et industrielles paralysent le fonctionnement d'un appareil économique déjà souvent singulièrement détérioré par le début des combats. Enfin et surtout, la révolution de juillet 36 a ses objectifs sociaux : les ouvriers prennent les usines et les paysans prennent les champs parce que c'est là, à leurs yeux, l'objectif ultime, le couronnement victorieux de leur action révolutionnaire [5].

Il faudrait un livre entier pour décrire l'extraordinaire variété des solutions adoptées par les ouvriers espagnols pour mettre fin à « l'exploitation de l'homme par l'homme » [6] : l'ensemble peut paraître incohérent et passablement utopique. Une étude détaillée ne donne pourtant que le désir d'approfondir la connaissance de cette floraison d'initiatives, pas toujours heureuses, mais presque toujours d'inspiration généreuse.

Le cas le plus simple est la saisie de l'entreprise par les ouvriers, l'incautacion :c'est elle qui sera la règle générale en Catalogne, que le patron ait ou non pris la fuite. Mais quand il n'y a pas eu saisie, il apparaîtra très vite nécessaire d'établir un contrôle, l'intervencion,auquel participent conjointement délégués des ouvriers et représentants officiels. Ces deux formes juridiques qui semblent pour l'instant constituer la réalisation concrète du mot d'ordre « l'usine aux ouvriers » donneront naissance à l'étape suivante aux deux formes distinctes des entreprises collectivisées ou syndicalisées et des entreprises nationalisées. Pour l'instant, le domaine de chacune varie en fonction des influences respectives des organisations ouvrières. Dans la région madrilène, où prévaut l'influence de l'U.G.T., 30 % des entreprises, selon Borkenau, sont intervenidas, sous double contrôle gouvernemental et syndical : ce sont les plus importantes. En Catalogne, sous l'influence de la C.N.T., 70 % des entreprises ont été incautadas, et 50 % au Levante. Aux Asturies, industrie et commerce sont presque intégralement contrôlés, alors que les usines du Pays basque échappent à toute incautacion et à toute intervencion. Il faut, cependant, se garder de généraliser et de schématiser : ainsi que le souligne une correspondance du Temps (3 octobre 1936), les Comités ouvriers ne sont pas moins puissants dans les entreprises contrôlées que dans les entreprises saisies, puisque leur visa est obligatoire sur tout chèque émis par la direction. Quand, au début d'août, un décret sanctionne le fait accompli en autorisant l'incautacion des entreprises des « factieux » par l'assemblée des ouvriers et leur gestion par des Comités élus siégeant avec des représentants du gouvernement, Robert Louzon écrit que va « tendre à se réaliser dans les usines la même situation que celle actuellement existante dans l'État : un délégué du gouvernement qui sera le paravent et le Comité ouvrier – lui-même animé et contrôlé par le syndicat – qui sera le vrai pouvoir » [7]. C'est qu'en cette période de multiplicité et d' « atomisation » du pouvoir, le gouvernement n'a pratiquement nulle part la force de contrebalancer l'influence des Comités.

Dans ce cadre général, les modalités varient à l'infini et nous nous contenterons de quelques exemples. A Barcelone, le fief de la collectivisation, les ouvriers ont, dès les premiers jours, pris en main les transports en commun (trains, autobus, métro), les chemins de fer qui seront bientôt dirigés dans toute la zone par un Comite C.N.T.-U.G.T., le gaz et l'électricité, le téléphone, la presse, les spectacles, les hôtels et les restaurants, puis la plupart des grosses entreprises mécaniques et industrielles et des compagnies de transport : la Ford Motor Iberica, Hispano-Suiza, la Société des Pétroles, les Ciments Asland, la Transatlantique, la Maritima. Chaque parti et syndicat s'est emparé d'un local ou d'une imprimerie. Chaque journal d'information est dirigé par un comité ouvrier, élu avec un représentant de chaque catégorie de salariés, rédaction, administration, atelier.

Les services publics sont pris en main par des Comités mixtes C.N.T.-U.G.T. Deux jours après le soulèvement, ils fonctionnent de nouveau : trains, autobus et métro circulent normalement, gaz et électricité sont fournis sans panne. Après un délai plus long, les trains circuleront normalement aussi [8].

La Ford Iberica Motor, usine de montage, comptait avant la révolution 336 ouvriers permanents, 142 temporaires et 87 employés. Le directeur a d'abord accepté de rester comme technicien avec un salaire de 1 500 pesetas par mois, puis il s'est enfui. L'usine est dirigée par un comité élu de dix-huit membres, douze ouvriers, six employés, dont la moitié sont à la C.N.T., l'autre moitié à l'U.G.T. Leunois, qui en rend compte dans la Révolution prolétarienne du 25 septembre, y a étudié les conditions de travail et les salaires. Il n'y a ni travail aux pièces, ni prime de rendement, ni allocation pour charges de famille. Les victimes d'accident du travail touchent leur salaire intégral pendant sept jours, au lieu de cinq avant la révolution. Le travail se fait à la chaîne, mais sur un rythme lent. Le Comité ouvrier a fixé aux salaires un plafond : 1 500 pesetas mensuels, ce que reçoivent directeur et sous-directeur. Les ouvriers gagnent 22,4 à 36 pesetas par jour de travail effectif, les employés de 500 à 1 200 pesetas par mois. Tous subissent une retenue de 13 % destinée aux chômeurs et aux trente ouvriers de l'usine qui sont au front comme miliciens. Le Comité ouvrier a maintenu l'ancienne échelle des salaires au-dessous de 1 500 pesetas, car « les catégories qui auraient été touchées par une unification des salaires protestèrent : elles considéraient comme inadmissible d'avoir fait la révolution pour aboutir à une diminution de salaires ».

La Fomento de Obras y construcciones, entreprise de travaux publics au capital de 75 millions de pesetas, comptait 600 ouvriers avant la révolution. Elle est dirigée par un Comité ouvrier provisoire de militants C.N.T. et U.G.T. proportionnellement au nombre d'adhérents des centrales. Il y a plus de 300 ouvriers dans les milices. Ceux qui restent travaillent 40 heures et reçoivent le salaire de 48 augmenté de 15 %. Le Libertaire du 23 octobre rapporte que les livres de compte ont été ouverts et que c'est la suppression des « rongeurs » qui a permis d'augmenter les salaires. Il n'y a plus de contremaîtres, mais des responsables élus sur les chantiers, et, sur les plus importants, des « techniciens manuels » n'ayant aucun droit de regard sur le rendement.

 Les ateliers de construction navale de l'Union naval de Levante à Valence qui comptent 1 400 ouvriers, syndiqués en proportions égales à l'U.G.T. et à la C.N.T., sont dirigés par un Comité ouvrier de sept membres élus pour six mois et qui siègent, pour toutes les décisions avec deux techniciens, le directeur technique et le chef des ateliers. Dès la révolution, l'entreprise abandonne la construction pour se consacrer aux réparations.

L'industrie de la pêche a été collectivisée à Gijon sous la direction d'un Comité de contrôle syndical qui remet le poisson aux Comités ouvriers de ravitaillement. Ni les ouvriers ni les pêcheurs ne reçoivent de salaire : les Comités de ravitaillement leur remettent les produits alimentaires sur présentation d'un carnet de consommation. A Laredo, toutes les embarcations ont été saisies sous la direction d'un Comité d'économie de douze membres, six de la C.N.T., et six de l'U.G.T. C'est par lui que passe tout le poisson pêché. Une fois retenues les dépenses et 45 % pour l'amélioration du matériel, le reste du produit de la vente est partagé également entre tous les « travailleurs de la mer ». Le pêcheur de Lareda gagne 64 pesetas par semaine, beaucoup plus que du temps des armateurs et des grossistes.

La collectivisation des salles de cinéma de Barcelone a été à la fois proposée comme modèle par le C.N.T. et tournée en ridicule par ses adversaires. Toutes les salles de la, capitale sont groupées dans une entreprise unique dirigée par un comite de dix-sept membres, dont deux sont élus par l'assemblée générale et les quinze autres par les travailleurs des différentes catégories professionnelles. Les élus, dégagés de leur travail, reçoivent le salaire de leurs camarades de même qualification. Les salaires varient avec les entrées hebdomadaires, la recette étant répartie suivant un coefficient différent pour chaque catégorie (1 pour la préposée aux W.-C., 1,5 pour un opérateur). Le plafond hebdomadaire est fixé à 175 pesetas, les bénéfices éventuels allant à la caisse du syndicat. Chaque travailleur est considéré comme propriétaire de son emploi : il faut une majorité des trois quarts en assemblée générale pour décider d'une sanction. Il est prévu un mois et demi de vacances annuelles, dont quinze jours en hiver. En cas de maladie ou de chômage le travailleur touche intégralement son salaire normal, et, en cas d'invalidité, un salaire proportionnel à ses charges ne pouvant en aucun cas être inférieur à 75 % d'un salaire normal. Les bénéfices doivent être utilisés en priorité à la construction d'une clinique et d'une école.

A Puigcerda, selon Lauzon, le commerce de détail a été collectivisé au sein d'une coopérative qui groupe 170 adhérents percevant un salaire uniforme de 50 pesetas par semaine pour les hommes et 35 pour les femmes[9].

La diversité des solutions adoptées dans les cas cités en exemple souligne la difficulté du problème des salaires. Il est intéressant de constater que les solutions varient entre deux extrêmes, le salaire uniforme d'inspiration anarchiste en vigueur à Puigcerda et le maintien intégral de la hiérarchie existante. Les traminots de Barcelone cherchent un compromis, réduisant de onze à quatre le nombre des catégories de salariés et instaurant une retraite unique. Mais l'éventail reste parfois très ouvert : à l'hôtel España de Valence, le cuisinier gagne presque quatre fois plus que la femme de chambre, un spécialiste fileur dans une usine de Barcelone touche 90 pesetas quand un aide en reçoit 50 et un apprenti 32.

Nous remarquerons aussi le maintien constant à un taux inférieur des salaires des femmes, même dans le cadre de l'application des principes anarchistes d'égalité, et la constante préoccupation des travailleurs espagnols pour tout ce qu'on peut appeler la mise sur pied de mesures de sécurité sociale, pensions, retraites, congés, indemnités de chômage.

La collectivisation dans les campages

Les anarchistes de Puigcerda qui ont collectivisé les boutiques n'ont pas touché aux fermes de la Cerdagne. C'est là un premier exemple de l'extrême diversité des solutions apportées en ce domaine.

En réalité, il y a eu, pendant et après la Révolution, un vaste mouvement de collectivisation rurale qui reste l'un des points les plus ardemment controversés par les témoins et les acteurs. Pour les uns, anarchistes notamment, la collectivisation a résulté d'un puissant mouvement d'association volontaire provoqué par la propagande et l'exemple collectiviste de leurs groupes. Pour les autres, communistes ou républicains, la collectivisation agraire a été, dans la majorité des cas, imposée de force, sous la terreur, par les milices et les groupes d'action anarchistes. Les observateurs « neutres » ne sont pas moins divisés : le socialiste Prats, le travailliste indépendant Fenner Brockway, le républicain italien Rosselli chanteront les louanges des collectivités aragonaises issues indubitablement, selon eux, de la volonté paysanne. Inversement, Borkenau, peu suspect pourtant de sympathie pour les thèmes communistes de propagande, pense que, sauf dans la province de la Manche, la collectivisation a été imposée aux paysans par la terreur.

Force est bien de reconnaître qu'il y a de sérieux arguments en faveur de l'une et l'autre thèses. D'abord, la forme d'exploitation collective n'était pas nouvelle. Les saisies de terre qui s'étaient produites avant la guerre civile avaient été presque toujours suivies d'un début d'exploitation collective. Les deux organisations syndicales paysannes, celle de la C.N.T. comme celle de l'U.G.T. s'étaient prononcées en faveur de la collectivisation – volontaire, il est vrai. Les adversaires les plus résolus de la collectivisation, les communistes, devront, au Levante, pour combattre le mouvement, créer de toutes pièces une organisation paysanne nouvelle [10]. Enfin, les collectivités nées au cours de l'été 1936 ont parfois duré jusqu'à la fin de la guerre civile, se reconstituant, dans certains cas, après leur dissolution [11].

Par ailleurs, l'Andalousie, qui eût pu être la terre d'élection des collectivités, s'est trouvée très tôt aux mains des généraux et ni le Levante, ni la Catalogne, ni l'Aragon, n'offraient à ces expériences des conditions particulièrement favorables. Nous savons qu'elles donnèrent lieu souvent à des heurts violents, qui se renouvelleront fréquemment au cours de 1937 entre « collectivistes » et « individuels ».

Là encore, la réalité eut bien des visages. Le massacre des grands propriétaires par quoi commence fréquemment – en particulier avec Durruti et sa colonne – la collectivisation des terres, ne signifie pas qu'elle ne sera pas volontaire : il en crée les conditions matérielles, puisque des terres sont ainsi offertes, en même temps que psychologiques, puisqu'il ouvre une possibilité, jusque-là fermée. La terreur est l'un des leviers de la révolution et la discussion pour savoir si cette dernière est volontaire ou forcée n'a guère de sens. Enfin, toute collectivisation fut en même temps « volontaire» et « forcée », chaque fois qu'elle fut décidée à la majorité. Ceux qui n'avaient rien à y perdre ont certainement « forcé » ceux qui détenaient quelque lopin. Ajoutons enfin que les collectivisations eurent, sans aucun doute, moins d'adversaires dans les premières semaines de révolution qu'elles n'en eurent après plusieurs mois de fonctionnement, dans les conditions peu favorables de la guerre et sous la constante menace des réquisitions.

Le mouvement se heurtait, en Catalogne, à l'hostilité des Rabassaires. La C.N.T. y adopta une attitude de prudence qu'illustre parfaitement la résolution adoptée le 5 septembre par son Union agraire : « Nous pensons que si nous prétendions obliger immédiatement à la collectivisation de toute la terre, y compris celle acquise par tant de travail et d'abnégation, nous nous heurterions à une série d'obstacles qui nous empêcheraient d'atteindre normalement notre but final. » La conférence paysanne réunie à Barcelone par la C.N.T. invite ses militants à respecter la petite propriété privée, à chercher avant tout à convaincre le paysan par la réussite exemplaire d'expériences-témoins de collectivisations rurales.

Aussi les collectivités catalanes furent-elles de types fort différents : collectivités englobant tous les habitants comme celle de Hospitalet de Llobregat avec 1 500 familles sur 15 000 km, ou d'Amposta avec 1 200 collectivistes, toutes deux exclusivement C.N.T., ou collectivités C.N.T.-U.G.T. ou C.N.T. seulement, coexistant avec des propriétés individuelles, fondées exclusivement sur les terres confisquées aux grands propriétaires (Vilaboi, 200 collectivistes ; Seros, 360), ou par la collectivisation de petits lots individuels, ou encore sur l'une et l'autre base (Lerida, 400 collectivistes ; Orriols avec 22 familles de métayers Granadella, près de Lerida, avec 160 collectivistes sur 2 000 habitants ; Montblanc, près de Tarragone, avec 200 collectivistes sur 16 000 habitants). De toute façon, îlots au milieu de la petite propriété, elles furent l'exception plutôt que la règle.

Le cas le plus fréquent au Levante fut celui de collectivités fondées en commun par la C.N.T. et l'U.G.T. : ainsi Villajoyosa, dans la province d'Alicante, où furent collectivisée non seulement les terres qui faisaient vivre un peu moins de 4 000 personnes, mais la filature qui emploie 400 ouvriers et la pêche qui en fait vivre 4 000, Ademuz, Utiel, dans la province de Valence qui regroupent respectivement 500 et 600 familles. Dans la province de Castellon, le village de San-Mateo présente l'originalité d'avoir deux communautés, une de la C.N.T., l'autre de l'U.G.T. La collectivité de Sueca, dans la province de Valence forme pour la vente de ses oranges, la Cooperativa popular naranjera, une tentative pour se débarrasser des intermédiaires commerciaux qui est appelée à se développer [12]. Notons enfin le cas, souvent cité, de Segorbe, gros bourg d'une dizaine de milliers d'habitants dans la région des huertas, où s'est constituée une « collectivité des producteurs agricoles et assimilés ». L'adhésion et la démission sont libres, chacun apportant ou retirant sa part. Mais la vie de l'adhérent est strictement réglée par la Commission administrative élue qui gère la collectivité, répartit le travail, paie les salaires sur la base « familiale » (homme seul : 5 pesetas ; femme seule : 4 ; chef de famille, 5 pesetas ; sa compagne : 2, etc...). Comment vivait-on à Segorbe ? Un observateur, bien disposé il est vrai, le travailliste indépendant Fenner Brockway, affirme : « Plus que tout, je me réjouis de ma visite à la collectivité agricole de Segorde. Je ne la décrirai pas en détail, mais l'état d'esprit des paysans, leur enthousiasme, la manière dont ils apportent leur part à l'effort commun, la fierté qu'ils en ressentent tout cela est admirable. »

La visite des collectivités d'Aragon incitera le socialiste Italien Rosselli à écrire, en se plaçant au même point de vue : « Les avantages manifestes du nouveau système social affermissent l'esprit de solidarité chez les paysans, les incitant à plus d'efforts et à une plus grande activité » [13].

Sous la direction des anarchistes, en effet, le mouvement de collectivisation englobe plus des trois quarts de la terre, presque exclusivement en communautés affiliées à la C.N.T.: on en compte plus de 450, groupant environ 430 000 paysans. Les « collectivistes » sont, de loin, la majorité : la totalité à Penalba, Alcaniz, Calanda, Oliete, 2 000 sur 2 300 à Mas de La Matas, 3 700 sur 4 000 à Aleorlza. Les petits propriétaires peuvent théoriquement subsister à condition de cultiver eux-mêmes leurs terres et de ne pas utiliser de main-d'œuvre salariée. Le bétail pour la consommation familiale reste propriété individuelle. La Fédération paysanne fait de gros efforts pour organiser des fermes témoins, des pépinières, des écoles techniques rurales. Les défenseurs des thèses collectivistes affirment que les rendements ontaugmenté de 30 à 50 % entre 36 et 37, mais il est impossible de vérifier ces chiffres qui ne s'appuient pas sur des statistiques rigoureusement contrôlées.

Le plus curieux, quoique sans doutele moins significatif, de l'expérience libertaire d'Aragon, fut l'application systématique des principes et théories anarchistes sur l'argent et les salaires. Le salaire est, là encore, un salaire familial uniforme : 25 pesetas par semaine pour un producteur isolé, 35 pour un couple avec un seul travailleur, 4 pesetas de plus par enfant à charge. Mais il n'y a pas d'argent, seulement des bons – les vales – échangeables contre des produits dans les magasins de la collectivité. Le système fonctionne. L'expérience, pourtant, est peu concluante, puisque les collectivités, pour se fournir dans le reste de l'Espagne, doivent, bon gré mal gré, utiliser l'argent théoriquement supprimé...

L'anarchiste Souchy décrit en ces termes la vie dans le village de Calanda, dans l'Aragon libertaire :

« Sur la place du village, en face de l'église, il y a une fontaine de granit toute neuve. Sonsocle porte gravées les initiales de la C.N.T.-F.A.I. Ce qui fut l'église est maintenant un magasin d'alimentation. Tous les rayons ne sont pas encore achevés. 

« La boucherie est installée dans une dépendance de l'église, installation hygiénique, coquette, comme le village n'en a jamais connue. On n'y achète rien avec de l'argent : les femmes reçoivent de la viande en échange de bons... car elles appartiennent aux collectivités, et ceci suffit pour obtenir de la viande et autres aliments.

« Le village a 4 500 habitants. La C.N.T. domine. Sept cents chefs de famille y adhèrent. La collectivité groupe 3 500 membres, les autres sont des individuels... Le village, propre et aimable, est riche. Dans la caisse, il y a 23 000 pesetas. Il produit de l'huile (annuellement 750 000 kilos), de blé, des pommes de terre et des fruits... Autrefois, Il y avait quelques grands propriétaires. Le 19 juillet ils furent expropriés.

« Collectivistes et individuels vivent pacifiquement côte à cote. Il y a deux cafés dans le village : un pour les individuels, un pour les collectivistes... Les tissus et les vêtements ne manquent pas, car on a échangé de l'huile avec une usine de textile de Barcelone.

« Le travail est intense et les bras manquent, car de nombreux Jeunes, tous membres de la C.N.T., sont au front... Ici tout est collectivisé, à l'exception des petits boutiquiers qui ont voulu rester indépendants. La pharmacie appartient à la collectivité ainsi que le médecin. Celui-ci ne reçoit pas d'argent. Il est entretenu comme les autres membres de la collectivité.

« Le meilleur bâtiment du village, un ancien couvent est pour l'école, qui fonctionne suivant les méthodes de Ferrer. Autrefois, il n'y avait que huit instituteurs. La collectivité en a nommé dix de plus.

« Les individuels ont également profité de la collectivisation : Ils ne paient ni loyer ni électricité. Le village possède sa propre centrale électrique, alimentée par une chute d'eau.

« Les collectivistes sont contents. Autrefois, les paysans souffraient de la faim en avril, mai et juin. A présent, cela va mieux.

« Autrefois, il existait une succursale bancaire. Aujourd'hui, elle est fermée. Soixante-dix mille pesetas ont été confisquées et affectées par la municipalité à l'achat de produits.

« Les paysans travaillent par groupes de dix. La terre est répartie en zones. Chaque groupe, ayant un délégué à sa tête, travaille sa zone. Les groupes se forment selon les affinités. La collectivité est une grande famille qui veille sur tous » [14].

A ce tableau optimiste, sinon idyllique, opposons pourtant celui qui fut tracé a posteriori par le journal communiste Frente rojo :

« Sous le règne de feu le Conseil d'Aragon, ni les citoyens ni la propriété ne pouvaient compter sur la moindre garantie. Pas un paysan qui n'ait été forcé d'entrer dans les collectivités. Celui qui résistait souffrait dans son corps et sa petite propriété les sanctions de la terreur. Des milliers de paysans ont émigré, préférant quitter leur terre que de supporter les mille méthodes de torture du Conseil... La terre était confisquée, les bagues, les médailles et même les casseroles étaient confisquées, et même le grain, et les aliments cuits, et le vin pour la consommation familiale... Dans les conseils municipaux s'étaient installés des fascistes connus et des chefs phalangistes. Avec des cartes syndicales, ils opéraient comme maires et conseillers municipaux, comme agents de l'ordre public, ces gens issus du banditisme et qui en faisaient une profession et un régime de gouvernement » [15].

La vérité doit sans doute se trouver à égale distance de la peinture rose du paradis libertaire de Souchy et du noir tableau de l'enfer anarchiste de Frente rojo.

Les collectivisations et le problème du pouvoir

Les divergences sur la portée et la signification des collectivisations recouvrent en réalité des divergences d'ordre politique. Les partisans du Front populaire, républicains, socialistes, communistes, pensaient, avec José Diaz, qu'elles avaient, dans les premiers moments, « leur justification » dans le fait que les grands industriels et propriétaires fonciers avaient abandonné les usines et les champs et qu'il fallait les faire produire » [16]. Tous ceux qui estiment que l'Espagne de 1936 ne vit pas une révolution sociale mais doit rester une république démocratique et parlementaire, condamnent « collectivisations » et « syndicalisations » qui constituent, à leurs yeux, un danger pour l'unité de front entre la classe ouvrière et ses alliés paysans et petits bourgeois. Le parti communiste met l'accent sur la nécessité de défendre le « petit industriel » et le « petit commerçant ». « Se lancer dans de tels essais, déclare José Diaz, est absurde et équivaut à se faire les complices de l'ennemi » [17].

Or, malgré l'active participation de l'U.G.T. dans le Levante, c'est essentiellement la masse des militants de la C.N.T. qui prend la responsabilité des collectivisations et des syndicalisations. Maîtres du pouvoir local, du jour au lendemain après l'effondrement de l'État républicain et de ses forces de répression, ils sont immédiatement passés, selon le schéma tracé par Malatesta, à la destruction du régime de la propriété bourgeoise et, malgré la prudence de leurs dirigeants – no hay comunismo libertario – se sont attelés à la construction de la nouvelle société libertaire.

Or c'était là une tâche infiniment complexe, à laquelle ils n'étaient pas préparés et qu'ils ont dû aborder armés seulement de notions simplistes et de principes généraux utilisés jusque-là dans leur propagande et leur critique du système capitaliste. Faute de directives précises en face d'une situation imprévue, des syndicats, des militants, prennent des initiatives, sans autre critère que ce qu'Andrade appelle fort justement la « fantaisie anarchiste égalitaire ». Or, il ne suffisait pas de faire des usines des propriétés collectives, des « biens sociaux » conformément à une expression fréquente, pour mettre sur pied une nouvelle économie et la faire fonctionner. Le problème du crédit restait entier. Il fallait de l'argent, des devises pour les achats à l'étranger, un fonds de roulement pour les entreprises collectivisées. Le gouvernement de Madrid, détenteur de l'or, refuse tout crédit, même lorsque la Catalogne offre en garantie le milliard de dépôts de ses Caisses d'épargne. La plupart des entreprises collectivisées vivent donc sur les disponibilités saisies lors de la révolution. Les Comités-gouvernement essaient de les secourir au jour le jour, par des moyens de fortune : saisie des comptes en banque des « factieux », saisie et vente de bijoux ou objets précieux ayant appartenu à des rebelles, aux églises, aux couvents. Mais le problème se repose sans cesse [18].

Les banques, le crédit et le commerce extérieur échappant, grâce au gouvernement, au secteur collectivisé, on vit se développer des tendances à ce que l'on peut appeler un « capitalisme syndical ». Le 17 mai 1937, une commission de la C.N.T. de Barcelone les caractérise nettement :

« Le souci démesuré de tout collectiviser, spécialement les entreprises qui détiennent des réserves monétaires, a réveillé parmi les masses un esprit utilitaire et petit-bourgeois... En considérant chaque collectivité comme la propriété particulière, et non comme l'usufruit seulement, on a fait abstraction des intérêts du reste de la collectivité...

Des entreprises collectivisées se sont uniquement souciées de leur passif, produisant un déséquilibre dans les finances des autres entreprises. »

Dans une intéressante étude, Juan Andrade[19] a mis en relief quelques-unes des plus graves conséquences d'une situation de fait parfaitement conforme, en outre, aux conceptions traditionnelles de la C.N.T. : « Spontanée, n'obéissant à aucun plan d'ensemble, l'application de ces mesures – syndicalisations comme collectivisations – eut comme résultat de placer les travailleurs dans des situations matérielles très différentes » [20].

Dans une usine qui possédait, à la veille de la révolution, des stocks importants et des réserves monétaires, le travail se poursuit normalement, avec les salaires augmentés. Les bénéfices passent à l'entretien de l'usine, à l'amélioration des conditions de vie des ouvriers, aux œuvres sociales de l'entreprise. Mais une usine en déficit ou démunie de stocks au moment de l'insurrection ne peut ni fonctionner normalement, ni assurer le paiement des salaires. Certaines entreprises vivront simplement en dépensant petit à petit leurs réserves financières. Il y aura des entreprises riches et des entreprises pauvres : les salaires varient dans des proportions considérables d'une branche d'industrie et même d'une usine à l'autre. La collectivisation aboutit aux mêmes inégalités et aux mêmes absurdités que celles que ses tenants avaient critiquées dans le système capitaliste. Elle n'aboutit, en tout cas, ni au socialisme, ni au communisme libertaire.

La collectivisation des terres, elle non plus, n'aboutit pas à un système cohérent et satisfaisant de production. Certes, elle résout bien des problèmes, et, indéniablement, permet souvent au paysan de mieux vivre, de travailler plus rationnellement et d'augmenter la production. Mais il faudrait, pour que ce progrès soit sérieux et durable, pour que l'exemple en soit exaltant, apporter à ces paysans qui sont les plus misérables d'occident un appui que l'industrie n'est pas capable de donner. Les mesures aussi radicales que la vente, en faveur des collectivités, par le Conseil d'Aragon, des bijoux saisis, ne couvrent qu'une infime partie des besoins. Il fallait des machines agricoles, des engrais, des agronomes pour que la collectivisation des terres n'apparaisse pas, très vite, comme une simple collectivisation de la misère. Comme le souligne Borkenau, la révolution espagnole « s'est enfermée dans l'impasse de discuter si la terre des paysans eux-mêmes serait possédée individuellement ou collectivement ».

Le problème de la terre se réduisait en Espagne, à cette date, avec la suppression de fait des redevances féodales, à celui de la confiscation des terres des grands propriétaires, « factieux » ou non. En ce sens, il a manqué à la révolution espagnole ce que fut à la révolution russe le « Décret sur la terre » : quinze jours après l'exécution, par la colonne Durruti, de trente-huit « fascistes » de leur village, les paysans de Fraga ne se sont pas encore décidés à toucher à leurs terres qu'ils n'ont ni partagées, ni choisi d'exploiter collectivement. Ils attendent. Après les milices confédérales peuvent passer des milices communistes ou républicaines qui affirmeront que les terres n'ont pas été saisies légalement, ou – pourquoi pas ? – des gardes civils qui exigeront qu'elles soient restituées aux héritiers des fascistes fusillés. Car il reste clair, même pour un paysan d'Aragon, que tout le monde ne voit pas le problème agraire avec les yeux de Durruti. Début août, un décret du gouvernement Giral donne aux fermiers et métayers cultivant une terre depuis six ans au moins le droit de l'acheter à terme ou par fermages amortissables. Même si, à cette date, ce décret n'a aucune portée, puisque personne ne paie plus ni loyer ni fermage, il signifie tout de même que la propriété privée existe toujours et qu'il est un gouvernement pour reconnaître ses droits, quand bien même tous les titres ont été brûlés dans un grand feu de joie sur la place du village. Le temps qui passe souligne bientôt cette évidence : le paysan a pris les terres, mais, après le premier moment d'enthousiasme, il n'est sûr ni de bien les tenir ni d'y avoir gagné. Il tourne volontiers son animosité contre les miliciens qui réquisitionnent, imposent ou chapardent et n'est plus très sûr que les nouveaux « maîtres » aient réellement voulu améliorer son sort.

La révolution, si vigoureuse en ses débuts dans les campagnes, semble s'y enliser faute d'une véritable direction.

Les efforts de direction économique

L'insurrection a brisé toutes les structures économiques et sociales : les régions industrielles sont coupées de leurs fournisseurs en matières premières, les régions productrices de leurs marchés. Faute de matières premières, les usines textiles de Catalogne ne tourneront bientôt que trois jours par semaine et les paysans du Levante se demandent comment ils vont écouler une récolte excellente. Les villes ne sont plus ravitaillées et la famine menace. Quand la grève se termine, la remise en marche est lente, patrons et cadres sont en fuite, emprisonnés ou morts, une partie des ouvriers sont au Front, et d'autres dans les organismes de l'arrière. La tâche est immense : il faut assurer le ravitaillement, redistribuer les forces productrices, réorganiser les marchés. Il faut surtout équiper et armer les milices.

L'autorité des syndicats et des Comités permet de résoudre les difficultés immédiates. La Junte de Bilbao émet des assignats gagés sur les vivres. Barcelone vit quinze jours sans argent, sur la base des réquisitions et des bons. Ce sont les syndicats qui y prennent en charge les 4 000 chauffeurs de taxi en chômage – depuis la réquisition de leurs instruments de travail – et arrivent à les reclasser. C'est une décision du Comité central appuyée par l'autorité de la C.N.T. et appliquée par les Patrouilles de contrôle qui débarrasse les trottoirs de Barcelone de la nuée de vendeurs et de marchands qui les obstruent après les journées révolutionnaires. Après quelques jours, les villes sont ravitaillées. A Madrid, dès le 25 juillet, un Comité mixte de conseillers municipaux et de travailleurs des Halles fait distribuer 20 000 rations quotidiennes. A Barcelone, le Comité central confie au rabassaire Torrents la responsabilité du Comité du ravitaillement : le 24 juillet, il interdit toute réquisition individuelle, fait ouvrir les magasins et recenser les stocks.

Grâce à l'appui des Patrouilles de contrôle et de la Commission d'investigation, aux rapports des Comités ouvriers de gestion et de contrôle, il peut disposer de renseignements sérieux et exercer un contrôle effectif, punissant de lourdes amendes les infractions : l'essentiel du ravitaillement des miliciens et des habitants des villes sera assuré sans hausse sensible des prix. Le Comité de ravitaillement intervient d'ailleurs directement dans le circuit commercial, assumant à Barcelone l'approvisionnement des hospices, des hôpitaux, des restaurants populaires : il nourrit au mois d'août jusqu'à 120 000 personnes par jour, dans les restaurants ouverts sur présentation d'une carte syndicale, parvenant en septembre à ramener ce chiffre à celui – plus raisonnable – de 30 000, miliciens non compris, bien entendu. Ce sont des Comités semblables, le plus souvent C.N.T.-U.G.T. qui, à Valence, à Malaga, aux Asturies et dans la plupart des villes prennent en charge miliciens et chômeurs, nouent directement les contacts avec les Comités de village. Tous n'ont pas cependant l'autorité du Comité du ravitaillement de Barcelone, à la fois Intendance et Contrôle économique, dont les décisions ont force de loi sur les ports et marchés de Catalogne.

Tout cela est d'ailleurs réalisé avec un véritable enthousiasme et beaucoup de bonne volonté de part et d'autre. Certes les milices qui, au début, vivent complètement sur le paysan, ne sont pas toujours bien vues et il y aura de nombreux incidents. La colonne Durruti sera contrainte d'évacuer le village de Pina : preuve tout de même qu'elle savait s'incliner et qu'elle n'était pas une horde de pillards. Bien des paysans vendent d'autant plus volontiers, sans hausser leurs prix, qu'ils sont désormais assurés de ne pas partager avec le propriétaire le bénéfice de leurs ventes.

C'est la même bonne volonté et le même enthousiasme qui président – quoi qu'on ait pu en dire – à l'improvisation ou à l'augmentation de la production dans les industries de guerre. Aux Asturies, les ouvriers ont repris l'arsenal de Trubia ; on y travaille de nouveau dès le 25 juillet. Il en est de même à Tolède. En Catalogne, la situation est tragique, car il n'y a pas d'usine de matériel de guerre et il faut en hâte reconvertir entreprises chimiques ou métallurgiques. Certaines usines de construction mécanique ne peuvent tourner, car les ingénieurs ont détruit ou emporté les plans et personne n'est capable de les remplacer. Le colonel Jimenez de la Bareza, ancien directeur de l'arsenal d'Oviedo, et deux de ses ingénieurs, évadés de Navarre, s'attellent à la tâche avec l'entrepreneur Tarradellas de l'Esquerra, les ouvriers C.N.T. Vallejo de la métallurgie et Marti des produits chimiques. Hispano Suiza est reconvertie. Certes, au bout de deux mois, les résultats sont minces, mais l'on a tout de même mis sur pied des fabriques de cartouches, d'obus, de fusées de bombes et de blindages. Les difficultés d'ailleurs tiennent à une situation politique et économique générale : il faut des devises pour les aciers étrangers indispensables, et même pour les ateliers basques et les charbons asturiens. Les fortunes « saisies » financent les premiers efforts, mais l'échéance n'est que retardée.

Tous ces problèmes ne peuvent se résoudre que dans une politique d'ensemble de direction de l'économie. Les organes révolutionnaires de pouvoir s'en préoccupent : à Malaga, à Valence, aux Asturies, on crée des Conseils d'économie. Le Conseil de défense d'Aragon consacre une partie importante de ses travaux à la direction de l'économie de la province. En Catalogne, le Conseil d'économie, créé le 11 août et sanctionné par un décret gouvernemental comme « l'organe dirigeant de la voie économique », établit un programme qui constitue un véritable plan pour une transformation socialiste du pays [21].

La présence, en son sein, des plus éminents spécialistes en matière économique du mouvement ouvrier, Andrès Nin et Santillan, est, aux yeux de beaucoup, le signe que le Conseil d'économie sera le cerveau de la transformation économique et sociale de la Catalogne, l'organe de la centralisation et de la planification économiques. Grâce à l'autorité du Comité central et des milices ouvrières, le Conseil d'économie exercera effectivement pendant plusieurs semaines le rôle régulateur et directeur qui lui est dévolu. Très vite pourtant, il se heurte, comme les autres organismes de pouvoir révolutionnaire, au problème politique des devises et du crédit.

Economie, politique et guerre

La révolution piétine en Catalogne, où elle avait atteint la pointe extrême de son développement. Les problèmes économiques ne peuvent se résoudre indépendamment des problèmes politiques. Les organismes de contrôle se réduisent à des fonctions parasitaires. Toute une bureaucratie prospère sur la base des nouveaux Comités et Conseils. Santillan écrit : « Nous avons été un mouvement anticapitaliste, antipropriétaire. Nous avons vu dans la propriété privée des instruments de travail, des usines, des moyens de transport, dans l'appareil capitaliste de distribution, la cause première de la misère et de l'injustice. Nous voulions la socialisation de toutes les richesses pour que pas même un seul individu puisse être laissé en dehors du banquet de la vie. Nous avons fait quelque chose, mais nous ne l'avons pas bien fait. A la place de l'ancien propriétaire, nous en avons mis une demi-douzaine qui considèrent l'usine, le moyen de transport qu'ils contrôlent comme leur bien, avec cet inconvénient qu'ils ne savent pas toujours comment organiser une administration et réaliser une gestion meilleure que l'ancienne » [22].

Six mois après la révolution, l'économie espagnole se débat dans de terribles difficultés. Il sera alors courant d'entendre accuser l'« anarchie » des « collectivisations » et des « syndicalisations », l' « incompétence » des nouveaux dirigeants improvisés. Tout n'est pas faux dans ces réquisitoires. Mais il faut, pour porter sur les réalisations révolutionnaires une appréciation équitable, ne pas négliger le poids terrible de la guerre. Car les conquêtes révolutionnaires des ouvriers espagnols ont eu, dans les premiers mois, des conséquences importantes et profondément significations. Les principes nouveaux de gestion, la suppression des dividendes ont permis une baisse des prix effective ; celle-ci n'a, finalement, été annulée que par la hausse vertigineuse des matières premières, qu'une économie capitaliste n'aurait pas pu non plus éviter, dans des conditions semblables. La mécanisation et la rationalisation, introduites dans de nombreuses entreprises, réclamées dorénavant par les travailleurs eux-mêmes, ont augmenté de façon considérable la productivité. Les ouvriers ont consenti dans l'enthousiasme des sacrifices énormes parce qu'ils avaient, dans la plupart des cas, la conviction que l'usine leur appartenait et qu'ils travaillaient – enfin ! – pour eux-mêmes et leurs frères de classe. C'est véritablement un souffle nouveau qui est passé sur l'économie espagnole avec la concentration des entreprises éparpillées, la simplification des circuits commerciaux, tout un édifice considérable de réalisations sociales pour les vieux travailleurs, les enfants, les invalides, les malades et l'ensemble du personnel.

La grande faiblesse des conquêtes révolutionnaires des travailleurs espagnols est, plus encore que leur improvisation, leur caractère inachevé. Car la révolution, à peine née, doit se défendre. C'est la guerre qui réduira en miettes les conquêtes révolutionnaires avant qu'elles n'aient eu le temps de mûrir et de faire leurs preuves dans une expérience quotidienne faite de reculs et de progrès, de tâtonnements et de découvertes.

Notes

[1] Les comparaisons entre la révolution russe de 17 et la révolution espagnole de 38 aboutissent à des conclusions identiques. Cf. Andrès Nin : « Le déclenchement de la rébellion du 19 juillet a accéléré le processus révolutionnaire en provoquant une révolution prolétarienne plus profonde que la révolution russe elle-même » (op. cit. p. 230). Et Trotsky : « Le prolétariat a manifesté des qualités combatives de premier ordre. Par son poids spécifique dans l'économie du pays, par son niveau politique et culturel, il se trouvait dès le premier jour de la révolution, pas au-dessous, mais au-dessus da prolétariat russe du commencement de 1917 » (op. cit. p. 71). L'un des signes de la profondeur de la révolution est, incontestablement, la participation massive des femmes, présentes partout, dans les Comités comme dans les milices : si la révolution est effectivement, comme le dit Trotsky, « l'action directe des couches les plus profondes des masses opprimées les plus éloignées de toute théorie », il faut admettre que ce fut bien le cas dans l'Espagne de 1936.

[2] Cité par Lizarra, op. cit.,pp. 201-202.

[3] Exemple : un titre dans A.B.C. du 4 septembre : « Alicante. Un curé se marie, un autre entre au parti communiste ».

[4] Santillan estime à 90 millions de pesetas le montant des capitaux retirés des banques catalanes dans les quinze jours qui précèdent le soulèvement.

[5] Aux yeux des anarchistes, après la destruction de l'Etat, c'est là l'ultime étape, celle qui règle tout.

[6] Citons, parmi les mesures qui eurent la plus grande portée psychologique immédiate, la restitution sans remboursement de tous les objets de première nécessité engagés dans les monts-de-piété. Malraux comme Delaprée parlent du « bruit » qu'ont fait les 3 000 machines à coudre ainsi « restituées » aux Catalanes.

[7] La Révolution prolétarienne, 25 août 1936.

[8] C'était là une des fiertés des révolutionnaires espagnols qui avaient connu la révolution russe : Andrés Nin aimait à dire à ses compagnons que le retour au fonctionnement normal des services Publics avait été incomparablement plus rapide à Barcelone 36 qu'à Moscou 17.

[9] Voir sa monographie sur la collectivisation à Puigcerda dans La Révolution prolétarienne du 25 juin 1937.

[10] L'U.G.T. du Levante et la Fédération paysanne de l'U.G.T. sont toutes deux contrôlées par des militants caballeristes. Les communistes fondent une union paysanne animée par F. Mateu.

[11] Exemple de Hospitalet de Llobregat, cité par Peirats.

[12] Cf. l'ouvrage de Peirats, t. I, ch. xv.

[13] Dans Giustizia e Liberia, cité par Morrow, p. 144.

[14] Extrait de « Chez les Paysans d'Aragon », cité par Jean Bermer dans L'Anarchie,numéro spécial du Crapouillot,p. 44.

[15] 14 août 1937.

[16] Discours au Comité central le 5 mars 1937, Tres Años. de Lucha,p. 297.

[17] Ib. p. 298.

[18] Le gouvernement, par l'intermédiaire du syndicat U.G.T., contrôle en fait les banques et dispose du crédit, comme il dispose de l'or. Ces deux armes lui permettent de freiner et d'empêcher, à son gré le fonctionnement des entreprises collectivisées. Les problèmes économiques, ici encore, n'avaient de solution, au moins provisoire, que sur le terrain politique, celui du Pouvoir. Durruti le touchera du doigt quand il parlera de marcher sur la Banque d'Espagne, et Santillan aussi quand, fidèle à la tradition des anarchistes « expropriateurs », il rêva d'un gigantesque hold-up sur ses caves.

[19] « L'intervention des syndicats dans la révolution espagnole », Confrontation internationale, sept.-oct. 1949, pp. 43-48. C'est lui qui reproduit les conclusions de la commission C.N.T. de Barcelone. L'expression « capitalisme syndical » est empruntée à La Batalla.

[20] Ibid. p. 46.

[21] 1. - Réglementation de la production suivant les nécessités de la consommation.

2. - Monopole du commerce extérieur...

3. - Collectivisation de la grande propriété agraire qui sera exploitée par les syndicats paysans et syndicalisation obligatoire des paysans individuels.

4. - Dévalorisation partielle de la propriété urbaine par l'imposition de taxes et la réduction des baux.

5. - Collectivisation des grandes industries, des services publics et des transports en commun.

6. - Saisie et collectivisation des entreprises abandonnées par leurs propriétaires.

7. - Extension du régime coopératif dans la distribution des produits Contrôle ouvrier des opérations bancaires allant jusqu'à la nationalisation des banques.

8. - Contrôle syndical ouvrier sur toutes les entreprises qui continuent d'être exploitées en régime privé.

9. - Reclassement rapide des chômeurs.

10. - Suppression rapide des divers impôts pour en arriver à l'impôt unique.

[22] After the Revolution,p. 121.