1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

I.7 : De la révolution à la guerre civile

Si l'on en croit plusieurs historiographes nationalistes, le général Mola, au soir du 20 Juillet, juge perdue la cause des rebelles et ne poursuit le combat que parce qu'il n'est plus maître des requetes et des phalangistes qu'il a mis en mouvement. En fait, ce pessimisme s'expliquerait : le pronunciamiento a été écrasé dans les régions les plus importantes, les centres industriels et commerciaux à Madrid et dans sa région, dans la partie la plus active du Nord, aux Asturies et au Pays basque, sur toute la côte orientale. En outre, la contre-offensive des milices ouvrières dans les jours qui suivent leur victoire dans les centres urbains semble se développer à leur avantage. Les milices catalanes se lancent à la conquête de l'Aragon et viennent battre les murs de Saragosse et de Huesca. Les milices madrilènes arrêtent à Somosierra et Guadarrama la marche des hommes de Mola. Madrid est sauvée. Quelques jours plus tard, la reprise d'Albacete par des troupes fidèles et des colonnes miliciennes permet le rétablissement des communications entre Valence et Madrid. Celle de Badajoz coupé en deux les forces insurgées, prive Mola de tout secours immédiat de Franco ou Queipo de Llano. La chute des dernières casernes de Gijon donnera aux ouvriers la maîtrise du plus grand port de guerre du Nord. La flotte, installée dans la rade de Tanger, contrôle le détroit et empêche l'arrivée dans la péninsule des renforts de l'armée du Maroc.

Le rapport de forces militaires

Or les rebelles, dont la situation stratégique est défavorable, n'ont, sur le plan du matériel et des effectifs, qu'une mince supériorité. La marine – nous l'avons vu – s'est prononcée contre eux. L'aviation – peu nombreuse il est vrai – est passée dans le camp populaire. Mola, pour toute la zone Nord, n'a qu'une douzaine de vieux avions saisis par surprise sur l'aérodrome de Leon. Certes, les effectifs dont disposent les généraux sont plus nombreux. Rabasseire les estime à 15 000 officiers, sous-officiers, 38 000 légionnaires et « Maures » au Maroc, 30 000 gardes civils, 30 000 requetes,presque tous avec Mola, 70 000 regulares environ. Mais toutes ces troupes sont loin d'être utilisables. Les jeunes recrues des regulares ont souvent fait cause commune avec les ouvriers et on semble hésiter à les engager. Il est nécessaire de conserver, à l'arrière des forces importantes [1]. La lutte se poursuit pendant des semaines encore en Galice et en Andalousie. Les troupes marocaines n'arrivent que par petits paquets.

Début août, les généraux rebelles n'engageront que de petites colonnes aux effectifs réduits : 3 000 sur Badajoz, 10 000 en Estremadure, 20 000 pour la première attaque sur Madrid. Pendant toute cette période, les diplomates allemands se font l'écho des inquiétudes de la zone nationaliste : on manque d'argent, on a besoin d'armes. Les troupes aguerries et disciplinées que sont les Maures et le Tercio sont certes un atout important; rien n'indique pourtant qu'elles soient, à elles seules, capables de décider de la victoire.

De l'autre côté, les milices ouvrières et paysannes laissent très vite deviner leurs faiblesses et les limites de leur efficacité. Leur courage, leur enthousiasme, leur esprit de sacrifice en ont fait des troupes imbattables dans les rues de leurs villes et de leurs villages. Mais à la guerre, les difficultés commencent. L'organisation militaire est, le plus souvent, un véritable chaos. C'est Durruti qui témoigne : « Nous avons jusqu'à présent un très grand nombre d'unités diverses ayant chacune son chef, ses effectifs – ils varient d'un jour à l'autre dans des proportions extraordinaires –, son arsenal, son train des équipages, son ravitaillement, sa politique particulière vis-à-vis des habitants, et, bien souvent aussi, sa manière particulière de comprendre la guerre » [2]. Jean-Richard Bloch, décrivant ce qu'il appelle le « stade picaresque » de la guerre civile à écrit : « La première image qu'a offerte la guerre civile a été celle de colonnes disparates, combattant particulièrement, se taillant chacune un secteur d'opérations, y vivant, s'y approvisionnant, y évoluant d'une façon parfois indépendante » [3]. Aussi, toutes les surprises sont possibles sur le « front » : on se retrouve, en circulant, à l'arrière des lignes ennemies, on tombe dans des embuscades à l'arrière de ses propres lignes, on ignore à quel camp appartiennent les unités dont les villageois signalent le passage. Il faudra attendre le 26 août pour que se constitue, sur le front d'Aragon, un Comité de guerre de douze personnes, officiers et militants politiques, dont l'autorité restera d'ailleurs très illusoire.

Aucun plan d'ensemble n'est possible. Les partis constituent on renforcent une colonne pour un raid précis, mais, l'expédition terminée, chacun retourne chez soi. Les miliciens protestent contre ceux qui veulent non seulement leur faire monter la garde, mais encore creuser des tranchées. D'ailleurs, on rentre chez soi entre deux tours de garde et l'on considère comme une sorte de maniaque celui qui se refuse à dormir quand il est de garde la nuit. Une colonne qui s'éloigne de sa base perd la majorité de ses miliciens : ils tiennent à coucher chez eux le soir... Durruti dira qu'on « lui a fait tous les trucs de la grande guerre : le bébé malade, la femme qui accouche, la mère mourante » [4]. En rase campagne, les milices se révèlent vite peu efficaces. Leurs succès initiaux sont acquis au prix d'énormes pertes. Non seulement les hommes ne savent pas se protéger, mais encore ils ne le veulent pas : le chef de colonne anarchiste met son point d'honneur à marcher en tête de ses hommes à découvert. C'est ainsi qu'Ascaso est mort, c'est ainsi que Mora va mourir. On méprise la « technique » des militaristes, car l'enthousiasme et l'esprit de sacrifice du militant semblent être l'essentiel, comme ils l'ont été dans les combats de rue. Les miliciens ne savent pas entretenir, souvent même pas manier leurs armes, et, quand ils en ont les détériorent et se blessent par inexpérience. Or les armes et les munitions sont rares. Sur le front d'Aragon, sur celui de Madrid, les unités relevées remettent leurs armes aux nouveaux arrivants. A Oviedo, le commandement militaire interdit de tirer sur un ennemi en dehors d'une attaque générale... Certes, des armes improvisées, comme les cartouches de dynamite, habilement maniées par les mineurs – les dinamiteros – se révèleront redoutables. Devant Oviedo, en août, les miliciens réussiront à percer les défenses nationalistes avec des camions blindés – au ciment – chargés de volontaires armés de lance-flammes. Ce sont là moyens de fortune, capables d'obtenir un effet de surprise, mais inaptes à faire pencher la balance de façon décisive.

D'ailleurs, les miliciens ne savent pas plus ménager leurs munitions que leur vie : ils gaspillent leurs cartouches contre les avions, les bateaux même. Ces hommes qui ne sont pas des soldats de métier ne sont ni entraînés ni encadrés. De nombreux chefs improvisés se révèlent incapables. Bien des officiers « républicains » trahissent, se retournent contre leurs hommes, sabotent, activement ou passivement. Des artilleurs font, sciemment, bombarder leurs propres miliciens. Même « loyal », l'officier reste suspect : on lui désobéit précisément parce qu'il est officier et qu'on n'a pas confiance en lui.

Au cours des mois de juillet et d'août, c'est peut-être l'unité de commandement qui fait le plus cruellement défaut. C'est au lendemain de la rébellion qu'ont été prises les premières initiatives heureuses sur le plan stratégique. Chacun, ensuite, s'enferme dans sa propre région. Anarchistes et nationalistes se surveillent en Pays basque : Mola, dans les premières semaines, peut leur tourner tranquillement le dos. Les Catalans qui s'acharnent en vain sans artillerie contre Saragosse ne dérangent guère les plans d'un ennemi qui vise Madrid [5]. Chacun semble mener sa propre guerre sans se soucier de celle qui se déroule dans la province voisine.

Finalement, les forces en présence semblent se neutraliser dans un équilibre précaire. Mola bute contre la Sierra comme les Catalans contre Saragosse. Les mineurs bloquent Oviedo, mais Aranda s'y prépare à un siège qui menace de durer. Le siège de l'Alcazar de Tolède commence. Les gardes civils insurgés le 19 juillet se sont enfermés dans la vieille forteresse avec des provisions, des munitions, des otages. Les miliciens qui les assiègent, comme ils avaient assiégé les garnisons suspectes de Valence et d'ailleurs, tiraillent au hasard contre ses murs épais. Il faudra attendre le 34 jour de siège pour que soit amené un canon. Encore ne bombarde-t-il pas immédiatement l'Alcazar, se contentant de détruire les maisons environnantes pour l'isoler et couper complètement les contacts des assiégés avec l'extérieur. A Gijon les deux casernes seront prises à la fin de la deuxième semaine d'août, littéralement dynamitées par les mineurs. Personne, à Tolède, n'ose prendre l'initiative de pareils moyens, car le colonel Moscardo qui commande les assiégés refuse de lâcher les quelque 600 otages, femmes et enfants raflés dans les quartiers ouvriers lors de la retraite et qui vont vivre d'épouvantables semaines dans l'obscurité et la puanteur des sous-sols. Drôle de guerre en vérité que ce siège de l'Alcazar : Louis Delaprée le voyant pour la première fois le 24 août, après 34 jours, écrit : « Dans les petites ruelles tortueuses de la ville, sitôt qu'on aperçoit, entre deux toits, l'une de ses quatre tours, il faut se coller contre un mur... Un peu partout, des entassements de sacs de terre bouchent la perspective. Des miliciens à grand chapeau de paille tressée sur la tête, cachés derrière ces barricades, guettent les guetteurs d'en face à 50, à 40, parfois à 20 mètres de là. De temps à autre, las d'échanger des balles, ils se jettent des injures. On finit par ne plus savoir si on est assiégeant ou assiégé ». [6]. « Les rouges, écrit Henry Clérisse, n'avaient qu'à vouloir pour écraser l'héroïque garnison »[7]. Le fait est qu'ils n'ont pas voulu. Le 3 août seulement on amène une pièce lourde, un canon de 420. Jusqu'au bout, les assiégeants tentent de sauver la vie des otages, offrant en échange promesse de vie sauve à tous les assiégés, qui refusent obstinément. Successivement le commandant Rojo, ancien professeur à l'Ecole militaire, le père Camarasa, chanoine de Madrid, le chargé d'affaires du Chili, tenteront de les convaincre, au cours de ces trêves pittoresques, décrites par Malraux et Koltsov en termes presque semblables : les miliciens insultent les gardes tout en leur distribuant cigarettes et lames de rasoir.

Pendant quelques brèves semaines, le conflit espagnol est à l'image du combat qui se déroule autour de l'Alcazar. Aucun des deux adversaires ne semble capable de l'emporter.

La rupture de l' équilibre

Mais cet équilibre va très vite se rompre, par suite de l'intervention étrangère. Le Portugal est, depuis longtemps, un des centres de la conspiration : c'est, dès les premiers jours, une des bases de l'insurrection. L'hôtel Aviz, à Lisbonne, sert de relais pour les communications téléphoniques entre Burgos et Séville. Les rebelles circulent librement entre l'Espagne et le Portugal et leurs premiers avions allemands auront leur base en territoire portugais, à Cala, à 2 km de la frontière. En revanche, le gouvernement de Salazar livre aux rebelles tous les réfugiés « de gauche ». L'Italie, de son côté, envoie dès la fin du mois les premiers avions promis aux rebelles. Début août, l'Allemagne livre aussi du matériel de guerre, débarqué à Lisbonne. Les flottes allemande et italienne s'efforcent de protéger les passages de troupes maures du Maroc en Espagne, s'interposent entre la flotte républicaine et les transports nationalistes. Junkers et Caproni assurent le premier « pont aérien » [8] qui permet à Queipo d'obtenir ta victoire.

Le camp républicain ne reçoit aucune aide comparable. Les premières livraisons d'avions décidées par le ministre de l'Air français provoquent une levée de boucliers : le gouvernement français de Front populaire cède à la pression anglaise et à la campagne de presse déclenchée contre lui. Il interdit le 27 juillet les livraisons d'armes à l'Espagne puis lance l'idée de la « non-intervention », à laquelle adhéreront l'Angleterre et l'U.R.S.S.[9]. Désormais, seuls les rebelles seront ravitaillés de façon continue et appréciable en armes et munitions, car l'Allemagne et l'Italie, tout en adhérant également au Comité de non-intervention, ne cesseront pas leurs livraisons [10].

La République espagnole est désormais isolée, les généraux rebelles bénéficiant d'une véritable conjonction internationale de fait. Sous la pression des menaces de Franco et des réclamations de Rome et de Berlin pour le respect du « statut de Tanger », les gouvernements de Londres et de Paris obtiennent de Giral l'évacuation de la rade de Tanger par la flotte républicaine dans les premiers jours d'août [11]. Le 4, les premiers contingents marocains massifs débarquent à Tarifa. Les communications ne seront désormais plus entravées entre le Maroc et l'Espagne : les nationalistes ne manqueront plus ni de soldats ni de matériel.

L'offensive nationaliste

Ils peuvent alors déclencher leur première offensive de grand style et tenter de réaliser la jonction entre leurs deux zones. Le 6 août, les troupes marocaines de Franco attaquent en direction de l'ouest : la complicité du Portugal protègera leur flanc gauche quand elles bifurqueront vers le nord pour opérer leur jonction avec les troupes de Mola. Les colonnes s'avancent sans rencontrer de véritable résistance, suivant les grandes routes et enlevant, après les avoir encerclés, les précaires barrages dressés sur leur route à l'initiative des Comités de paysans ou d'ouvriers. Le 11 août, la colonne Tella s'empare de Merida, entièrement minée, mais qui ne sautera pas. La colonne Yagüe, 1 500 hommes motorisés avec quelques batteries d'artillerie légère, franchit la Sierra Morena le 7, atteint Badajoz le 13 et s'en empare le 14. Dès le 12, le chef des asaltos de Badajoz, le commandant Avila, avait franchi la frontière portugaise, dénonçant la domination de la ville par « la populace en armes ». Le 13 au matin, c'est le maire de Badajoz qui s'enfuit à son tour. Cinquante miliciens enfermés dans la cathédrale résistent pendant deux jours aux assauts des Maures et se suicident quand leurs munitions sont épuisées : l'héroïsme des combattants ne parvient pas à compenser la trahison des chefs militaires et le chaos né de la révolution.

Les nationalistes vont alors porter leur effort sur le front Nord où Mola, qui dispose de troupes nombreuses, les requetes au béret rouge, couverts de médailles saintes et de scapulaires, craint cependant de manquer de munitions. Le 1° août, le marquis de Portago, son envoyé personnel, est à Berlin, réclamant des avions. Le 8, l'ambassadeur d'Allemagne à Paris transmet sa demande de 10 millions de cartouches. Matériel et munitions arrivent au le Portugal. La jonction avec le Sud assure les arrières. Le 15 août l'offensive se dessine. Le 19, Saint-Sébastien est presque encerclée, la colonne Beorlegui est aux portes d'Irun. Les Maures de Franco affluent maintenant, par Badajoz, pour renforcer les troupes de Mola.


la marche sur Badajoz (juillet-août 36)

C'est le début de la bataille des Places Fortes [12]. Ici les miliciens se battent le dos à la mer contre une armée nettement supérieure. Les avions allemands appuient l'offensive de Mola. Leur apparition soudaine, les mitraillages au sol, les bombardements jettent la panique dans les rangs des miliciens en rase campagne. Mais, dans les villes ils sont prêts à s'accrocher à chaque pan de mur. Il n'en est pas toujours de même pour leur commandement. Les mêmes désaccords qu'à Badajoz se produisent dans les rangs des défenseurs. Les hommes de la C.N.T., prêts à se défendre jusqu'au bout, menacent de fusiller les otages si les bombardements aériens continuent, veulent détruire complètement les villes pour ne laisser à l'ennemi que des ruines, s'ils doivent finalement céder. Les éléments modérés du Front populaire, et principalement les nationalistes basques, veulent au contraire épargner les villes et leurs habitants, se refusent à employer des représailles contre les otages. Les Milices basques veilleront, jusqu'au bout, à la défense de l'Église et de la propriété contre les miliciens anarchistes. La résistance est acharnée devant Irun, à Renteria, sous la direction politique d'un Comité ouvrier des métallurgistes et sous la direction militaire d'un ancien officier, un volontaire français, Jacques Menachem. Les autorités s'efforcent de sauver les 180 otages enfermés dans le fort de Guadalupe et qui seront finalement libérés [13]. Elles abandonnent enfin la partie : le commissaire à la Guerre passe la frontière française trois jours avant la chute d'Irun. Mais les communistes et les gens de la C.N.T. se battent jusqu'à leur dernière cartouche, avec une poignée de volontaires internationaux. Quand ils n'ont plus de dynamite, les huit défenseurs de Fort Martial, qui tiennent 60 heures contre les Maures, font rouler des rochers sur les assaillants. Les derniers miliciens qui franchissent, le 4 septembre, le pont international, montrent avec dérision leurs cartouchières vides. Un train de munitions envoyées par les Catalans a été arrêté par les autorités françaises. Des caisses contenant 30 000 cartouches attendent à Barcelone le Douglas promis par le gouvernement pour assurer leur transport à Irun. La ville flambe : les nationalistes n'ont conquis que des ruines.

La tragédie d'Irun semble aviver les contradictions dans le camp républicain. Le 8 septembre, Saint-Sébastien est, selon le correspondant de Havas, le théâtre de « véritables combats de rue ». Les militants de la C.N.T. ont donné l'assaut au Kursaal où sont enfermés des otages. Le gouverneur, un socialiste, officier de carabiniers, le lieutenant-colonel Ortega, tente d'ouvrir des négociations avec Mola : son fils passe en France pour se rendre en zone nationaliste. Le bruit circule qu'il offre aux rebelles la promesse de respecter les otages, les maisons et les monuments et de rendre Saint-Sébastien si les nationalistes accordent d'avance l'amnistie pour les combattants. Rien n'est officiellement publié au sujet de ces tractations. Mais, le 11 les avions nationalistes lâchent des tracts sur la ville : « Faites respecter l'ordre dans votre ville. Je vous accorde 48 heures de répit. Je suis prêt à entendre la voix des nationalistes basques. » Les otages, sous bonne garde, sont transférés à Bilbao. Dans Saint-Sébastien, la situation est confuse. La radio nationaliste annonce l'assassinat de Leizaola, l'arrestation de Irujo par les anarchistes. Maurice Leroy câble à Paris-Soir,le 11, que Irujo est « maître de la situation », et le 13 que les anarchistes sont « maîtres de la ville ». En réalité, les nationalistes basques l'emportent. Les révolutionnaires sont vaincus au cours de cette guerre civile, au sein même de la guerre civile [14] (l4). Police et Milices basques fusillent sommairement « pillards » et « incendiaires ». Le 14 les républicains évacuent SaintSébastien par la route de Bilbao laissée libre par les carlistes. Le même jour, immédiatement après leur départ, les troupes de Mola entrent dans la capitale du Guipuzcoa, où cinquante gardes sont restés pour assurer la continuité du maintien de l'ordre.

Menace sur Madrid

Le rapport de forces, bouleversé par l'aide massive des Allemands et des Italiens est tel, en ce début de septembre, que la plupart des observateurs s'attendent, à brève échéance, à la chute de Madrid : il semble invraisemblable que les miliciens puissent tenir tête aux soldats de métier, aux tanks et aux avions qu'ils ont en face d'eux. Mais l'offensive attendue est reportée. Prudent, Franco l'a retardée à cause des renforts qu'il a fallu envoyer dans le Nord : il semble vouloir concentrer des forces suffisantes pour ne frapper qu'à coup sûr. Mais surtout un élément sentimental intervient dans le cours des opérations militaires. Depuis le début du mois d'août, la presse nationaliste et les journaux qui sympathisent avec la rébellion à l'étranger chantent les exploits des Cadets de l'Ecole militaire de Tolède. En réalité, une dizaine d'élèves-officiers seulement sont dans les rangs des défenseurs de la forteresse [15]. Mais l'héroïque défense des gardes civils est présentée par cette propagande comme l'œuvre des Cadets, qui symbolisent ainsi la résistance de la jeunesse espagnole à la domination « rouge » : les « Cadets de l'Alcazar » entrent dans la légende[16]. Avec la constitution du gouvernement Caballero, la pression des assiégeants s'accroît : le bâtiment, bombardé cette fois, est en ruines. Les gardes tiennent toujours dans les souterrains. Mais les vivres commencent à diminuer, la provision d'eau à s'épuiser [17]. Franco néglige la possibilité d'une marche sur Madrid pour tenter la délivrance de l'Alcazar [18]. Son armée attaque au sud, le long de la vallée du Tage. Le 4 septembre, l'avant-garde marocaine du colonel Yagüe entre dans Talavera de la Reina.

Les miliciens résistent çà et là, mais ailleurs sont pris de panique et s'enfuient au milieu d'une terrible débandade dont Malraux a su donner un remarquable tableau. Deux colonnes motocyclistes envoyées de Madrid en renfort sur Tolède sont encerclées par surprise et exterminées. Le 27 septembre, l'avant-garde marocaine du général Varela pénètre dans Tolède. A la tombée de la nuit, une section de Maures fait sa jonction avec les hommes de Mascarda. L'Alcazar est délivré. Les assiégeants de la veille, assiégés à leur tour dans les maisons environnantes, tombent les uns après les autres. C'est désormais la capitale qui est menacée. Le monde entier s'attend à sa chute et à de terribles représailles.


la marche sur Tolède (août-septembre 36)

La Terreur

L'insurrection militaire a partout commencé avec l'arrestation, l'assassinat ou l'exécution après jugement sommaire des officiers ou soldats républicains [19]. L' « épuration » ainsi engagée s'est accompagnée partout de la liquidation sommaire de tout ce qui pouvait être considéré élément responsable de syndicat, parti ouvrier ou simplement républicain [20]. Le paseo, ici aussi, est la règle, à cette différence près que personne n'en réclamera la fin, car leurs organisateurs, requetes et phalangistes, sont aussi les maîtres de l'ordre public. Les massacres de prisonniers deviennent un phénomène quotidien, l'unique moyen, semble-t-il, de faire de la place dans des prisons toujours bondées[21]. La volonté de détruire l'adversaire est aussi évidente que dans les rangs opposés. Chez les républicains, elle est massive, publique, spontanée. Ici, elle est organisée et dirigée, justifiée par tous, y compris par les plus hautes autorités ecclésiastiques, comme l'archevêque de Tolède, qui proclame que c'est à l'amour du Dieu de nos pères qui a armé la main de la moitié de l'Espagne » contre le « monstre moderne, le Marxisme ou Communisme, hydre à sept têtes, symbole de toutes les hérésies » [22]. Il faudra attendre plusieurs mois avant d'avoir des indications précises sur « la terreur blanche » qui sévit dans toute la zone nationaliste.

On connaît mieux les méthodes de l'armée rebelle dans l'aménagement de ses conquêtes : les correspondants de guerre ont le droit d'aller au front, quand les prisons leur sent évidemment interdites. Les soldats maures, recrutés dans les tribus les plus primitives, ont la bride sur le cou. Ils violent les femmes, châtrent les hommes, ce qui, aux yeux de Brasillach et Bardèche, est une « opération d'un genre quasi rituel ». Mais les autres troupes ne sont pas en reste : les femmes sont les victimes de prédilection d'un sadisme généralisé ; elles sont non seulement violées, mais systématiquement humiliées, tondues, peintes au minium, purgées à l'huile de ricin. Le général Queipo de Llano en est fier. Il déclare à Radio-Séville, le 23 juillet : « Les femmes des rouges ont appris, elles aussi, que nos soldats sont de vrais hommes et non des miliciens châtrés ; donner des coups de pied et braire n'arrivera pas à les sauver » [23].

La presse internationale fourmille d'exemples donnés par des correspondants dont la sympathie va pourtant souvent aux rebelles. Bertrand de Jouvenel raconte dans Paris-Soir du 23 juillet l'exécution des cheminots qui ont défendu Alfera contre les requetes de la colonne Escamez [24]. L'entrée des nationalistes à Badajoz s'accompagne d'un véritable carnage. L'envoyé spécial de Havas câble qu'il y a des cadavres dans la cathédrale, au pied même de l'autel et que « sur la grand-place gisent les corps des partisans du gouvernement exécutés en série, alignés devant la cathédrale ». Les correspondants du New York Herald, du Temps ont décrit cette boucherie, que les officiers nationalistes tentent de justifier par l'impossibilité ou ils sont de faire garder les prisonniers. Une colonne de fugitifs est refoulée à la frontière portugaise, ramenée en ville et massacrée sur place. Le correspondant du Temps parle de 1 200 exécutions, de le trottoirs recouverts de sang dans lesquels baignent encore des casquettes », ou moment où l'on fusille encore sur la grand-place. « Rude méthode » reconnaît Brasillach, qui ajoute que « tout combattant était fusillé parce que, du moment qu'il n'y avait pas de mobilisation générale, il s'agissait d'un militant » [25]. La terreur est le moyen de venir à bout de la résistance des masses. C'est bien ainsi que l'entendent en tout cas les chefs de la rébellion. Le 30 juillet, Franco affirme à un journaliste du News Chronicle qu'il est prêt, s'il le faut, à « fusiller la moitié de l'Espagne ». Le 18 août, Queipo de Llano : « Quatre-vingts pour cent des familles andalouses sont en deuil et nous n'hésiterons pas à recourir à des mesures plus rigoureuses. » Et le colonel Barato déclare au correspondant du Toronto Star :« Nous aurons établi l'ordre quand nous aurons exécuté deux millions de marxistes. »

La fuite massive des paysans devant chaque attaque nationaliste montre, en tout cas que les chefs militaires ont atteint leur but, et que leurs troupes inspirent une profonde terreur. Une dépêche de Delaprée décrit cet « immense exode » des paysans d'Estremadure, « poussant devant eux leurs cochons et leurs chèvres, les femmes traînant leurs marmots » [26]. Dans cette foule atterrée pourtant, les hommes, ces « paysans à figure tannée à courte blouse et à grand chapeau », réclament immédiatement le fusil qu'ils ne lâcheront plus, ni pour manger, ni pour dormir, et retournent se battre. Car la terreur est une arme à double tranchant : ils sont des dizaines de milliers à fuir sur les routes, mais autant d'ouvriers, de paysans, d'intellectuels qui empoignent une arme pour se battre, n'importe comment, mais se battre. Toutes les préoccupations et les aspirations antérieures semblent s'effacer devant cette volonté désespérée de résister, de barrer le passage, de vaincre. A ce qui leur paraît une machine de guerre supérieurement entraînée et équipée, ils sont maintenant des milliers qui sont prêts à tout pour opposer une autre machine, non moins efficace : les mots d'ordre de « discipline », de « commandement unique » rencontrent de l'écho. Il faut, à tout prix, se battre et tenir. Il faut, d'abord, et pour ne pas périr, mettre fin au chaos né de la multiplicité des autorités et des conflits de pouvoirs instaurer la discipline, bâtir un commandement, adapter les milices à leur tâche vitale : la guerre.

Notes

[1] Cependant ce sont les milices politiques, notamment celles des phalangistes, qui semblent se consacrer au travail de « nettoyage ».

[2] Cité dans Catalogne 36-37, pp. 18-19.

[3] J.-R. Bloch, op. cit. p. 127.

[4] Cité par Peirats, t. I, p. 221.

[5] Selon Koltsov, Durruti déclare à Trueba : « Prenez toute l'Espagne, mais ne touchez pas à Saragosse : l'opération de Saragosse, c'est 1a mienne » (op. cit. p. 45). Tous les groupes ont eu peu ou prou cette mentalité.

[6] Delaprée, op. cit. p. 77.

[7] Clérisse, op. cit. p. 189.

[8] Voir 2° partie, ch. II.

[9] Voir 2° partie, ch. I.

[10] Le gouvernement espagnol ne fait d'ailleurs rien pour mobiliser à l'étranger l'opinion sympathisante contre la non-intervention. C'est le socialiste de Los Rios, parlant en son nom, qui insistera pour que Léon Blum renonce à démissionner et reste au pouvoir tout en prenant l'initiative de la non-intervention (voir 2° partie ch. I). Le 9 août, le président Giral déclare : « Le gouvernement espagnol ne désire aucune intervention étrangère dans la lutte qu'il mène, qu'elle soit avouée ou secrète, directe ou indirecte, qu'elle favorise l'un ou l'autre camp. »

[11] Voir chapitre V.

[12] C'est en effet la période des sièges. A Oviedo, Tolède, La Cabeza, vont s'ajouter ceux de Irun puis de Saint-Sébastion.

[13] Dès le 25 août le lieutenant-colonel Ortega a fait libérer « par souci d'humanité » un certain nombre d'otages, dont le comte de Romanones, qui se réfugiera en France.

[14] Il ne semble pas que les dirigeants de la C.N.T. aient effectivement pris l'initiative de la résistance aux autorités basques. M. Leroy dans Paris-Soir du 14 septembre, fait le récit d'une entrevue dramatique au cours de laquelle le gouverneur Ortega, assisté du communiste Larrañaga, affronte les responsables C.N.T. Gesgobu et Orthiano : c'est la décision d'évacuation qui en sortira. Gala Diez, responsable C.N.T. (Dans la Tourmente,p. 30), écrit : Nous pouvons affirmer que l'évacuation de Saint-Sébastien a été, de toutes celles qui se sont faites en si peu de temps, la plus calme, la plus ordonnée et la plus efficace. » C'est accepter d'en prendre la responsabilité. Il reproche cependant aux nationalistes basques d'avoir laissé aux rebelles les « richesses de l'église » et « des choses utiles dans les usines, les ateliers, les maisons de commerce ». Il précise : « Lorsque nos camarades ont voulu les détruire, Ils s'y opposèrent les armes à la main, et nous dûmes céder pour éviter une lutte fratricide. »

[15] Clérisse précise que la garnison comprenait 650 gardes civils, 150 asaltos du 14 Tercio de Madrid, une douzaine d'officiers... et huit cadets.

[16] Voir à ce sujet le livre de Massis et Brasillach, Les Cadets de l'Alcazar. Les auteurs rapportent par exemple cet épisode particulièrement dramatique : le 26 juillet les miliciens menacent par téléphone le colonel Moscardo de fusiller son fils s'il ne rend pas la forteresse. Moscardo refuse et son fils est exécuté. S'appuyant sur le témoignage de Matthews et sur la critique comparée des diverses relations de cette affaire, Pedro Isasi affirme dans El Socialista (26 sept. 1957) que cet épisode a été inventé de toutes pièces, le jeune Moscardo ayant été, selon lui, tué dans l'assaut de la Montana, et sa famille étant, en revanche, restée en liberté. Il affirme en outre que le téléphone extérieur de l'Alcazar était coupé depuis le 22 juillet. Matthews, dans l'édition anglaise de son livre The Yoke and the Arrows, reconnait s'être trompé sur la mort du jeune Moscardo à l'assaut de la Montana. Hugh Thomas, après avoir confronté les thèses et interrogé divers témoins conclut à la validité de la thèse nationaliste (The Civil War in Spain, p. 203).

[17] Les réserves de viande de la forteresse étaient constituées, selon l'un des assiégés (Paris-Soir, 30 sept.), par 98 chevaux et 12 mules.

[18] De tous les historiens nationalistes, Aznar est le seul à approuver l'initiative de Franco. Tous les autres considèrent que le détour par l'Alcazar a empêché la chute de Madrid.

[19] Citons, à Madrid, le lieutenant-colonel Carratala, à Valladollid, le général Molero. Seront notamment fusillés plus tard, le général Datet – le vainqueur de l'Insurrection de 34 en Catalogne –, le général d'aviation Nuñez del Prado, puis à Saragosse, les généraux Salcedo, Corridad Pita, Romerales, Campis. Preuve que toute l'armée n'était pas avec les rebelles.

[20] Voir à ce sujet le Mémoire du collège des avocats de Madrid, reproduit par Peirats. Clérisse confirme.

[21] Bahamonde, Jean de Pierrefeu.

[22] Louis Martin-Chauffter, dans Rébellion et Catholicisme a apporté de nombreux exemples de persécution exercée par les nationalistes : temples incendiés, pasteurs fusillés...

[23] Cité par V. Alba, op. cit. p. 331.

[24] Cf. notamment dans le Journal et Paris-Soir les exécutions massives pendant la conquête de l'Andalousie. Dans chaque village, selon B. de Jouvenel et Leroy, les arènes sont transformées en charnier. Triana a été nettoyée « à la grenade et au couteau ». Les exécutions d'otages suivent, dont les cadavres restent exposés des journées entières. Voir également le reportage de Henry Danjou sur l'assaut de Merida par les légionnaires, l'exécution des militants ouvriers qui l'ont défendue, celle d'Anita Lopez, l'Ame du Comité.

[25] L'émotion provoquée par ces comptes rendus de presse dans l'opinion internationale sera considérable. A l'avenir, la censure sera plus sévère en zone nationaliste, d'où filtreront désormais peu d'informations ou de documents sur la répression. Robert Bru, opérateur de Pathé-Nathan sera arrêté à Séville, accusé d'avoir transmis en France des photos de Badajoz.

[26] Delaprée, op. cit. p. 89.