1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

Madrid, 1937

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

I.10 : Madrid : no pasaran !

Le 28 septembre 1936, les dernières résistances s'éteignent dans Tolède avec l'extermination des groupes de miliciens de la C.N.T. qui tenaient l'hôpital. Un nouveau chapitre s'ouvre, celui de la bataille pour la capitale. Aux yeux des chefs nationalistes, ce doit être le dernier : la chute de Madrid donnera le signal de l'effondrement républicain. Aucun d'entre eux n'envisage un instant une résistance sérieuse de la part des milices. La plupart des observateurs étrangers partagent ce point de vue : les milieux diplomatiques se préparent à la chute de la capitale qui, aux yeux de Rome et Berlin, devra changer la situation juridique de l'Espagne et permettre la reconnaissance du gouvernement de Franco.

Les généraux rebelles estiment qu'ils pourront faire leur entrée dans Madrid pour la Fête de la Race, le 12 octobre [1]. C'est le général Varela qui commande l'armée assaillante : 20 000 soldats de métier, Maures et légionnaires, aguerris, disciplinés, confiants, persuadés qu'ils ne vont rencontrer aucune résistance. L'offensive se déroule d'abord suivant le plan prévu : la colonne qui remonte la vallée du Tage opère sa jonction, le 10 octobre, avec le corps d'armée de Davila qui vient de la Sierra. Elle n'a rencontré d'autre résistance que le harcèlement des milices du Levante que commandent Uribarri et Bayo, action de guérilla insuffisante pour enrayer l'avance d'une armée moderne qui ne se heurte à aucune opposition dans ses attaques frontales. En trois jours, les assaillants progressent de 27 kilomètres ; entre Chapineria, prise le 15, Navalcarnero qui tombe le 18 et Illescas le 21, se dessine la pince qui va enserrer Madrid.

Une ville à prendre

Fin septembre déjà, le rapport de Voelckers à Berlin est très optimiste. Madrid ne peut pas soutenir de siège. Elle n'a aucun stock de vivres, aucune défense antiaérienne, aucune ligne de défense et même pas de tranchées. Les miliciens qui la défendent sont mal armés, inexpérimentés et surtout mal encadrés. Certes, les premières armes modernes viennent d'arriver, première manifestation concrète de l'aide russe : l'étonnement même qu'elles provoquent chez les miliciens prouve leur inexpérience et semble exclure l'hypothèse qu'elles pourraient véritablement contribuer à renverser la situation. Le 28, dans une proclamation à la radio, Largo Caballero a annoncé : « Nous avons à notre disposition un formidable armement mécanisé. Nous avons des tanks et une aviation puissante », et le même jour, quarante tanks russes, appuyés par l'aviation, réussissent une percée. Pourtant, l'infanterie n'a pas suivi et la première contre-attaque de l'armée républicaine se solde par un échec. Les chefs militaires de Madrid sont d'ailleurs conscients de la gravité de la situation et, semble-t-il, résignés à la chute inévitable de la capitale. Le général Asensio, qui commande l'armée du Centre, exprime ouvertement son, pessimisme; et le général Pozas, qui le remplace le 24 octobre, ne croit pas non plus la défense possible. Tous deux conseillent au gouvernement de quitter la capitale pendant qu'il est temps encore.

Début novembre, c'est le général Mola qui, après avoir réorganisé les troupes, prend en mains la direction de ce qui semble bien devoir être l'assaut final ; après discussions, l'état-major rebelle a décidé d'entrer dans Madrid par la Casa dei Campo et la Cité universitaire, évitant ainsi la guerre de rues dans les quartiers ouvriers que Varela, au moins, redoute. Informés de l'aide que Madrid reçoit des Russes, les généraux rebelles décident de frapper avant que les défenseurs n'aient eu le temps de se ressaisir. Le 4 novembre, l'aérodrome de Getafe tombe dans leurs mains, le 6, la colone Yagüe occupe Carabanchel et la forte position du Cerro de Los Angeles. Mola a convoqué à son quartier général le futur Conseil municipal de Madrid qui doit entrer dans la capitale dans les fourgons de son armée. Radio-Burgos a inauguré depuis le 4 une émission intitulée : « Les dernières heures de Madrid ». Le 7, Franco annonce qu'il assistera le lendemain à la messe à Madrid, le 8, les ponts de Segovie et de Tolède, sur le Manzanares, sont atteints.

La chute de Madrid n'est plus qu'une question d'heures : au Conseil des ministres, Largo, Caballero impose littéralement aux communistes et aux anarchistes réticents la décision de départ du gouvernement pour Valence. Malgré l'unanimité affichée, bien des combattants considèrent comme une désertion cette mesure de prudence [2]. L'incident tragi-comique de Tarrancon [3] ne s'explique pas seulement par l'indiscipline notoire des anarchistes : l'attitude des miliciens de la C.N.T. correspond à un état d'esprit fort répandu à Madrid, où, plus qu'ailleurs, les ouvriers ont fait confiance au gouvernement et accepté sa discipline. Le 9 novembre, ils le voient fuir, ses experts « résignés » à la défaite, alors qu'aucune mobilisation de masse n'a été tentée pour une défense à tout prix de la capitale. Dans les premiers jours de septembre, sur 20 000 volontaires, moins de 2 000 ont été effectivement employés aux travaux de fortifications... Aux yeux des militants, socialistes, communistes, anarchistes, la bataille n'est pas encore perdue. La tentation de fusiller les ministres va de pair avec la volonté de se battre jusqu'à la mort. Le cri de la C.N.T. madrilène : « Viva Madrid sin gobierno » (« Vive Madrid sans gouvernement ») répond, indubitablement, à un sentiment largement répandu.

La défense de Madrid: le général Miaja et la junte

Le gouvernement Largo Caballero, en partant, confie au général Miaja la défense de la capitale. Auteurs et témoins ont abondamment polémiqué, depuis, sur les causes de la désignation d'un général, jusqu'alors en retrait, mais qui allait devenir le héros de Madrid. Officier de carrière, « cet homme d'une soixantaine d'années, assez gras, mais d'une vivacité singulière », comme le décrit Simone Téry, José Miaja ne s'est jamais signalé par un républicanisme ardent : il a même fait partie, avant la guerre, de l'Union militaire espagnole. Ministre de la Guerre dans l'éphémère gouvernement de conciliation Martinez Barrio – un choix en lui-même significatif – il a refusé ce poste dans le gouvernement Giral, mais s'est mis à son service. C'est lui qui a dirigé l'expédition qui a repris Albacète. Nous l'avons vu, exilé à Valence, y subir les affronts du lieutenant José Benedito. De là, il a été envoyé pour commander le front d'Andalousie : il y a été accusé de « sabotage » par certains de ses hommes et Largo Caballero l'a muté à Madrid le 24 octobre [4]. Quels qu'aient été les véritables motifs de cette nomination, il est exclu qu'elle ait été, comme certains l'ont dit, « imposée » ou « suggérée » par le parti communiste avec lequel Miaja n'a, à cette époque, encore aucun lien particulier.

Le décret qui lui confie le commandement [5] le charge aussi de représenter le gouvernement dans la « Junte de défense chargée d'organiser et de contrôler la défense de la capitale » dont la formation a été décidée aussi par le Conseil des ministres du 6 novembre. Née d'un décret gouvernemental, présidée par un délégué du gouvernement, constituée de représentants de tous les partis et syndicats qui le soutiennent, la Junte de défense de Madrid n'est cependant ni une simple commission consultative, ni un organisme gouvernemental annexe. Placée à la tête de la capitale au moment où le départ du gouvernement laisse en fait l'initiative à ceux qui veulent se battre, la Junte, par son langage, par ses méthodes, sera un véritable gouvernement révolutionnaire.

Révolutionnaire, elle l'est d'abord par sa composition. Le général Miaja avait, semble-il, d'abord songé à faire appel à des hommes du Commissariat puisque tous les partis y sont représentés : mais la plupart des « personnalités » ont quitté Madrid avec le gouvernement. Il fera donc appel à des inconnus. Militaire de carrière, de tempérament, de mentalité, attaché à l'organisation, à la discipline, à l'efficacité, il va tout naturellement s'appuyer sur le 5° régiment que Mije met aussitôt à sa disposition et avec lequel Checa, secrétaire du P.C., assurera la liaison. Le 7 novembre, au soir la Junte est constituée: ses membres sont si jeunes – presque tous ont moins de trente ans – qu'on les surnommera les « gosses de Miaja ». Par l'intermédiaire de la représentation de l'U.G.T. et de la J.S.U. s'ajoutant à la sienne, par l'importance des postes qu'il occupe, le parti communiste la contrôle [6].

La défense de Madrid devient l'affaire du parti communiste, l'affaire de l'Internationale communiste, l'affaire de la Russie soviétique. Leur prestige et leur autorité sont engagés dans cette bataille. Jamais encore, dans toute la guerre d'Espagne, les communistes n'avaient apporté au combat autant d'acharnement. Jamais les Russes ne referont l'effort qu'ils consentirent pour Madrid en novembre 36.

C'est vers elle que convergent en effet, courant octobre, puis en novembre et décembre, les envois de matériel fourni par les Russes ou acheté par leur intermédiaire. Les défenseurs de Madrid auront des fusils, des grenades, des mitrailleuses, des tanks, des avions, des canons, des munitions, Petit à petit, c'est une armée moderne, mise sur pied au cours même des combats, qui fait front devant la capitale. Elle a des chefs, familiarisés avec toutes les techniques modernes, dont les capacités dépassent largement celles des rares officiers fidèles. Déjà Rosenberg avait amené avec lui un groupe d'officiers qui ont aidé au développement du 5° régiment. Un deuxième groupe, plus important, de militaires russes, arrive aux environs du 20 octobre ; on ne les connaît que par leurs pseudonymes, mais leur rôle est incontestable et, vraisemblablement plus important que celui de Miaja et Rojo. C'est Goriev qui dirige l'état-major et sera le véritable organisateur de la défense. C'est « Pavlov » qui commande les unités blindées, « Douglas » qui commande une aviation autrement puissante et efficace que l'héroïque escadrille d'André Malraux [7]. C'est Michel Koltsov enfin, dont les compétences militaires sont indéniables et qui est en même temps un véritable dirigeant politique, ses fonctions officielles d'envoyé spécial de la Pravda lui permettant de garder un contact direct avec Staline et Vorochilov. Des communistes étrangers formés à Moscou jouent également un rôle militaire de premier plan : à côté de Carlos Contreras, déjà cité, il faut faire une place à part à Miguel Martinez, qui est à la tête du commissariat de l'armée de Madrid [8].

C'est enfin au moment de l'assaut décisif qu'apparaissent sur le front les premières brigades internationales : selon Colodny, ce sont, au total, 8 500 hommes des 11° et 12° brigades qui participent, autour de la capitale, aux combats de novembre et décembre, après le défilé impeccable des 3 500 soldats de la 11° dans la Gran Via, sous les cris enthousiastes de « Vivan los Rusos ». Avec elles arrivent des chefs compétents, le général Kléber, dont la popularité éclipsera celle de Miaja, Lukacz, Hans. Ce sont des troupes de choc et dans la Casa de Campo, au soir du 8 novembre, on dispersera leurs hommes sur la ligne de feu, dans la proportion d'un International pour cinq Espagnols : ils donneront des exemples pratiques d'utilisation des armes et des abris. Surtout, ces volontaires étrangers sont souvent des hommes qui ont connu des années de vie militante très dure, les grèves, les bagarres de rue, la clandestinité, la prison et souvent la torture, le bagne, la misère de l'émigration. Colodny dit des Allemands des bataillons Thälmann et Edgar André qu'ils étaient des « hommes indestructibles » [9]. Ils constituent en tout cas, avec leur foi révolutionnaire, leur esprit de sacrifice et leur discipline de fer, une troupe de choc irremplaçable et prestigieuse dont les actions d'éclat vaudront autant par leur efficacité directe que par leur force de rayonnement et d'exemple sur leurs camarades espagnols.

Les méthodes de la junte

Avec l'arrivée de révolutionnaires de tous les pays d'Europe, avec celle des conseillers militaires russes, Madrid connaît une atmosphère d'épopée révolutionnaire inspirée par la propagande de l'exemple de l'Octobre russe. « Il faut défendre Madrid comme Pétrograd », proclament d'immenses affiches du P.C. : la foule des Madrilènes qui se presse pour applaudir Les marins de Cronstadt, Tchapaïev ou Le cuirassé Potemkine arrivés avec Rosenberg et qui passent sur tous les écrans de Madrid, renoue directement, par ce spectacle, avec la tradition de la révolution russe qu'elle croit revivre. La Pasionaria, de noir vêtue, et qui semble l'incarnation de la révolution ouvrière, organise les manifestations de masse des femmes madrilènes qui impressionneront si fortement tous les témoins du drame et qui scandent des mots d'ordre brefs et héroïques, à l'espagnole : « Mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux. » ; « Mieux vaut être la veuve d'un héros que la femme d'un lâche. » Il faut, pour défendre Madrid, galvaniser ses défenseurs. La Junta le sait : ici, point de discours sur la « légalité » du gouvernement, le « respect de l'ordre et de la propriété ». Elle n'hésite pas à s'adresser aux « travailleurs » de Madrid pour glorifier la « révolution prolétarienne » qu'ils sont en train d'accomplir [10].

Pour la défense de Madrid, la Junte utilise les méthodes révolutionnaires qu'ont préconisées ailleurs, à Irun, SaintSébastien, les gens de la C.N.T. et du P.O.U.M. : armement du peuple, toute-puissance des Comités, action des masses, justice révolutionnaire sommaire. Le 9 novembre, on voit monter au front des colonnes d'ouvriers sans armes, désignés par les syndicats pour se rendre sur la ligne de feu et ramasser les armes des combattants tués ou blessés. Les Maisons du Peuple et les Athénées libertaires sont des centres de mobilisation ; les barricades se dressent dans toutes les rues des faubourgs menacés : « Femmes et enfants, écrit Colodny, formaient une chaîne vivante et passaient les pierres de Madrid aux maçons qui élevaient les murs symboliques, militairement sans intérêt, mais psychologiquement invincibles, qui attendaient l'offensive... de Varela.» Des Comités de quartiers, de maisons, d'îlots, sont constitués qui prennent en mains les tâches immédiates de la défense, la vigilance antiaérienne, la surveillance des suspects. Le 5° régiment lui-même appelle la population à constituer ces Comités que personne ne songe, au P.C. madrilène, à condamner comme des « organismes illégaux » [11]. Spontanément et à l'appel de la Junte se constituent aussi des Comités spécialisés : Comités de ravitaillement, des communications, des munitions, Comités de femmes pour la confection des repas collectifs ou le blanchissage. Il n'est plus question non plus de dénoncer comme « illégales » ou « non autorisées » les perquisitions et les arrestations faites par d'autres que la police républicaine. Les asaltos et la garde civile sont sommairement et brutalement épurés, plus d'une centaine de gardes civils arrêtés en quelques jours. La plupart des organismes policiers créés dans les derniers mois ont été transférés à Valence. Garcia Atadell et ses adjoints ont fui à l'étranger [12]. Les « gardes de sécurité » du 5° régiment, que commande Pedro Checa, les « services spéciaux » du ministère de la Guerre, dirigés par un collaborateur de Val, l'anarchiste Salgado, multiplient perquisitions, arrestations, exécutions sommaires. Selon Koltsov, c'est Miguel Martinez qui, le 6 novembre, donne l'ordre d'évacuer du Carcel modelo les plus importants des prisonniers rebelles. Ce jour-là, les 600 détenus évacués sont abattus sur la route d'Arganda. Selon Galindez, 400 autres connaîtront le même sort deux jours après. Les exécutions sans jugement continueront en novembre et décembre sous la responsabilité de Santiago Carrillo et de son adjoint Cazorla. Le souci de ménager les étrangers n'empêchera pas ici les autorités de la Junte de frapper jusqu'à l'intérieur des ambassades les réfugiés et les agents de Franco [13]. Quelle que soit l'appréciation que l'on puisse porter sur ces méthodes, il n'est cependant pas douteux qu'elles ont atteint leur objectif : la « cinquième colonne » [14] ne jouera pas le rôle qu'en attendaient les chefs rebelles.

Les combats de Novembre

Les combats décisifs commencent par un coup de chance pour l'armée de Miaja. Le 9, sur le cadavre d'un officier tué dans un char rebelle, des miliciens découvrent des papiers qui, à l'examen, se révéleront être un exemplaire de l' « Ordre opérationnel n° 15 », autrement dit de l'attaque prévue par Varela pour le 7 novembre, le plan de l'assaut décisif. Le lieutenant-colonel Rojo fait un pari victorieux. Il suppose que l'exécution du plan du 7 novembre a été retardée et que l'ordre qu'il a entre les mains concerne l'opération qui vient d'être déclenchée par l'armée nationaliste. En vingt-quatre heures, les chefs républicains remanient leur dispositif pour faire face à l'assaut principal qui va être lancé contre la Casa de Campo et dans la Cité universitaire, alors qu'ils l'attendaient sur Vallescas... Le 8 novembre, deux tabors marocains ont enfoncé les lignes républicaines, marché vers le Carcel modelo. Les lignes se reforment après des combats acharnés. Dans la soirée, la 11° brigade internationale prend position, le bataillon Dombrowski à Villaverde, Edgar André dans la Cité universitaire, Commune de Paris à la Casa de Campo. Le général Kléber prend le commandement du secteur névralgique, Casa de Campo - Cité universitaire. L'avance de Varela est arrêtée. Le soir, républicains, anarchistes, socialistes et communistes tiennent un meeting commun pour célébrer l'anniversaire de la révolution russe la foule acclame le mot d'ordre popularisé par la Pasionaria : « No pasaran ». Dans la nuit, des renforts marchent sur Madrid. Mais au matin du 9, seul de bataillon du Campesino qui vient de la Sierra est arrivé. Les troupes de Varela redoublent leurs attaques sur les ponts de Tolède et de la Princesse. Les avions russes détruisent une colonne blindée italienne. Le bataillon Edgar André, qui a subi des pertes effroyables, tient toujours dans la Cité, mais est menacé au nord par l'avance des Marocains dans la Casa de Campo. Par un coup d'audace, Kleber retire tous les éléments de la 11° brigade internationale éparpillés en première ligne et les lance à la baïonnette contre les Maures de Varela dans une contre-attaque désespérée sur la Casa de Campo.. Après un combat acharné, qui dure toute la nuit, les Maures se replient. Les Internationaux ont nettoyé la Casa de Campo, mais perdu un tiers de leurs effectifs. Le centre des combats se déplace alors vers le Bas Carabanchel, où les Marocains attaquent maison par maison un quartier dont la défense est organisée par les guérilleros du Campesino. Miaja et Rojo ont mis à profit ce sursis pour repartir leurs troupes, une quarantaine de milliers d'hommes que viennent renforcer des colonnes catalanes et valenciennes, sur un front continu de 16 kilomètres, et établir un premier réseau de fortifications et de tranchées. Le 12, l'état-major républicain lance une contre-attaque contre le Cerro de los Angeles. Elle échoue mais contribue à desserrer quelque peu l'étreinte.

Le 14, les 3 500 hommes de la colonne Durruti arrivent du front d'Aragon. La foule madrilène leur fait un accueil triomphal. Durruti réclame le secteur le plus dangereux. On lui confie celui de la Casa de Campo, en face de la Cité universitaire. L'état-major lui délègue un officier, le Russe « Santi », pour le conseiller. Les Catalans, d'abord surpris, car la guerre de Madrid ne ressemble pas à celle qu'ils ont connue, se battront courageusement, pas assez cependant au goût de leur chef, qui leur reproche d'avoir fléchi à plusieurs reprises.

Le 15, en effet, c'est dans son secteur que commence la grande attaque : la colonne Yagüe, appuyée par canons et mortiers qui pilonnent les retranchements républicains au bord du Manzanares, lance assaut sur assaut, tandis que les bombardiers allemands de la légion Condor écrasent la Cité universitaire et le parc de l'Ouest. En fin d'après-midi la colonne Asensio réussit à percer, prend pied dans la Cité universitaire que la 11° brigade internationale lui dispute aussitôt. On se bat maison par maison, étage par étage. Louis Delaprée raconte : « On se fusille à bout portant, on s'égorge de palier à palier entre voisins... Dans certaines maisons, les assaillants occupent le rez-de-chaussée et les gouvernementaux le premier étage... Ils s'injurient par le tuyau de la cheminée pour tuer le temps » [15].

A l'hôpital clinique, les miliciens envoient aux Marocains du rez-de-chaussée, l'ascenseur de service bourré de grenades. Les dinamiteros asturiens sont partout, lançant leurs terribles petites cartouches, sapant, ruinant. Du 17 au 20 novembre les assaillants progressent encore quelque peu, au prix de pertes énormes. Le 21, Durruti est tué, dans la Cité universitaire [15bis],vraisemblablement par un des hommes de sa colonne qui lui reprochent les risques qu'il leur a fait courir ou la discipline qu'il leur impose sous ce feu d'enfer. Ses funérailles seront l'occasion de grandes démonstrations d'unité « antifasciste ». Mais c'est le jour même de sa mort que la 11° brigade internationale, sous Kléber et Hans, contre-attaque victorieusement dans la Cité où le front, désormais, ne bougera plus guère. Le lendemain, la 12°, appuyée par des carabiniers, contre-attaque à son tour, au nord de l'hippodrome, reprenant, maison par maison, le terrain perdu. Quand les objectifs sont atteints, à la fin novembre, on la relève: elle a perdu la moitié de ses effectifs.

Mais le miracle s'est produit. Madrid n'est pas tombée. On peut commencer à croire possible ce qu'affirment les fanatiques et les propagandistes, qu'elle sera « la tombe du fascisme ».

La terreur des raids aériens

Face à la résistance inattendue de Madrid, le commandement nationaliste s'exaspère. Il veut, coûte que coûte, arracher la victoire. Après avoir proclamé qu'il ne bombardera jamais la population civile, Franco se décide finalement, suivant l'expression du chef de son aviation, à « essayer une action pour démoraliser la population par des bombardements aériens » [16]. Il compte que le moral madrilène, soumis à rude épreuve par les combats et la disette – il y a des queues immenses pour le moindre produit alimentaire – s'effondrera sous les bombes. Le 23, le 24, le 30 octobre ont lieu les premières attaques. C'est pourtant seulement le 4 novembre que se produit le premier bombardement véritable. On compte 350 victimes après les nuits du 8 et du 9. Les 10, 11 et 12, des maisons brûlent ; le 15, l'hôpital du Cuatro Caminos est bombardé. A partir du 16 commence le « massacre méthodique de la population civile »[17]. Le raid de cette nuit-là fait, selon Colodny, plus de 5 000 victimes. Toute la ville semble brûler à la fin de l'alerte : « Depuis vingt-quatre heures, écrit Delaprée le 17, nous marchons dans le sang et respirons dans les flammèches » [19]. Ces bombardements sont incessants pendant tout le mois de novembre. Madrid semble en état d'incendie permanent. Les avions nationalistes volant au ras des toits, complètent leur œuvre de mort en mitraillant les pompiers. Profitant du désordre et de la panique, les agents de la « cinquième colonne » mitraillent les miliciens, jettent des grenades, espérant qu'on attribuera leurs actions aux avions. Dans Madrid en ruines, aux avenues trouées d'excavations béantes, 300 000 personnes courent dans les rues, cherchant un abri. Au million de Madrilènes y vivant normalement se sont ajoutés 500 000 réfugiés. La destruction de centaines d'immeubles jette à la rue le tropplein d'une foule tragique, hagarde, désespérée, des mères cherchant leurs enfants, des vieillards épuisés qui encombrent les trottoirs de leurs dérisoires bagages. Dans toute la ville on ne trouve pas d'abri, cave ou sous-sol offrant un minimum de sécurité, pour plus de 100 000 personnes : il y a quinze fois plus d'êtres humains à Madrid. Le bruit circule que Franco a fait savoir qu'il ne bombarderait pas le quartier de Salamanca. Il est déjà bondé alors qu'il ne peut guère accueillir plus de 20 000 personnes et que ses trottoirs sont transformés en dortoirs. Louis Delaprée, correspondant de Paris-Soir,est le témoin sans passion qui exprime la répulsion des hommes du xx° siècle devant ce spectacle, à cette époque sans précédent :

« La mort a du pain sur la planche.

J'ai dit que je ne suis qu'un huissier ;

Qu'on me permette cependant de dire ce que je pense.

Le Christ a dit : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » Il me semble qu'après le massacre des innocents de Madrid, nous devons dire : « Ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu'ils font » [19].

Le massacre quotidien qui brise les nerfs des Madrilènes ne parvient pas à abattre leur moral. Le catholique basque Galindez conclut son récit par un jugement terrible sur l'erreur d'appréciation des stratèges nationalistes, que leur mépris des foules a conduits à un crime sans nom : « L'ennemi n'est pas entré. Il est seulement arrivé à soulever la haine de ceux qui étaient encore indifférents, il est seulement arrivé à dépasser les massacres des tchékas et à les faire paraître bons, par comparaison » [20].

Le tournant

Après le « désordre héroïque » de la fin septembre, Delaprée avait trouvé en octobre une ville « assagie, presque silencieuse, tendue par une résolution farouche ». Le terrible mois de novembre fait de Madrid, dans l'intervalle des attaques aériennes, une capitale fantasmagorique : complètement obscure dès le coucher du soleil, masse grise enveloppée d'ombres où les voitures circulent, tous feux éteints, dans les rues défoncées, et où leurs klaxons, mêlés au bruit de la fusillade ou de la canonnade toutes proches, semblent les seuls signes de vie. La mort est la compagne perpétuelle d'une population dont les nerfs sont tendus à l'extrême, qui jette à chaque instant des regards d'angoisse vers le ciel, s'engouffre dans les abris au premier signal, enterre ses victimes sans les pleurer, reste prête, à tout instant, à prendre la garde à l'appel du Comité de quartier ou de maison, à chasser l'espion, à monter au front où l'on va en métro. Petit à petit, pourtant, les flambées de l'épopée héroïque s'éteignent dans la grisaille d'un siège enterré qui menace de durer. L'auteur américain déjà cité a remarquablement analysé ce tournant, après décembre : « Sous la conduite des généraux de l'armée rouge, la guerre, à Madrid, se transforme, de guerre de Comités révolutionnaires en guerre conduite par les techniciens de l'état-major général. De l'exaltation des premières semaines, la cité passe à la triste monotonie du siège, compliquée par le froid, la faim et le spectacle familier de la mort venue des airs, et de la désolation. L'instant héroïque était passé dans la légende et l'histoire : avec l'ennemi accroché contre les fortifications, le danger mortel qui avait temporairement fondu toutes les énergies en une volonté unique de résister semblait avoir disparu » [21].

Le mois de novembre avait été, entre les partis ouvriers, une période de trêve. Représentants des partis et syndicats collaboraient sans réticence dans les Comités de quartiers et de maisons. Les anarchistes saluaient les combattants communistes des brigades avec le même enthousiasme que les communistes avaient manifesté pour la colonne Durruti Toutes les milices avaient été également utilisées dans le combat commun, la colonne du P.O.U.M. recevant comme les autres, armes et munitions pour tenir le secteur qui lui avait été assigné. A partir de la fin du mois, ces bonnes relations se gâtent. La Junte, par décret, retire toutes les attributions laissées en cette période décisive aux Comités populaires et à ceux des organisations. Les secrétaires de cellule, de rayon, d'arrondissement du parti communiste travaillent à la dissolution des Comités, qui doivent cesser leur initiative révolutionnaire et laisser place libre à la seule administration de la Junte. Des heurts violents se produisent à nouveau entre troupes de la C.N.T. et hommes du P.C. Le 12 décembre [23] la Junte a décidé la militarisation immédiate de toutes les unités de milices sous l'autorité de Miaja et des responsables communistes de la Junte. Le 24, est décidé le retrait des fonctions de police, de garde et de contrôle de toutes les formations de milices de l'arrière qui les assuraient depuis le début du siège. Le port des armes longues est interdit dans la capitale. Les fonctions de police sont à nouveau restituées aux formations spécialisées de la sécurité et des gardes d'assaut sous l'autorité de l'état-major et de la direction de la Sécurité. Le 26 le conseiller au Ravitaillement de la Junte, le commissaire Pablo Yagüe, est grièvement blessé par des miliciens de la C.N.T. qui prétendaient contrôler l'identité des occupants de sa voiture. Cet attentat provoque des déclarations indignées de la presse communiste, socialiste, républicaine. Le Journal C.N.T.,qui veut répondre, est censuré : mais les coupables, arrêtés, sont acquittés par le tribunal populaire. La presse de la C.N.T. accuse les hommes du P.C. d'avoir, en représailles, abattu trois des siens dans un faubourg de Madrid.

Mais c'est surtout le P.O.U.M., relativement faible à Madrid qui semble devoir devenir la cible de la Junte. Avec la militarisation, ses milices se voient refuser soldes, armes et munitions : Baldris et ses hommes n'ont plus qu'à s'engager dans les milices confédérales. L'offensive se déchaîne contre sa presse, l'hebdomadaire P.O.U.M., puis le quotidien El Combatiente rojo sont suspendus. La Junte refuse l'autorisation de paraître à l'hebdomadaire de la J.C.I. madrilène, La Antorcha,au moment où son secrétaire, Jesus Blanco, vient, à 21 ans, de tomber au front, à la tête de sa compagnie. Les locaux du P.O.U.M., son émetteur, sa permanence, celle de son Secours Rouge, sont fermés, le parti et ses jeunesses pratiquement interdits. Le danger immédiat passé, les règlements de compte ont repris : l'avertissement de la Pravda semble se réaliser. Un tournant a été pris.

Tournant dans la situation militaire également. Certes, les chefs rebelles ne semblent pas avoir mesuré immédiatement l'étendue de leur échec : Voelckers écrit encore, le 24 novembre, que les milieux militaires sous-estiment visiblement les difficultés de la prise de Madrid. C'est pourtant sur ce secteur critique – le seul, vraisemblablement, où les républicains soient à ce moment en état de résister effectivement – que Franco continue à diriger tous ses efforts. L'explication réside sans aucun doute dans le fait que la défense de Madrid est devenue le symbole de la résistance républicaine pour le monde entier. L'enjeu est énorme : selon l'expression même de Franco, faire cesser la résistance de Madrid serait faire en même temps capituler toute l'Espagne.

Seulement, méthodes et effectifs engagés jusque-là paraissent insuffisants. L'échec de novembre prouve qu'il est presque impossible d'arriver à briser de front la résistance madrilène. La supériorité matérielle et stratégique des nationalistes perd toute son efficacité dans les combats de rue face au moral et l'initiative des combattants ouvriers. Le nouvel objectif sera donc de placer le combat sur un terrain favorable, celui de la rase campagne, où l'armée nationaliste retrouve sa supériorité, et sur un front assez étendu pour permettre le déploiement des blindés et d'amples mouvements stratégiques.

Les batailles d'encerclement

Il s'agit dorénavant, non plus de prendre Madrid d'assaut, mais, en l'attaquant par les ailes, de l'encercler et d'obtenir ainsi sa capitulation. L'aide en matériel italien et allemand est suffisante pour réaliser l'opération projetée. L'armée rebelle sur le front de Madrid comprend maintenant plus de 60 000 hommes bien équipés.

La première attaque se situe dans le secteur du nord-ouest et se déclenche le 29 novembre à Pozuelo. Son objectif est de réduire le saillant nord, de couper les défenseurs de Madrid de la Sierra en supprimant le ravitaillement en eau et la fourniture d'électricité de la capitale. Le premier jour les lignes républicaines, que tient la 13° brigade de Francisco Galan, sont enfoncées, mais l'intervention des tanks russes puis des avions contre les Stukas, rétablit la situation. L'armée nationaliste souffle alors, Orgaz prenant le commandement général et massant ses réserves : la 12° brigade internationale a victorieusement résisté dans Pozuelo aux assauts des Marocains, mais la contre-attaque dirigée par Rojo contre les hauteurs de Garabitas a échoué sous le feu d'une artillerie lourde habilement camouflée. La partie est remise : elle va reprendre le 16 décembre, après qu'une vague de froid ait ralenti les communications : 17 000 hommes attaquent les troupes du colonel Barcelo qui plient sous le choc et doivent évacuer Boadilla del Monte. Là encore, les tanks russes et le bataillon Dombrowski de la 11° brigade internationale arrêtent l'offensive. Après quatre jours et quatre nuits de combats acharnés où les internationaux subissent de lourdes pertes, Orgaz arrête une offensive devenue trop coûteuse pour ses troupes...

C'est dans le même secteur ouest que vont se dérouler des combats du mois de janvier, dans des conditions climatiques effroyables qui ont permis à Colodny de les appeler « la bataille dans le brouillard ». L'attaque qui se déclenche le 3 janvier avec des effectifs renforcés a été préparée par les généraux allemands : elle pousse en direction de Villanueva del Pardillo, Las Rozas, Majadahonda. Là encore l'offensive connaît initialement de gros succès. Villanueva del Pardillo tombe, tandis que les Internationaux sont placés aux points névralgiques, Commune de Paris dans le secteur de Pozuelo face au flanc droit des attaquants, Edgar André et Thälmann à l'est de Las Rozas. Le 5 janvier, le gros de l'armée Orgaz enfonce le front ouest de Manzanarès et, exploitant ce succès, poussent à fond dans la direction de l'est, en vagues successives : avions tanks et artillerie légère, infanterie suivie d'un deuxième échelon de tanks. L'état-major républicain concentre des troupes fraîches à El Pardo sous le commandant Lister, fait venir les 13° et 14° brigades internationales. Pendant quarante-huit heures, les troupes républicaines reculent, pied à pied. Le 10 janvier, les 13° et 14° brigades sont lancées contre Majadahonda et Las Rosas. Miguel Martinez et Pavlov ont pris en main le secteur où, pendant trois jours, se succèdent attaques et contre-attaques. Finalement, Orgaz renonce : il a avancé de 20 kilomètres et perdu 15 000 hommes. Miaja en a perdu autant et peut-être le tiers des Internationaux engagés. L'offensive est arrêtée une fois de plus, par l'épuisement des troupes et le manque de réserves.

C'est la bataille de Jarama qui occupe le mois de février. L'opération a pour but immédiat d'atteindre et de traverser la rivière, pour but lointain d'ouvrir un large front au sud-est de Madrid et de couper les communications avec Valence. D'énormes pluies la retardent, et elle ne se déclenche que le 6 février. La prise du fortin de la Maranosa permet aux nationalistes de tenir la ligne de chemin de fer de Valence sous leurs canons. La défense républicaine semble flotter. Des pluies diluviennes ralentissent l'avance des nationalistes qui parviennent cependant, le 10, à franchir le Jarama, malgré la résistance désespérée du bataillon André Marty, qui se fera finalement presque entièrement exterminer entre l'artillerie de la Maranosa et les charges de la cavalerie marocaine. Le 11, les troupes nationalistes atteignent la route de Valence devant Arganda del Rey. Les Internationaux subissent des pertes terribles en attendant les renforts espagnols promis. Mais le 14 février sera pour les rebelles « le jour de la tristesse du Jarama » : les 11°, 13° brigades, les restes de la 15°, la 14° qui vient d'arriver, la division Lister, un bataillon de tanks commandé par Pavlov cantre-attaquent. Le 15, les troupes sont réorganisées par Miaja et Rojo qui en font le 3° corps d'armée avec les divisions Walter et Gal, comprenant les brigades internationales, Lister, Güenes et Jubert : le 17, elles attaquent, mais devront reculer devant l'intervention massive de la légion Condor. Le 27, sans artillerie, sans blindés, sans avions, le général Gal lance une folle attaque contre Pingarron et fait décimer Internationaux américains du bataillon Lincoln et anarchistes de la 7° brigade de Sanz sous le feu des mitrailleuses. Le front s'enterre. De part et d'autre, on creuse les tranchées [22bis].

La route Madrid-Valence est dégagée, mais les forces en présence sont épuisées : la bataille a sans doute fait plus de 15 000 victimes. Les défenseurs de Madrid ont évité le pire, mais n'ont pu réduire la tête de pont adverse sur le Jarama et le front sud et sud-est s'est dangereusement étendu. Franco peut espérer qu'un effort suprême lui permettra d'achever l'encerclement de Madrid, dans le seul point resté jusqu'alors calme : le secteur nord. Il va pouvoir compter pour cela sur les troupes italiennes qui viennent de prendre Malaga et pour qui le Duce désire un succès éclatant.

Les troupes italiennes, arrivées à la fin de février n'ont encore joué qu'un rôle secondaire. Il semble que Mussolini ait fait pression sur Franco pour obtenir leur engagement dans une bataille décisive. Dès la fin de février, dans la zone de Sigüenza, l'état-major nationaliste concentre une force de 50 000 hommes pour l'attaque en direction de Madrid et Guadalajara. L'aile gauche, sur Guadalajara, commandée par le général Roatta, comprend quatre divisions Italiennes de 5 200 hommes chacune deux brigades de fantassins Italo-allemands, quatre compagnies de mitrailleurs motorises, 250 tanks, 180 canons et un équipement considérable. Le 3 mars un ordre du jour du général Mancini exprime aux légionnaires la confiance du Grand Conseil fasciste pour la victoire qui signifiera « la fin de tous les projets bolcheviks en Occident et le commencement d'une nouvelle période de puissance et de justice sociale pour le peuple espagnol » [23].

Le 8 mars au matin, après trois heures de préparation d'artillerie, les tanks du général Coppi attaquent. Le 9, elles prennent Almadronez, à 40 km de Guadalajara. La situation est critique. Le colonel Rojo organise la défense, concentre devant Guadalajara les divisions de Lister et de Mera la 11° brigade internationale de Kahle, la 12° de Lukacz, avec le bataillon Garibaldi, les guerrilleros du Campesino. La bataille se déroule sur deux lignes, le long de la route Madrid-Torija-Saragosse et le long de la route TorijaBrihuega. Le 9 au soir, le général Coppi prend Brihuega. Entre le 10 et le 13, son avance se poursuit, et toutes les divisions italiennes sont jetées dans la bataille. Le bataillon Garibaldi marche sur Brihuega à la l'encontre des troupes de Coppi. Au Commissariat, Gallo, Nenni, Nicoletti, le commandant Vidali, les chefs politiques des Internationaux Italiens ont préparé un plan de propagande auprès de leurs compatriotes du C.T.V. Des tracts, lancés par avions, des haut-parleurs à travers les lignes s'attaquent au moral des soldats de Mancini : « Frères, pourquoi êtes-vous venus sur une terre étrangère assassiner les ouvriers ? Mussolini vous a promis la terre, mais vous ne trouverez ici qu'une tombe. Il vous a promis la gloire, vous ne trouverez que la mort » [24]. A ces hommes, façonnés par la propagande fasciste, exacerbés par les mots d'ordre nationalistes, venus en conquérants arrogants, les révolutionnaires de Garibaldi parlent de « fraternité prolétarienne », de « solidarité internationale ». Ils leur demandent de déserter, de rejoindre les rangs républicains, de se tourner contre leurs chefs qui sont les ennemis des travailleurs italiens et espagnols. Le mauvais temps ralentit les opérations. La neige se met à tomber. Le moral des troupes italiennes commence à baisser : prisonniers et déserteurs haranguent à leur tour leurs camarades des légions italiennes, leur disent comment ils ont été accueillis, appellent leurs amis à les rejoindre. Les patrouilles de garibaldiens rampent dans les bois et au lieu de grenades, expédient à leurs compatriotes des tracts lestés de cailloux. Le général Mancini s'inquiète et fait relever les troupes de première ligne. A ce moment, Lister attaque et prend Trijueque : l'arrière-garde des légionnaires se rend en masse. Les garibaldiens dirigés par Lukacz encerclent la forteresse d'Ibarra. Quatre tanks et des dinamiteros montent à l'assaut tandis que les haut-parleurs diffusent l'hymne communiste italien Bandiera Rossa,entrecoupé d'appels à la fraternisation et à la reddition. Le château capitule, ouvrant la route de Brihuega. Du 14 au 16 mars, Mancini parvient à contenir les assauts des tanks de Pavlov et de l'infanterie républicaine. Il s'inquiète du moral de ses hommes et, dans un ordre du jour, demande aux officiers de rappeler aux soldats que leurs adversaires sont les mêmes que ceux que le Fascio a écrasés sur les routes d'Italie. Le 18, jour anniversaire de la Commune de Paris, précédé par un bombardement massif de 80 avions dirigés par le colonel Hidalgo de Cisneros, le 5° corps attaque. Mancini demande des renforts marocains. Lister et Mera attaquent alors sur les deux côtés : Mera à l'ouest, avec la 12° brigade internationale, Lister à l'est derrière les bataillons Edgar André et Thälmann, que commande Kahle, percent en même temps les lignes italiennes. Le Campesino entre dans Brihuega. C'est alors la débandade des « chemises noires », qui s'enfuient vers Sigüenza, abandonnant leurs armes, leurs munitions et leur matériel. Les troupes républicaines les poursuivent aussi loin que le leur permettent leurs réserves – insuffisantes. Il y a plusieurs milliers de prisonniers, que les garibaldiens entourent et catéchisent, que les commissaires politiques haranguent. Ces milliers de jeunes gens élevés par le régime fasciste voient ce 18 mars s'effondrer leurs rêves de grandeur et naître à leurs yeux étonnés des sentiments nouveaux face à ces « rouges » dont ils redoutaient le pire et qui partagent avec eux leurs maigres rations en leur déclarant : « Nous allons maintenant vous parler, non en réponse à l'agression que nous avons subie, mais pour vous montrer nos sentiments de fraternité envers le monde entier » [25].

La portée de Guadalajara

Le correspondant américain Herbert Matthews écrit : « A mon avis, rien de plus important ne s'est produit dans le monde depuis la guerre européenne que la défaite des Italiens sur le front de Guadalajara. Ce que Bailen a été pour l'impérialisme napoléonien, Brihuega le fut pour le fascisme et cela quelle que, par ailleurs, puisse être l'issue de la guerre civile » [26].

La victoire de Guadalajara, remportée par l'armée populaire se battant comme une armée moderne, employant les méthodes révolutionnaires de défaitisme dans les rangs ennemis, sur une armée supérieurement équipée et entraînée, venait confirmer les folles prédictions de ceux qui, depuis plusieurs mois, affirmaient que « Madrid serait la tombe du fascisme », la première victoire des prolétaires sur les armées fascistes. Aux yeux des combattants, internationaux et espagnols, la fuite des « chemises noires », la désintégration des légions italiennes préfiguraient le sort qui attendait tous les régimes fascistes. Elle était, depuis la victoire du Mussolini et de Hitler dans leur pays, la première revanche du prolétariat international, sa première victoire.

Victoire stratégique, mais aussi victoire politique, s'achevant par la conquête des troupes de l'ennemi de classe. Elle semblait le triomphe de l'« anti-fascisme » international, célébré par Koltsov dans ses dépêches. Elle était pourtant sa dernière victoire. Après la révolution tout court, la guerre révolutionnaire allait être dévorée par la guerre, dressée comme une fin en soi contre la révolution qui lui aait pourtant donné toute sa flamme.

Notes

[1] La fête de la Race commémore la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb.

[2] Caballero invoque le risque de surprise, le danger que le gouvernement ne tombe aux mains des rebelles, la nécessité de se consacrer à la direction de tout le pays, tache impossible dans la capitale assiégée.

[3] Voir chapitre précédent.

[4] Les nominations intervenues le 24 octobre sont les suivantes : Le général Asensio devient sous-secrétaire d'Etat à la guerre, le généraI Pozas chef de l'armée du Centre, et le général Miaja prend le commandement de l'armée de Madrid. Dans Mis recuerdos, Largo Caballero affirme que son souci était de mettre Miaja à l'abri des menaces de paseo, tout en ne lui confiant que des fonctions purement honorifiques. Il est tout de même curieux qu'il ait laissé la direction de la défense de Madrid à un officier général en qui il n'avait pas confiance.

[5] Le biographe de Miaja, Lopez Fernandez, Koltsov, et après eux Colodny affirment qu'une erreur du général Asensio faillit produire une catastrophe : il avait interverti des enveloppes contenant des ordres ultra-secrets et à n'ouvrir qu'au dernier moment, destinées aux généraux Miaja et Pozas. Miaja, selon eux, ouvrit l'enveloppe avant l'heure fixée, put ainsi découvrir l'erreur à temps et en prévenir les funestes conséquences.

[6] Frade, secrétaire de la Junte, officiellement socialiste, est désigné comme communiste par Barea et Koltsov. Dans la Junte du 9 novembre, Il y a trois militants communistes : Mije pour le P.C., Carrillo pour la J.S.U., Vagüe pour l'U.G.T. Avec eux, des militants communistes sont placés à tous les postes-clés. Tout l'état-major du 5° régiment entoure Mije : Cados Contreras est chef d'état-major, Castro Delgado responsable des opérations, José Cazorla de l'organisation, Daniel Ortega des Services, et le docteur Planelles de la Santé. Avec Carrillo, c'est l'exécutif de la J.S.U. qui s'installe aux postes de commandement de l' « Intérieur » : Cabello dirige la radio, Claudin contrôle la presse, Serrano Poncela dirige la Sûreté, et Federico Melchor les gardes nationaux et les gardes d'assaut. Ce sont des communistes, Miguel Martinez (voir note 8) et Francisco Anton – amant de la Pasionaria, selon Hernandez, Castro, Campesino – qui dirigent le commissariat…, Quand la Junte est réorganisée, le 4 décembre, c'est un communiste, Dieguez, qui succède à Mije, promu commissaire général. Cazorla est adjoint à Carrillo et le remplacera le 1° janvier lorsqu'il se consacrera entièrement aux J.S.U. Yagüe, après sa blessure, sera remplacé par un communiste des J.S.U., Luis Nieto. Les autres membres de la Junte étaient le républicain Carreño et Enrique Jimenez, puis Gonzalez Marin, Amor Nuno de la C.N.T., Enrique Garcia des J.L., Caminero du parti syndicaliste, et Maximo de Dios, socialiste, qui remplace Frade le 4 décembre.

[7] Sur l'aviation, comme sur la véritable identité des officiers russes présents en Espagne, voir 2° partie, chapitre III.

[8] L'identité exacte de Miguel Martinez a longtemps été un mystère : Colodny (op. cit., p. 33) écrivait qu'il était en réalité un officier soviétique, en indiquant comme, source Koltsov. Or ce dernier (op. cit., p. 18) en faisait un communiste mexicain. Castro Delgado (op. cit., p. 33) parle de « Miguel, un Bulgare qui a été commissaire à Madrid ». C'est Ilya Ehrenbourg (La nuit tombe,pp. 185 et 189) qui a donné la clef de l'énigme : « Miguel Martinez » n'est qu'un des pseudonymes de l'envoyé spécial de la Pravda et de Staline, à savoir Michel Koltsov lui-même. Ainsi s'explique qu'il soit resté dans l'ombre au moment où la presse donnait la vedette aux communistes étrangers comme Vidali (Carlos Contreras).

[9] Hans Beimler, commissaire politique et animateur des volontaires allemands, symbolise parfaitement ce type d'hommes : né en 1895 militant socialiste, il adhère au groupe Spartakus, noyau du futur P.C. pendant la guerre, alors qu'il est mobilisé dans la marine. Il participe à la révolution de 1918, devient membre du Conseil des marins de Cuxhaven, puis à la révolution bavaroise de 1919 où il sert dans la Garde rouge des « Marins révolutionnaires ». Sa participation à l'insurrection manquée de 1921 lui vaut deux ans de prison. Député au Reichstag en 1930, il est arrêté, interné à Dachau, d'où il s'évade quelques semaines après. Réfugié à Moscou, il publie une brochure qui est la première dénonciation des camps hitlériens (Au camp des assassins de Dachau, Moscou, 1933). Il arrive à Barcelone dans les derniers jours de juillet 36 et organise la centurie Thaelmann. Nous reviendrons sur son rôle et les circonstances de sa mort, dans la 2° partie, au chapitre III. Noter, sur ce sujet, le travail, malheureusement encore inédit, d'Antonia Stern, Das Leben eines revolutionäre Kämfers unserer Zeit : Hans Beimler, Dachau-Madrid. 

[10] Le 13 novembre, Trifon Medrano, commandant du 5° régiment, secrétaire de la J.S.U. à l'organisation, membre du comité central du P.C., lance à la radio un appel : « Il s'agit de conquérir la liberté et l'avenir, Il s'agit de suivre le merveilleux exemple des peuples de l'U.R.S.S. dont la solidarité renforce si puissamment notre foi dans le triomphe, de faire de l'Espagne un pays progressiste, un pays qui, tout en assurant le bien-être de son peuple soit un bastion de la paix et du progrès du monde. Combattants de l'armée populaire et des milices ! Jeunesse en armes ! C'est entre nos mains qu'est l'avenir. Soyons dignes de ceux qui sont tombés ! Aux opprimés du monde entier donnons le stimulant de notre victoire ! » (A.B.C., reproduit d'après la radio du Quinto – 14 novembre.)

Ce texte, à notre avis, est une excellente illustration :

  • de l'utilisation du prestige révolutionnaire de l'U.R.S.S. et de la légende de la révolution d'Octobre ;
  • de l'utilisation d'un sentiment d' « internationalisme prolétarien » révolutionnaire, dans un moment où l'appel aux sentiments révolutionnaires constituait le meilleur stimulant de l'énergie ouvrière. C'était là une arme dangereuse, que le P.C. n'a utilisée que pendant une brève période.

[11] La généralisation de « Commissions de maisons » avec des « Comités de voisins » élus constituait véritablement la « deuxième révolution » madrilène, la base d'une authentique « Commune de Madrid ». Tout en soutenant ce type d'organisation – le seul apte à mobiliser toutes les forces prolétariennes – la Junte, et à travers elle le P.C., s'efforce de le contrôler. C'est ainsi qu'elle ne reconnaît (circulaire du 12 novembre) que les Comités de voisins comprenant au moins trois membres des « partis ou syndicats » représentés dans la Junte, et les place sous l'autorité des Comités de secteur du Front populaire. La Junte s'oppose à toutes les tentatives spontanées de fédération des Comités et Commissions et prévoit, pour les devancer, l'organisation d'un « Comité central des Commissions de maisons » qui n'existera jamais que sur le papier. Enfin, elle s'oppose aussi (communiqué du 12 novembre) aux « nombreuses demandes de membres des Comités de voisins » pour une représentation des Comités dans la Junte, puisque « la nomination de la Junte de défense a été faite par les organisations politiques et syndicales, d'accord avec le gouvernement légitime ». Ainsi, au moment même où elle suscite ce mouvement révolutionnaire de Comités dont elle tire sa force, la Junte se préoccupe de n'être pas débordée par eux, d'en conserver le contrôle, en maintenant, au-dessus d'eux, une autorité d'Etat émanant non d'eux, mais du gouvernement. Grâce à ces précautions, la deuxième révolution madrilène ne deviendra pas une Commune.

[12] Garcia Atadell et deux de ses adjoints ont franchi la frontière française avec des bijoux volés au cours des opérations policières. Embarqués pour l'Amérique du Sud, ils ont la malchance de faire escale à Santa Cruz de la Palma. Arrêtés par les autorités nationalistes, ils sont transférés à Séville, condamnés à mort et exécutés.

[13] C'est ainsi que la Junte et le gouvernement « couvriront » l'exécution sommaire, par les services de Salgado, du baron de Borchgraeve, attaché à l'ambassade de Belgique et dont même Galindez pense qu'il travaillait pour Franco. Koltsov a fait un récit très vivant de l'attaque par des forces que dirigeait Miguel Martinez et le jeune communiste Serrano Poncel, chef de la Sûreté madrilène, de l'ambassade de Finlande où s'étaient réfugiés 1 100 « fascistes » espagnols. Signalons aussi l'épisode de la fausse « ambassade de Siam » souricière mise sur pied par l'anarchiste Verardini pour le compte des « Services spéciaux » du ministère de la Guerre, Castro Delgado, dans Hombres made in Moscu,parle à plusieurs reprises des groupes spéciaux du P.C. madrilène, les I.T.A. et de leur chef, Tomas.

[14] L'origine de l'expression provient de ce que le premier plan rebelle prévoyait la convergence sur Madrid de quatre colonnes que devait épauler, dans la capitale, celle des sympathisants... Mola, le premier, dans une conversation avec les journalistes, a lancé cette formule, appelée, depuis, à connaître la fortune que l'on sait.

[15] Delaprée, op. cit. p. 171.

[15bis] L'enquête ouverte par la C.N.T. n'aboutit à aucun résultat officiel. Les camarades de Durruti contestent cette interprétation de la mort (voir article de Federica Montseny, C.N.T., 15 juillet 61), mais M. Hugh Thomas (op. cit. p. 328) la tient aussi pour la plus vraisemblable. Précisons cependant que la balle qui a tué Durruti l'a frappé par devant.

[16] Kindelan, Mis Cuadernos de Guerra, p. 33.

[17] Delaprée, op. cit. p. 187.

[18] Ibid. p. 165.

[19] Ibid. p. 195.

[20] Galindez, Los Vascos en Madrid sitiado, p. 76.

[21] Colodny, op. cit. p. 93.

[22] C'est aussi le 12 décembre que, par décision de la Junte, les tramways cessent d'être gratuits. Bientôt les loyers seront rétablis. C'est de ce jour que l'on peut dater l'abandon des méthodes révolutionnaires de défense.

[22 bis] Castro Delgado, invoquant le témoignage de Burillo, accuse d'incapacité les « héros » communistes Lister et Modesto.      

[23] Cité par Colodny, p. 130.

[24] Guadalajara, brochure éditée par le gouvernement, p. 18.

[25] Longo : Le Brigate Internazionali in Spagna,p. 306. Il s'agit d'un discours de Jesus Hernandez, mais Longo ne le nomme pas.

[26] Two wars and more to come, p. 264.

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