1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

II.1 : L'Europe et la Guerre

 « Si la démocratie est vaincue dans cette bataille, si le fascisme triomphe, le gouvernement de Sa Majesté peut revendiquer cette victoire pour lui-même » [1]. Lloyd George, en s'exprimant ainsi, souligne un fait nouveau : aux yeux du monde, la guerre d'Espagne a pris en 1937 l'aspect d'une guerre idéologique. Sans qu'aucune autre nation ne s'engage ouvertement dans le conflit, celui-ci est devenu européen. Désormais, et surtout après l'affaiblissement des partis révolutionnaires du côté républicain, la guerre d'Espagne n'est plus qu'un aspect particulier de la lutte qui oppose en Europe les grandes puissances. C'est elle qui a déterminé le rapprochement italo-allemand, la formation de l'axe Rome-Berlin. C'est elle aussi qui fera apparaître sous une lumière brutale les incertitudes et les contradictions des démocraties occidentales, France et Grande-Bretagne, et par contrecoup infléchira la politique russe vers une prudente expectative.

L'équilibre européen et la guerre d'Espagne

Pour comprendre à quel point la guerre d'Espagne a bouleversé l'équilibre politique européen, il faut se rappeler qu'en 1936 la position allemande en Europe est encore précaire. Depuis l'arrivée des nazis au pouvoir en 1933, l'Allemagne a rompu avec la Société des Nations. Son réarmement et les revendications d'Hitler inquiètent les petits pays voisins, sans que sa puissance les impressionne encore. La position diplomatique des puissances occidentales parait autrement forte. L'entente semble solide entre la France, la Grande-Bretagne et la Belgique. L'influence Française reste considérable dans les Balkans, malgré l'assassinat, en 1934, à Marseille, d'Alexandre de Yougoslavie. Enfin le gouvernement de la III° République, pour faire face au danger que constitue le réarmement allemand vient de renforcer à l'Est son système d'alliance : en 1935, les traités d'assistance mutuelle ont été signés entre l'U.R.S.S. et la France d'une part, l'U.R.S.S. et la Tchécoslovaquie de l'autre. Le rétablissement de la puissance allemande inquiète en effet beaucoup les Russes : Hitler n'a-t-il pas désigné le « bolchevisme » comme le premier adversaire à combattre ?

Le gouvernement fasciste italien se trouve lui aussi en 1935 dans une situation difficile. Sa campagne contre l'Ethiopie, destinée à créer un véritable « empire » africain, a surtout prouvé son inefficacité militaire; et une large majorité est trouvée à la Société des Nations pour décider de prendre des sanctions contre le gouvernement de Mussolini.

L'État fasciste italien et l'État nazi allemand, ainsi isolés en Europe, ont trouvé dans le conflit espagnol l'occasion d'un rapprochement. Cette guerre, en permettant une confrontation politique générale, a précipité alliances et revirements ; elle a contraint chaque puissance à prendre position. En ce sens, elle a créé les conditions politiques de la guerre mondiale.

Pour les dictatures d'Europe centrale, le conflit espagnol ne représente pas seulement l'épreuve-test de la faiblesse des démocraties; elle est la « répétition générale », le premier choc, le banc d'essai de leurs armes contre celles venues de Russie ou de Tchécoslovaquie, la première utilisation d'un matériel destiné à être employé sur de plus vastes champs de bataille : Il n'est que de lire les multiples articles ou ouvrages écrits sur ce thème pour juger de l'intérêt qu'a suscité sur le plan militaire cette « guerre limitée ».

Par contraste, l'importance stratégique ou économique de l'Espagne passe au second plan; s'il est important de pouvoir disposer de bases, comme Majorque ou Ceuta, encore plus d'utiliser les mines de fer ou de cuivre des Asturies et du Rio Tinto, cet élément ne saurait être décisif au point d'orienter sérieusement la politique internationale. Viennent les graves événements de l'été 38, la question des Sudètes, et l'Espagne ne sera plus qu'un pion parmi d'autres dans le jeu européen.

La reconnaissance du gouvernement nationaliste

Comment les puissances européennes vont-elles manifester leur choix à l'égard des deux camps qui s'affrontent en Espagne ?

Juridiquement, la situation est simple : il existe un parlement espagnol régulièrement élu, qui doit désigner un gouvernement; ce sont les seuls organismes dont la légalité soit indiscutable. Après l'échec relatif du 19 juillet, les nationalistes ne sont que des militaires rebelles contrôlant certaines provinces. Ils en ont eux-mêmes parfaitement conscience, puisqu'ils se contentent dans les premiers mois de constituer un pouvoir officiellement destiné à disparaître après la victoire pour faire place à un véritable gouvernement [2]. Leur capitale, Burgos, est ignorée par les autres pays, même par ceux qui manifestent à l'Espagne nationaliste la plus agissante sympathie : quand Franco, après sa nomination comme chef de l'État espagnol en octobre 36, envoie un télégramme de salut à Hitler, celui-ci ne lui répond pas, témoignant ainsi qu'il ne juge pas bon pour le moment de le reconnaître officiellement ; lorsque Welczeck, ambassadeur d'Allemagne à Paris, rend compte de la situation espagnole à Berlin, il oppose tout naturellement le « gouvernement espagnol » aux « rebelles » [3].

Mais si l'on se refuse, dans les chancelleries européennes, à donner aux révoltés des droits de « belligérance » qui ne peuvent être accordés qu'à un pouvoir légal, on ne saurait non plus leur permettre de se fournir en matériel de guerre auprès d'États étrangers. Cette situation n'allait pas tarder à gêner considérablement l'Italie, l'Allemagne et le Portugal; et les chancelleries de ces États seront amenées à développer toute une argumentation pour justifier leur intervention : ce serait la gauche qui, en truquant la loi électorale et en provoquant ainsi la constitution d'un gouvernement de Front populaire, aurait créé la situation révolutionnaire ; les formes légales de gouvernement auraient elles-mêmes disparu depuis les élections de février 36 et les chefs militaires se seraient alors soulevés pour les rétablir. Contentons-nous de rappeler que la loi électorale avait été votée par une assemblée de droite qui croyait s'assurer ainsi un long bail de gouvernement...

D'ailleurs ces arguments juridiques ne sont employés qu'avec précaution; les gouvernements fascistes préfèrent la méthode du fait accompli. Pour donner des formes diplomatiques décentes à la reconnaissance des autorités nationalistes comme gouvernement de l'Espagne, les ministres des Affaires étrangères allemand et italien Neurath et Ciano, voudraient attendre la chute de Madrid. Un projet allemand de communication au chargé d'affaires d'Espagne à Berlin, préparé dans les derniers jours d'octobre 36, commence par ces mots : « Maintenant que le général Franco s'est emparé de la capitale espagnole de Madrid et que son gouvernement a ainsi la maîtrise de la plus grande partie du pays ... »

A défaut d'autre fondement juridique, la possession de la capitale et de ses bâtiments administratifs, le contrôle de fait, permettraient d'opposer le « pays réel » au « pays légal ». De toute façon, un prétexte serait alors trouvé dans la nécessité d'assurer la « défense des intérêts allemands ». Le départ du gouvernement républicain pour Valence semble préparer cet événement, mais la capitale résiste et la guerre menace de durer. Amenés alors à prendre une position plus ferme, les Allemands et les Italiens se décident enfin, le 18 novembre, à procéder à la reconnaissance de jure du gouvernement de Burgos. Le Portugal fait de même.

Certes les deux assertions selon lesquelles d'une part le gouvernement, de Franco contrôle la plus grande partie du territoire et d'autre part qu'il n'y a plus « d'autorité gouvernementale en Espagne républicaine » paraissent à la mi-novembre également fausses. Le contrôle réel du territoire par les nationalistes ne s'étend sur aucune des provinces méditerranéennes ou centrales du pays; et si la situation est encore assez « mouvante » en zone loyaliste le gouvernement, Caballero a certainement beaucoup plus d'autorité que n'en ont eu ses prédécesseurs. Il est donc paradoxal de maintenir des relations avec la République espagnole en août et de les rompre en novembre.

Cependant ce changement d'attitude contribue à clarifier la situation internationale; les puissances favorables à Franco montrent ainsi leur volonté de considérer le gouvernement légal de l'Espagne comme un véritable adversaire. La rupture qui s'établit entre les grandes puissances européennes est d'autant plus claire qu'elle coïncide avec la signature d'un pacte germano-italo-japonais, prélude à la constitution d'un formidable bloc militaire.

Formation de l'Axe

A la veille du pronunciamiento du 18 juillet, malgré la similitude de leurs conceptions politiques et leur égale hostilité au socialisme, les gouvernements fasciste et nazi étaient en opposition sur de nombreux points. Les deux puissances avaient en effet manifesté des visées expansionnistes qui risquaient de les mettre souvent en compétition [4]. L'Italie considérait d'autre part la Méditerranée comme une « chasse gardée » et se méfiait d'une éventuelle intervention allemande en Espagne.

Mais après les mois d'août-septembre 36, la ferme attitude des puissances centrales dans la question espagnole face aux tergiversations occidentales et leur volonté commune d'accélérer leurs préparatifs militaires allaient contribuer à régler leurs différends. La formation, en Roumanie, d'un gouvernement d'extrême-droite présidé par Antonesco préludait aux négociations qui allaient marquer la rupture d'équilibre en Europe centrale au profit de l'Allemagne et de l'Italie. C'est au cours d'entretiens avec le régent de Hongrie, Horthy, qu'Hitler devait souligner, que la première fois l'accord entre Rome et Berlin en vue de soutenir le général Franco. Et le gouvernement hongrois ne pouvait qu'appuyer cette communauté d'action, Budapest cherchant à cette époque, dans un rapprochement avec ses deux grandes puissances, une garantie favorisant ses propres revendications sur les minorités magyares, en Roumanie particulièrement.

L'amélioration des relations italo-allemandes se manifesta dès la fin du mois de septembre 36, lors de la visite à Rome du ministre allemand de la Justice, Frank, reçu personnellement par le Duce. Frank précisa à cette occasion que le Führer considérait la Méditerranée comme une « mer italienne » et que son intervention en Espagne se déroulait en dehors de toute visée expansionniste. Lorsque, à son tour, Mussolini déclare ne pas vouloir modifier « les positions géographiques », il fait toutefois, lui, une réserve en faveur des Baléares, sauvées par l'Italie ... Le point capital de cette conversation est souligné par le comte Ciano : « En Espagne se sont déjà formés deux fronts : d'un côté le front germano-italien, de l'autre le front franco-belgo-russe. Le Duce est d'accord avec Hitler pour estimer que la détermination des deux fronts est désormais un fait accompli. » L'idée est lancée d'une alliance et d'un partage de l'Europe en zones d'influence.

Le geste décisif ne sera cependant accompli qu'à la fin du mois d'octobre, lors du voyage à Berlin du comte Ciano. L'entretien entre les deux ministres des Affaires étrangères, Neurath et Ciano, le 21 octobre, sanctionné par un protocole secret et la réception de Ciano à Berchtesgaden par le Führer, ont eu « comme résultat une entente entre les deux pays sur des problèmes déterminés, dont quelques-uns actuellement brûlants », déclare Mussolini à Milan le 1° novembre [5]. Le problème le plus brûlant, c'est évidemment le problème espagnol. Les grandes lignes, et même certains détails de l'action commune ont été étudiés : ce sont, sur le plan diplomatique, les modalités de reconnaissance du gouvernement Franco, et, dans le domaine militaire, le dosage de l'effort militaire accompli par chaque puissance, notamment en ce qui concerne l'aviation. L'Allemagne et l'Italie constatent la concordance de leurs intérêts. L'ennemi contre lequel s'est officiellement constitué l'axe Rome-Berlin, le bolchevisme, est présent en Espagne; il s'agit de faire disparaître de la péninsule ibérique « toute menace communiste » ou même marxiste. L'Axe doit, pour s'affirmer, dit Ciano à Hitler, « donner le coup de grâce au gouvernement de Madrid » [6].

En fait, Rome et Berlin avaient promis d'aider les chefs du Movimiento longtemps avant que n'ait éclaté l'insurrection. Cet appui pouvait à la rigueur être accepté par les autres puissances tant qu'il ne s'agissait pas d'un trafic de grande envergure. Mais, le 31 juillet 36, l'annonce que des avions Savoïa-Marchetti ont atterri par accident en zone française du Maroc, en dévoilant l'étendue de l'intervention italienne, provoque une violente crise entre Paris et Rome.

A cet incident s'ajoute la menace que fait peser sur Tanger l'armée de Franco. Tanger est sous contrôle international, mais entouré par des territoires ralliés à l'insurrection. Les Français insistent pour laisser la flotte gouvernementale espagnole utiliser librement le port. Les Italiens protestent. C'est une première et importante épreuve diplomatique, car l'utilisation de la base de Tanger permettrait au gouvernement espagnol de gêner considérablement le passage du détroit de Gibraltar par les troupes venant du Maroc. Finalement, la neutralité bienveillante de l'Angleterre permettra aux Italiens d'obtenir satisfaction [7].

Le rôle modérateur et même favorable au franquisme des autorités anglaises dans cette affaire reflète bien l'opinion du gouvernement britannique et la division des pays occidentaux. Ce sont, à n'en pas douter, ces deux éléments qui vont décider de la politique de non-intervention.

La position française

Sur les origines de la proposition française de non-intervention, nous sommes assez bien renseignés, en particulier par les déclarations de Léon Blum en 1947 devant la Commission d'enquête parlementaire, qui, dans leurs grandes lignes, n'ont jamais été démenties. Nous ne devons pas oublier cependant que Léon Blum, connaissant la faillite de sa politique espagnole, cherche moins ici à la défendre qu'à se justifier en tentant de prouver qu'il n'y avait, au cours de l'été 36, aucune autre politique possible que la sienne.

Devant le coup de force militaire nationaliste, que Blum qualifie de « coup de théâtre », la sympathie du gouvernement français de Front populaire était acquise d'avance au gouvernement républicain espagnol. Mais cette sympathie pouvait-elle rester platonique ?

Dès le 20 juillet, Blum se trouve devant le problème posé par la demande d'une aide matérielle que formule le gouvernement Giral : « Vous demandons vous entendre immédiatement avec nous pour fourniture d'armes et d'avions. » Ce télégramme n'a rien d'insolite. En dehors de la communauté d'intérêt des deux formations de Front populaire, il se réfère à un accord précis, selon lequel la France avait le monopole des fournitures d'armes à l'Espagne. Non seulement Giral pouvait s'adresser à Paris, mais il s'y trouvait même obligé par ce traité commercial. Blum n'a eu sur le moment aucune hésitation. Les entretient qu'il a, entre le 20 et le 22 juillet, avec Delbos et surtout Daladier, alors ministre de la Défense nationale, n'ont pour but que de connaître l'importance et les moyens de l'aide à accorder au gouvernement espagnol. Mais, entre le 22 et le 25 juillet, date du conseil des ministres qui doit officiellement décider de l'appui français à l'Espagne républicaine, plusieurs faits nouveaux interviennent.

D'abord un fait de politique extérieure, qui est sans doute le plus important, parce qu'il a influencé considérablement Léon Blum. Le président du Conseil français a constaté au cours d'un voyage à Londres, prévu bien avant les événements d'Espagne, l'hostilité du gouvernement Baldwin à toute intervention dans le conflit espagnol, hostilité soulignée d'abord par un avertissement du journaliste Pertinax : « Ça n'est pas bien vu ici », et confirmée par les conseils de prudence du secrétaire au Foreign Office, Anthony Eden. Blum en a été désagréablement surpris ; toute sa politique extérieure est fondée sur l'entente franco-britannique, qui lui paraît plus nécessaire que jamais face au réarmement allemand. Agir dans l'affaire espagnole sans l'accord et même contre la volonté de l'Angleterre lui semble d'emblée difficile.

Son retour en France est marqué par une nouvelle déconvenue. Une campagne de presse a été lancée dans l'Echo de Paris par Kérillis, qui a rendu publiques certaines mesures décidées pour venir en aide à l'Espagne. L'offensive a commencé par un article de Cartier, publié le 23 juillet et intitulé : « Le Front populaire français osera-t-il armer le Front populaire espagnol ? » Il se terminait sur une phrase extrêmement violente : « On hésite encore à croire que le gouvernement puisse commettre ce crime contré la nation. » Les détails mentionnés dans les articles de l'Echo de Paris concernent des livraisons d'avions et de bombes d'avion, de batteries de 75 et de mitrailleuses. Il est intéressant de noter que l'on y trouve une allusion au principe de non-immixtion que le gouvernement français devait prendre à son compte une semaine plus tard.

Sans doute ne fallait-il pas s'attendre à ce que l'opposition de droite facilitât la tâche du gouvernement français. Mais, au sein même du gouvernement, Blum rencontre des oppositions, ainsi que dans les milieux parlementaires modérés. Le Sénat, traditionnel terrain d'opposition conservatrice, a sans doute été le plus ému : ce qui explique la véhémence des propos de son président, Jeanneney :

« Que nous puissions être amenés à faire la guerre pour les affaires d'Espagne ..., personne ne peut le comprendre. » La prise de position radicale est plus inquiétante encore : Les radicaux détiennent dans le gouvernement français les deux postes-clés des Affaires étrangères et de la Défense nationale ; leur passage dans l'opposition provoquerait une grave crise ministérielle. On peut imaginer de quel poids sera, dans ces conditions, l'intervention d'Edouard Herriot qui rejoint les conseils de prudence d'Eden et de Jeanneney : « Ne va pas te fourrer là-dedans » [8] : ...

Comment expliquer l'affolement des milieux politiques français devant la seule perspective de livraisons d'armes au gouvernement légal de l'Espagne ? D'abord par le pacifisme de l'époque. La gauche française, jusque vers 34, n'a cessé de proclamer son attachement à la paix et sa volonté de la sauvegarder par tous les moyens, et cela aussi bien du côté radical que du coté socialiste. La France a accepté sans réaction des mesures aussi graves que le réarmement allemand et, plus récemment, la remilitarisation de la Rhénanie, dans la seule crainte de provoquer un conflit. L'espoir de beaucoup de socialistes réside dans un nouveau Locarno qu'ils envisagent de conclure avec l'Allemagne et l'Italie fasciste. Sans doute ces illusions ne sont-elles pas partagées par Blum; il prévoit le conflit et accepte d'entreprendre un réarmement français qui doit permettre de rattraper en partie l'avance allemande dans le domaine militaire. Mais lui-même est un modéré qui ne saurait envisager de prendre seul le risque de déclencher la guerre. On a ajouté, et Blum lui-même l'a affirmé [9], que la menace de la guerre extérieure se doublait en France d'une menace de guerre civile : « Nous aussi en France nous étions sur le point de connaître un coup d'État militaire. » Il faut admettre qu'une fraction au moins de la droite, très nationaliste depuis 1919, faisait preuve depuis quelques années d'un loyalisme beaucoup moins intransigeant à l'égard de l'État; par sympathie pour les régimes allemand et italien, elle prônait à son tour une politique pacifiste, faisant passer ses inquiétudes intérieures, augmentées par la crise sociale de 36 et l'avènement du Front populaire, avant ses préoccupations extérieures. Cette opposition de droite ne se manifeste pas seulement dans les articles de l'Echo de Paris. Blum déclare, à propos des événements de 38 : « Il existait au Parlement français des hommes politiques considérables qui étaient les représentants de Franco. »

Dans des circonstances aussi peu favorables, le conseil des ministres réuni le 25 juillet n'ose plus envisager d'aider ouvertement les républicains espagnols, mais cherche uniquement le moyen de camoufler les livraisons d'armes; on utilisera le moyen d'une vente fictive au gouvernement mexicain, qui reste libre, lui, d'utiliser l'armement ainsi mis à sa disposition en faveur de l'Espagne ... Ce n'est là qu'un premier recul. Quelques jours plus tard l'incident des Savoïa-Marchetti aurait pu permettre de revenir sur cette concession. Mais Blum rappelle que la campagne de presse déclenchée contre son gouvernement trouvait à s'alimenter dans de nombreux articles étrangers, en particulier anglais et belges, ce qui ne pouvait manquer de frapper l'opinion publique. Pour Churchill, dont l'hostilité au nazisme dès cette époque ne fait aucun doute, « une inflexible neutralité constitue présentement la seule solution » [10].

Fait beaucoup plus grave, l'unanimité était loin d'être faite dans le gouvernement français. Le président du Conseil se contente d'indiquer que, lors du troisième conseil de cabinet consacré à la question espagnole, celui du 8 août, le ministère est divisé. On peut aller plus loin et dire que les partisans des fournitures d'armes, groupés autour du ministre de l'Air, Pierre Cot, se sont trouvés en minorité devant la coalition « formée de la plupart des radicaux et des socialistes de la nuance Paul Faure » [11]. Pour renverser cette tendance et pour éviter à tout prix l'isolement dans lequel une politique d'intervention en faveur de l'Espagne républicaine risquait de placer la France, Blum ne voyait qu'un moyen : convaincre l'Angleterre.

D'où l'accueil favorable qu'il avait donné à la proposition de Noël Baker, suggérant d'envoyer en mission à Londres l'amiral Darlan, chef d'état-major de la Marine, qui passe pour un chef profondément républicain. La mission confiée à Darlan consiste à entrer en contact, par l'intermédiaire du premier lord de l'Amirauté, Lord Chatfield, qu'il connaît personnellement, avec le secrétaire permanent du cabinet, Sir Maurice Hankey. Si Darlan parvenait à le convaincre de la nécessité d'empêcher Franco de s'emparer du pouvoir, celui-ci pourrait alors provoquer une réunion ministérielle et peut-être une évolution de l'attitude anglaise.

En fait, il est douteux que la réunion au début d'août du cabinet britannique eût changé quoi que ce soit à l'attitude déjà arrêtée; l'Angleterre voyait trop d'inconvénients à prendre parti dans la guerre civile espagnole. Les intérêts miniers qu'elle possédait dans la péninsule ne lui permettaient pas de rompre avec un quelconque des adversaires en présence. De plus les Anglais envisageaient un retour à la détente en Méditerranée, après la période de tension qui avait marqué dans les années précédentes l'affaire d'Ethiopie. Un rapprochement avec Rome s'ébauchait et l'on préparait un accord maritime anglo-italien; Toutes raisons pour ne pas prendre une position tranchée en opposition absolue avec celle de l'Italie. Enfin, sentimentalement, les conservateurs britanniques avaient beaucoup plus de sympathie pour le général Franco que pour les « Rouges », dont les excès révolutionnaires avaient été amplement soulignés par la presse conservatrice. L'opinion de Lord Chatfield, considérant Franco comme un « bon patriote espagnol », ne fait sans doute que refléter celle de la plupart des ministres. Dans ces conditions, la mission Darlan ne pouvait aboutir qu'à un échec. Chatfield refuse d'intervenir. La politique anglaise ne sera pas modifiée.

Cette tentative avortée marquera le dernier effort diplomatique fait par le gouvernement français en faveur de l'Espagne républicaine. Le conseil des ministres du 8 août constate l'isolement de la France, qui ne peut s'appuyer en Europe que sur la Tchécoslovaquie et l'U.R.S.S. Encore faut-il admettre que le gouvernement russe se contente de prodiguer aux républicains espagnols de bonnes paroles et d'attendre que la France fasse les premiers pas dans le sens de l'intervention. Les ministres français, qui acceptent le principe de faire partir pour l'Espagne une cinquantaine d'appareils destinés de toute manière à l'exportation ne pensent pas qu'il soit possible d'expédier du matériel d'aviation ou d'artillerie pris sur les réserves de l'armée. Blum est en droit de penser que, si on continue à pratiquer cette sorte d'interventions une telle politique ne présentera que des inconvénients diplomatiques, sans contrepartie notable : les républicains espagnols ne recevront que peu de matériel et sans doute pas de la meilleure qualité. Blum envisage alors de démissionner et ne renonce à son projet que sur l'insistance de ses amis espagnols de Los Rios et Asua.

La non-intervention

C'est dans ces conditions que le président du Conseil français prend l'initiative d'une proposition de non-immixtion dans les affaires intérieures de l'Espagne, proposition qui doit être soumise à toutes les grandes puissances ainsi, qu'aux petites puissances directement intéressées.

L'idée même de la non-immixtion ou plus exactement de la non-intervention est sans doute une idée généreuse, un principe libéral opposé au début du XIX° siècle par l'Angleterre à l'interventionnisme actif de la Sainte-Alliance et du système de Metternich. Dans l'esprit du président du Conseil français, c'est aussi une idée politique : lier l'Allemagne et l'Italie par un accord international, auquel il leur sera difficile de se dérober, et les empêcher d'apporter à Franco un secours efficace. La proposition faite par le gouvernement français ou bien manifesterait au grand jour la mauvaise volonté des puissances centrales et donnerait à la France par contrecoup une bien plus grande liberté d'action, ou bien arrêterait en fait l'intervention italo-allemande.

Si de plus on est décidé à ne pas faire la guerre ou si on ne se sent pas capable de la faire, ne faut-il pas l'empêcher de toute manière : « Quand on a la responsabilité de la paix et de la guerre, dit Delbos le 6 décembre, on n'a pas le droit de céder à des impulsions sentimentales, » Blum précise le lendemain : « Je crois qu'au mois d'août dernier l'Europe a été au bord de la guerre, et je crois qu'elle a été sauvée de la guerre par l'initiative française. »

En fait, le problème d'un accord international sur la question espagnole s'était posé dès le 1° août. Le comte Welczeck envisage le 2 août, dans une lettre à son gouvernement, une action commune des quatre puissances européennes, Allemagne, Italie, Grande-Bretagne et France, « pour inviter les groupes combattants espagnols à déposer les armes ». Cette proposition n'aura pas de suite, mais, le 1° août, le gouvernent français a lancé un appel aux autres pays pour les inviter à conclure un accord de non intervention dans le confit espagnol. Cet appel était suivi de démarches diplomatiques auprès de chacune des capitales intéressées.

L'appui de la Grande-Bretagne à cette proposition était acquis d'avance; elle y voyait une approbation de l'attitude : stricte neutralité qu'elle avait observée jusque-là. Le mémorandum adressé à ce sujet par le gouvernement conservateur précisait : « Le gouvernement britannique verrait avec plaisir la conclusion rapide d'un accord entre les puissances susceptibles de fournir des armes et des munitions à l'Espagne, afin qu'elles s'abstiennent de le faire et qu'elles empêchent la fourniture d'armes et de munitions au départ de leurs territoires respectifs. Le gouvernement britannique est toutefois d'avis qu'un accord de ce genre doit à l'origine, être accepté simultanément par des gouvernements comme ceux de France, d'Allemagne, d'Italie, du Portugal et de Grande-Bretagne, qui ont de grands intérêts matériels en Espagne ou une situation de proximité géographique. »

Mais pour aboutir à une déclaration simultanée, il faut l'accord sans réticence de l'Allemagne et de l'Italie. Or, contre toute évidence, le comte Ciano affirme le 3 août qu'il n'y a eu « aucune ingérence, même indirecte, du gouvernement fasciste », et se retranche, pour refuser de signer la déclaration française, derrière la nécessité de consulter le Duce, précisément absent. Le ministre allemand Neurath répond, de la même manière, que, ne s'immisçant pas dans les affaires intérieures de l'Espagne, le gouvernement allemand n'a à faire aucune déclaration et que, de toute façon, il faudrait inclure l'U.R.S.S, dans un accord éventuel. Ces réponses immédiates, et peut-être déjà concertée, préludent à une série de négociations confuses et de manœuvres dilatoires destinées en fait à gagner du temps et à permettre à l'Allemagne et à l'Italie de fournir aux nationalistes l'armement nécessaire pour remporter une victoire que l'on peut imaginer rapide à ce moment-là. Dans la réponse communiquée le 6 août par le ministre des Affaires étrangères italien à l'ambassadeur français de Chambrun, l'Italie pose trois problèmes,

En premier lieu, que faut-il entendre par « intervention » ? Est-ce que « la solidarité exprimée au moyen de manifestations publiques, campagnes de presse, souscriptions, enrôlement de volontaires ... ne constitue pas déjà une bruyante et dangereuse forme d'intervention » ? Les Italiens soulignent à ce propos l'attitude des presses française et russe, cherchant ainsi à montrer qu'il s'est constitué un bloc franco-soviétique contre lequel toute mesure prise serait d'ordre défensif. De la même manière, quand l'ambassadeur François-Poncet adresse au ministre des Affaires étrangères allemand des remontrances concernant l'aide apportée aux rebelles, Neurath lui rappelle sans cesse « les livraisons faites à l'Espagne ». Les puissances centrales ont marqué un premier point : accorder son appui au gouvernement légal de l'Espagne est placé sur le même plan que l'accorder aux insurgés.

La deuxième question italienne tend à faire préciser si l'engagement pris par les gouvernements liera seulement les États ou bien aussi les particuliers. Son intérêt réside dans le fait que l'intervention allemande et italienne s'abritait au départ derrière la fiction de ventes effectuées par des particuliers ou des sociétés privées.

Enfin le gouvernement italien pose le problème des « modalités de contrôle ». Cette objection est beaucoup plus sérieuse. Le projet français de déclaration ne prévoyait en effet que des « communications entre gouvernements », ce qui ne saurait constituer un contrôle réel des mesures prises. Ce contrôle était-il possible ? Le gouvernement français lui-même croyait-il absolument à son efficacité ou se serait-il contenté d'une affirmation de principe qui aurait rassuré l'opinion publique et rendu plus gênante une aide spectaculaire aux nationalistes ? En tout cas, il ne fait guère de doute que ni les Italiens, ni les Allemands n'auraient accepté un contrôle efficace. Leurs demandes ont essentiellement pour but de faire traîner les choses en longueur.

Berlin pose également des questions auxquelles le gouvernement français est incapable de répondre. Comme l'ambassadeur de France fait état de réponses favorables reçues d'un certain nombre de gouvernements, belge, anglais, hollandais, polonais, tchèque et surtout soviétique, Neurath insiste pour que soient obtenues également des promesses des États-Unis, de la Suède et de la Suisse, sachant que la Suisse se retranchera derrière sa neutralité et que les U.S.A. se refuseront toujours à une déclaration de principe qui heurterait nombre de sujets américains. Le gouvernement du III° Reich demande aussi ce qui empêcha le Komintern d'agir, même si la Russie soviétique a pris, en ce qui la concerne, des engagements internationaux; quel contrôle exercer en effet sur un organisme international ? Enfin comment s'assurer que par la frontière française ne passeront pas des armes et des volontaires ? « J'ai exposé, écrit le 10 août le comte Velczeck, que la France en tant que pays frontière, était dans une situation privilégiée et que l'exportation d'armes aussi bien que le passage des volontaires par les cols des Pyrénées étaient bien difficiles à contrôler par le gouvernement » [12]. En fait, la frontière portugaise est tout aussi importante, mais il ne semble pas que le gouvernement français ait cru bon de soulever cet argument, sans doute par crainte de démontrer l'inefficacité ou l'insuffisance de son plan.

En dépit de ces objections, d'ailleurs, il n'apparaît pas que l'Allemagne ou l'Italie veuillent s'opposer formellement à un accord. Ni l'une, ni l'autre de ces puissances ne semble, à cette date, vraiment désireuse de déclencher un conflit européen. L'Allemagne n'est pas encore engagée à fond dans la guerre espagnole. Hitler ne pense pas qu'une interdiction de principe puisse gêner considérablement le trafic avec la rébellion. Aussi, le 17 août, le gouvernement allemand se déclare-t-il prêt à souscrire à l'accord proposé, sous réserve que la décision sera valable pour les autres États et pour les entreprises privées.

Pour lever ces objections constamment renouvelées, des démarches diplomatiques ont été entreprises par la France. La Suisse et les U.S.A., tout en refusant de signer un document quelconque, se sont déclarés prêts à appliquer l'embargo. Reste l'Italie qui cherche à différer la conclusion de l'accord, mais finit par admettre, en multipliant les réserves, le projet français. Son acceptation de principe est remise à l'ambassadeur de France le 21 août. Ainsi la plupart des puissances européennes ont souscrit au principe de non-immixtion, et même officiellement proclamé l'interdiction d'exporter des armes à destination de l'Espagne. Les modérés français comme les conservateurs britanniques peuvent s'estimer satisfaits : les risques de conflit général diminuent.

Mais il faut encore répondre à l'objection italienne concernant les modalités de contrôle. A la vérité, le gouvernement italien tient assez peu à un contrôle sérieux. Aussi se borne-t-il à demander l'institution d'une commission formée de délégués des puissances et chargée de surveiller l'application de l'embargo. Personne ne songe à faire remarquer que cette commission prend là une autorité qui revient de droit à cet organisme international qu'est la Société des Nations. Peut-être l'échec de cette assemblée dans l'affaire éthiopienne est-il trop proche. C'est, en tout cas, un signe évident du discrédit dans lequel elle est tombée.

Le Comité de Londres

Toutes les puissances se déclarent d'accord sur le principe de la création d'un comité. Mais son rôle exact n'est pas défini. Pour le gouvernement français, il doit permettre d'établir entre les différents pays un contact permanent, et par conséquent un contrôle réel : il est donc nécessaire de le doter de pouvoirs politiques. Pour les gouvernements italien et allemand, qui n'ont pas l'intention de respecter les déclarations sur l'embargo, il faut éviter selon l'expression de Dicckhoff, « que cette institution ne devienne un organe politique permanent susceptible de nous créer des ennuis » [13]. Il y a contradiction entre les deux conceptions, mais l'intervention anglaise permettra d'arriver à un accord. L'entente est réalisée sur la définition du Comité comme « une simple réunion de fait des représentants diplomatiques », et, comme tel, n'ayant pas pouvoir de décision. Il est admis par les puissances intéressées que les délégués se contenteront « d'échanges de vue », qui pourront, dans certains cas, se transformer en examen plus précis des plaintes déposées. Enfin une satisfaction supplémentaire est donnée à l'Italie, avec le consentement formel de la France : le siège du Comité de non-intervention se trouvera à Londres, et non à Paris ou à Genève. Il est remarquable que l'initiative diplomatique prise par le gouvernement français dans les premiers jours d'août lui échappe à la fin du mois pour revenir aux Britanniques. « Le Comité et ses compétences, d'après le chargé d'affaires français à Berlin, sont plutôt d'invention anglaise » [14].

Malgré la volonté d'apaisement dont ont fait preuve les gouvernements occidentaux, les négociations ont traîné pendant un mois, et c'est seulement le 9 septembre qu'a lieu à Londres la séance inaugurale du Comité sur l'embargo, dans la salle au nom symbolique de Locarno. Vingt-cinq puissances y sont représentées, dont la Lettonie et le Luxembourg, mais non le Portugal, qui avait pourtant accepté le principe de non-intervention.

Cette première séance a comme seul résultat pratique de donner au Comité sa dénomination définitive de « Comité international pour l'application de la non-intervention en Espagne ». Le chargé d'affaires allemand à Londres le prince Bismarck, en a gardé l'impression que ce qui importe à la France et à l'Angleterre n'est pas tant « de faire œuvre pratique que d'apaiser les esprits dans les partis de gauche des deux pays » [15]. Encore cette œuvre d'apaisement devait-elle être assez facile en Angleterre où, dès le 10 septembre, les Trade-Unions s'étaient prononcés contre toute intervention en Espagne, sur proposition de sir Walter Citrine, secrétaire général des Trade-Unions, et de Bevin, secrétaire de la fédération des transports. Au début du mois d'octobre, la conférence du parti travailliste, réunie à Edimbourg, approuvera cette prise de position, le vote par mandats permettant de dégager une majorité écrasante en faveur de la non-intervention.

Cependant, dès les premiers jours de ce même mois d'octobre 36, la situation internationale va se tendre de nouveau, en dépit des précautions prises par le Comité pour édulcorer les débats et ne pas provoquer des querelles trop vives. Les rapports se sont accumulés, qui tendent à prouver l'intervention constante dans le conflit de l'Italie et du Portugal, en dépit des engagements pris. C'est d'abord - et essentiellement - le dossier constitué par le gouvernement républicain espagnol et transmis à la Société des Nations. C'est le rapport publié le 4 octobre par une commission que dirigent trois députés britanniques, et concluant à une aide de l'Italie et du Portugal, postérieure à la formation du Comité. C'est enfin la décision prise par le gouvernement soviétique de rendre publique une violente attaque contre l'Allemagne, l'Italie et le Portugal, accusés de violer l'accord de non-intervention et menaçant de se retirer du Comité : « Le gouvernement soviétique ne peut en aucun cas, consentir à laisser transformer par certains participants l'accord de non-intervention en un paravent destiné à cacher l'assistance militaire aux rebelles ... En conséquence, le gouvernement soviétique se voit dans l'obligation de déclarer que, si ces violations ne cessent pas immédiatement, il se considérera comme libéré des engagements découlant de l'accord de non-intervention » [16] .

Cette déclaration russe est la première d'une série de notes rédigées officiellement à l'intention du Comité de Londres; elle va provoquer une vive émotion. Rien pourtant d'injustifiable dans ce communiqué. On ne peut nier les accusations qu'il renferme, et sa conclusion est parfaitement logique. Mais il était admis que les travaux du Comité de Londres devaient se poursuivre à huis-clos pour éviter l'animation et les dangers d'une discussion sur la place publique : en publiant son communiqué, Moscou rompe cette consigne du silence, et le fait sciemment.

D'un autre côté, les violations faites par les puissances fascistes au traité de non-immixtion sont déjà connues par les documents espagnols. Les Russes n'apportent rien de nouveau. Pourquoi ont-ils donc attendu pour faire cet éclat alors qu'ils étaient depuis longtemps au courant des faits ? Cela ne peut s'expliquer que si on admet au cours de la première quinzaine d'octobre un changement radical de la politique russe à l'égard du problème espagnol.

Quoi qu'il en soit, il n'y aura pas de rupture au cours de la séance « chargée et orageuse »[17] du 10 octobre. Le président du Comité de non-intervention, Lord Plymouth, présente en son nom et en celui du gouvernement britannique les documents qui lui ont été remis. Il se heurte à une fin de non-recevoir des puissances mises en accusation qui se bornent à déclarer par la voix de leurs délégués que les faits contenus dans les déclarations espagnole et soviétique relèvent de la plus haute fantaisie. Le représentant portugais, qui siège maintenant au Comité, adopte une attitude encore plus brutale : il quitte la salle des séances, en précisant d'ailleurs qu'il ne cesse pas pour autant de faire partie du Comité ... Si les Russes ont voulu démontrer la totale impuissance de la commission de non-intervention ils ont pleinement réussi.

Une fois de plus, c'est le délégué français, Corbin, ambassadeur à Londres, qui sauve le Comité par sa modération; Il demande au gouvernement russe de proposer « les procédés qu'il envisage pour rendre le contrôle effectif ». « L'ardeur du premier ministre français à maintenir l'accord de non-intervention n'est l'objet d'aucun doute et son représentant a joué un rôle particulièrement salutaire dans les récentes discussions du comité », écrit le Times le 13 octobre. La séance est ajournée sans qu'il soit précisé quand devra avoir lieu la rencontre suivante, car il convient d'obtenir auparavant les réponses des trois gouvernements incriminés.

Or ces réponses se font attendre. C'est le moment des plus grands succès militaires de Franco, et un contrôle quelconque, notamment sur la frontière portugaise, en gênant l'arrivée des renforts et des armes, risquerait de compromettre la rapide victoire escomptée par les nationalistes. Dès le 6 octobre, le gouvernement russe avait demandé l'envoi d'une commission d'enquête sur la frontière hispano-portugaise; mais sans l'acceptation du Portugal, une telle mesure, serait-elle adoptée par le Comité de Londres, est inapplicable. Le délégué russe demande alors une surveillance des côtes portugaises. Cette nouvelle prétention se heurte à la réponse négative de Lord Plymouth. Dans ces conditions, il est difficile d'entrevoir une solution diplomatique.

L'aide apportée à partir du mois d'octobre par le gouvernement soviétique aux républicains espagnols servira de prétexte aux puissances de l'Axe pour relancer la discussion. A partir de ce moment, les séances du Comité de non-intervention seront occupées essentiellement par les accusations que se lancent les délégués de l'Allemagne et de l'Italie d'une part, le représentant russe de l'autre. Et, conclusion inattendue à ces discussions, le 10 novembre, le Comité de Londres décide que ces accusations ne sont pas prouvées. Qui pourrait prendre au sérieux une telle attitude ? Il suffit de lire les journaux pour y trouver de nombreuses informations sur les débarquements de troupes italiennes, l'arrivée des volontaires internationaux, l'emploi d'armes et de munitions aux deux partis. La non-immixtion est devenue une farce tragique.

Plans de contrôle

Pour essayer de reprendre le problème, le gouvernement britannique soumet au Comité un projet de contrôle du matériel de guerre destiné aux deux partis, qui prévoit une surveillance des chargements par terre et par mer. Ce projet, étudié le 12 novembre, sera finalement adopté le 2 décembre malgré l'abstention du Portugal. La longueur des négociations s'explique par une nouvelle manœuvre de l'Allemagne et de l'Italie; utilisant une tactique déjà employée avec succès, elles déclarent que les propositions britanniques sont insuffisantes et demandent, par surcroît, un contrôle aérien, dont il est inutile de souligner la vanité en l'absence de représentants de la commission de contrôle sur les aérodromes. Encore fallait-il, une fois le principe du contrôle accepté par les grandes puissances, et puisque la surveillance devait s'exercer aux frontières terrestres et dans les ports espagnols, obtenir l'accord des deux gouvernements espagnols, ce que l'on ne pouvait guère escompter.

Du reste, au cours de cette même séance du 2 décembre, un nouveau problème est soulevé, qui va désormais passer au premier plan des négociations, celui des volontaires. Il faut arrêter d'urgence, dit Blum à Welczeck, « l'afflux des combattants et du matériel de guerre » [18]. Ce caractère d'urgence ne doit pas être si évident aux grandes puissances, puisque les discussions vont durer tout le mois de décembre. Ce n'est certes pas la faute du gouvernement français; au contraire celui-ci se déclare prêt à consentir à « un contrôle non seulement de la frontière pyrénéenne, mais aussi bien de ses emplacements de troupes et de ses aérodromes, de ses fabriques d'armements et autres installations » [19]. Proposition inutile, car la France est bien la seule puissance à envisager un pareil sacrifice.

Pour en finir, le gouvernement britannique abandonne alors provisoirement son idée de contrôle et se borne à demander que chaque gouvernement interdise à ses nationaux, à dater du 4 Janvier 37, un engagement militaire en Espagne : même ce projet, si limité dans son application, ne parvient pas a être approuvé. La Russie refuse d'accepter une décision sans contrôle. L'Allemagne l'Italie et le Portugal déclarent qu'il ne faut pas résoudre partiellement le problème de l'intervention. A la fin de l'année 36, l'échec des pourparlers est tel que même les Britanniques renoncent à les poursuivre au sein du Comité de Londres et que le ministre des Affaires étrangères allemand envisage de « renoncer d'une façon générale à maintenir le système du comité ».

Cette lassitude générale n'empêchera pas les négociations de reprendre, lorsque, le 8 janvier, l'Allemagne et l'Italie, agissant en plein accord, adressent une réponse dans laquelle elles se disent « disposées à accepter que la question des volontaires forme l'objet, comme il était demandé d'un accord spécial qui en interdise le recrutement et le départ à une date prochaine » : en fait, le gouvernement Italien, seul, reprendrait volontiers sa tactique d'atermoiement, mais il est obligé de compter avec son allié germanique. Celui-ci ne semble pas disposé à pousser les choses trop loin. Il juge que le Comité de non-intervention est un excellent paravent, qu'il faut se garder de démolir. Nombreux sont encore à Berlin les dirigeants qui apprécient l'attitude anglaise et ne tiennent pas à provoquer une querelle avec le gouvernement de Londres. Aussi, dans une note remise le 25 janvier, les deux gouvernements déclarent-ils avoir déjà introduit une législation « les habilitant à interdire le départ des volontaires » : ils n'attendent qu'un accord des puissances pour la mettre en application. Cette bonne volonté est toutefois limitée par le fait que Berlin refuse de laisser opérer des agents de la Commission de contrôle dans des Ports allemands. Le contrôle à l'intérieur de l'Espagne est lui aussi exclu par suite des réponses négatives des nationalistes et des républicains.

Du moins pouvait-on enfin entrevoir une issue aux interminables discussions engagées depuis la formation du Comité. Le projet de contrôle aérien est abandonné d'un commun accord comme irréalisable. Le contrôle sur terre comme le contrôle sur mer doivent être efficaces et le gouvernement allemand, estimant que le dispositif germano-italien mis en place en Espagne est suffisant, réclame maintenant la multiplication du nombre des agents et des postes. Sans doute les cent cinquante inspecteurs, qui seront répartis sur la frontière française ne pourront à aucun moment arrêter totalement la contrebande. Et cela et encore plus vrai pour la frontière portugaise, plus facile à franchir, plus longue que la frontière française, et surveillée par un nombre égal d'inspecteurs ...

La surveillance maritime, elle, est confiée à une patrouille navale internationale [20]. Mais, au lieu d'établir un contrôle commun, le projet a divisé la côte espagnole en cinq secteurs, chacun d'eux étant confié à la garde d'une des grandes puissances. Le 26 février, l'U.R.S.S., qui était chargée de la surveillance du golfe de Biscaye, renonce à sa participation au contrôle, étant sans doute peu désireuse d'occuper des farces navales déjà insuffisantes à une tâche manifestement inutile. D'ailleurs charger l'Allemagne et l'Italie de la surveillance sur mer, alors que l'Italie en particulier a largement contribué à fournir l'Espagne franquiste en navires de guerre, peut apparaître comme une dérision ...

Mais il est vrai que l'instauration d'un contrôle peut gêner les formes trop visibles d'intervention; et, pour la première fois, on est en droit de prendre au sérieux le Comité de Londres. Même le Portugal a fini par admettre la nécessité d'accepter un contrôle; l'accord anglo-portugais, réalisé le 21 février, prévoit, on l'a vu, l'utilisation de cent cinquante observateurs dans les ports et les points de transit. La date du 8 mars est même fixée pour le début de l'application des mesures de surveillance : dans un premier stade, les officiers chargés de la direction du contrôle arriveront sur les lieux ; mais leur travail ne deviendra effectif qu'après recrutement de tous les agents nécessaires.

Dans l'esprit du gouvernement britannique, il ne s'agit là que d'un premier pas. Arrêter l'afflux des volontaires vers l'Espagne en mars ou avril 37, alors que la guerre dure depuis près de neuf mois, est relativement facile, la plus grande partie des étrangers venus combattre en Espagne ayant déjà franchi la frontière. L'Angleterre propose donc, pour que soit réellement respecté le principe de non-intervention, de rappeler les volontaires dans leur pays d'origine. Sur ce point, toute possibilité d'entente est rapidement dissipée. Le représentant italien, Grandi, dont les excès de langage ont déjà souvent contribué à envenimer les discussions, déclare froidement, en pleine séance du Comité, que les volontaires italiens « ne quitteraient pas le sol espagnol avant la victoire complète et définitive de Franco ». La nouvelle de la défaite italienne à Guadalajara ne fait qu'accentuer cette position, Mussolini ne pouvant imaginer de quitter l'Espagne sur un échec si humiliant.

Ainsi, seule l'acceptation du contrôle terrestre et naval peut-elle limiter l'intervention des puissances dans le conflit espagnol. Mais l'entrée en vigueur du contrôle dans la nuit du 19 au 20 avril 1937 démontre rapidement l'inutilité de cette politique. Il y a neuf mois que la guerre d'Espagne est commencée. Il a fallu huit mois et demi de négociations pour arriver à un résultat dont les limites n'échappent à personne, et qui sera remis en question dès le mois de mai : huit mois et demi de discussion inefficace pour aboutir à un accord qui durera moins d'un mois et demi!

Derrière ces vaines palabres, il y a une réalité diplomatique beaucoup plus inquiétante. Nous en avons vu deux aspects : la formation de l'axe Rome-Berlin, bientôt suivi de la signature du pacte Anti-Komintern, auquel adhèrent, l'Allemagne, l'Italie et le Japon ; l'isolement de la France, qui hésite à suivre l'alliance russe, et qui cherche un appui anglais souvent réticent. Dès le 7 décembre, Blum reconnaît : « Un certain nombre de nos espérances et de nos prévisions ont été, en effet, trompées » Après le mois de décembre l'erreur politique française devrait apparaître encore plus nette, dans la mesure où l'intervention italo-allemande ne fait que s'affirmer davantage.

Notes

[1] Discours de Lloyd George aux Communes, après la prise de Gijón. Cité par Bowers.

[2] Sur le système politique provisoire et la formation du gouvernement de février 38, voir ci-dessous chapitres V et VI.

[3] Archives secrètes de la Wilhelmstrasse.

[4] Il existe une vieille querelle d'influence entre Allemands et Italiens dans les Balkans. La menace allemande contre l'Autriche avait provoqué une violente réaction du gouvernement italien, peu favorable à l'installation des forces nazies sur le Brenner : on craignait le réveil de contestations concernant le Tyrol.

[5] Discours du Dôme.

[6] Archives du comte Ciano.

[7] Voir, dans la première partie, chapitre VII.

[8] Déclarations de Blum à la Commission d'enquête.

[9] lbid.

[10] Churchill. Journal politique.

[11] Colette Audry. Léon Blum ou la Politique du Juste.

[12] Archives de la Wilhelmstrasse.

[13] Archives de la Wilhelmstrasse.

[14] Ibid.

[15] Archives de la Wilhelmstrasse.

[16] Note du 7 octobre 36; entre-temps, les protestations du gouvernement républicain avaient été transmises au Comité de Londres.

[17] Cf. Le Temps.

[18] Archives de la Wilhelmstrasse.

[19] Ibid.

[20] Elle doit s'exercer en principe à la limite des eaux territoriales (c'est-à-dire à 3 miles de la côte) et de la haute mer (10 miles de la côte) .

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