1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

II.4 : La conquête du Nord

Depuis la chute de Saint-Sébastien et d'Irun, qui a privé le front nord de toute possibilité de ravitaillement par la frontière française, aucune tentative de réelle importance n'a été entreprise contre le Pays basque. Les forces de Mola les plus solidement organisées ont été dirigées sur Madrid. Ni du côté républicain, ni du côté nationaliste, il n'y a, pendant de longs mois, de troupes nombreuses et bien armées. Le nombre des combattants ne permet pas de tenir un front continu de la Biscaye à la Galice. La bataille se rallume épisodiquement dans l'un, puis dans l'autre secteur; leur conquête successive marquera, au cours de l'année, les étapes de l'offensive nationaliste: la Biscaye, Santander, les Asturies.

Le front nord

Dès le premier regard, il apparaît qu'on se trouve en face de deux zones de résistance solide, mais dont les régimes politiques sont diamétralement opposés, le Pays basque, conservateur et catholique, mais que ses aspirations nationales ont rallié au parti de la République, et les Asturies ouvrières, bastion de la révolution en octobre 34 comme en juillet 36. Au centre, par contraste, une zone de faiblesse, la région de Santander, où le Comité de guerre se trouve devant un problème insoluble, la défense de la partie la plus vaste du front avec des troupes particulièrement peu nombreuses et mal armées ; la fragilité de ce secteur est encore accrue par les dissensions entre socialistes et anarchistes.

Le fait que les combats décisifs se soient déroulés autour de Bilbao, l'influence de la résistance basque et ses répercussions à l'étranger, cachent un peu trop la coexistence de ces trois centres. Il faudra pourtant attendre le milieu de l'année 37 pour que soit unifié le commandement militaire, preuve suffisante qu'il n'y a pas de véritable entente, même dans ce domaine. Les officiers envoyés par Caballero, le capitaine Ciutat aux Asturies, le général Llano de Encomienda au Pays basque, se sont employés depuis des mois, avec l'aide des techniciens russes, à réaliser l'unité sans y parvenir. Sous des étiquettes semblables d'unités « militarisées », les troupes restent différentes: « milices basques », unités en uniforme, encadrées par des aumôniers, ignorant le « mono » et les commissaires politiques, « milices asturiennes », où partis et syndicats exercent leur contrôle [1].

Non seulement il n'y a pas de commandement militaire unifié pour les trois zones, mais il y a opposition et méfiance d'une région il l'autre: hostilité des révolutionnaires asturiens vis-à-vis des Basques « conservateurs », réticences basques à l'égard de « l'anarchisme » de Santander et de Gijón,

Dès le mois d'août 36, les difficultés ont commencé. Dans les Asturies, c'est la chasse aux prêtres et aux religieuses. Les églises sont détruites ou fermées, le culte interdit. Au Pays basque, au contraire, l'Eglise a conservé toutes ses libertés et continue d'exercer une profonde influence aussi bien dans le peuple qu'au sein du gouvernement, où siègent plusieurs ministres catholiques. Le serment prononcé par Aguirre souligne que le président se comportera « en croyant, en magistrat du peuple et en Basque ». Des prêtres et des fidèles, persécutés aux Asturies, cherchent refuge au Pays basque, où les militants de la C.N.T. protestent violemment contre le décret qui fait du Vendredi saint un jour férié. Aux Asturies, mines et usines sont contrôlées, de nombreuses entreprises, même dans le petit commerce, sont collectivisées. Au Pays basque, la propriété n'a subi aucune atteinte. Tandis que les « Comités-gouvernement » dirigent la révolution aux Asturies, les « juntes de défense» d'Euzkadi s'emploient à faire rétablir partout la « normalidad ». Il reste peu de gardes civils aux Asturies, sauf à Gijón, alors qu'ils sont nombreux à Santander et au Pays basque. Quand les pouvoirs régionaux ont été intégrés à l'État républicain, le Conseil des Asturies comprend toujours des anarchistes; il n'y en aura jamais dans le gouvernement basque [2]. Le gouvernement Aguirre a combattu la révolution. Alors qu'aux Asturies « l'épuration » a été sévère, le gouvernement d'Euzkadi s'est donné comme objectif d'assurer « la sécurité des individus et de leurs biens ». Il a désarmé l'arrière, interdisant le port des armes à quiconque n'appartient ni à l'armée, ni à la police, et il s'est fait donner le droit de recruter autant de forces de police que « la situation l'exige ».

Il n'est pas étonnant que, dans ces conditions, la collaboration se soit révélée difficile entre les deux territoires de ce qu'on peut appeler la « confédération espagnole »[3]. Aucune coordination n'étant réalisée dans le domaine militaire, alors que l'infériorité des forces républicaines n'est pas encore flagrante, la dispersion des efforts condamne toute initiative. Les Basques reprochent aux Asturiens de n'avoir pas, en octobre, épaulé l'opération sur Alasua, destinée à soulager Madrid. Les Asturiens rétorquent qu'avec des munitions et un peu de matériel lourd, ils auraient pris Oviedo en octobre, avant que la colonne Solchaga ne vienne la délivrer. Certes des bataillons basques participent en février à la grande attaque des Asturiens contre Oviedo [4], mais la tranquillité du reste du front Nord permet aux nationalistes de contenir victorieusement cet assaut.

La collaboration ne se réalise pas non plus sur le plan économique. Le Nord, est pourtant la seule région industrielle où la reconversion des usines permettrait la création d'une industrie de guerre puissante. Mais les Asturiens ont le charbon et les Basques le fer : des mois précieux se passeront en pourparlers et en récriminations.

Sans doute le gouvernement central s'emploie-t-il à apaiser les différends. A plusieurs reprises on suggère à Aguirre d'accepter dans son ministère des représentants de la C.N.T. Et les responsables de la C.N.T. demandent à leurs camarades d'Euzkadi d'éviter les « maladresses ». Mais le Nord ne reçoit aucune aide matérielle, ce qui prive de toute efficacité les conseils de Madrid et de Valence. Caballero évoque dans ses Mémoires les télégrammes angoissés d'Aguirre, réclamant une aide aérienne, parle du « désespoir » du président basque. Les Asturiens déclarent aussi qu'ils ont été battus faute de matériel de guerre. Le seul appoint appréciable sera l'arrivée d'armes russes : 15 chasseurs, 5 canons, 15 chars, 200 mitrailleuses et 15 000 fusils « datant de la guerre de Crimée »[5], ce qui est peu pour 35 000 soldats et se révèle ridiculement insuffisant lors de l'offensive de 1937.

Devant le danger immédiat, les positions des Basques et des Asturiens sont radicalement différentes. Les miliciens des Asturies, comme tous les autres, se battent mal en rase compagne. Mais ils savent s'accrocher dans les combats de rue à toutes les maisons des villes et des villages. La lutte engagée est pour eux une question de vie ou de mort et la dynamite est leur suprême argument [6]. Ils n'ont pas peur de la destruction et ne veulent laisser que des ruines entre les mains des nationalistes. Pour eux, la terreur est le seul moyen de tenir l'arrière. Ils n'hésiteront jamais à abattre sur place quiconque parle de se rendre. Aux bombardements, ils sont prêts à répondre par l'exécution en masse des « otages », sympathisants des rebelles ou simplement suspects.

Les Basques ont, dans les mêmes circonstances, des réactions bien différentes. Respectueux des croyances religieuses et des opinions politiques, soucieux de se conduire en « bons catholiques », ils préfèrent relâcher un coupable qu'exécuter un innocent, conservent à des postes-clés des éléments suspects ou simplement tièdes [7], se préoccupent autant de préserver la vie des « otages » pris par leurs voisins que de tenir le front [8]. Surtout l'enjeu de la guerre n'est pas le même pour eux; alliés momentanés du Front populaire, les dirigeants du parti nationaliste basque, leurs bailleurs de fonds et leurs troupes ne partagent ni l'idéologie, ni l'optique des autres combattants « antifascistes ». Ils se battent pour le Pays basque tel qu'il est, et pour ses libertés, se refusant à tout laisser détruire en un vain combat. La bourgeoisie basque sait que tout avenir ne lui est pas fermé en cas de victoire franquiste, qu'on aura besoin de ses services, quand les usines et les mines qui auront échappé à la destruction fonctionneront de nouveau. Elle compte sur ses associés britanniques pour la protéger. Enfin la solidarité catholique lui fait espérer, sinon un compromis, du moins des ménagements de la part des rebelles, l'espoir de sauvegarder une partie au moins de ses intérêts.

La lutte sur « deux fronts » a sa propre logique. Le désir de ne pas céder à la révolution, de ne pas livrer aux atrocités de la guerre de rues et aux représailles inévitables les populations des villes, les monuments et les installations industrielles, entraînera une partie des Basques à s'opposer, quand il le faut par la force, aux partisans de la résistance à outrance et de la destruction. Dans cette tâche, ils seront parfois débordés par les phalangistes cachés ou les opportunistes, qui y voient un moyen de précipiter la déroute républicaine.

La campagne pour Bilbao

La seule considération d'une victoire facile aurait suffi à déterminer le général Franco à se tourner vers le Nord, après ses échecs successifs devant Madrid. Mais d'autres éléments ont certainement joué: d'abord la bataille de Madrid a prouvé qu'il convient de se préparer à une guerre longue. Il existe maintenant une armée républicaine.

Franco, qui n'a pas eu les moyens de l'emporter en occupant la capitale, ne peut espérer vaincre par une offensive généralisée. Ses réserves sont trop faibles, et les pertes subies dans les combats récents ont écarté pour le moment l'idée d'une bataille d'usure. La tactique utilisée jusqu'à la fin des hostilités consistera à attaquer et à réduire région par région l'Espagne républicaine, ce qui permet, de concentrer un matériel important sur un front restreint. L'isolement du Nord en fait naturellement le secteur rêvé pour une pareille entreprise. De plus, la chute du Nord a une valeur économique, qui peut être décisive pour la suite de la guerre : la plus grande partie de l'industrie métallurgique espagnole s'y trouve. Enfin sa possession est importante pour de futures négociations internationales. L'Allemagne, qui a besoin du minerai de fer cantabrique, ne peut qu'appuyer une pareille opération. L'Angleterre, qui utilise ce même minerai, ne peut ignorer l'autorité établie dans la région, qu'elle soit républicaine ou franquiste.

Le général Mola est chargé de l'opération la plus importante et la plus facilement réalisable, la conquête de la Biscaye. Ses troupes ont connu une période de calme et de réorganisation pendant le début de l'année 37. Ce sont les quatre brigades de Navarre [9] qui se trouvent constamment en première ligne pendant l'offensive nationaliste, et représentent une force numérique égale, sinon supérieure, aux troupes basques - renforcées par quelques brigades venues des Asturies et de Santander - concentrées dans les Sierras pour protéger les passages permettant de déboucher sur Bilbao. Derrière les Navarrais du général Solchaga, les Italiens des Flèches Noires et de la nouvelle division 23 mars, constituée après Guadalajara, ont été placés en réserve. Par la suite, Mola renforce ses troupes avec des effectifs composés de Marocains et de contingents du Tercio. L'opération commence, comme prévu, le 31 mars, après que Mola ait lancé un dernier ultimatum aux Basques ; tout de suite se manifeste la méthode de combat qui va être constamment utilisée par les nationalistes au cours de cette campagne : exploitation d'une supériorité matérielle écrasante, bombardements intenses d'artillerie, suivis de l'intervention de l'aviation [10]. Son efficacité apparaît immédiatement aux résultats obtenus dans les cinq premiers jours de l'offensive, malgré les contre-attaques fréquentes et courageuses des Basques; cependant, l'occupation des cols n'a pas amené les franquistes au contact de la « Ceinture de Fer », la ligne de défense de Bilbao. Aznar invoque le mauvais temps, qui a certainement ralenti les opérations, en interdisant à un moment décisif les sorties aériennes. Mais l'armée basque, en dépit des pertes subies et des faiblesses matérielles, est encore capable de réactions dangereuses. Ainsi s'expliquent les durs combats autour du mont Sabigan, pris et repris à plusieurs reprises entre le 11 et le 15 avril. Il aurait alors fallu une diversion venue de l'extérieur, qui obligeât Franco à détourner une partie de ses troupes et de son aviation vers un autre secteur. Mais les tentatives dans ce sens seront, on le verra, tardives et menées avec des moyens trop faibles.

La première partie de la campagne de Biscaye s'est achevée fin avril avec l'occupation de Durango, d'Eibar et de Guernica. Les brigades de Navarre sont enfin au contact des hauteurs qui protègent et dominent la Ceinture de Fer. Ces dernières opérations ont été marquées par une utilisation massive de l'aviation qui écrase et terrorise non seulement les lignes de défense, mais aussi villes et villages. L'épisode le plus célèbre à cet égard est, le 26 avril, la destruction de Guernica par l'aviation allemande; ce bombardement eut une énorme répercussion à l'étranger. Aujourd'hui, après Rotterdam et Coventry, après la destruction de Varsovie et la bombe d'Hiroshima, on est presque étonné de l'importance donnée à cet attentat. Mais c'est que Guernica est la véritable capitale religieuse du Pays basque. L'émotion du monde catholique, surtout en France, a été considérable. Et puis l'affaire prend un aspect international du fait que ce sont les Allemands qui sont accusés, à juste titre, d'en être responsables: les témoignages des habitants qui fuient Guernica incendié et menacé par les rebelles sont irréfutables. L'aviateur Galland se contentera de dire qu'il s'agit d'une « erreur » regrettable. Mais devant le blâme public, l'émotion de la Chambre des Communes où Eden a été interpellé, l'Allemagne demande à Franco « un démenti énergique ». D'où la thèse nationaliste: « Guernica a été incendiée par ... les hordes rouges. Aguirre a préparé, dans un dessein satanique, la destruction de Guernica »[11] exécutée par les dinamiteros asturiens. Cette interprétation a cours encore aujourd'hui en Espagne [12].

Cependant, les forces nationalistes ont besoin d'être réorganisées et renforcées avant d'attaquer les fortifications de Bilbao. Faupel rapporte que le général Franco a demandé aux Italiens d'engager la division Littorio dans ces opérations décisives. Mais ceux-ci sont moins enthousiastes depuis Guadalajara; d'autant moins qu'une nouvelle alerte, due à une imprudence, vient leur rappeler ces fâcheux souvenirs: après l'occupation de Guernica, les Flèches Noires ont progressé rapidement le long de la côte et atteint Bermeo, laissant leur flanc gauche découvert; une contre-attaque républicaine les isole pendant quelques jours et il faut envoyer la division 29 mars et une brigade navarraise pour les dégager.

Le mois de mai est consacré à la préparation de la bataille décisive. Les deux adversaires affermissent leur position autour de la Ceinture de Fer. L'inefficacité de cette ligne de fortification, célèbre avant d'avoir été mise à l'épreuve, va être d'ailleurs rapidement démontrée: d'abord elle n'est pas occupée par un nombre d'hommes suffisant; ensuite elle est dominée par des hauteurs, qui une fois occupées par l'ennemi rendent sa défense impossible à long terme. Aussi les républicains s'acharnent-ils à défendre ces points stratégiques, retardant ainsi l'offensive nationaliste.

Le remplacement de Mola par Davila, fidèle exécutant des ordres de Franco, renforce cependant l'unité du commandement nationaliste. Les pertes subies par les Basques au cours des contre-attaques ont été énormes. Enfin les plans de la Ceinture de Fer [13] ont été livrés aux franquistes par le capitaine Goicoechea [14], ce qui explique la précision exceptionnelle du bombardement qui précède l'assaut.

La rupture de la ligne fortifiée est désormais inévitable. L'attaque décisive commence le 12 juin et, dans la journée, la Ceinture de Fer est rompue sur cinq kilomètres. Le reste des défenses est pris à revers.

Les Basques, qui se sont bien battus jusqu'ici, considèrent alors qu'il n'y a plus moyen de résister. Peut-être. pourraient-ils prolonger la lutte en acceptant une bataille de rues; mais celle-ci aboutirait à la destruction de leur ville. En évacuant Bilbao pratiquement sans combat, les Basques ont rendu sans doute plus rapide la victoire nationaliste, mais ils ont empêché une destruction qui leur parait maintenant inutile. Ici comme à Saint-Sébastien s'affrontent deux conceptions de la guerre: les Basques n'hésitent pas à désarmer les miliciens asturiens qui ont construit des barricades dans les rues de la nouvelle ville. Dès le 16, le colonel Bengoa s'enfuit en France; Bilbao connaît, selon lui, un véritable « effondrement du pouvoir » … Il craint que la ville ne puisse se rendre, personne n'y exerçant plus d'autorité. Le 17, le gouverneur basque, à son tour, quitte la capitale, laissant une junte de défense avec Leizaola, le socialiste Aznar, le communiste Astigarrabia et le général Ulibarri. Il est bien difficile de savoir si elle a une autorité réelle. Selon le Temps, dès le soir du 17, une fusillade éclate entre les Basques, partisans de la reddition[15], et les « extrémistes, partisans de la résistance à outrance ». Les anarchistes font sauter les ponts, exécutent sommairement quelques partisans de la reddition. Une unité basque, 1 200 miliciens qui étaient avant la guerre soldats de l'armée régulière, passe alors à l'action, appuyée par la police, les asaltos et les gardes civils. Les miliciens de Santander et des Asturies sont attaqués et désarmés, le drapeau blanc hissé sur le bâtiment du central téléphonique. Des émissaires sont envoyés aux nationalistes, les unités basques occupent les bâtiments publics, assurent l'ordre. La police, coiffée maintenant du béret carliste, continue son travail après l'entrée des troupes de Davila.

Tandis que les nationalistes occupent Bilbao, l'armée basque bat en retraite vers l'ouest. Tout le reste de la Biscaye tombe pratiquement sans résistance aux mains des nationalistes. Aznar évalue à 30 000 hommes les pertes subies par les Basques au cours de la campagne.

Cependant, il a fallu onze semaines à l'état-major franquiste pour mener à bien cette campagne. Les conditions naturelles et la résistance basque ne suffisent pas à expliquer la longueur de la bataille. Il y a eu des erreurs de la part des nationalistes, et surtout une mésentente entre les Espagnols et les Italiens ; le général Doria a même été obligé, après l'échec de Bermeo, de renoncer pour cette campagne à la participation active du C.T.V.

La diversion: Brunete

Les républicains n'ont pas su profiter du délai. Une puissante attaque venant de la zone centrale eût pu interrompre l'offensive nationaliste. Mais les deux tentatives de diversion qui, en mai-juin, partent du front central manquent d'envergure. Elles sont entreprises sans conviction, avec des moyens insuffisants. A Balsain, en Vieille Castille. l'attaque qui a pour but immédiat de s'emparer de La Granja ne bénéficie même pas d'un appui de chars d'assaut. A Huesca, où l'offensive doit aboutir à l'occupation de la ville, les attaquants disposent seulement de trois batteries d'artillerie. Dans les deux cas, l'adversaire semble être sur ses gardes, et les premiers attaquants se heurtent à une vive réaction.

Le lendemain même de la dernière tentative sur le front de Huesca, l'occupation de Bilbao par les nationalistes marque la fin de la campagne de Biscaye. Certes la lutte peut se prolonger encore, mais il faut, pour dégager le Nord, agir sans tarder avec une masse de manœuvre importante.

Cependant l'élimination de l'opposition révolutionnaire a permis de créer, en apparence du moins, l'unité politique. Le gouvernement Negrin, le « gouvernement de la victoire » s'appuie sur une armée qui perd de plus en plus son caractère révolutionnaire pour ressembler à une armée régulière. Les « milices autonomes » disparaissent. Les « techniciens » militaires, qui ont la confiance du gouvernement, prennent le pas sur les politiques ; dans le secteur central, le rôle essentiel est joué par Vicente Rojo; sur le front Nord, Gamir Ulibarri, ancien professeur à l'Académie militaire de Tolède, comme Rojo, reçoit la direction de l'ensemble de la zone républicaine, réalisant ainsi, quoique tardivement, l'unité de commandement dans ce secteur. Sous l'impulsion de ces techniciens, une réorganisation totale de l'armée est envisagée. Les troupes, quelles que soient leur origine et leur formation primitive; sont divisées en armées, corps d'armée, brigades et bataillons. Cette réorganisation, utile là où une longue période de calme permet de l'achever, ne signifie pas grand-chose sur le front Nord, ou des taches de défense plus immédiates s'imposent au commandement.

Une chose est en effet d'organiser ces corps d'armée sur le plan théorique, une autre de leur donner la capacité de résistance nécessaire et de les préparer à une action offensive. Il faut instruire les hommes; le 5° corps, formé en grande partie par les troupes de l'ancien 5° régiment, sera l'exemple et le modèle. Il fournit la première masse de manœuvre dans les offensives de l'été 37.

Le deuxième problème, plus délicat encore à résoudre pour les républicains, est celui de l'armement. L'approvisionnement en armes se fait de plus en plus difficile depuis la mise en application, le 19 avril, des dispositifs de contrôle aux frontières et sur les côtes. La dotation des unités en armes lourdes et en chars d'assaut, dont le rôle devient important dans une bataille de rupture, est tout à fait insuffisante. L'apport d'appareils russes est loin de permettre un emploi massif de l'aviation, notamment de l'aviation d'assaut.

Cette infériorité matérielle est moins nette autour de Madrid que dans les autres secteurs de combat, la masse des troupes organisées ayant été concentrée sur cette partie du front pendant les trois premiers mois de 1937. C'est sans doute une des raisons qui ont déterminé le choix de Brunete pour la grande offensive de diversion lancée début juillet, Il semble qu'une discussion assez sérieuse ait précédé la désignation du secteur d'attaque, finalement retenu autant pour des considérations d'ordre politique que militaire.

Deux possibilités s'offrent en effet aux gouvernementaux: la première est celle d'une offensive en Estrémadure, dans la zone de Mérida. Les avantages d'une telle initiative apparaissent à la seule lecture de la carte; sa réussite aurait constitué le plus grave danger qui puisse peser sur l'armée franquiste en menaçant directement Badajoz et la frontière portugaise, en coupant par conséquent les communications avec les bases marocaines et méridionales; en outre, les forces qui défendent cette région sont beaucoup moins nombreuses que sur le front de Madrid. Toutes ces considérations ont fait envisager depuis longtemps la possibilité d'une attaque dans ce secteur; c'est en particulier l'idée du colonel Asensio Torrado, le « technicien » de Largo Caballero. Au cours de l'année 38, les militaires républicains réexamineront ce projet, mais jamais, en définitive, il ne sera mis à exécution avec les moyens propres à en assurer le succès [16].

Finalement c'est la deuxième solution offensive qui l'emporte : une attaque dans le secteur de Madrid. La décision de déclencher une opération militaire de cette ampleur revient au gouvernement, et particulièrement au ministre de la Défense, Indalecio Prieto. Celui-ci a tenu à assister personnellement aux débuts de l'offensive sur Brunete. En définitive, avec l'accord des techniciens russes, Miaja et Rojo ont pris l'initiative de choisir le front de Madrid, Rojo en explique les avantages militaires: les forces nationalistes sont plus faibles parce qu'il leur a fallu envoyer des troupes de ce secteur sur le front nord ; elles sont affaiblies moralement à cause de l'échec sur la capitale. Mais surtout, les réserves en hommes se trouvent ici sur place; aucun déplacement important de troupes n'est nécessaire. L'effet de surprise peut être obtenu plus facilement que sur le front méridional, vers lequel un déplacement massif de troupes et de matériel ne saurait être longtemps dissimulé. Il n'est pas question d'ailleurs de dégarnir le front de Madrid, symbole de la résistance de l'Espagne républicaine.

D'autre part, l'état-major républicain est persuadé que la seule manière de vaincre est de rompre le front par une concentration de feu et de troupes considérable, ce qui suppose une tentative de percée sur un front extrêmement restreint. Le choix de Brunete répond à ces impératifs.

La bataille de Brunete

L'opération a un double but: arrêter l'offensive nationaliste dans le nord, en obligeant Franco à rappeler une partie des forces engagées en Biscaye, et, en atteignant le nœud de communications de Navalcarnero par une attaque à l'ouest de Madrid, obliger les franquistes à se replier sur le Tage, et isoler les troupes installées aux abords immédiats de la capitale. Le succès de cette manœuvre, même si l'ennemi réussissait à échapper à l'encerclement, le contraindrait à une retraite précipitée et dégagerait Madrid. Ainsi tous les succès nationalistes seraient remis en question.

Pour effectuer cette manœuvre d'encerclement une double attaque est envisagée: la principale doit permettre d'atteindre Brunete et de prendre possession de la crête montagneuse dominant Navalcarnero. L'attaque secondaire a pour objectif une percée en direction d'Alcorcon, au sud de Madrid. Le soin de porter l'attaque principale est confié au 5° corps, sous le commandement de Modesto, au 18° commande par Jurado. On y trouve les meilleurs éléments des troupes républicaines : division Lister, 13° et 15° brigades Internationales. L'attaque secondaire est menée par les réserves de Madrid, comprenant les divisions Kléber et Duran et le 2° corps d'armée dirigé par Romero.

Les moyens mis à la disposition de l'état-major républicain sont les plus importants qui aient été utilisés jusqu'ici. Aznar évalue à 47 000 hommes les forces gouvernementales, et tous les observateurs signalent l'importance exceptionnelle de l'artillerie, en particulier de l'artillerie anti-aérienne [17].

Au contraire, les éléments nationalistes qui peuvent être engagés immédiatement sont faibles: deux banderas de la Phalange, trois centuries, le bataillon de Sam-Quintin, plus les services du sous-secteur concentrés à Brunete. Quelques réserves vont être mises dans les premières heures à la disposition de la défense, mais l'ensemble reste nettement insuffisant pour empêcher une action en profondeur. Les conditions du combat sont donc aussi bonnes pour les républicains qu'elles peuvent l'être. Rojo estime que Brunete est, avec la bataille de l'Ebre, « la seule opération parfaitement bien préparée du côté républicain ». Le secret en a été parfaitement gardé, ce qui est véritablement exceptionnel.

Dans ses grandes lignes, la bataille se divise en deux périodes: du 5 au 13 juillet se déroule l'offensive républicaine; à partir du 15 jusqu'à la fin du mois, la contre-offensive nationaliste.

Dès le 5 juillet, les attaques vers Aranjuez préludent à l'offensive générale. Dans la nuit du 5 au 6, l'assaut est lancé avec succès: la percée envisagée est réussie; au centre, la division Lister, progressant profondément, a occupé Brunete. Les avantages obtenus sont tels qu'ils permettent d'envisager une grande victoire.

Mais, à partir du 7 juillet, l'offensive se ralentit, et les nouveaux progrès réalisés sont purement locaux et sans grande portée; l'essoufflement est visible. L'occupation de Villafranca del Castillo, à l'extrême-est du dispositif, ne dure guère plus d'une journée, les tabors marocains parvenant à reprendre le village le 12. A partir de cette date, les républicains se bornent à limiter dans la mesure du possible les contre-attaques nationalistes. Somme toute, sur le plan opérationnel, c'est un échec. Pour l'expliquer il faut tenir compte à la fois du manque de moyens et des maladresses des gouvernementaux.

L'erreur évidente est de n'avoir pas exploité le succès initial en donnant à la manœuvre plus d'ampleur. Alors que la division Lister est maintenue sur les positions conquises le 6 et le 7, le commandement républicain s'acharne sur des villages que des nationalistes peu nombreux défendent avec l'énergie du désespoir. En perdant quatre jours sur ces positions, les républicains permettent aux renforts franquistes d'arriver; d'autre part, en s'obstinant, ils subissent des pertes très lourdes et affaiblissent d'autant leur potentiel militaire. On retrouve constamment au cours de la guerre ces deux traits : d'une part le caractère timoré et le manque de large conception d'ensemble du commandement [18], de l'autre la lenteur des opérations, qui ne s'explique pas seulement par la résistance rencontrée, mais aussi par les réactions brutales et inattendues des troupes engagées. Ainsi a échoué notamment l'attaque secondaire qui devait permettre l'encerclement des nationalistes au sud de Madrid; les avant-gardes furent soudain prises de panique et obligèrent l'ensemble des forces groupées dans ce secteur à se replier sur leurs premières positions. Ces brusques reculs, si fréquents dans les grandes opérations républicains, ont souvent rendu impossible, et à Brunete notamment, une manœuvre importante.

Ici, cela faillit même tourner au désastre le front se trouvant soudain complètement dégarni sur un point à la suite d'une nouvelle panique. Finalement cependant, la contre-offensive lancée par le général Varela est enrayée.

En définitive, Brunete est une demi-réussite pour les gouvernementaux. Une faible partie de leurs objectifs initiaux ont été atteints. On ne peut compter comme une avance substantielle la poche créée au nord de Brunete, qui n'aboutit qu'à allonger le front. Plus important est le déplacement de troupes auquel a été contraint Franco. Il lui a fallu rappeler du front nord deux brigades de Navarre et la quasi-totalité de l'aviation [19]. C'est d'ailleurs la supériorité aérienne des franquistes qui a été en définitive l'élément déterminant de la lutte. Les mitraillages presque incessants de jour, les bombardements de nuit [20] ont brisé l'offensive et achevé d'annihiler la manœuvre républicaine.

Sans doute un répit a-t-il été donné pour organiser la défense de Santander. Mais ce répit est de courte durée. Dès la fin du mois de juillet, une partie des troupes engagées à Brunete peut regagner le front nord [21] pour participer à un nouvel et décisif assaut, qui prépare l'effondrement du front nord et la chute de la zone industrielle des Asturies.

La campagne contre Santander

En fait, il n'y a pas eu plus de quinze jours de calme entre la fin de la bataille de Brunete et le début de la nouvelle offensive sur Santander. C'était à peine le temps nécessaire pour achever de mettre en place un dispositif d'attaque. Les deux éléments essentiels en seront, comme à Bilbao, les brigades de Navarre et l'ensemble des troupes italiennes, C.T.V. et Flèches, maintenant réorganisées; toutes ces forces sont placées sous le commandement du général Davila. La dotation des bataillons en artillerie est renforcée et l'aviation est de nouveau concentrée dans le Nord. Franco espère pouvoir faire un gros effort en août-septembre, de façon à en finir avec Santander et les Asturies à la fin de l'été, avant la mauvaise saison qui retarderait les opérations dans la région montagneuse.

Du côté républicain, Ulibarri, nommé à la tête des troupes du front Nord, dispose en principe de quatre corps d'armée. Mais le corps d'armée basque est composé de troupes très éprouvées par les combats précédents et qui ont fait retraite vers la province de Santander. Elles ne combattent même plus pour défendre leur territoire; elles sont affaiblies moralement et matériellement. Ce sont elles pourtant qui ont la charge de tout le secteur oriental. Les corps d'armée asturiens (16° et 17°) ne seront que partiellement engagés dans les opérations de Santander.

Enfin, la défense de Santander est beaucoup plus difficile à établir que celle de Bilbao. Si la province est couverte au sud par une barrière montagneuse au-delà des cols de Los Torros, de l'Escudo et de Reinosa, par contre aucun obstacle important ne barre le chemin vers la côte. Il n'y a pas non plus de fortifications semblables à la Ceinture de Fer. Pour combler cette lacune, on mobilise les hommes nés entre 1913 et 1920 et on les enrôle dans des bataillons de fortifications, qui sont chargés de construire une seconde ligne de retranchements derrière celle qu'ont réalisée les disciplinaires et les troupes de ligne. Cependant le manque d'organisation, l'énormité du travail à accomplir rendent cette tâche aléatoire.

A défaut de progrès dans les armements, il faudrait du temps pour s'organiser. Ulibarri a essayé de gagner le délai nécessaire en lançant une offensive à partir de la poche que dessine le front au sud de Heinosa. Mais l'attaque, effectuée par un corps d'armée asturien, a été rapidement arrêtée. Un tel échec, s'ajoutant à l'arrêt de l'offensive de Brunete, ne fait qu'accentuer l'impression d'isolement qui pèse sur la région du Nord. Sur mer, Santander ne dispose que des deux destroyers, Ciscar et Jose Luis Diez, pour protéger ses communications avec l'extérieur. Ces navires n'auront d'ailleurs aucune efficacité: le blocus, déjà décidé et organisé par le commandement nationaliste sur la côte de Biscaye, sera plus efficace encore pendant la campagne de Santander.

Rien d'étonnant si, dans ces conditions, nous assistons à une campagne-éclair. Les combats n'ont de véritable envergure que dans les trois ou quatre premiers jours et le sort de la campagne s'est décidé en quelques heures. Les deux principales positions, celles du col de l'Escudo et de Reinosa, sont attaquées, la première par le C.T.V., la division Littorio restant en réserve, la deuxième par trois brigades de Navarre. Malgré la facilité de la défense dans ce secteur montagneux, le succès sera total et rapide, l'emploi d'éléments motorisés accentuant encore le caractère foudroyant de l'avance nationaliste.

Dès le premier soir du combat, le 14 août, l'ordre est donné aux hommes qui se trouvent les plus avancés dans la poche de Reinosa de se retirer pour éviter d'être encerclés. En quarante-huit heures, les Navarrais ont pris Reinosa, après avoir brisé la seule résistance sérieuse qu'ils aient rencontrée et occupé une usine travaillant pour l'artillerie navale, où sont saisis des canons en cours de fabrication. Reinosa n'a pas tenu; seul un bataillon asturien résiste quelques heures dans les rues de la ville, de leur côté, les Italiens, après une massive attaque de tanks, ont occupé l'Escudo; la colonne motorisée qui avance au sud a fait sa jonction avec les Navarrais. Une fois de plus, la supériorité matérielle a été déterminante; aucun obstacle sérieux ne se dresse maintenant devant les nationalistes. Quelques résistances sporadiques se manifestent, comme celle des Asturiens qui n'abandonnent à Corconte qu'un amas de ruines. Mais de nombreux bataillons basques se rendent et contrairement aux ordres d'Ulibarri qui a ordonné le repli sur les Asturies, les troupes basques commencent à se concentrer autour de Santona.

A partir du 17 août, la deuxième phase de l'opération commence: une avance rapide, massive, aboutissant à la liquidation des défenses de la province de Santander en une dizaine de jours. Le 25, le navire de guerre anglais Keith y embarque les dix-sept otages qui restent de Bilbao, leurs gardiens et un certain nombre de dirigeants basques, qu'Aguirre, venu de la zone centrale, rejoint à Bayonne ; Juan Ruiz, le gouverneur socialiste, et le général Ulibarri partent le soir à bord d'un sous-marin; gardes civils, asaltos et carabiniers se sont soulevés. Leurs chefs [22] prennent contact avec les nationalistes, les prévenant qu'ils sont prêts à rendre la ville, où seuls se disposent à résister les hommes de la C.N.T. - F.A.I. [23]. Un communiqué du commandement nationaliste annonce le 27 que l'entrée des troupes prévue pour le 26, est retardée de vingt-quatre heures, « l'ordre dans Santander étant désormais assuré par la population ». L'alliance des chefs de l'armée et de la police avec les sympathisants franquistes a imposé la reddition. Et, tandis que le front de Santander s'écroule, les Basques capitulent à Laredo.

La capitulation des basques

La capitulation des Basques à Laredo, à la suite d'un accord en bonne et due forme, pose des problèmes de tous ordres. Le plus simple est celui des rapports à l'intérieur de la coalition républicaine; les autres concernent à la fois la politique de Franco vis-à-vis d'une éventuelle réconciliation et ses rapports avec ses alliés italiens. Enfin, quoique de façon moins visible, l'activité de la politique anglaise commence à jouer ici un rôle considérable [24].

Sans vouloir retracer l'histoire des contacts diplomatiques pris en vue d'un règlement politique du conflit, il faut constater que, depuis le début de la guerre civile, plusieurs tentatives ont été faites auprès des Basques. Leur isolement politique et matériel devait en effet inciter certains de leurs dirigeants à rechercher la possibilité d'une entente honorable.

La première tentative de négociations séparées eut lieu, selon Cantalupo et à son instigation, immédiatement après Guadalajara. Le consul d'Italie à Saint-Sébastien, Cavaletti, aurait pris les premiers contacts et aurait été informé par le père jésuite Pereda des garanties demandées par Aguirre et Jauregui: possibilité pour les dirigeants de quitter l'Espagne, aucunes représailles contre la population civile, sauf en ce qui concerne les délits de droit commun, enfin médiation italienne absolue, ce qui supposait un contrôle des opérations de reddition et des conditions de la répression par le commandement italien, enfin d'éviter des massacres analogues à ceux qui s'étaient produits à Badajoz et Malaga. C'est ce dernier point qui devait provoquer l'échec de la tentative, le commandement nationaliste admettant difficilement une ingérence italienne, qui risquerait de s'étendre à l'Espagne tout entière. Quelle aurait été d'ailleurs la valeur des garanties accordées par Franco ?

Ces négociations semblent traîner jusqu'en mai. Aguirre confirme qu'il fut pressenti à Bilbao par un émissaire, mais sans résultat. L'ambassadeur Faupel attribue l'échec des pourparlers à l'opposition de Franco. Mais la chute de Bilbao, les lourdes pertes des Basques, la pression constante du Vatican [25] font se renouer les contacts. Hassell, l'ambassadeur allemand à Rome, télégraphie le 7 juillet, au moment où se prépare l'offensive contre Santander, que « des délégués des Basques négocient la reddition » et que « le gouvernement italien use de son influence sur Franco pour obtenir des conditions bienveillantes ». Les Basques, qui ont lutté avec courage pour défendre leur pays, ont maintenant l'impression de se battre pour des gens qui leur sont étrangers, pour une idéologie qui n'est pas la leur. Depuis la perte de la Biscaye, ils n'ont plus participé sérieusement aux combats. Leur repli sur Santona prélude à leur capitulation. Le président du parti nationaliste basque, Juan de Achuriaguera, négocie avec le général Mancini et signe le pacte de Laredo : les Basques remettent leurs armes aux Italiens, libèrent les prisonniers politiques, promettent d'assurer l'ordre dans la zone qu'ils contrôlent en attendant la « relève » des Italiens. Ceux-ci, en échange, garantissent la vie des combattants, autorisent les dirigeants basques qui se trouvent sur le territoire de Santander à partir. Mais ces garanties ne sont accordées qu'aux seuls Basques: les combattants non-basques qui se trouvent dans la zone de Santona se trouvent ainsi pris dans un véritable piège, sous la surveillance des Basques, qui « maintiennent l'ordre » …

La capitulation entre en vigueur le 25 août. Les Italiens occupent Laredo le 25 et Santona le 26. L'embarquement des responsables commence le 27 sur deux bateaux anglais, le Bobie et le Seven Se as Spray, sous le contrôle direct des Italiens. Un officiel espagnol arrive alors, porteur d'ordres de Franco qui interdisent tout départ; les dirigeants basques, les membres de la « junte de défense » qui ont organisé « la capitulation en ordre » sont arrêtés. Le pacte est déchiré; Franco ne tiendra pas compte de la parole des officiers italiens [26]. C'est aux Basques, à leur tour, d'être pris au piège ...

Il ne reste plus alors qu'un semblant d'armée dans la province de Santander, que les milices asturiennes évacuent à la hâte; en cinq jours, les troupes nationalistes dépassent Santander de 40 kilomètres.

La fin des Asturies

Pourtant un front se reconstitue sur la zone littorale, qui s'élargit de Santander à Gijón; de plus, la zone montagneuse constitue un solide rempart que les miliciens des Asturies savent admirablement utiliser [27].

Aussi l'avance des Navarrais ne tarde-t-elle pas à se ralentir. Il leur faudra plus d'un mois de combat pour franchir les 40 kilomètres qui séparent Ridesella de Villaviciosa ; à ce moment-là, le 19 octobre, Gijón est directement menacée. La résistance peut-elle continuer, et surtout, comme le demande le gouvernement de Madrid, peut-elle permettre d'atteindre l'hiver?

Le correspondant du New York Times écrit: « Les Asturiens en retraite semblent décidés à ne laisser derrière eux que ruines fumantes et désolation, quand ils sont finalement obligés d'abandonner une ville ou un village ... Les rebelles les trouvent généralement dynamités et brûlés au ras du sol. « Le 19 octobre, Franco n'hésite pas, devant cette résistance tenace, à demander par télégramme à Mussolini l'envoi d'une nouvelle division pour liquider ce front avant l'hiver.

Pourtant, cette résistance va s'effondrer en quarante-huit heures. Devant le Conseil des Asturies, réuni le 20 octobre, à 2 heures du matin, le colonel Pradas fait un rapport sur la situation militaire, qu'il juge très compromise et presque désespérée. Le matériel et les munitions réclamés à Madrid ne sont pas arrivés, le moral des combattants est bas, aggravé par le pessimisme de l'arrière. Toute résistance est à ses yeux impossible. On peut tenir, si l'on veut tenir jusqu'à l'écrasement, et, dans ce cas, les membres du Conseil n'ont plus qu'à partir au front. Il croit cependant possible de sauver une partie de l'armée en ordonnant le repli vers les ports de Gijón, Aviles et Caudas, à condition de le faire le jour même: « Demain, il sera trop tard ». Le Conseil se divise. L'ordre de Negrin est formel; il faut tenir jusqu'au bout. Mais seuls les communistes Ambou et Roces plaident pour l'obéissance. La majorité décide le repli; le Conseil proclame sa souveraineté, qui le délie du devoir d'obéissance envers Madrid, et ordonne le départ par mer, par tous les moyens possibles [28].

Le colonel Pradas pense pouvoir mener à bien cette opération en vingt-quatre heures. Une partie seulement en sera réalisée. Cinq avions atterrissent à Bayonne dans la journée du 20 ; ce sont des officiers, qui disent avoir reçu l'ordre d'évacuation de l'état-major. Des officiers russes arrivent aussi à Bayonne dans un avion d'Air-Pyrénées. A 5 heures, les dirigeants communistes partent dans une vedette à moteur. A 8 heures, Belarmino Tomas s'embarque sur un bateau de pêche, L'Abascal, avec les autres membres du Conseil, dont Segundo Blanco revenu la veille en avion de la zone centrale.

Dans la nuit éclate une révolte, dont on peut supposer que le colonel Pradas avait eu vent. Le colonel Franco [29],chef de la garnison de Gijón, appuyé par la garde civile et les carabiniers, prend le contrôle de la ville et entre aussitôt en contact avec les Navarrais, qu'il supplie d'accélérer leur marche vers la cité, où il redoute « un soulèvement anarchiste ». Le 21, à 10 heures, la radio annonce: « Nous attendons impatiemment ... Viva Franco ». Des milliers de miliciens, abandonnés par leurs chefs, désarmés par les gardes, sont déjà prisonniers quand arrivent les Navarrais [30].

Après la chute de Gijón, le front Nord n'existe plus. Toute résistance n'a cependant pas cessé[31]. Les opérations de nettoyage dureront ici beaucoup plus longtemps qu'en Biscaye ou dans la province de Santander, et Franco ne pourra, par conséquent, déplacer tout de suite la totalité des troupes engagées ici vers le front central. La conquête du Nord n'a été en définitive qu'une étape dans la guerre.

Belchite

Cependant, elle représente pour les rebelles leur première grande victoire depuis que la bataille a changé d'aspect devant Madrid. Elle est doublement importante. Economiquement, elle livre à Franco des provinces espagnoles parmi les plus importantes, les seules en tout cas où les républicains auraient pu installer une industrie de guerre; elle procure ce produit d'échange essentiel qu'est le minerai de fer. Militairement, elle n'a pas seulement montré la supériorité de l'armée nationaliste sur des combattants basques et asturiens divisés et mal armés, elle a prouvé qu'à ce moment au moins, l'armée de Valence et de Madrid est incapable d'interrompre efficacement une offensive nationaliste. Brunete n'a été qu'un demi-succès; la deuxième tentative importante, celle de Belchite, est un échec total.

Le choix de Belchite se justifie par des considérations exactement opposées à celles de Brunete. Le front n'y a subi aucune réorganisation. Les soldats, dit Rojo, « sont plus chasseurs que combattants », ce qui signifie qu'ils agissent par petits groupes isolés ou reliés au reste du front par des observatoires. Mais les combattants adverses ne sont pas mieux lotis. Il apparaît donc facile de rompre la ligne an front. D'autre part, la manœuvre peut prendre plus d'ampleur avec des effectifs relativement restreints. Les objectifs sont les suivants: prendre Saragosse par une triple attaque sur Zuera, au nord de l'Ebre, directement sur Saragosse, et au sud pour réduire la poche dessinée par le front entre Quinto et Belchite. En même temps, le commandement républicain espère évidemment obliger les nationalistes a suspendre leur offensive dans le Nord.

Mais l'offensive commencera très tard, le 29 août, plusieurs jours après la prise de Santander. Il a fallu transporter la plupart des troupes engagées jusqu'au secteur d'attaque, ce qui s'est fait par de mauvaises routes, au milieu de la plus vaste confusion [32]. Enfin l'incapacité manœuvrière des troupes républicaines est amplement démontrée une nouvelle fois. Un seul succès: la prise de Qumto et de Belchite ; encore faut-il douze jours pour faire tomber Belchite. Les grandes ambitions de l'offensive sur Saragosse sont abandonnées après une tentative infructueuse au nord de l'Ebre. Belchite est un échec, parce qu'aucun des objectifs essentiels n'a été atteint. La conquête du Nord par les nationalistes n'en a pas été retardée d'une journée.

Désormais deux Espagnes s'opposent nettement sur la carte. Les franquistes dominent toute la partie ouest et nord-ouest du pays ; leurs territoires ne forment plus qu'un seul bloc, de la Galice à l'Aragon, de Gibraltar au golfe de Gascogne.

Notes

[1] Le département de la Défense des Asturies est dirigé par le communiste Ambou, l'état-major par Ciutat. Gouzalez Peña (socialiste), Juan José Manso (communiste) et Gonzalez Mallada (C.N. T.) sont commissaires.

[2] Le gouvernement basque comprend quatre nationalistes, trois socialistes, deux républicains, un communiste; le Conseil des Asturies, quatre anarchistes (deux C.N.T., un F.A.I., un J.L.) quatre républicains, deux socialistes, deux communistes, deux J.S.U.

[3] Cf. Carlos Rama.

[4] Le 1° mars, l'organisateur des milices basques, Candido Saseta Echevarria, est tué devant Oviedo. Lizarra, commentant sa mort ne dissimule pas le peu d'enthousiasme des Basques la se battre chez les Asturiens.

[5] Selon Aguirre. Le président basque souligne cependant la valeur des pilotes russes et de leur chef, le général Jansen. Le dirigeant nationaliste basque Monzon a en outre réussi la acheter la Hambourg, en octobre, 5 000 fusils tchèques et 5 millions de cartouches. Nous ne disposons d'aucun élément chiffré pour l'armement des Asturiens, qui furent très probablement plus démunis encore que les Basques et pour qui le siège d'Oviedo fut une longue saignée. Ils ont reçu notamment des armes tchèques, fusils surtout, livrées par le Mexique, et le 19 octobre, un chargement de vieux fusils français apportés par le vapeur Reina.

[6] Cf. lettre d'un milicien asturien citée dans la Dépêche de Toulouse (4 oct. 87) : « Qu'importe mourir s'ils ne passent pas, et s'ils passent, alors, qu'importe mourir ».

[7] Cf. l'épisode cité par Steer du colonel Annex, chef de la censure militaire, qui déclare au moment où l'ennemi approche de Bilbao : « Quels sens ça a de nous faire tuer ? » et conserve sel fonctions en positon dans les rangs adverses.

[8] D'après le Times.

[9] Cf. Aznar : 1° brigade, colonel Garcia Valino; 2°, colonel Cayuela ; 3°, colonel Latorre ; 4°, colonel Alonso Vega.

[10] Les bombardements du 31 mars qui ont précédé l'attaque nationaliste ont été effectués avec 35 batteries d'artillerie : deux fois plus que les Basques ne pouvaient mettre en ligne.

[11] Démenti publié le 29 avril par le bureau de presse nationaliste (cf. Archives de la Wilhelmstrasse).

[12] Cf. Aznar, op. cit.

[13] La défense est constituée par trois lignes de tranchées, cinq réseaux de barbelés, des abris souterrains et des nids de mitrailleuses.

[14] Cf. Steer.

[15] Le 18, 1 500 prisonniers franquistes sont conduits en rangs, munis de pelles et de pioches, sous prétexte d'aller creuser des tranchées, Jusqu'aux avant-gardes nationalistes.

[16] Il est probable que les conseillers militaires russes se sont opposés à cette opération en 37.

[17] Une telle concentration de matériel ne sera réalisée que deux fois dans toute la guerre du côté républicain, à Brunete et à Teruel.

[18] Rojo écrit que « les chefs de division d'avant-garde craignirent d'avancer plus profondément et de s'exposer à être encerclés ».

[19] En particulier l'aviation légionnaire italienne et la légion Condor.

[20] Rojo note que, pour la première fois, on fit opérer la chasse de nuit

[21] D'après Aznar, dès le 3 août, le 5° brigade de Navarre est concentrée dans la zone d'Alguilar del Campo et d'Ala del Rey.

[22] Selon Independant News, citant une dépêche d'agence, ce sont le commandant des gardes civils Pedro Vega, le commandant des troupes basques Angel Botella et le capitaine d'état-major Luis Terez.

[23] Un rapport du Comité péninsulaire de la F.A.I. cite les bataillons 122 et 136 et parle de « militants du P.O.U.M. à leurs côtés » ; selon Fragua Social, le médecin et militant du P.O.U.M. José Luis Arenillas, chef des services de santé de l'armée du Nord, tenta au dernier moment d'organiser la résistance. Fait prisonnier, il fut pendu. Il était l'auteur d'une sévère critique de la politique du gouvernement d'Euzkadi, parue dans Nueva Era en Janvier 37.

[24] La presse signale notamment, en juin, un voyage à Londres de Constantino Zabala, beau-père d'Aguirre.

[25] Cf. note de Hassell (13 janvier) : « Des négociations sont en cours avec les séparatistes basques de Bilbao, par l'intermédiaire du Vatican ». Le cardinal Pacelli - le futur Pie XII - aurait été cet intermédiaire, selon Largo Caballero et Aguirre.

[26] Les historiens franquistes font généralement le silence sur cet épisode, comme d'ailleurs bien des républicains ...

[27] Castro Delgado (op. cit. pp. 571-572) estime à environ 45 000 hommes les 14° et 17° Corps d' Armée que défendent les Asturies, avec 850 mitrailleuses, 180 canons et 6 canons anti-aériens.

[28] Cf. le procès-verbal de la dernière réunion du Conseil des Asturies, tel qu'il a eu publié dans la note du Conseil en réponse à Negrin. Ce texte, dont la publication a été interdite par la censure républicaine, a paru dans Independant New., et son authenticité nous a été confirmée par des membres du Conseil : Zugazagoitia précise que c'est le 29 août que le Conseil Provincial a décidé de ce transformer en Conseil Souverain (op. cit. p. 314). Il interdit toute sortie : « De aqui no sale ni Dios ». Castro Delgado (op. cit. pp. 573 sq) affirme que Amador Fernandez se serait ensuite rendu en France pour obtenir un compromis : l'autorisation d'évacuer l'armée en échange de la non-destruction des installations industrielles.

[29] Selon Castro Delgado (op. cit. pp. 576-577), le colonel Franco, depuis longtemps accusé de sabotage par les communistes, avait assisté à la dernière réunion du Conseil.

[30] La plupart des dirigeants des Asturies parviennent à s'échapper; membres du Conseil, président du tribunal populaire, militants en vue, comme Javier Bueno, chefs militaires, les colonels Pradas, Linares, Ciutat, Galan, l'amiral Fuentes. Mais les milliers de combattants seront faits prisonniers, et beaucoup d'entre eux seront fusillés. Parmi eux, le métallo Carroeerra qui commandait une brigade. Zuguagoitia (op. cit. p. 319) a raconté comment ce militant C.N.T. refusa de s'embarquer sans ses hommes et choisit ainsi délibérément la mort.

[31] Cf. note de Stöhrer du 4 mars 38, citant Franco : « Les guérillas se sont poursuivies, dans les Asturies, pour ne prendre fin que tout récemment. Après la prise de Dijon, il y avait encore 18 000 hommes armés disséminés dans la région; ce n'est que récemment qu'on avait fait prisonniers les derniers d'entre eux, sans doute 2 000 hommes, avec 18 mitrailleuses et 1 500 fusils ».

[32] Quelques bombardements sur les zones de concentration auraient tout arrêté, dit Rojo.

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