1963

Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks.

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Le parti bolchévique

P. Broué

IV: Le parti de la révolution

Lenine, 1917

Lénine, 1917

Le parti bolchevique qui prend le pouvoir à Pétrograd en octobre 1917 est directement issu de l'organisation bâtie par Lénine depuis le début du siècle. Il est, pourtant, tout autre, transformé par la vague de fond révolutionnaire qui a porté vers lui des dizaines de milliers d'ouvriers et de soldats, et a jeté des millions d'hommes dans la vie politique. La petite organisation de révolutionnaires professionnels est devenue un grand parti révolutionnaire de masses, et, en ce sens, la grande querelle d'organisation entre les mencheviks et les bolcheviks est réglée en faveur des derniers. Surtout, le parti bolchevique, en prenant le pouvoir, a tranché définitivement la querelle théorique sur la nature de la révolution en Russie qui, depuis 1905, sous tendait les conflits d'organisations entre social-démocrates.

Les problèmes de la révolution avant 1905.

En 1903, bolcheviks et mencheviks ne semblent diverger que sur les moyens de parvenir au but ultime, la conquête du pouvoir par la classe ouvrière et l'instauration du socialisme. La polémique qui suit le Il° Congrès révèle pourtant des divergences plus profondes. Karl Marx attendait la révolution prolétarienne de la classe ouvrière des pays les plus avancés, dans lesquels une révolution bourgeoise celle de 1789 en France avait, en abattant la puissance de l'aristocratie foncière et l'absolutisme, créé les conditions du développement du capitalisme. Les premiers disciples russes de Marx ont considéré que la tâche révolutionnaire immédiate en Russie était le renversement de l'autocratie tsariste et la transformation de la société dans un sens bourgeois et capitaliste avec instauration d'une démocratie politique. Les « marxistes légaux » de l'école de Pierre Strouvé ont même poussé cette attitude jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes, et Strouvé lui-même, devenu l'apôtre du développement capitaliste en Russie, a rejoint le parti cadet et le libéralisme politique. Si les gens les gens de l'Iskra ont été d'accord pour construire un parti ouvrier, les discussions d'après scission révèlent qu'ils ne sont plus quant aux objectifs à assigner dans l'immédiat ce parti. Les mencheviks accusent les bolcheviks d'abandonner les perspectives de Marx, de tenter, artificiellement, d'organiser une révolution prolétarienne par le moyen de conspirations, alors que les conditions objectives ne permettent, dans une première étape, qu'une révolution bourgeoise. Les bolcheviks rétorquent que les mencheviks renoncent à organiser et à préparer une révolution prolétarienne qu'ils rejettent dans un avenir lointain : ce faisant, ils en viennent à se faire les défenseurs d'une sorte de développement historique spontané, menant automatiquement au socialisme à travers des « étapes » révolutionnaires différentes, bourgeoise-démocratique, d'abord, prolétarienne-socialiste ensuite, et ce fatalisme les conduit à restreindre, pour l'immédiat, l'action des ouvriers et des socialistes au rôle de force d'appoint pour la bourgeoisie dans la lutte contre l'autocratie pour les libertés démocratiques.

De fait, les arguments développés par les mencheviks à partir de la scission se ramènent de plus en plus à ceux qu'emploient en Occident les tenants du socialisme réformiste, le paradoxe étant qu'il n'existe pas en Russie d'aristocratie ouvrière semblable à celle qui, en Occident, constitue l'assise sociale du réformisme.

La discussion à la lumière de la révolution de 1905.

Pour, tous les social-démocrates russes, la révolution de 1905 a été une révolution bourgeoise par ses objectifs essentiels, l'élection d'une Assemblée constituante et l'établissement des libertés démocratiques. Mais il est non moins clair que cette révolution bourgeoise a été de bout en bout menée par la classe ouvrière, avec ses moyens de classe, manifestations de rues, grèves et l'insurrection des ouvriers de Moscou. Malgré quelques mutineries de soldats, paysans sous l'uniforme, et de brèves flambées d'insurrections paysannes localisées, la paysannerie, dans son ensemble, n'a pas bougé. Le tsarisme a finalement conservé le contrôle de l'armée et les paysans sous l'uniforme ont finalement écrasé le mouvement ouvrier. Quant à la bourgeoisie russe, elle a reculé dès les premières concessions du tsarisme, abandonnant la lutte alors qu'elle était loin d'avoir obtenu entière satisfaction. Mencheviks et bolcheviks se sont jetés dans l'action révolutionnaire avec la même résolution et sans réticences  : c'est un jeune officier menchevique, Antonov-Ovseenko, qui a dirigé l'une des plus importantes mutineries dans sa propre unité. Après la défaite, ils se retrouvent d'accord dans l'analyse fondamentale et la même explication de l'échec  : la bourgeoisie a reculé par, peur des masses ouvrières et la passivité paysanne a été le principal facteur de la résistance et le plus gros atout de la contre-révolution. Ils divergent pourtant quant aux conclusions à tirer de cette première expérience révolutionnaire.

Les mencheviks ne sont pas surpris de l'échec. Plékhanov a jugé erroné, après coup, le recours aux armes à Moscou. Le déroulement des événements confirme ce qu'ils ont, en définitive, toujours pensé  : la révolution socialiste, à la charge de la seule classe ouvrière, suppose au préalable un développement des forces productrices au cours d'une phase de développement capitaliste qui ne sera possible qu'après une révolution bourgeoise. Il faut donc distinguer soigneusement les deux étapes qui mèneront la Russie de son état semi-féodal à la victoire du socialisme  : une première révolution, bourgeoise-démocratique, réalisera une oeuvre équivalente à la révolution de 1789 en France, et ce n'est qu'ultérieurement, sur la base de la transformation capitaliste de la société, que pourra. se produire une révolution socialiste menée par le prolétariat devenu ainsi la classe dominante numériquement avant de l'être politiquement. Ces deux phases historiques, ces deux étapes révolutionnaires seront forcément séparées par un laps de temps plus ou moins long. C'est cette analyse qui conduit un certain nombre de mencheviks à défendre l'idée d'une alliance des socialistes avec la bourgeoisie libérale pour une première étape  : ainsi se justifie la tendance que Lénine baptisera « liquidatrice », puisqu'elle en vient à abandonner la construction d'un parti ouvrier, qu'elle ne tient plus pour la condition de la victoire dans la première étape.

Pour les bolcheviks, la révolution de 1905 a démontré que le prolétariat était capable d'écraser ses deux adversaires, l'autocratie et la bourgeoisie, à condition d'avoir l'appui, manquant en 1905, de la paysannerie. Lénine est d'accord avec les mencheviks pour reconnaître la nécessité du passage, en Russie, par l'étape de la révolution démocratique-bourgeoise avant celle de la révolution socialiste prolétarienne. Cependant, l'expérience de 1905 démontre à ses yeux que, par crainte du prolétariat, la bourgeoisie est incapable de la mener à son terme, ce que le prolétariat seul peut faire, en se gagnant l'alliance de la paysannerie qui veut la terre. La révolution démocratique-bourgeoise en Russie ne se fera donc pas sous la direction de la bourgeoisie, comme ce fut le cas dans les pays avancés, mais pourra être menée à bien seulement par une « dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie » qui « donnerait la possibilité de soulever l'Europe », et « le prolétariat socialiste européen, secouant le joug de la bourgeoisie, nous aiderait, à son tour, à compléter la révolution mondiale » [1]. Ainsi, Lénine, tout en maintenant la distinction entre les deux étapes, y introduit-il deux éléments d'une transition qui lui permettent de situer son analyse dans le prolongement des célèbres phrases de Marx sur la « révolution ininterrompue » [2]  : la révolution socialiste peut, dans des circonstances historiques données, sortir directement, en Russie et en Europe, de la révolution bourgeoise-démocratique en Russie, ce qui fait de la construction du parti ouvrier social-démocrate en Russie une impérieuse nécessité.

Trotsky est le seul dirigeant social-démocrate en vue qui ait joué un rôle important dans la révolution de 1905. Malgré ses liens d'organisation avec les mencheviks, il s'oppose de façon radicale à leurs conceptions théoriques  : c'est de cette époque que datent les éléments essentiels de sa théorie de la « révolution permanente ». Pour lui, le trait caractéristique de la structure sociale russe est le développement d'une industrie capitaliste sous le patronage de l'Etat et avec des capitaux étrangers. Il existe donc un prolétariat alors qu'il n'y a pas de véritable bourgeoisie, ce qui signifie que, « dans un pays économiquement arriéré, le prolétariat peut se trouver au pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé » [3]. Or, le déroulement de la révolution de 1905 a montré, selon lui, « qu'une fois au pouvoir, le prolétariat sera inévitablement poussé, par la logique de sa situation, à administrer l'économie comme une affaire d'Etat » [4], ce qui signifie que l'achèvement de la révolution démocratique-bourgeoise par le prolétariat implique automatiquement le passage simultané à l'accomplissement de la révolution socialiste. Les conditions mises par Lénine à la transition de la première à la deuxième étape, l'appui des paysans en lutte pour la terre et la révolution dans les pays avancés, ne sont plus, aux yeux de Trotsky, que des conditions de la victoire finale, aussi rejette-t-il la formule de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » à laquelle il propose de substituer celle de « dictature du prolétariat soutenu par la paysannerie et la guidant ». Pas plus que Lénine, il n'envisage la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays. « Sans le soutien direct d'Etat du prolétariat européen, la classe ouvrière de Russie sera incapable de se maintenir au pouvoir et de transformer la suprématie temporaire du prolétariat en dictature durable » [5].

Les socialistes et les soviets.

Aux yeux des historiens, le fait capital de l'histoire de la révolution de 1905 est, à juste titre, l'apparition des soviets, au travers desquels triompheront en 1917 la révolution prolétarienne et le parti bolchevique. Il est d'autant plus intéressant de remarquer que les soviets n'ont pas été organisés à l'instigation de l'une des tendances du mouvement ouvrier et que la polémique entre socialistes, au lendemain de 1905, n'en fait que peu de cas.

Le premier soviet est apparu à Ivanovo-Voznessensk, le « Manchester russe »  : il est né d'un comité de grève et d'assemblées quotidiennes de grévistes pendant les soixante-douze jours du conflit [6]. La forme du conseil élu de délégués contrôlés par leurs mandants et à tout instant révocables était apparue sur le sol russe et allait être rapidement adoptée dans tous les centres ouvriers. Il semble que ce soit à l'initiative des ouvriers imprimeurs que soit né le soviet de Saint-Pétersbourg; il s'élargit rapidement à des délégués d'usines de tous les ouvriers de la capitale, à des représentants de syndicats non ouvriers et des différentes fractions de la social-démocratie. C'est lui qui dirige la grève générale, prend la responsabilité d'en assurer l'ordre tout en réglant les transports et autres services publics dont le fonctionnement est indispensable à son succès même; c'est lui qui, après la reprise, impose la journée de huit heures dans les entreprises. Il prend l'initiative de publier un quotidien, les Izvestia (Les Nouvelles), organise le refus de l'impôt, lance le célèbre manifeste avertissant les créanciers que la révolution ne paiera pas les intérêts des emprunts russes, impose, contre l'inflation montante, le paiement des salaires en monnaie-or. Il donne l'impulsion à l'organisation de syndicats, organise les groupes ouvriers d'autodéfense qui répriment une tentative de pogrom par les Cent-Noirs  [7]. C'est son exemple et la publicité qui lui est faite qui entraînent la formation de soviets dans toutes les grandes villes. quelle que soit l'occasion de leur formation ou leur point de départ local, comité de grève, comité d'action, assemblée, les soviets de 1905 sont des conseils formés de délégués des travailleurs groupés autour des délégués d'usines, élus par tous les ouvriers, organisés ou non, composés de représentants révocables à tout instant par ceux qui les ont désignés. Tous se comportent, à plus ou moins brève échéance, comme des autorités révolutionnaires, exerçant un pouvoir concurrent de celui de l'Etat, un deuxième pouvoir de fait, appuyé sur les travailleurs et exerçant son autorité, souvent répressive, sur les autres classes de la société.

Les mencheviks, dont la propagande a volontiers mis en avant des mots d'ordre comme « Etat populaire », « auto-administration » ou « commune », ont soutenu la création des soviets et ont joué un rôle non négligeable. Dans leur perspective Je révolution bourgeoise, cependant, ils ne peuvent envisager d'y voir des organes de pouvoir pour une période durable. Les mencheviks de Saint-Pétersbourg sous l'influence de Trotsky, agissent en contradiction avec la ligne des dirigeants de l'émigration. En fait, majorité des mencheviks voit dans les soviets le point départ du parti de masse ou des syndicats à l'allemande qu'ils ont l'ambition de construire et de développer dans la période où la société russe s'alignerait, suivant leur schéma, sur le modèle de la société capitaliste et démocratique d'Europe occidentale.

Les bolcheviks, nous l'avons vu, ont été beaucoup plus réticents à l'égard des soviets  : certains y voient une tentative de dresser un organisme informe et irresponsable en rival de l'autorité du parti. Les bolcheviks de Saint-Pétersbourg commencent par refuser de participer en tant que tels au soviet des délégués ouvriers et il faudra, pour les y décider, tout le prestige et l'insistance de Trotsky auprès de Krassine, représentant du comité central. De manière générale, ceux qui sont les plus favorables aux soviets ne consentent à y voir, dans le meilleur des cas, que des auxiliaires du parti. Lénine lui-même ne semble pas leur avoir accordé ni l'importance, ni la signification qu'il leur donnera en 1917. C'est ainsi qu'après la dissolution du soviet de Pétersbourg, il approuve les bolcheviks qui s'y sont opposés à l'admission des anarchistes  : à ses yeux, le soviet n'est « ni un parlement ouvrier, ni un organe d'auto gouvernement prolétarien », mais seulement une « organisation de combat pour atteindre des buts définis » [8]. En 1907, il admet qu'il faudrait étudier scientifiquement la question de savoir si les soviets constituent vraiment « un pouvoir révolutionnaire » [9]. En janvier 1917, dans une conférence sur la révolution de 1905, il ne mentionne les soviets qu'en passant, les définissant comme des « organes de lutte » [10]. C'est seulement au cours des semaines suivantes qu'il modifiera son analyse, sous l'influence de Boukharine, du Hollandais Pannekoek et surtout du rôle joué par les nouveaux soviets russes.

Sur cette question aussi, Trotsky fait figure d'isolé et de précurseur. Placé au cĹ“ur de l'expérience du soviet de Pétersbourg, il en dégage les leçons, trace le bilan de son action et conclut  : « Il n'y a aucun doute qu'à la prochaine explosion révolutionnaire, de tels conseils ouvriers se formeront dans tout le pays. Un soviet pan-russe des ouvriers, organise par un congrès national, [...] assurera la direction. [...] De ces cinquante jours, le [futur] soviet sera capable de déduire tout son programme d'action. [...] coopération révolutionnaire avec l'armée, la paysannerie et les secteurs plébéiens des classes moyennes, abolition de l'absolutisme, destruction de l'appareil militaire de l'absolutisme, [...] abolition de la police et de l'appareil bureaucratique; journée de huit heures; armement du peuple et, avant tout, des ouvriers; transformation des soviets en organes révolutionnaires d'auto gouvernement dans les villes, formation de soviets paysans pour diriger, sur place, la révolution agraire; élections à l'Assemblée constituante » [11]. Il affirme. « Un tel plan est plus facile à formuler qu'à appliquer, mais si la révolution doit vaincre, le prolétariat ne peut qu'assumer ce rôle. Il accomplira cette tâche révolutionnaire sans exemple dans l'histoire du monde » [12].

Seul ou presque à affirmer, comme il l'a fait devant ses juges, que le soviet, « organisation-type de la révolution », parce qu' « organisation même du prolétariat » serait l'« organe du pouvoir du prolétariat » [13], Trotsky devait rester à l'écart de la querelle majeure entre social-démocrates sur la participation à un gouvernement provisoire qui naîtrait d'une nouvelle révolution. Les mencheviks la condamnent  : c'est à la bourgeoisie que revient de diriger la révolution bourgeoise, les socialistes se devant de rester dans l'opposition et de refuser toute collaboration au pouvoir, leur rôle étant de travailler à renforcer les positions de la classe ouvrière, tout en l'empêchant de s'engager prématurément dans la lutte pour le socialisme. Les bolcheviks, au contraire, affirmaient qu'en renonçant à participer à un gouvernement provisoire, les social-démocrates renonceraient du même coup à l'achèvement de la révolution démocratique. Il y a, évidemment, quelque malice de la part de l'histoire à ce que, en 1917, les mencheviks aient accepté de participer au gouvernement provisoire, et que les bolcheviks le leur aient reproché comme une trahison. Mais c'est qu'à cette date l'édification des soviets était devenue l'affaire des ouvriers et des paysans, et ce développement spontané et tumultueux, révolutionnaire, avait définitivement démodé les vieilles querelles, de la même façon que l'éclatement de la guerre, quelques années plus tôt.

La guerre  : nouveaux alignements.

La guerre de 1914 va diviser les social-démocrates suivant des lignes nouvelles. Les grands partis de la II° Internationale, socialistes français et social-démocrates allemands à l'exception du petit groupe internationaliste autour de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht -, participent à l'union sacrée, chacun dans leur pays, soutiennent la défense nationale, subordonnent la lutte pour le socialisme et même toute lutte ouvrière immédiate à la nécessité de vaincre préalablement par les armes le militarisme et l'impérialisme d'en face. En fait, dans les pays occidentaux, les partis socialistes choisissent de Préserver les liens qui, désormais, les attachent à leur bourgeoisie en restant solidaires d'elle dans le conflit armé  : l'Internationale tant qu'organisation ouvrière a fait faillite puisque dirigeants, à quelque Etat ou système d'alliances qu’ils placent leur solidarité nationale avec l'Etat de la solidarité internationale avec les ouvriers autres pays. Pour employer le langage de Lénine, le réformisme se mue en « social-chauvinisme ». Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que le courant patriotique ait été moins vigoureux en Russie qu'en Occident le réformisme n'y a pas de base sociale autochtone et la déclaration de guerre y est immédiatement utilisée sans vergogne par le gouvernement tsariste pour justifier l'interdiction de la presse ouvrière de toutes tendances. Députés bolcheviques et mencheviques de la Douma seront d'accord pour voter contre les crédits militaires que leurs homologues français et allemands ont immédiatement acceptés, de crainte de perdre dans la répression tout ce qu'ils appellent encore leurs « conquêtes ».

La social-démocratie russe va pourtant connaître toutes les divisions de la social-démocratie internationale, quoique dans un rapport de force différent, qui s'explique par les caractères spécifiques de la société et du mouvement ouvrier russe. Plékhanov condamne comme une « trahison » le refus de voter les crédits militaires, et soutient le point de vue de la défense nationale  : comme les socialistes français, il pense que la défaite de l'impérialisme allemand, rempart du capitalisme et du militarisme européens, sera favorable à la victoire du socialisme, rejoignant ainsi, malgré une contradiction qui n'est qu'apparente, les socialistes allemands qui voient, eux, dans la défaite de l'autocratie tsariste, rempart de la réaction, le gage de la victoire du socialisme, à travers celle du pays où le parti est le plus fort... Il a avec lui la majorité des mencheviks de l'émigration et du secrétariat à l'étranger, mais est loin d'entraîner la totalité des militants, puisque de nombreux mencheviks situés jusque-là à sa droite refusent d'endosser sa position patriotique.

Lénine, de son côté, réfugié en Suisse après quelques difficultés en Autriche, rédige un manifeste du comité central du parti qui affirme : « Il n'y a pas de doute que le moindre mal, du point de -vue de la classe ouvrière et des masses travailleuses de tous les peuples de Russie, serait la défaite de la monarchie tsariste, qui est le gouvernement le plus réactionnaire et le plus barbare, opprimant la plus grande quantité de nations et la plus forte masse de la population de l'Europe et de l'Asie » [14]. Constatant l'effondrement de la II° Internationale, le comité central bolchevique, reprenant les principes qui ont servi à la construction de son organisation pour les proposer à tous les socialistes, déclare  : « Que les opportunistes « ménagent » les organisations légales au prix de la trahison de leurs convictions, les social-démocrates révolutionnaires, eux, utiliseront l'esprit d'organisation et les liaisons de la classe ouvrière pour créer des formes illégales de lutte en faveur du socialisme et de la cohésion ouvrière qui correspondent à l'époque de la crise. Ils créeront ces formes illégales, non pour lutter aux côtés de la bourgeoisie chauvine de leur pays. mais aux côtés de la classe ouvrière de tous les pays. L'Internationale prolétarienne n'a pas succombé et elle ne succombera pas. Les masses ouvrières créeront une nouvelle Internationale à travers toutes les difficultés » [15]. En février 1915, une conférence des groupes bolcheviques émigrés réunie à Berne et à laquelle participent de nouveaux venus de Russie, Boukharine et Piatakov, se prononce pour la « transformation en guerre civile de la guerre impérialiste ».

Ainsi, à l'initiative des bolcheviks, en opposition au « défensisme » des partis de la Il° Internationale, apparaît un courant « défaitiste », partisan de la construction d'une III° Internationale. La capitulation de la II° Internationale face à la guerre a créé les conditions d'une scission durable du mouvement ouvrier mondial. Il faudra cependant des mois encore pour que les principes et les prises de positions nouvelles triomphent, dans le nouvel alignement des forces, des préjugés et des attitudes anciennes.

Pour commencer, à l'intérieur de l'émigration russe, de multiples positions s'échelonnent entre le défensisme de Plékhanov et le défaitisme de Lénine. Martov et de nombreux mencheviks se refusent à admettre que la victoire des Hohenzollern ou des Habsbourg soit plus favorable ou pire pour la cause du socialisme que celle des Romanov. Ils dénoncent le caractère impérialiste de la guerre, le cortège d'affreuses souffrances qu'elle entraîne pour les travailleurs de tous les pays, affirment que le devoir des socialistes est de mettre fin à la guerre en luttant pour une paix démocratique, sans annexion, et que sur cette base l'union des socialistes de tous les pays peut se refaire, en commençant par le refus de ceux des pays belligérants de voter les crédits de guerre.

Trotsky est tout près de Martov. Dès l'été 1914, il attaque violemment les social-démocrates allemands et français dans une brochure intitulée L'Internationale et la guerre. Il écrit  : « Dans les conditions historiques actuelles, le prolétariat n'a pas d'intérêt à défendre une « patrie » nationale, anachronique, qui est devenue le principal obstacle à un progrès économique, mais a intérêt au contraire à la création d'une patrie nouvelle, plus puissante et plus stable, les Etats-Unis républicains d'Europe, base des Etats-Unis du monde. A l'impasse impérialiste du capitalisme, le prolétariat peut seulement opposer l'organisation socialiste de l'économie mondiale comme programme pratique du jour » [16]. Mencheviks internationalistes de Martov et amis de Trotsky vont se retrouver avec d'anciens bolcheviks dans Naché Slovo, le quotidien en langue russe de Paris que dirige Antonov-Ovseenko.

A travers les polémiques, les positions se précisent. Dès novembre 1914, Trotsky écrit : « Le socialisme réformiste n'a aucun avenir, parce qu'il est devenu partie intégrante de l'ordre ancien et complice de ses crimes. Ceux qui espèrent reconstruire la vieille Internationale, imaginant que ses dirigeants pourraient, par une amnistie réciproque, effacer leur trahison de l'internationalisme, empêchent la renaissance du mouvement ouvrier » [17]. Il s'agit pour lui de « rassembler les forces de la III° Internationale ». Rosa Luxembourg vient, de son côté, de prendre une position identique : l'aile révolutionnaire de la social-démocratie allemande s'organise dans l'illégalité. Pourtant, Martov s'inquiète de l'évolution de Trotsky il ne croit pas que la nouvelle Internationale puisse être plus qu'une secte impuissante. En février 1915, Trotsky fait dans Naché Slovo le récit de ses désaccords avec les mencheviks et de sa rupture, en 1913, avec le bloc d'août. Naché Slovo devient la plaque tournante de l'internationalisme socialiste, un carrefour des courants internationalistes russes  : autour d'Antonov-Ovseenko, Trotsky et Martov, se retrouvent d'anciens bolcheviks otzovistes comme Manuilski, d'anciens conciliateurs comme Sokolnikov, des militants en rupture avec le menchevisme comme Tchitchérine et Alexandra Kollontaï, les amis de Trotsky comme Joffé, les internationalistes cosmopolites que sont le Bulgaro-Roumain Christian Racovski, français d'éducation, le Galicien Sobelsohn, dit Karl Radek, mi-Polonais, mi-Allemand et l'Italo-Russe Angelica Balabanova.

Trotsky presse Martov de rompre avec les « social-chauvins ». Lenine accuse Trotsky de vouloir préserver ses liens avec eux. En juillet, Trotsky écrit que les bolcheviks constituent le noyau de l'internationalisme russe. Martov rompt avec lui et quitte le journal. En septembre, trente-huit délégués de douze pays, belligérants compris, se réunissent en Suisse, à Zimmerwald. Lénine y défend le point de vue défaitiste, la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et la construction d'une nouvelle Internationale. La majorité, plus pacifiste que révolutionnaire, ne le suit pas. Un manifeste rédigé par Trotsky, appelant les travailleurs à lutter pour mettre fin à la guerre, est cependant adopté à l'unanimité. En 1915, les députés bolcheviques emprisonnés, les mencheviks participent à l'union sacrée, et leur leader Tchkheidzé semble désavouer Zimmerwald. Véra Zassoulitch et Potressov, les vieux chefs mencheviques, soutiennent Plékhanov. Trotsky hésite encore et, en mai 1916, se demande si les révolutionnaires, « n'ayant pas les masses avec eux », ne sont pas « contraints d'être pour un temps l'aile gauche de « leur » lnternationale » [18].

Lénine et Trotsky polémiquent encore, sur le « défaitisine », dont Trotsky ne voit pas ce qu'il apporte de plus, outre les accusations de sabotage, à ceux qui sont décidés à mener la lutte révolutionnaire sans s'occuper de l'issue de la guerre, sur les « Etats-Unis d'Europe », où Lénine voit un mot d'ordre temporisateur, qui risque de freiner la lutte révolutionnaire dans chaque pays, en laissant croire que la révolution ne peut vaincre que dans tous les pays d'Europe simultanément. En réalité, ainsi que l'a montré Isaac Deutscher, les différences sont minimes et se nourrissent surtout de la méfiance née des querelles passées. Le quotidien russe de New York Novy Mir, où collaborent, avec Trotsky, l'ex-menchevik Kollontaï, le bolchevik Boukharine et le révolutionnaire russo-américain Volodarski, préfigure, au début de 1917, cette fusion de tous les internationalistes russes, bolcheviks compris, dont les « vpériodistes » font leur cheval de bataille, et dont Boukharine, contre Lénine, veut faire la préface de la construction d'une nouvelle Internationale.

Les forces socialistes en Russie.

Pendant un temps, toute organisation social-démocrate semble avoir disparu. Le courant patriotique emporte même des révolutionnaires professionnels, comme l'ouvrier Vorochilov, qui s'engage dans l'armée tsariste où il deviendra sous-officier. Les bolcheviks et les mencheviks internationalistes sont durement frappés; les mencheviks défensistes évitent de mettre en péril par leur action l'union sacrée qu'ils prônent. En novembre 1914, le parti bolchevique est décapité par l'arrestation, à une conférence commune, de ses députés et du bureau russe du comité central. Tous sont jugés, condamnés et déportés. Kamenev maintient devant le tribunal une attitude fermement internationaliste, mais se désolidarise du défaitisme tel qu'il a été exprimé dans le manifeste du comité central.

Ce n'est qu'au printemps 1916 que Lénine et Zinoviev, de Suisse, réussissent à rétablir le contact avec ce qui a survécu de l'organisation en Russie. Un « bureau russe » est reconstitué, autour de Chliapnikov, qui a établi personnellement les liaisons, avec l'ouvrier Zaloutski et l'ex-étudiant Skriabine, dit Molotov. Quelques journaux reparaissent illégalement, à Pétrograd, Moscou, Kharkov. En janvier 1917, le métallo Loutovinov réussit à regrouper les militants de la région du Donetz et à organiser une conférence régionale. Les conditions de travail sont précaires, chaque fois qu'une direction du travail est reconstituée à Moscou, elle est immédiatement arrêtée. Quand, à partir de 1916, le mouvement ouvrier commence sa remontée, les groupes ouvriers qui se constituent sont le plus souvent autonomes  : à Moscou, celui de la Tverskaia, le comité du parti du rayon de Pressnia, à Pétrograd, l'organisation interrayons qui défend le principe de la reconstruction d'un parti ouvert à tous les internationalistes. Adversaire résolu du défensisme menchevique, méfiant à l'égard des principes d'organisation des bolcheviks, il a réussi en 1915, pendant quelques mois, à établir un contact précaire avec Trotsky et la rédaction de Naché Slovo. Dans l'ensemble, les possibilités d'action restent médiocres  : il faudra trois années de massacre dans les tranchées et de souffrances à l'arrière, la montée irrépressible de la colère, pour qu'avec la révolution de Février et l'irruption dans la rue de larges masses jusque-là passives, les regroupements en gestation dans l'émigration prennent une réalité concrète en Russie.

La révolution de Février.

Avec l'année 1917 s'ouvre une ère nouvelle. La guerre, dans tous les pays, a aiguisé toutes les contradictions, grippé la machinerie administrative et économique. La prolongation du massacre fait naître des sentiments de révolte. C'est contre la guerre, fléau de leur génération, que se dressent les jeunes hommes qu'elle broie tous les jours, les familles qu'elle mutile. En Allemagne, en France, en Russie, dans tous les pays belligérants apparaissent les premiers symptômes d'une agitation révolutionnaire  : ainsi que Lénine l'avait prévu, le cortège de souffrances provoquées par la guerre impérialiste met à l'ordre du jour sa transformation en guerre civile, même quand la lutte commence sous le drapeau du pacifisme.

L'empire tsariste est, comme on l'a souvent répété, « le maillon le plus faible de l'impérialisme ». Dès 1916, il donne des signes de défaillance. Le tsar, discrédité par l'engouement de la tsarine pour le crapuleux Raspoutine, imbu de son autorité pourtant, est discuté jusque dans les sommets de la bureaucratie et de l'armée. La guerre n'a amené que des désastres militaires dans les deux premières années  : à partir de 1916, elle désorganise par ses exigences toute la vie économique. Les transports, avec un matériel surmené, sont de plus en plus difficiles à assurer. Les vivres manquent, aussi bien pour la population des villes que pour l'armée. Les prix montent en flèche. L'hiver de 1916-1917 donne au régime le coup de grâce. La discipline se relâche dans les troupes démoralisées, souffrant du froid et de la faim autant que des coups des ennemis. Le mécontentement gronde dans les usines et les quartiers ouvriers des grandes villes. En février, la crise éclate  : le 13, 20 000 ouvriers débraient pour le deuxième anniversaire du procès des députés bolcheviques ; le 16, le pain est rationné, les stocks de charbon s'épuisent et, le 18, les ouvriers de l'usine Poutilov sont congédiés; le 19, on pille plusieurs boulangeries. A Pétrograd, le 23, ce sont les ouvrières du textile qui lancent les premières manifestations de rue, pour commémorer la journée internationale des femmes. Le 24, la grève s'étend spontanément, les mots d'ordre antigouvernementaux et pacifistes prennent place. dans les cris des manifestants, aux côtés des revendications concernant le ravitaillement. Les premiers coups de feu sont tirés. Le 25, les premiers signes de sympathie pour les ouvriers apparaissent dans les rangs des soldats, qui tirent en l'air. Le 26, des mutineries se produisent au sein de différents régiments stationnés dans la capitale. Le 27, l'insurrection ouvrière et la révolte des soldats se conjuguent : le drapeau rouge flotte sur le Palais d'Hiver.

Tandis que s'organisent les élections au soviet de Pétrograd, les députés de l'opposition libérale constituent à la hâte un « gouvernement provisoire ». Le tsar abdique. Dans les jours qui suivent, le mouvement révolutionnaire s'étend. Tandis que les décrets du gouvernement provisoire consacrent le démantèlement de l'ancien régime, libérant les détenus politiques, amnistiant, accordant l'égalité des droits, y compris ceux des nationalités, la liberté syndicale, et annonçant la convocation prochaine d'une Assemblée constituante, le soviet de Pétrograd, qui a organisé ses commissions de quartier, sa commission de ravitaillement et sa commission militaire, lance, sous la pression des ouvriers et des soldats, le célèbre Prikaz n°1, qui sera l'instrument de la désagrégation de l'armée, de la ruine de la discipline : la seule force dont le gouvernement provisoire aurait pu disposer lui échappe dans les semaines qui suivent. Les problèmes les plus décisifs, y compris celui du pouvoir, se posent à la suite de celui qui a provoqué l'insurrection, la guerre.

Les bolcheviks et le double pouvoir.

La révolution de Février 1917, « insurrection anonyme », a été un soulèvement spontané des masses. elle a surpris tous les socialistes, y compris les bolcheviks dont le rôle, en tant qu'organisation, a été nul dans son déclenchement, quand bien même les militants, individuellement, ont joué dans les usines et les rues le rôle d'animateurs et de cadres. Le 26 février encore, le bureau russe dirigé par Chliapnikov conseillait aux ouvriers la prudence : quelques jours après, pourtant, se trouve créée une situation de double pouvoir. D'un côté, le gouvernement provisoire, formé des parlementaires représentants de la bourgeoisie, coiffant les débris de l'appareil d'Etat tsariste, s'efforçant simultanément de rebâtir un appareil d'Etat et d'endiguer la révolution; de l’autre, les soviets de députés ouvriers élus dans les usines et les quartiers des villes, véritables parlements ouvriers, dépositaires de la volonté des travailleurs qui les désignent et les renouvellent. En ces deux pouvoirs s'affrontaient deux conceptions de la démocratie, démocratie représentative et démocratie directe, et, derrière elles, deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, que la chute du tsarisme laissait désormais face à face.

Le heurt, pourtant, ne sera pas immédiat. Mencheviks et s.r. sont en majorité dans les premiers soviets et au premier congrès pan-russe. Conformément à leurs analyses, ils ne cherchent pas à lutter pour le pouvoir. Pour eux, seul un pouvoir bourgeois peut prendre la place du tsarisme, faire élire une Constituante, conclure une paix démocratique, sans annexions. Les soviets, à leurs yeux, ont été l'instrument ouvrier de la révolution démocratique-bourgeoise et doivent demeurer dans la république bourgeoise des positions de la classe ouvrière. Mais ils ne sauraient réclamer un pouvoir que la classe ouvrière n'est pas mûre pour exercer et qu'elle réclamera, selon eux, ultérieurement, aux termes d'une évolution spontanée que les socialistes doivent se garder de « forcer ». Dans la pratique, Lénine résumera brutalement leur attitude en disant qu'elle équivaut à une « remise volontaire du pouvoir d'Etat à la bourgeoisie et à son gouvernement provisoire ».

Les bolcheviks, le pouvoir et la conciliation.

Les premières prises de position des bolcheviks ne sont pas exemptes d'hésitations. Leur premier manifeste, du 26 février, rédigé par Chliapnikov, Zaloutski et Molotov, ainsi que les premiers numéros de la Pravda, dénoncent le gouvernement provisoire comme « un gouvernement de capitalistes et de grands propriétaires », réclament un « gouvernement révolutionnaire provisoire », la convocation par le soviet d'une Constituante élue au suffrage universel chargée d'établir une « république démocratique ». Cependant, Molotov est mis en minorité au comité de Pétrograd quand il propose de qualifier de « contre-révolutionnaire » le gouvernement provisoire  : le comité propose, au contraire, de soutenir le gouvernement « tant que ses actes correspondent aux intérêts du prolétariat et des larges masses démocratiques du peuple ». La Pravda a reparu le 5 mars. Elle réclame « des négociations avec les prolétaires des pays étrangers […] pour mettre fin au massacre », position incontestablement internationaliste, sensiblement différente cependant de la ligne défaitiste développée par Lénine depuis 1914, et adoptée par le comité central en émigration.

Le 13 mars, les dirigeants déportés, libérés par la révolution, arrivent à Pétrograd  : Mouranov, Kamenev, Staline reprennent la direction de l'organisation bolchevique. Un tournant se produit dans la ligne politique de la Pravda, dont Staline prend désormais la direction. Les bolcheviks se rallient à la thèse des mencheviks suivant laquelle il faut désormais que les révolutionnaires russes poursuivent la guerre afin de défendre leurs récentes conquêtes démocratiques contre l'agression de l'impérialisme allemand. Kamenev rédige plusieurs articles ouvertement défensistes, écrivant notamment qu'« un peuple libre répond aux balles par des balles ». A la fin du mois, une conférence bolchevique adopte cette ligne, malgré quelques résistances  : elle décide, sur proposition de Staline, que le rôle des soviets est de « soutenir le gouvernement provisoire dans son action aussi longtemps qu'il marche dans la vole de satisfaire la classe ouvrière » [19]. En fait, de simples nuances séparent ces positions de celles des mencheviks qui sont aussi partisans d'un « soutien conditionnel ». Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que la même conférence, le I° avril, sur la proposition de Kamenev et Staline, accepte d'envisager la réunification de tous les social-démocrates que leur propose, au nom du comité d'organisation, le menchevik Tséretelli. La vieille conception conciliatrice semble l'emporter.

En fait, cette attitude des bolcheviks est évidemment dictée par leur ancienne analyse des tâches de la révolution  : Février a marqué le début de la révolution bourgeoise, et, ainsi que Staline l'expose, il s'agit maintenant de « consolider » les conquêtes démocratiques-bourgeoises, ce qui ne peut être que l’œuvre d'un gouvernement bourgeois, soutenu conditionnellement et, par conséquent, contrôlé par le prolétariat groupé dans les soviets. Ainsi donnent-ils raison à Trotsky qui, après 1905, leur avait prédit que la conception d'une révolution par étapes distinctes les conduirait à une « auto-limitation » bourgeoise-démocratique du prolétariat » [20]. Une minorité, pourtant, résiste, parmi les métallos, qu'anime Chliapnikov, et que rejoindra bientôt Kollontaï. Sa thèse, suivant laquelle les soviets constituent dès maintenant un embryon de pouvoir révolutionnaire, rejoint, sur ce point, les vues défendues par l'organisation interrayons.

Les thèses d'avril.

Le retour de Lénine, le 3 avril, va renverser la situation dans les rangs bolcheviques, puis, par contrecoup, dans le cours de la révolution elle-même. Dès les premières nouvelles qu'il a reçues de Russie, il s'est inquiété des signes de conciliation qui marquaient la politique bolchevique. De Zurich, il adresse à la Pravda quatre lettres, les « Lettres de loin »  : il faut constituer une milice ouvrière ,qui sera l'organe exécutif du soviet, il faut immédiatement préparer la révolution prolétarienne, dénoncer les traités d'alliance avec les impérialistes, se refuser à tomber dans le piège du « patriotisme » et travailler à la transformation en guerre civile de la guerre impérialiste. Seule la première des quatre sera publiée : les dirigeants bolcheviques sont effrayés du caractère radical de cette orientation, préfèrent imaginer que Lénine est mal informé. Il ne lui reste plus qu'à revenir en Russie, par n'importe quel moyen, pour convaincre ses camarades. Les Alliés lui ayant refusé tout visa de transit, il négocie finalement, par l'intermédiaire du socialiste suisse Platten, avec l'ambassade allemande : Lénine et ses compagnons traverseront l'Allemagne dans un wagon « exterritorialisé » et s'engagent à tenter d'obtenir en échange la libération d'un nombre égal de prisonniers allemands. L'état-major allemand croit ainsi lancer en Russie un élément supplémentaire de désorganisation de la défense qui permettra sa victoire militaire  : il assure en fait, involontairement, le retour et le triomphe de celui dont les efforts sont tendus vers la destruction de tous les impérialistes.

Le marin bolchevique Raskolnikov a raconté dans ses mémoires comment Lénine, à peine entré dans le wagon du train qui l'attendait à la frontière russe, s'en prit vigoureusement à Kamenev et aux thèses défensistes de ses articles de la Pravda. A la gare de Pétrograd, le 3, c'est publiquement qu'il prend ses distances. Il est accueilli par une délégation du soviet de Pétrograd. Tchkheidzé, qui la conduit, prononce un discours de bienvenue  : il faut, dit-il, « défendre la révolution contre toute atteinte qui pourrait se produire, tant de l'intérieur que de l'extérieur ». Tournant le dos aux officiels, Lénine s'adresse à la foule des ouvriers et des soldats qui l'ont attendu et salue en elle « la révolution russe victorieuse, l'avant-garde de la révolution prolétarienne mondiale » [21]. Puis il va rejoindre ses amis bolcheviques et commence à développer sa féroce critique de la politique menchevique qui prétend défendre les conquêtes de Février en poursuivant une lutte dite patriotique en alliance avec les rapaces impérialistes. Ces thèses plongent dans la consternation l'équipe dirigeante, dont elles contredisent point par point l'analyse et l'orientation. Elles paraîtront le 7 avril dans la Pravda, signées de son seul nom, sous le titre  : « Des tâches du prolétariat dans la révolution actuelle ».

Se ralliant tacitement aux thèses de la révolution permanente, il affirme : « Le trait distinctif de la situation actuelle en Russie consiste en la transition de la première étape de la révolution, qui remit le pouvoir à la bourgeoisie, à cause de l'insuffisance de la conscience et de l'organisation prolétariennes, à sa seconde étape, qui remettra le pouvoir aux mains du prolétariat et des couches les plus pauvres de la paysannerie » [22]. Il qualifie d'« ineptie » et de « criante dérision » les exigences de la Pravda, qui demande à un gouvernement capitaliste de renoncer aux annexions, alors qu'il est « impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique sans renverser le capital ». La tâche du parti bolchevique, minoritaire dans la classe ouvrière et les soviets, est d'expliquer aux masses que « le soviet des députés ouvriers est la seule forme possible du gouvernement révolutionnaire » et que l'objectif de leur lutte est de construire, « non une république parlementaire,. mais une république des soviets d'ouvriers, de paysans pauvres et paysans, de tout le pays, de la base au sommet » [23]. Les bolcheviks ne gagneront les masses qu'en « expliquant patiemment, avec persévérance, systématiquement », leur politique : « Nous ne voulons pas que les masses nous croient sur parole. Nous ne sommes pas des charlatans. Nous voulons que les masses se détachent par expérience de leur erreur » [24]. Le rôle des bolcheviks est de « stimuler réellement la conscience des masses comme leur initiative locale, audacieuse et décidée; de stimuler la réalisation spontanée, le développement et la consolidation des libertés, de la démocratie, du principe de la possession de toutes les terres par le peuple entier » [25]. C'est de cette initiative révolutionnaire que naîtra l'expérience qui donnera aux bolcheviks la majorité dans les soviets ; alors viendra le moment où les soviets pourront prendre le pouvoir et appliquer les premières mesures du programme bolchevique, nationalisation de la terre et des banques, contrôle des soviets sur la production et la distribution. La dernière thèse de Lénine concerne le parti, dont il propose de changer en même temps le nom et le programme, « Il est temps d'enlever sa chemise sale et d'en mettre une propre », écrit-il en proposant d'abandonner l'étiquette de « social-démocrate » pour adopter celle de « communiste », la tâche étant, selon lui, de « créer un parti communiste prolétarien » dont « les meilleurs éléments du bolchevisme ont déjà, écrit-il, créé les éléments » [26].

Ainsi, sur tous les points décisifs, position à l'égard de la guerre, du gouvernement provisoire, conception même du parti, Lénine s'oppose-t-il à la ligne appliquée par les bolcheviks jusqu'à son arrivée. Kamenev pourra écrire dans la Pravda que « ces thèses ne représentent que l'opinion personnelle de Lénine ». Rappelant les résolutions adoptées antérieurement, il affirme  : « Ces résolutions restent notre plate-forme, que nous défendrons aussi bien contre l'influence désagrégeante du « jusqu'au-boutisme révolutionnaire » que contre la critique du camarade Lénine. Le schéma général de Lénine nous parait inadmissible parce qu'il considère la révolution bourgeoise-démocratique comme achevée, et pose la question de la transformation immédiate de cette révolution en révolution socialiste ».

La discussion, ainsi brutalement ouverte, va se poursuivre pendant quelques jours. D'un côté, Kamenev, Rykov, Noguine, que Lénine traite ironiquement et sans douceur de « vieux-bolcheviks », et qui l'accusent de s'être rallié à la théorie de la révolution permanente. De l'autre, Lénine, Zinoviev, Boukharine. Staline semble s'être presque immédiatement rallié aux thèses de Lénine. La conférence nationale, réunie le 24 avril, rassemble 149 délégués, élus par 79 000 adhérents, dont 15 000 de Pétrograd. Contre Lénine, Kamenev affirme  : « Il est prématuré de dire que la démocratie bourgeoise a épuisé toutes ses possibilités », alors que « les tâches bourgeoises-démocratiques restent inachevées ». Soutenant que les soviets d'ouvriers et de soldats sont « un bloc des forces petites-bourgeoises et prolétariennes », il pense que « si la révolution démocratique bourgeoise était achevée, ce bloc [...] n'aurait plus aucune tâche déterminée, tandis que le prolétariat aurait à lutter contre le bloc petit-bourgeois ». Il conclut « Si nous nous rallions au point de vue de Lénine, nous resterions sans travail politique, des théoriciens, des propagandistes publiant d'excellentes études sur la future révolution socialiste, mais écartés de la réalité suivante comme militants politiques et comme parti politique défini » [27]. Il propose donc de conserver la ligne adoptée au mois de mars et de « faire surveiller de très près le gouvernement provisoire par les soviets ». Rykov consacre son intervention au problème de fa révolution socialiste : « D'où viendra, demande-t-il, le soleil de la révolution socialiste ? » Il affirme  : « A en juger par toute la situation, par le niveau petit-bourgeois de la Russie, l'initiative de la révolution socialiste ne nous appartient pas. Nous n'avons pour cela ni les forces, ni les conditions objectives requises. La question de la révolution prolétarienne se pose à nous, mais nous ne devons pas surestimer nos forces. Devant nous, il y a de gigantesques tâches révolutionnaires, mais leur réalisation ne nous entraînera pas au-delà du cadre du système bourgeois » [28].

Dans l'intervalle, la situation politique s'est rapidement modifiée. Quelques jours avant la conférence du parti, une note du cadet Milioukov, ministre des affaires étrangères, annonçant que le gouvernement provisoire était décidé à respecter tous ses engagements vis-à-vis des Alliés et affirmant « l'aspiration de tout le peuple à poursuivre la guerre mondiale jusqu'à la victoire finale », provoque des manifestations populaires, les 20 et 21 avril, et ouvre une crise ministérielle qui ne sera résolue que le 5 mai. La radicalisation des masses, l'attitude résolue des soldats dont certains refusent de marcher contre les manifestants, apportent de l'eau au moulin de Lénine, tout autant que l'affirmation jusqu'au-boutiste du ministre cadet. Il développe ses arguments contre les vieux-bolcheviks. affirme que « la révolution bourgeoise est achevée en Russie et que le pouvoir est aux mains de la bourgeoisie », mais que la lutte pour la terre, le pain, la paix ne pourra être menée à bien que par le passage du pouvoir aux soviets, qui sauront « bien mieux, de façon plus pratique et plus sûre, comment marcher vers le socialisme ». La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie est une formule antique que les vieux-bolcheviks ont « ineptement apprise au lieu d'avoir étudié l'originalité de la nouvelle et vivante réalité ». Tourné vers Kamenev, il lui rappelle la formule de Goethe  : « Grise est la théorie, mon ami, mais vert l'arbre de la vie » [29]. Il se moque férocement des propositions de contrôle des soviets sur le gouvernement, s'écriant  : « Pour contrôler, il faut avoir le pouvoir. Le contrôle n'est rien quand ceux que l'on contrôle ont les canons. Contrôlez-nous, disent les capitalistes, qui savent qu'on ne peut pas opposer un refus au peuple maintenant. Mais, sans le pouvoir, le contrôle n'est qu'une phrase de petit bourgeois qui entrave la marche et le développement de la révolution russe » [30].

Lénine l'emporte finalement sur les points essentiels en discussion, avec des majorités variables : à l'unanimité moins 7 abstentions sur la question de la guerre, par 122 voix contre 3 et 8 abstentions sur la décision « d'engager un travail prolongé » afin de « transférer aux soviets le pouvoir d'Etat », 71 voix seulement sur 118 votants pour la résolution qui affirme la nécessité d'entrer dans la voie de la révolution socialiste. On revanche, il est battu sur les résolutions concernant le parti : il est seul à voter pour sa proposition d'abandonner l'étiquette « social-démocrate » et, malgré son affirmation que l'« unité avec les défensistes » serait une trahison, la conférence accepte la création d'une commission mixte de bolcheviks et mencheviks pour l'étude des conditions de l'unification telle qu'elle avait été défendue par Staline le mois précédent. Lénine a « redressé » le parti, malgré les vieux-bolcheviks attachés à ses formules anciennes  : sa victoire est pourtant loin d'être totale, puisque sur les huit camarades élus avec lui au comité central, l'un est rallié de dernière heure à ses thèses, Staline, quatre sont des opposants du groupe des vieux-bolcheviks, Kamenev, Noguine, Milicutine et Fedorov Zinoviev, Sverdiov et le tout jeune Smilga, seuls, ont soutenu Lénine sans réserves depuis l'ouverture de la discussion.

Il ne faudra pourtant que quelques semaines pour que le développement du mouvement révolutionnaire et la lutte des bolcheviks pour conquérir la majorité des soviets entraînent l'ensemble du parti à accepter sans réserves les thèses que Lénine développera quelques semaines plus tard dans L'Etat et la révolution, faisant des soviets un « pouvoir de même type que la Commune de Paris », dont la source n'est pas « une loi discutée et votée auparavant dans un Parlement, mais une initiative des masses venue d'en-bas, une « usurpation directe » [31] théorie qui sera la base même de l'action des bolcheviks dans les mois suivants et de la victoire de la révolution.

Le parti de Lénine et Trotsky.

La conférence d'avril provoque le départ de l'extrême-droite, les défensistes Voitinski et Goldenberg. Elle hâte les conditions de l'unification avec les mencheviks internationalistes. Déjà de nombreuses organisations social-démocrates autonomes avaient rejoint le parti bolchevique avant cette date. A Pétrograd, pourtant, l'organisation interrayons était restée à l'écart. Lié à Trotsky, le groupe avait pris position pour le pouvoir des soviets et le tournant de la Pravda après le retour de Kamenev et Staline l'avait détourné d'une fusion immédiate à laquelle, selon Chliapnikov, il était décidé au début de mars. Mais le problème se repose après la victoire des thèses de Lénine dans le parti bolchevique. Trotsky est revenu le 5 mai après un long périple du Canada en Scandinavie. Il adhère aussitôt à l'organisation interrayons où se retrouvent de nombreux mencheviks internationalistes, Iouréniev, Karakhane, d'anciens bolcheviks, et, de façon plus générale, les militants qui ont été liés à lui depuis plusieurs années  : Joffé, Manuilski, Ouritski, de la Pravda, Pokrovski, Riazanov, Lounatcharski de Naché Slovo.

Au lendemain de son arrivée, devant le soviet de Pétrograd, il prend position aussi nettement que Lénine et dans le même sens que lui, annonçant que la révolution « a ouvert une ère nouvelle, une ère de sang et de fer, une lutte qui n'est plus de nation à nation, mais des classes souffrantes et opprimées contre leurs gouvernants ». Affirmant que les socialistes doivent lutter pour donner « tout le pouvoir aux soviets », il conclut : « Vive la révolution russe, prologue de la révolution mondiale ! » [32]. Le 7 mai, à une réception organisée par l'organisation interrayons et les bolcheviks en son honneur, il déclare qu'il a définitivement rompu avec son vieux rêve d'unification de tous les socialistes et que la nouvelle Internationale ne peut se construire qu'à partir d'une rupture totale avec le social-chauvinisme. Dès le 10, il rencontre Lénine.

Peu de choses, désormais, séparent les deux hommes, et ils le savent. Lénine est pressé de gagner au parti Trotsky et ses compagnons. Il a déjà proposé d'en faire le rédacteur en chef de la Pravda, mais n'a pas été suivi. En tout cas, il lui demande d'entrer dans le parti et offre, sans conditions, à Trotsky et à ses amis, des responsabilités à la direction de l'organisation et à la rédaction de la Pravda. L'amour-propre, certaines réticences, peut-être de ses compagnons, retiennent Trotsky. Il a sans doute plus que Lénine le souvenir des querelles passées et pourtant dépassées. Il souligne que le parti bolchevique s'est « débolchevisé », qu'il a acquis une optique internationale, et que rien ne les sépare plus. Mais c'est précisément pour cela qu'il voudrait le voir changer d'étiquette. « Je ne peux pas me considérer moi-même comme un bolchevik ». Il souhaite un congrès de fondation et un titre nouveau pour un parti nouveau, enterrant définitivement le passé. Lénine ne peut accepter de faire une pareille concession à l'amour-propre de Trotsky  : il est fier du parti et de sa tradition, tient à ménager aussi l'amour-propre des vieux-bolcheviks déjà passablement étrillés en avril, qui lui reprochent, à lui, son ralliement à Trotsky, et considèrent toujours ce dernier comme un adversaire personnel. C'est assez d'avoir imposé les thèses et de se préparer à imposer l'homme  : les bolcheviks resteront bolcheviks et Trotsky viendra de son plein gré, car ses réticences sont par trop dérisoires.

Dans les semaines qui suivent, effectivement, Trotsky, bon gré, mal gré, devient aux yeux des masses, dont il est l'orateur préféré, un véritable bolchevik. Il est en prison, après les manifestations armées de juillet, avec une pléiade de bolcheviks, anciens et nouveaux, que le deuxième gouvernement provisoire, auquel les mencheviks participent, a jetés en prison et accusés à la fois d'être agents de l'Allemagne et d'avoir préparé une insurrection armée. Ni lui, ni Lénine, passé dans la clandestinité, n'assistent au Vl° Congrès qui commence le 26 juillet et s'appelle « congrès d'unification ». Les délégués ont été élus par 170 000 militants, dont 40 000 pour la seule ville de Pétrograd. Le parti bolchevique de 1917, le parti révolutionnaire que Lénine appelait à former en avril autour des « meilleurs éléments du bolchevisme », est né de la confluence au sein du courant bolchevique des courants révolutionnaires indépendants que constituent aussi bien l'organisation interrayons que les nombreuses organisations social-démocrates internationalistes jusque là restées à l'écart du parti de Lénine.

Ainsi se concrétise la conception du parti qu'il défend depuis des années : la fraction bolchevique a réussi à faire prévaloir, ainsi qu'il l'espérait, sa conception d'un parti ouvrier, et à y rallier les autres révolutionnaires. Telle est l'histoire, telle que l'ont vue et vécue les contemporains. Il faudra plus de dix ans pour qu'elle soit pour longtemps déformée. En 1931, expliquant ce qu'avait été, pour les bolcheviks, la constitution du parti en 1917, Karl Radek devait rappeler qu'il avait « accueilli ce qu'il y avait de meilleur dans le mouvement ouvrier » et qu'on ne devait pas, en faisant comme s'il était sorti tout droit de la fraction de 1903, « oublier les courants et les ruisseaux » qui s'y étaient déversés en 1917. Mais, parce que cette vérité historique était intolérable pour le petit groupe des hommes qui s'étaient, avec Staline, emparés du pouvoir, tous les moyens, depuis lors, ont été employés pour la faire disparaître. Réécrivant l'histoire au nom des exigences de la politique stalinienne, Kaganovitch devait s'écrier  : « Il faut que Radek comprenne que la théorie des ruisselets crée la base pour la liberté des groupes et des fractions. Si on tolère un « ruisselet », il faut lui donner la possibilité d'avoir un « courant ». [...] Notre parti n'est pas un réservoir de ruisseaux troubles, c'est un fleuve si puissant qu'il ne peut conserver aucun ruisselet, car il a toute possibilité de faire disparaître tous les obstacles sur son chemin »  [33].

En fait, les événements qui suivent le VI° Congrès le prouvent avec éclat  : la force du parti unifié vient de la fusion totale de ces courants divers autant que de la diversité des itinéraires qui les ont menés, à travers des années de lutte idéologique, à la lutte en commun pour la révolution prolétarienne. La direction élue en août reflète le rapport de leurs forces. Lénine est élu au comité central avec 133 voix sur 134 votants, suivi par Zinoviev, 132 voix, Trotsky et Kamenev 131. Sur 21 membres, 16 viennent directement de la fraction bolchevique, y compris le Letton Berzine et le Polonais Dzerjinski. Milioutine, Rykov, Staline, Sverdlov, Boubnov, Mouranov, Chaoumian sont des komitetchiki typiques ayant passer autant d'années en prison ou en déportation que dans la clandestinité n’ayant fait à l'étranger que de brefs séjours. Kamenev, Zinoviev, Noguine, Boukharine, Sokolnikov, Artem-Sergueiev ont fait de longs séjours à l'étranger, parfois partagé avec Lénine les responsabilités de l'émigration. La majorité d'entre eux a été, à un moment ou à un autre, en désaccord avec Lénine : Rykov, lorsqu'il était le porte-parole des komitetchiki en 1905, Noguine et Sokolnikov avec Rykov encore en 1910 comme conciliateurs, Boukharine et Dzerjinski pendant la guerre, sur la question nationale, Mouranov, Kamenev, Rykov, Staline, Milioutine, en mars-avril. D'autres ont eu des itinéraires plus complexes, dans la fraction ou sur ses marges  : Krestinski, vieux-bolchevik, a travaillé pendant la guerre avec les mencheviks de gauche de Maxime Gorki, Sokolnikov, vieux-bolchevik lui aussi, a été conciliateur, puis, pendant la guerre, collaborateur de Naché Slovo, avant de revenir de Suisse avec Lénine. Kollontaï, vieille militante, a été menchevique à partir de 1903, a commencé en 1914 à se rapprocher des bolcheviks, qu'elle a rejoints en 1915. Trotsky enfin, ainsi qu'Ouritski et le suppléant Joffé, les anciens de la Pravda de Vienne, n'ont jamais été bolcheviks. Le parti bolchevique d'octobre, celui qui, pour le monde entier, sera « le parti de Lénine et Trotsky », vient de naître ainsi que l'écrit Robert V. Daniels, « la nouvelle direction du parti était tout sauf un rassemblement de béni-oui-oui disciplinés » [34]. Tel quel, il est bien à l'image du jeune et déjà vieux parti : Lénine, avec ses 47 ans, est le doyen du comité central dont onze membres ont entre 30 et 40 ans, trois moins de 30 ans. Son benjamin, Ivan Smilga, a 25 ans  : il est militant bolchevique depuis 1907.

De juillet à octobre.

Les journées de juillet ont marqué un tournant important. C'est contre l'opinion des dirigeants bolcheviques que les ouvriers de Pétrograd ont déclenché les manifestations armées que le parti jugeait prématurées. Mais l'influence de ses militants a évité le pire et permis une retraite ordonnée : les manifestations ne se sont pas transformées en une insurrection qui aurait voué à l'isolement une « Commune » de Pétrograd. Pourtant, le gouvernement exploite la situation et frappe durement les bolcheviks  : les locaux du parti, un peu partout, sont envahis et saccagés, sa presse est interdite, les arrestations se succèdent. Les bolcheviks ne seront pas surpris  : ils ont des locaux, du matériel, une habitude des conditions clandestines de fonctionnement. La Pravda disparaît, mais elle est remplacée par une multitude de feuilles clandestines, bientôt par un journal « légal » qui a changé son titre. Trotsky, Kamenev et d'autres sont arrêtés, mais de nombreux militants, munis de faux papiers, passent dans la clandestinité, échappant à l'arrestation, utilisent les réseaux clandestins préservés depuis février, les possibilités nouvelles d'actions illégales qu'ont ouvertes les responsabilités de nombreux militants dans les soviets. Le comité central décide de mettre Lénine à l'abri des coups de la répression  : il se cachera en Finlande, sous une fausse identité, jusqu'au mois d'octobre. La presse bourgeoise essaie d'ensevelir les bolcheviks sous les calomnies, les accuse à l'aide de faux documents d'avoir touché de l'or allemand, rabâche la légende du « wagon plombé », réclame bruyamment la tête des traîtres. Le parti reçoit des coups sérieux, mais l'organisation demeure et poursuit son activité, éclatante confirmation des thèses de Lénine sur la nécessité d'une préparation, en toutes circonstances, aux tâches du travail illégal.

Les ministres bourgeois ont déclenché une crise ministérielle. Le 23 juillet, le « travailliste » Kerenski un compagnon de route bourgeois des s.r. forme un nouveau gouvernement provisoire où les ministres « socialistes » sont en majorité. Il s'agit pour lui de consolider le régime et d'abord en le maintenant dans la guerre  : les socialistes des pays alliés, Albert Thomas, Marcel Cachin, arrivent en renfort pour donner la caution des Occidentaux à l'effort patriotique russe. Car le « soutien populaire » est nécessaire à la poursuite de la guerre. Il faut en même temps renforcer l'Etat  : la peine de mort est rétablie pour les tribunaux militaires, la censure fonctionne de nouveau, le ministre de l'intérieur reçoit le droit d'interdire des journaux, de procéder à des arrestations sans mandats légaux.

Mais la propagande des conciliateurs ne séduit ni les ouvriers qui ont vu frapper les bolcheviks, ni les bourgeois qui voudraient une action plus sérieuse. La crise économique empire  : les industriels sabotent véritablement, aussi bien pour préserver leurs biens que pour démontrer les conséquences de l'« anarchie révolutionnaire », dont ils souhaitent qu'elle soit rendue responsable de la misère. La chute du rouble continue et s’accélère  : il vaudra en octobre 10 % de sa valeur de 1914. Les entreprises ferment, les lock-outs se succèdent, jetant sur le pavé des centaines de milliers d'ouvriers affamés qui, inévitablement, font leur le mot d'ordre, repris par les bolcheviks en juillet, du « contrôle ouvrier » et des nationalisations.

Surtout, avec quelques mois de retard, la campagne, à son tour, s'ébranle. Depuis février, les gouvernements provisoires où siégeaient des ministres s.r., habituels défenseurs des intérêts paysans, ont multiplié les promesses de réforme agraire et ont été incapables de réaliser quoi que ce soit dans ce domaine. Les bolcheviks qui, par l'armée, ont multiplié les contacts avec les paysans, poussent à l'action directe, à la saisie des terres  : à partir de la moisson, c'est une véritable révolution agraire qui commence, les châteaux sont brûlés, on s'empare des récoltes, on saisit les terres sous la direction de comités agraires, puis de soviets paysans. Le gouvernement appelle d'abord à la patience, au respect de l'ordre et de la propriété, puis fait appel aux cosaques abhorrés contre les paysans révoltés : les bolcheviks ont beau jeu pour démontrer aux paysans qu'ils sont leurs seuls vrais amis.

Au début d'août, Kerenski convoque une Conférence d'Etat, sorte de substitut d'Etats généraux, groupant des représentants d'organisations politiques, sociales, économiques, culturelles de tout le pays il espère en faire sortir un nouveau compromis, « l'armistice entre le capital et le travail ». Les bolcheviks la boycotteront et les forces contre-révolutionnaires, qui considèrent maintenant comme terminée la tâche des conciliateurs, en profitent pour se concerter. Industriels et généraux se mettent d'accord. le moment est venu de frapper à la tête le mouvement révolutionnaire. C'est le généralissime de Kerenski, Kornilov, qui est choisi comme « sauveur suprême » ; le 25 août, il envoie contre la capitale une division de cosaques aux cadres sûrs. L'impuissance de Kerenski, que les ministres bourgeois abandonnent dès qu'il parle de destituer le généralissime, la complicité des Alliés éclatent aux yeux de tous. Or, le putsch s'effondre en quelques jours. Les cheminots refusent de faire circuler les trains. Les soldats eux-mêmes, dès qu'ils apprennent la besogne dont on veut les charger, se mutinent, et les officiers se retrouvent seuls, bien heureux si leurs hommes ne les ont pas abattus. Au moment décisif, les bolcheviks sont sortis de leur semi-clandestinité, ont appelé à la résistance dans les soviets, qui seront les seuls organismes à survivre à l'orage de cette semaine, pendant que se volatilisaient les débris de l’appareil d'Etat. Les marins de Cronstadt marchent au secours de la capitale et commencent par ouvrir les portes des prisons et libérer les militants bolcheviques détenus depuis juillet, Trotsky en tête. Partout se constituent des gardes rouges dont les bolcheviks sont les organisateurs; dans les régiments, les soviets de soldats se multiplient, font la chasse aux kornilovistes, portant ainsi au corps des officiers des coups mortels.

Aussi le putsch a-t-il pour principal résultat de retourner complètement la situation en faveur des bolcheviks, désormais auréolés du prestige d'avoir été les vainqueurs de Kornilov. Le 31 août, le soviet de Pétrograd vote une résolution présentée par leur fraction, qui réclame tout le pouvoir pour les soviets. Le vote est solennellement confirmé, le 9 septembre, par une condamnation sans équivoque de la politique de coalition avec les représentants de la bourgeoisie au sein des gouvernements provisoires  : les mencheviks sont désormais à contre-courant, puisque les uns après les autres les soviets des grandes villes, celui de Moscou, le 5 septembre, puis ceux de Kiev, Saratov, Ivanovo-Voznessensk, alignent leur position sur celle du soviet de la capitale qui, le 23 septembre, porte Trotsky à la présidence. Il devient clair, désormais, que le III° Congrès des soviets, prévu pour débuter le 20 octobre, réclamera pour lui le pouvoir et condamnera l'alliance des mencheviks et des s.r. avec des ministres bourgeois. Contre cette perspective, le comité exécutif pan-russe des soviets, que préside le menchevik Tséretelli, tente d'élargir la base de la coalition qu'il soutient avec la convocation, sur le modèle de la conférence d'Etat, d'une Conférence démocratique, qui désigne à son tour un pré-Parlement.

Le problème de l’insurrection.

De sa retraite de Finlande, Lénine a compris très vite que la situation s'est renversée  : le 3 septembre, dans un projet de résolution, il parle de « la rapidité d'ouragan si incroyable » avec laquelle se déroulent les événements. Tous les efforts des bolcheviks doivent, écrit-il, « tendre à ne pas retarder sur les événements, de façon à pouvoir éclairer au mieux les ouvriers et les travailleurs ». Il pense que « la situation critique conduit inéluctablement la classe ouvrière peut-être à une allure catastrophique dans une situation où, par suite d'événements qui ne dépendent pas d'elle, elle se verra obligée d'affronter, en un combat décisif, la bourgeoisie contre-révolutionnaire et de conquérir le pouvoir » [35]. Le 13 septembre, il estime que le moment est venu il adresse au comité central deux lettres destinées à être discutées à sa réunion du 15. « Ayant obtenu la majorité aux soviets des deux capitales, les bolcheviks peuvent et doivent prendre le pouvoir ». Il presse le comité central de soumettre la question à ce qui est, de fait, son congrès  : la réunion de ses délégués à la Conférence démocratique, « la voix unanime de ceux qui sont en contact avec les ouvriers et les soldats, avec les masses » [36]. Il affirme  : « L'Histoire ne nous pardonnera pas, si nous ne prenons pas le pouvoir dès maintenant » [37]. Les bolcheviks doivent présenter leur programme, celui des ouvriers et des paysans russes, à la Conférence démocratique, puis « lancer toute la fraction dans les usines et dans les casernes ». Quand elle y sera concentrée, « nous serons à même de juger du moment où il faut déclencher l'insurrection » [38].

Or, la même distance qu'en avril sépare Lénine de la majorité des autres dirigeants bolcheviques. Le 30 août, la Pravda, que dirige Staline, a publié un article de Zinoviev  : sous le titre : « Ce qu'il ne faut pas faire », il rappelle le sort de la Commune de Paris et met en garde contre toute tentative de prendre le pouvoir par la force et prématurément. C'est la position même du parti en juillet, mais Lénine estime que la situation s'est profondément modifiée. Pourtant, ses lettres ne convaincront pas le comité central. Kamenev se prononce contre les propositions de Lénine et demande que le parti soit mis en garde contre toute tentative d'insurrection. Trotsky, lui, est partisan de l'insurrection, mais pense qu'elle doit être décidée par le congrès pan-russe des soviets. Finalement, la majorité du comité central suit Kamenev qui propose de brûler les lettres de Lénine et de ne pas lui répondre.

Lénine engage dès lors la bataille. Il sait qu'il a pleinement convaincu Smilga, qui préside le soviet régional de l'armée, de la flotte et des ouvriers de Finlande il complote avec lui contre la majorité du comité central, l'utilise pour « faire de la propagande auprès du parti » à Pétrograd et à Moscou, envisage avec lui les plans les plus variés pour le déclenchement de l'insurrection. Il bombarde le comité central de lettres véhémentes, dénonçant les « hésitations » et les « vacillations » des dirigeants. C'est d'extrême justesse, par 9 voix contre 8, que le comité central décide de suivre Trotsky et Staline qui proposent de boycotter le pré-Parlement qui va sortir de la Conférence démocratique. Mais la fraction bolchevique à la Conférence démocratique, elle, suit Rykov et Kamenev qui, adversaires de l'insurrection, sont partisans de la participation au pré-Parlement. Le 23, Lénine écrit au comité central : « Trotsky était partisan du boycott. Bravo, camarade Trotsky ! La thèse du boycott a été repoussée à la fraction bolchevique de la Conférence démocratique. Vive le boycott ! » Il en appelle à un congrès extraordinaire du parti sur la question du boycott, affirme qu'en aucun cas le parti ne peut accepter une décision de participation  : « Il faut amener les masses à discuter la question. Il faut que les ouvriers conscients prennent l'affaire en mains, provoquent sa discussion et fassent pression sur les « milieux dirigeants » [39]. Le 29 septembre, il écrit au comité central qu'il ne peut admettre que ses lettres soient restées sans réponse et encore moins que la Pravda censure ses articles, ce qu'il considère comme « une allusion délicate au bâillonnement et une invitation à se retirer ». Il écrit : « Je dois présenter ma demande de démission du comité central, ce que je fais, en me réservant de faire de la propagande, dans les rangs du parti et au congrès du parti. Car ma conviction la plus profonde est que, si nous attendons le congrès des soviets et laissons tout de suite échapper l'occasion, nous causons la perte de la révolution » [40]. Il revient à la charge le I° octobre  : « Attendre est un crime » [41].

La majorité du comité central hésite, ébranlée, et se résout à demander à Lénine de faire clandestinement le voyage de Pétrograd pour une discussion, avec lui, du problème de l'insurrection. Dans les jours qui suivent, d'ailleurs, la situation dans le parti se modifie. Trotsky réussit à convaincre la fraction des délégués bolcheviques au pré-Parlement qu’ils doivent le boycotter après une déclaration de guerre à la séance d'ouverture. Ils quitteront la salle après qu'il ait, en leur nom, lancé le signal  : « La révolution est en danger ! Tout le pouvoir aux soviets ! ». Les bolcheviks de Moscou, par la voix de Lomov, réclament la décision d'insurrection. Le 9, Trotsky fait décider par le soviet de Pétrograd la formation du comité militaire révolutionnaire qui sera l'état-major de l'insurrection. Le 10 octobre, Lénine, déguisé et rasé, est à Pétrograd, discute passionnément et obtient finalement, par 10 voix contre 2, le vote d'une résolution en faveur de l'insurrection, « inévitable et complètement mûre », invitant « toutes les organisations du parti à étudier et à décider toutes les questions d'ordre pratique, conformément à cette directive ».

Les deux opposants sont Zinoviev et Kamenev qui, dès le lendemain, font appel de la décision du comité central par leur « Lettre sur le moment présent » adressée aux principales organisations du parti. « Nous sommes profondément convaincus, écrivent-ils, que d'appeler à présent à une insurrection armée revient à jouer sur une unique carte non seulement le sort de notre parti, mais aussi celui de la révolution russe et internationale. Il ne fait pas de doute qu'il existe des situations historiques où une classe opprimée doit reconnaître qu'il vaut mieux aller de l'avant à la défaite que de se rendre sans combat. La classe ouvrière russe est-elle dans une telle situation aujourd'hui ? Non, cent mille fois non. [...] Pour autant que le choix dépend de nous, nous pouvons et nous devons nous borner aujourd'hui à une position défensive. Les masses ne veulent pas lutter. [...] Les masses des soldats nous soutiennent [...] à cause de notre mot d'ordre de paix. Si nous devions mener une guerre révolutionnaire, elles nous abandonneraient à grande allure » [42]. Le plus grand danger, à leurs yeux, est de surestimer les forces prolétariennes, car le prolétariat international n'est pas près de soutenir la révolution russe.

Les préparatifs, pourtant, vont leur train  : le 11, les délégués bolcheviques au congrès venant de la zone nord sont convoqués à Pétrograd  : dès le 13, les bâtiments de la flotte que Smilga contrôle, mettent leur radio à la disposition de la propagande bolchevique et appellent les délégués à se rassembler par anticipation. Le 16 octobre, se réunit un comité central élargi  : par 19 voix contre 2 et 4 abstentions, il confirme la décision du 10, puis repousse une résolution de Zinoviev proposant de suspendre les préparatifs de l'insurrection jusqu'à la réunion du congrès des soviets. Le soir même, Kamenev remet sa démission de membre du comité central.

Le 17 octobre, le journal menchevique Novaia Jizn, que dirige Maxime Gorki, publie une information concernant la « lettre sur le moment présent ». Le lendemain, alors que le quartier général du soviet de Pétrograd, l'institut Smolny, voit se tenir une conférence illégale des délégués de régiments destinée à faire le point des forces militaires de l'insurrection, Zinoviev et Kamenev répondent au journal de Gorki et en profitent pour développer, publiquement cette fois, leurs arguments contre l'insurrection, laissant toutefois entendre, par une précaution à double sens, que le parti n'a pas encore pris de position sur la question. L'indiscipline est grave. Trotsky vient d'être délégué auprès de la garnison de la forteresse Pierre-et-Paul, dont l'attitude est incertaine, afin de la convaincre de passer dans les rangs des partisans de l'insurrection, et il a réussi. Lénine réagit très violemment dans deux lettres, l'une adressée à tous les membres du parti, l'autre au comité central; il traite Zinoviev et Kamenev de « briseurs de grève » et réclame leur exclusion du parti. Puis il envoie à Rabotchii Put la nouvelle Pravda un article de vive polémique contre les adversaires de l'insurrection, sans toutefois nommer Zinoviev et Kamenev. Trotsky ayant été amené à démentir que la décision d'insurrection ait été prise, Zinoviev et Kamenev se servent de cette déclaration pour couvrir leur geste.

Le 20 octobre, Rabotchii Put publie simultanément la suite de l'article de Lénine, la déclaration de Zinoviev se référant au démenti de Trotsky et une note de la rédaction rédigée par Staline en termes conciliants qui semblent pourtant impliquer un désaveu de l'attitude de Lénine  : « L'âpreté du ton du camarade Lénine ne change pas le fait que nous restons tous d'accord sur les questions fondamentales ». Le soir même, au comité central où Sverdlov lit la lettre de Lénine, Trotsky attaque vivement Staline pour sa note conciliatrice. Staline, à son tour, offre sa démission, puis plaide pour la conciliation et demande au comité central de refuser la démission donnée par Kamenev. En définitive, la démission de Kamenev est acceptée par 5 voix contre 4. Zinoviev et lui sont sommés par une résolution de ne plus prendre publiquement position contre les décisions du parti.

L'insurrection

C'est donc pratiquement au grand jour, dans une ambiance ultradémocratique, cinglant démenti à la tenace légende d'un parti bolchevique caporalisé, que s'est déroulée la discussion sur l'insurrection. Malgré la désignation par le comité central d'un bureau politique chargé de superviser les préparatifs, ceux-ci se déroulent sous la direction du comité militaire révolutionnaire. Le 22 octobre, il donne à l'équipage du croiseur Aurora, dont l'équipage est gagné aux bolcheviks, l'ordre de rester sur place, alors que le gouvernement provisoire lui a donné celui de lever l'ancre. Le 23, le comité place ses délégués auprès de toutes les unités militaires dont les délégués viennent d'ailleurs de faire savoir qu'ils ne reconnaissent plus le gouvernement provisoire. Dans la nuit, le gouvernement se décide à agir, interdit la presse bolchevique, fait fermer ses imprimeries, appelle à Pétrograd les élèves-officiers. Le comité militaire révolutionnaire envoie un détachement qui rouvre l'imprimerie de la Pravda. Dans la journée du 24, les détachements ouvriers sont armés dans toutes les forteresses, dans la soirée, les marins de Cronstadt arrivent à Petrograd; de Smolny, où siège le comité, partent les détachements et les commissaires qui vont occuper tous les points stratégiques de la capitale. Le Palais d'Hiver tombera vingt quatre heures plus tard, après quelques coups de semonces tirés par l'Aurora. L'insurrection a triomphé.

La querelle au sein du parti bolchevique semble s'être éteinte dès que l'action a commencé  : Kamenev, démissionnaire, depuis le 20, du comité central, a participé à sa réunion du 24 ; il passe la nuit du 24 au 25 à Smolny, aux côtés de Trotsky qui dirige l'insurrection; Lénine les rejoindra bientôt. Quand le congrès des soviets s'ouvre, au soir du 25 octobre, c'est Kamenev que le parti bolchevique propose pour la présidence.

En fait, et avant même que le congrès n'émette formellement les votes qui donneront à l'insurrection la sanction révolutionnaire qu'en attendent les dirigeants bolcheviques, c'est une fois encore le développement du mouvement des masses qui a tranché les divergences. Dans tout le pays, des assemblées d'ouvriers, de paysans, de soldats discutent, argumentent, combattent ou soutiennent la décision d'insurrection. John Reed a décrit l'une d'elles, dans le régiment d'auto-mitrailleuses où le bolchevik Krylenko vient de livrer un âpre duel oratoire aux adversaires de l'insurrection, mencheviques et s.r. Les soldats présents votent  : une cinquantaine se rangent à droite de la tribune et condamnent l'insurrection, mais plusieurs centaines se massent à gauche parce qu'ils l'approuvent. Le journaliste américain conclut  : « Qu'on s'imagine cette lutte renouvelée dans chaque caserne de la ville, de la région, sur tout le front, dans la Russie tout entière. Qu'on s'imagine les Krylenko sevrés de sommeil, surveillant chaque régiment, volant d'un endroit à l'autre, discutant, menaçant, suppliant. Qu'on s'imagine la même scène se répétant dans toutes les permanences des syndicats, dans les usines, dans les villages, à bord des navires ; qu'on songe aux centaines de milliers de Russes, ouvriers, paysans, soldats, marins, contemplant les orateurs, s'appliquant avec une telle intensité à comprendre et à choisir, réfléchissant avec une telle acuité, et, à la fin, se décidant avec une telle unanimité ! Ainsi était la Révolution russe » [43].

Le II° Congrès et le problème de la coalition

Sur les 650 députés du congrès pan-russe des soviets, 390 sont bolcheviques quelque 150 s.r. voteront avec eux. Le présidium du nouveau comité exécutif comprend 14 bolcheviks sur un total de 25 membres. Aux côtés des dirigeants du parti, les membres du comité central, Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Rykov, Noguine, Kollontaï, figurent de vieux militants, Riazanov, Lounatcharski, Mouralov - Trotsky dit  : Mouranov - le Letton Stoutchka et les dirigeants de l'insurrection Antonov-Ovseenko, du comité militaire révolutionnaire, Krylenko et le tout jeune Sklianski. Pendant la discussion arrivent d'exaltantes nouvelles  : la chute du Palais d'Hiver, le passage à l'insurrection des troupes envoyées par Kerenski pour la combattre. La minorité, mencheviks de droite et s.r., quitte la salle. Le congrès approuve l'insurrection, vote les fameux décrets qui fondent le régime soviétique, approuve par acclamations le nouveau gouvernement de « commissaires du peuple » le mot a été, à la dernière minute, proposé par Trotsky, adopté avec enthousiasme par Lénine que propose le comité central bolchevique. Ils sont 15, dont 4 ouvriers, tous bolcheviks. Il désigne ensuite un comité exécutif qui comprend 71 bolcheviks et 29 s.r. dissidents, partisans de collaboration au pouvoir avec les bolcheviks, les s.r. de gauche. Il se sépare après une session qui a duré quinze heures en deux jours. La page semble tournée.

Pourtant, la querelle qui s'est déroulée dans le parti à la veille de l'insurrection rebondit presque immédiatement au lendemain de sa victoire. C'est en effet à la quasi unanimité que les délégués du IIe Congrès ont voté une résolution présentée par le menchevik internationaliste Martov mais soutenue par le bolchevik Lounatcharski, demandant que le conseil des commissaires du peuple soit élargi à des représentants des autres partis socialistes. Aux yeux de beaucoup de militants, bolcheviks compris, le conseil des commissaires purement bolchevique n'est en effet qu'une solution provisoire et il n'y a d'issue véritable que dans un gouvernement de coalition des partis socialistes. Le comité exécutif du syndicat des cheminots, le Vikhjel, reprend quelques jours plus tard à son compte le mot d'ordre de la coalition, et, pour donner plus de poids à sa revendication, menace de couper les communications du gouvernement s'il n'entreprend pas immédiatement les négociations en vue de la constitution d'un gouvernement socialiste de coalition.

Le 29 octobre, le comité central où ne siègent ni Trotsky, ni Lénine, ni Staline, et, après lui, le comité exécutif du congrès des soviets, acceptent de négocier. Une délégation dirigée par Kamenev se rend à l'invitation des cheminots et rencontre les représentants des mencheviks et des s.r. Or, ceux-ci, encouragés en sous-main par les diplomates alliés, si l'on en croit Jacques Sadoul, exigent le désarmement des gardes rouges, la constitution d'un gouvernement de coalition d'où seraient exclus et Lénine et Trotsky, et qui serait responsable, non devant les soviets, mais devant « les larges masses de la démocratie révolutionnaire », une formule trop large pour ne pas être ambiguë. Les parlementaires de l'exécutif des soviets, les bolcheviks Kamenev et Riazanov compris, acceptent de discuter sur ces bases et signent avec leurs interlocuteurs un appel au cessez-le-feu, à l'heure même où s'affrontent les cosaques du général Krasnov qui marche sur Pétrograd et les gardes rouges de Trotsky. A leur retour, devant le comité central,. Trotsky les accuse d'avoir envisagé et préparé un désaveu de l'insurrection et d'avoir été dupés par leurs adversaires. Lénine va plus loin et propose la rupture immédiate des pourparlers. Riazanov et Lounatcharski se déclarent prêts à accepter l'élimination de Lénine et de Trotsky du gouvernement si cette condition est nécessaire pour la conclusion d'une coalition de tous les socialistes. Le comité central repousse ces deux positions et vote celle de Trotsky qui propose de poursuivre les négociations sur la base de la recherche de conditions qui garantiraient au parti bolchevique la prépondérance dans la coalition. Ainsi, le 2 décembre, pour la deuxième fois, les bolcheviks acceptent-ils le principe de la coalition avec les partis socialistes qui se sont opposés au pouvoir des soviets, à la condition qu'ils acceptent aujourd'hui de le reconnaître comme un fait accompli et d'y prendre leurs responsabilités.

Mais la minorité bolchevique ne s'incline pas, car elle croit que la résolution du comité central empêchera, en réalité, toute coalition. Kamenev, qui préside toujours l'exécutif des soviets, y propose la démission du conseil des commissaires du peuple exclusivement bolchevique que préside Lénine et la constitution, à sa place, d'un gouvernement de coalition. Volodarski oppose à cette motion celle qui a été adoptée par le comité central. Au cours du vote, plusieurs commissaires du peuple, Rykov, Noguine, Lounatcharski, Milioutine, Teodorovitch, des responsables du parti, Zinoviev, Lozovski, Riazanov, votent contre la résolution présentée par leur propre parti. Le lendemain, un autre bolchevik, Larine, présente à l'exécutif une motion sur la liberté de la presse, blâmant la répression gouvernementale contre la presse de droite et l'interdiction des journaux qui appellent à l'insurrection armée contre le gouvernement bolchevique. Le texte n'est repoussé qu'à deux voix de majorité. Lozovski et Riazanov ont encore voté contre le gouvernement. Sommés d'avoir à se soumettre à la discipline, une partie des opposants démissionnent avec éclat de leurs responsabilités pour protester contre « la politique catastrophique du comité central » et « le maintien d'un gouvernement purement bolchevique par le moyen de la terreur politique » [44]. Lénine, dans une proclamation diffusée dans tout le pays, les stigmatise comme des déserteurs. Pour lui, il ne peut y avoir de doute  : si l'opposition n'accepte pas les décisions de la majorité, elle doit quitter le parti. Il écrit. : « La scission serait un fait extrêmement regrettable. Mais une scission honnête et franche est aujourd'hui de beaucoup au sabotage intérieur, à la non exécution de nos propres résolutions » [45].

En réalité, il n'y aura pas de scission. L'opposition est condamnée par l'ensemble des militants, par les meetings d'ouvriers et de soldats qui ont approuvé l'insurrection. Ensuite, il est très vite clair que les mencheviks et les dirigeants s.r. n'ont jamais eu d'autre intention que d'offrir aux bolcheviks le choix entre le suicide politique l'élimination de Lénine et Trotsky et le refus d'une coalition qui justifierait alors l'emploi contre eux de tous les moyens. Une partie des s.r. refuse de suivre la majorité des dirigeants dans la voie qui mène à la lutte armée contre le régime soviétique le nouveau parti des s.r. de gauche, constatant que mencheviks et s.r. refusent en réalité la coalition, accepte de partager le pouvoir avec les bolcheviks et délègue plusieurs des siens au conseil des commissaires du peuple. Des opposants, Zinoviev est le premier à revenir et à reprendre sa démission. Le 21 novembre, il écrit  : « C'est notre droit et notre devoir de mettre le parti en garde contre ses propres fautes. Mais nous restons avec le parti. Nous préférons commettre des fautes avec des millions d'ouvriers et de soldats et mourir avec eux plutôt que de nous en séparer à cette heure décisive de l'histoire. [...] Il n'y aura pas, il ne peut pas y avoir de scission dans le parti » [46]. Kamenev, Milioutine, Rykov et Noguine l'imitent le 12 décembre. Ils attendront un peu plus longtemps pour recouvrer leurs responsabilités. Kamenev, qui a été remplacé par Sverdlov à la présidence de l'exécutif des soviets, va être envoyé en mission en Europe occidentale. Seul Lozovski persévèrera dans son opposition, sera finalement exclu et fondera un éphémère « parti socialiste ouvrier ».

Il n'y aura pas de crise dans les rangs du parti bolchevique le problème de l'Assemblée constituante, où la majorité appartient aux s.r. de droite, les candidats ayant été désignés avant la scission. Boukharine proposera l'invalidation des députés de droite et la proclamation d'une Convention révolutionnaire, et le bureau de la fraction bolchevique manifestera quelque hésitation. Mais Lénine imposera sans peine son point de vue  : la Constituante ayant rejeté une « déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » qui reprenait l'essentiel des décisions du III° Congrès des soviets, et montré ainsi son intention de remettre en question la révolution et le nouveau pouvoir soviétique, est dissoute par les gardes rouges le 19 janvier. Aucun bolchevik ne s'élèvera contre la dissolution d'une Assemblée dont l'élection avait été, en son temps, l'un des mots d'ordre centraux de l'agitation du parti. Les thèses d'avril avaient définitivement triomphé.

La physionomie du parti vainqueur

Le parti bolchevique supporte dorénavant l'essentiel des responsabilités du pouvoir nouveau. Dans le monde entier, les spécialistes s'interrogent. Ces énergumènes vont-ils tenir ? Lénine répond  : « La bourgeoisie ne reconnaît qu'un Etat est fort que lorsqu'il peut, usant de toute la puissance de l'appareil gouvernemental, faire marcher les masses comme l'entendent les gouvernements bourgeois. Notre conception de la force est différente. Ce qui fait la force d'un Etat, selon nous, c'est la conscience des masses. L'Etat est fort quand les masses savent tout, peuvent juger de tout et font tout sciemment » [47]. Les bolcheviks croient à leur avenir, parce qu'ils se croient simplement une avantgarde de la révolution mondiale, mais aussi parce qu'ils savent que leur fusion avec les éléments actifs de la classe ouvrière est si totale qu'on ne peut décider si c'est le parti qui les a gagnés ou s'ils se sont emparés du parti pour en faire leur organisation. C'est ce que Volodarski exprimait déjà en juillet en disant  : « Dans les usines, nous jouissons d'une influence formidable, illimitée. Le travail du parti est rempli principalement par les ouvriers eux-mêmes. L'organisation a monté d'en bas et c'est pourquoi nous avons toutes raisons de penser qu'elle ne se disloquera pas » [48].

Rien ne contredit plus ouvertement en effet la tenace légende du parti bolchevique monolithique et bureaucratisé que le récit de ces luttes politiques, de ces conflits d'idées, de ces indisciplines publiques et répétées, en définitive jamais sanctionnées. Ce sont les masses devenues révolutionnaires qui sanctionnent les décisions qu'elles avaient d'ailleurs suggérées par leurs initiatives  : Lénine, le premier à stigmatiser Kamenev et Zinoviev, en les traitant de « jaunes » ou de « déserteurs », dans le feu de l'action, est aussi, l'étape franchie, le premier à manifester son désir anxieux. de les garder dans le parti où l'on a besoin d'eux, où ils ont leur place et où l'on ne pourrait les remplacer du jour au lendemain. Dans le parti bolchevique à la fin de 1917, il y a plus que jamais place pour les désaccords et même l'indiscipline, dans la mesure où la passion et la tension des journées révolutionnaires les expliquent, et où, l'accord étant fondamental sur le but, la révolution socialiste, l'accord sur les moyens ne peut résulter que de la discussion et de la conviction.

En réalité, la position des conciliateurs avait ses racines dans l'ancienne théorie des étapes distinctes de la révolution, abandonnée seulement après le triomphe des thèses d'avril. La rupture avec elle ne pouvait se faire en quelques semaines, au moins dans les têtes de ceux qui l'avaient développée, et c'est là l'explication de l'attitude de Zinoviev et de Kamenev. Il est, bien sûr, facile, en s'appuyant sur leurs textes de novembre 1917, de suggérer, comme le fait Robert Daniels, que les adversaires bolcheviques du monopole bolchevique du pouvoir avaient pressenti le danger de la dégénérescence du parti s'identifiant à l'Etat. En réalité, il n'est pas possible d'aller plus loin qu'Isaac Deutscher quand il écrit  : « L'histoire devait justifier cet avertissement quoique, lorsqu'il fut fait, il n'ait pas eu apparemment de base » [49].

Le fait est que Lénine, Trotsky et les autres dirigeants bolcheviques ne prévoyaient ni ne souhaitaient à cette date un monopole bolchevique du pouvoir. Avant l'insurrection, Lénine avait appelé à tenter « la dernière chance [...] d'assurer le développement pacifique de la révolution, l'élection pacifique de ses députés par le peuple, la lutte pacifique des partis du sein des soviets, la mise à l'épreuve, dans la pratique, du programme des différents partis, le passage pacifique du pouvoir d'un Parti à un autre » [50]. Au lendemain de l'insurrection, le comité central déclarait encore : « En Russie, le pouvoir soviétique est conquis et le passage du gouvernement des mains d'un parti soviétique à un autre parti soviétique est assuré sans aucune révolution, par un simple renouvellement des députés aux soviets » [51]. Mais à cette date, les mencheviks avaient quitté la salle du III° Congrès des soviets où ils étaient largement minoritaires ; les s.r. et eux refusaient de prendre au mot les bolcheviks et leur proposition de gestion commune dans le cadre des soviets  : les uns envisageaient la lutte armée aux côtés des chefs de l'armée, de l'oligarchie et des Alliés, tandis que les autres se préparaient à prendre position au-dessus de la mêlée.

Si, des années plus tard, les soviets ne seront plus coquille vide face au tout-puissant appareil bolchevique, c'est tout de même, et entre autres, pour cette importante raison qu'à l'époque des soviets vivants, le parti bolchevique avait été le seul à défendre leur pouvoir tandis que mencheviks et s.r., opposants loyaux ou collaborateurs de la république bourgeoise, s'étaient refusés à jouer ce rôle dans la république soviétique des conseils d'ouvriers, de paysans et de soldats.


Notes

[1] LENINE, Ĺ’uvres choisies, t I, p.480.

[2] Ibidem, p. 540.

[3] TROTSKY, Results and prospects, p. 195.

[4] Ibidem, p. 199.

[5] Ibidem, p. 237.

[6] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, pp. 49-52.

[7] Ibidem, pp. 53-58.

[8] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, p. 100.

[9] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, p. 103.

[10] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, p. 103.

[11] TROTSKY, Histoire du soviet, cité par Deutscher, The prophet armed, p. 149.

[12] Ibidem.

[13] TROTSKY, « discours devant le tribunal, 19 sept. 1906 », cité par Fourth International, mars 1942, p. 85.

[14] Cahiers du bolchevisme n° 24, août 25, p. 1511.

[15] Ibidem, p. 1512.

[16] Cité par DEUTSCHER, Op. Cit., p. 215.

[17] Ibidem, p. 217.

[18] Ibidem, p. 235.

[19] Cité par E. H. CARR, t. 1, p. 76.

[20] TROTSKY, 1905.

[21] Cité Par CARR, op. cit., t. 1, P. 78.

[22] LENINE Ĺ’uvres complètes, t. XXIV, p. 12.

[23] Ibidem, p. 13.

[24] Ibidem, p. 15.

[25] LENINE, Ĺ’uvres choisies, t. Il, p. 23.

[26] Ibidem, p. 15.

[27] Iaroslavsky op. cit.., p. 262.

[28] Ibidem, p. 263.

[29] LENINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXIV, p. 35.

[30] Iaroslavsky , op. cit., p. 263.

[31] LENINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXIV, pp. 28-29.

[32] DEUTSCHER, op. cit., pp. 253-254.

[33] KAPANOVITCH, « discours à l'Institut des professeurs rouges », Corr. int. n° 114, 23 déc. 1931, p. 1260

[34] R. V. DANIELS, The conscience of the revolution, p. 49.

[35] LENINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXV, p. 243.

[36] ibidem, t. XXVI, pp. 10-12.

[37] Ibidem, p. 12.

[38] Ibidem, p. 18.

[39] Ibidem, p. 51.

[40] Ibidem, pp. 78-79.

[41] Ibidem, p. 139.

[42] BUNYAN et Fisher. The bolshevik revolution, pp. 59-62

[43] REED, op. cit., p. 187.

[44] BUNYAN et FISHER, op. cit., p. 204.

[45] LENINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXVI, p. 293.

[46] Isvestia, 21 nov. 1917, cité par SERGE, L'an I de la révolution, pp. 104-105.

[47] LENINE, Ĺ’uvres choisies, t. II,, p. 274.

[48] Cité par TROTSKY, Histoire, t. III, p. 364.

[49] DEUTSCHER, op. cit.., p. 335.

[50] LENINE, Ĺ’uvres Choisies, t. Il, p. 150.

[51] Ibidem, p. 282.


Archives P. Broué Archives IV° Internationale
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin