1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Chapitre VIII - La "contre-révolution" stalinienne

Historien de la bataille de Madrid, l’Américain Colodny décrit en ces termes ce qu’il appelle le « tournant du siège », après le mois de décembre 1936 :

« Sous la conduite des généraux de l’armée rouge, la guerre, à Madrid, se transforme, de guerre de comités révolutionnaires en guerre conduite par les techniciens de l’état-major général. De l’exaltation des premières semaines, la cité passe à la monotonie du siège, compliquée par le froid, la faim, et le spectacle familier de la mort venue des airs, et de la désolation. L’instant héroïque était passé dans la légende et dans l’histoire : avec l’ennemi accroché contre les fortifications, le danger mortel qui avait temporairement fondu toutes les énergies en une volonté unique de résister, semblait avoir disparu » [1].

C’est qu’il s’est en réalité produit un tournant politique : à la révolution a succédé le lent grignotage de la réaction démocratique qui doit maintenant céder la place à la contre- révolution stalinienne dans toute sa crudité. L’illusion lyrique qui avait inspiré pendant les mois d’été les militants de la CNT-FAI qui croyaient créer de leurs mains une autre société se transforme en son contraire, fait place au cynisme et au désespoir. Garcia Oliver est devenu « el excelentísimo señor maestro de Justicia », et nombre de ses camarades sont devenus officiers, chefs de police, gouverneurs, au nom des sacrifices nécessaires et de leur détermination à « renoncer à tout, sauf à la victoire » comme le disait Durruti, tombé devant Madrid sous une balle tirée, sans doute, par un de ses miliciens qui n’admettait pas que son chef l’empêchât de déserter comme il le voulait ! Le désarroi des anarchistes les conduit à des gestes de violence absurde comme l’expédition punitive de la tristement célèbre Colonne de fer, quittant le front de Teruel pour aller saccager à Valence le tribunal et les boîtes de nuit, comme les violences auxquelles se sont livrées à Tarrancon sur les membres du cortège officiel en route pour Valence quelques centaines de miliciens de la CNT. Violence aveugle, sans objectif autre que celui d’une protestation devant l’impasse qui est la leur, la réaction des anarchistes vaincus par leurs propres contradictions et sous le poids de leurs propres préjugés ne fait que renforcer l’autorité et le prestige de ceux qui, inlassablement, dénoncent les « incontrôlables » et leurs « excès », ces nouveaux champions de l’ordre que sont les communistes staliniens, forts de la peur qu’ont inspirée ces anarchistes, révolutionnaires du verbe incapables d’aller jusqu’au bout et de donner à la révolution les moyens et la volonté de vaincre.

Dès le mois de Juillet, la direction du Parti communiste espagnol a reçu de Moscou d’appréciables renforts venus de Moscou : à l’Argentin Codovilla, connu sous le nom de Medina, l’éminence grise de la JSU, et au vétéran bulgare Minev dit Stepanov, s’ajoutent d’autres têtes, hommes de confiance de l’appareil stalinien international, le Hongrois Geroe, qu’on appelle Pedro à Barcelone, l’Italien Vidali, un des chefs du 5 régiment sous le nom de Carlos Contreras, et, bientôt, l’Italien Palmiro Togliatti qu’à Moscou on appelle Ercoli et, ici, Alfredo tout court. Bien que la majorité des militants du parti se soient laissés prendre par l’élan révolutionnaire à l’époque des combats de rue, les dirigeants ont fermement tenu la barre et conservé la ligne. Il faut, d’abord, gagner la guerre, « vaincre Franco d’abord », et pour cela, renforcer le « bloc national et populaire », l’autorité du « gouvernement de Front populaire » contre ceux qu’ils appellent «  les ennemis du peuple » et qu’ils définissent ainsi : « les fascistes, les trotskistes et les incontrôlables » . Forts du prestige révolutionnaire de l’Union soviétique auréolée de l’Octobre victorieux de 1917, disposant de fonds importants, et bientôt de l’oreille du seul gouvernement susceptible d’apporter à l’Espace en lutte une aide matérielle, ils sont les seuls à pouvoir engager de front la lutte contre les révolutionnaires qu’ils appellent « trotskistes ou incontrôlables » quand ils ne les assimilent pas aux fascistes, les seuls à s’opposer aux comités, aux collectivisations, aux saisies, à la justice de classe expéditive, les seuls, en un mot, à dire tout haut ce que pense la petite-bourgeoisie républicaine terrorisée par les initiatives des masses et qui commence tout juste à se remettre de la grande peur qu’ont provoquée chez elle les anarchistes.

Car l’Espagne est devenue maintenant une carte importante dons la politique extérieure de Staline, conscient du danger que représentent pour lui la volonté d’expansion et l’antibolchevisme affiché du gouvernement hitlérien. L’Espagne est pour lui, en même temps qu’un champ d’expériences nécessaires, un laboratoire pour la prochaine guerre, la terrain sur lequel il entend démontrer aux « démocraties occidentales » qu’il est un allié solide, un défenseur du statu quo, le rempart contre la subversion politique qu’ils craignent plus encore que les nazis ou les fascistes. Staline ne dissimule pas ses objectifs politiques en Espagne, dont le principal est la destruction des organisations révolutionnaires, au premier rang desquelles le POUM qui a vigoureusement dénoncé les « procès de Moscou » et proclame qu’il se bat sous le drapeau de Lénine. Le 28 novembre, le consul général d’URRS à Barcelone, le vieux révolutionnaire Antonov-Ovseenko, n’hésite pas à remettre à la presse une note qui dénonce dans La Batalla « la presse vendue au fascisme international » [2]. C’est sous sa pression, combinée à celle des staliniens catalans du PSUC et de l’UGT que le POUM est écarté du gouvernement de la Généralité avec le consentement de la CNT ; après quoi la Pravda commente, en ce langage particulièrement menaçant puisqu’il suit de très près l’exécution des vieux bolcheviks qui ont figuré au premier procès de Moscou : « En Catalogne, l’élimination des trotskiste et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé : elle sera conduite avec la même énergie qu’en URSS » [3]. En décembre, d’ailleurs, dans le cours d’une lettre transmise par l’ambassadeur Marcel Rosenberg, Staline donne à Largo Caballero quelques « conseils d’ami » : tenir compte des paysans, et se les attacher « par quelques décrets ayant trait à la question agraire et aux impôts », gagner au moins la neutralité de la petite bourgeoisie en la protégeant contre les expropriations et en lui assurant le liberté du commerce, attirer dans le gouvernement des républicains bourgeois « pour empêcher les ennemis de l’Espagne de la considérer comme une république communiste, ce qui constitue le plus grand danger pour 1’Espagne », enfin, déclarer solennellement qu’il ne « tolérera pas qu’il soit porté atteinte à la propriété et aux intérêts légitimes des étrangers établis en Espagne et des citoyens des pays qui ne soutiennent pas les rebelles » [4].

C’est cette politique résolument modérée et parfaitement contre-révolutionnaire dans les circonstances données qui assure en Espagne le développement de l’audience des organisations staliniennes : c’est sous son contrôle, par exemple, que s’organise en Catalogne le GEPCI., organisation de défense des commerçants, artisans et petits industriels, et, au Levant, la fédération paysanne, rassemblant les petits propriétaires ennemis de la collectivisation. Magistrats, hauts fonctionnaires, officiers, policiers, trouvent en lui, en même temps qu’une efficace protection, l’instrument de la politique qu’ils souhaitent. A ceux que préoccupe seulement la lutte militaire immédiate contre le fascisme - et ils sont nombreux - l’appui de Moscou et ses livraisons, le rôle joué par les conseillers militaires russes, l’apport des Brigades Internationales, les capacités d’organisation des cadres communistes, paraissent garantir l’efficacité nécessaire à la victoire. Ce n’est pas par hasard que le 5 régiment sera l’un des principaux thèmes de propagande et leviers d’action du Parti communiste : en deux mois, il passe de 8 000 à 30 000 hommes, possède des instructeurs, des armes modernes, recrute systématiquement officiers et sous-officiers de carrière, se fait un modèle de discipline, un véritable instrument militaire, en même temps que l’objet d’une orchestration systématique. De la même façon, les communistes sont les premiers et pratiquement les seuls à saisir les possibilités qu’offre le corps des commissaires de l’armée dont le commissaire général Alvarez del Vayo leur ouvre largement les portes. Intouchables à cause de l’aide russe, les staliniens espagnols, « défenseurs conséquents du programme antifasciste de restauration de l’État, organisateurs de l’armée, deviennent ainsi les éléments les plus dynamiques de la coalition gouvernementale » [5], et c’est à eux que sont confiés les postes-clés de la police et du maintien de l’ordre.

Or c’est précisément ce succès qui va provoquer la montée contre eux des mécontentements et même des hostilités. Les premiers signes d’un refroidissement évident des relations avec Largo Caballero apparaissent dans la sécheresse de la réponse faite par ce dernier, le 12 janvier, à la lettre de Staline. Ulcéré de l’évolution de ses anciens disciples qui dirigent la JSU et ont presque tous adhéré au PC pendant les six derniers mois de 1936, Largo Caballero oppose une brutale fin de non-recevoir aux pressions de Staline en faveur de la fusion des partis socialiste et communiste, auxquelles son vieil adversaire Prieto prête en revanche une oreille trop complaisante à son goût. Le prestige dont jouit la Junte de défense de Madrid dont il pense qu’elle lui mène une opposition ouverte, l’alliance avec le PC, Alvarez del Vayo dont il commence à douter sérieusement, contribuent à l’irriter. C’est vraisemblablement en février qu’il demande brutalement le rappel de l’ambassadeur Rosenberg.

Le Parti communiste, dès lors, lui déclare la guerre, et s’en prend d’abord à son homme de confiance dans les questions militaires, le général Asensio. L’occasion en sera la chute de Málaga probablement inévitable dans la situation militaire donnée, mais dont les circonstances, particulièrement tragiques, bouleversent tous les Espagnols. S’alliant pour la circonstance à la CNT, qui n’apprécie pas en Asensio le militaire de carrière, le PC lance une grande campagne de manifestations et meetings réclamant la mobilisation générale, l’épuration du corps des officiers, un véritable commandement unique. Les républicains, les socialistes de droite, avec Prieto, se joignent à la campagne CNT-UGT contre Asensio. Largo Caballero se résigne, la mort dans l’âme, à lui demander sa démission. Mais il est décidé à se battre et les « milieux bien informés » parlent déjà d’un nouveau ministère qui pourrait être présidé par le ministre des Finances, Juan Negrín, avec Prieto comme homme fort.

Ce sont peut-être ces circonstances qui décident la CNT à tenter à son tour de desserrer l’étreinte du PC. Elle en trouve l’occasion dans l’affaire Cazorla, le jeune conseiller à l’ordre public de la Junte de Madrid, qu’elle accuse de couvrir de son autorité l’existence et le fonctionnement à Madrid de prisons privées du PC « préventoriums » et « tchékas ». L’enquête, finalement ouverte, découvre dans son entourage l’existence d’un gang reposant sur des libérations à prix d’or de détenus régulièrement inculpés. C’est l’occasion pour Largo Caballero de dissoudre la Junte de Madrid, puis, à la suite d’un nouveau scandale des prisons privées, cette fois à Murcie, de restreindre les pouvoirs des commissaires politiques et de s’en réserver les nominations. Le conflit est dès lors ouvert : le plan d’offensive des conseillers militaires de Caballero en direction de l’Estrémadure doit être abandonné parce que les Russes n’offrent que dix avions et parce que leur protégé, le général Miaja, qui commande à Madrid, refuse purement et simplement de dégarnir la défense de la capitale. Les désaccords au sein de la coalition antifasciste constituent le signe de l’approche d’une nouvelle crise. Une opposition révolutionnaire est en train de se ressaisir, née au sein même des partis qui, à l’automne précédant, ont accepté la politique de collaboration, mais en mesurent maintenant les conséquences. Le journal de la JCI, Juventud Ibérica, mentionne de façon critique la participation de Nín au gouvernement, alors que La Batalla mène campagne depuis des mois pour la réintégration du POUM dans le conseil. La même thèse s’exprime peu après, dans La Batalla elle-même, cette fois sous la plume d’Andrade, qui écrit que la participation a été « négative et même nocive ». Se sentant définitivement rejeté de la coalition antifasciste et comprenant parfaitement le sort qui le guette, le POUM, attaque vigoureusement les « contre-révolutionnaires » du PCE et du PSUC, parle à nouveau de « comités » et de « conseils » analogues aux soviets qui devraient constituer la base d’un pouvoir véritablement révolutionnaire. Un mouvement semblable se dessine dans la CNT où un groupe de militants hostiles à la militarisation ont constitué les « Amis de Durruti », publient un petit journal et s’expriment même, par l’intermédiaire de leur animateur, Jajme Ballus, dans les colonnes du quotidien CNT du soir de Barcelone, La Noche. Le libertaire Italien Camillo Berneri, dans l’hebdomadaire Guerra di Classe, qualifie le PC de « légion étrangère de la démocratie et du libéralisme italien » et le compare à Noske, le contre-révolutionnaire issu, lui aussi, du mouvement ouvrier, et contre-révolutionnaire au nom de la démocratie. Il souligne le rapport qui existe entre la politique contre-révolutionnaire de Staline en URSS, les procès de Moscou, et sa politique internationale, dont l’Espagne n’est que l’un des aspects. Mêmes thèmes chez les Jeunesses libertaires et dans leur journal Ruta, qui affirme que l’alliance en Espagne des républicains et du PC ne fait que refléter l’alliance de l’URSS stalinienne avec la France et la Grande-Bretagne en vue d’« étrangler la révolution ».

C’est à l’initiative de la JCI que se constitue en Catalogne le « Front de la Jeunesse révolutionnaire » dont le militant libertaire Alfredo Martinez est le secrétaire, et qui s’étend rapidement au Levant. Après la conférence de Valence de la JSU, qui a vu l’alignement complet de cette organisation sur la politique stalinienne et la dénonciation, désormais classique, des « trotskistes » et des « incontrôlables » par Santiago Carrillo, deux des fédérations les plus importantes, celle des Asturies et celle du Levant, lèvent l’étendard de l’opposition. Rafael Fernández, secrétaire de la JSU asturienne, s’inscrit en faux contre l’affirmation selon laquelle la JSU combat pour « une république démocratique et parlementaire », démissionne du comité national, rejoint, avec sa fédération, les Jeunesses libertaires asturiennes dans le Front de la Jeunesse révolutionnaire. Au printemps 1937, il est clair qu’un nouveau maximum de tension a été atteint. Les forces qui ont conduit ensemble la réaction démocratique sont en train de se disloquer. La croissance de l’opposition révolutionnaire qui se cherche exige des méthodes plus fermes, un gouvernement plus sûr qui se décide à venir à bout du POUM et de la CNT-FAI pour stabiliser de façon plus décisive le régime républicain.

L’épreuve de force va se produire en Catalogne, où subsiste l’essentiel des conquêtes révolutionnaires et qui constitue le bastion de l’opposition. Le courant caballeriste y est pratiquement inexistant. En revanche, le PSUC, de Juan Comorera, trempé par les conflits avec les anarchistes depuis des mois, est prêt à la bataille, et ce n’est pas pur hasard si on lui attribue généralement la formule fameuse : « Avant de prendre Saragosse, il faut prendre Barcelone ». Les premiers heurts sont provoqués par l’envoi d’importantes forces de carabiniers venus sur ordre de Negrin reprendre le contrôle des postes frontières aux miliciens de la CNT qui s’y opposent les armes à la main. Le 25 avril, Roldán Cortada, un ancien trentiste devenu dirigeant de l’UGT et membre du PSUC, est assassiné par des inconnus à Molins de Llobregat. La CNT condamne formellement ce meurtre, réclame une enquête qui mettrait ses militants hors de cause. Mais le PSUC pousse son avantage, exploite à fond l’émotion provoquée par cet assassinat. L’enterrement de Roldán Cortada est l’occasion d’une manifestation dont La Batalla écrit qu’elle a pour but de « créer une ambiance de pogrom contre l’avant-garde du prolétariat catalan, la CNT, la FAI, le POUM ». Les dirigeants anarchistes de Mollins de Llobregat sont arrêtés, huit militants de la CNT sont abattus à Puigcerda par les carabiniers. La tension est extrême a Barcelone où court le bruit d’un proche désarmement de tous les ouvriers non intégrés à la police d’État. Le gouvernement de la Généralité interdit toute manifestation pour le 1 mai, et, ce jour-là, Solidaridad Obrera dénonce la « croisade contre la CNT », tandis que La Batalla appelle les ouvriers à monter la garde, « l’arme aux pieds ».

L’incident qui va mettre le feu aux poudres éclate le 3 mai, à propos du contrôle du central téléphonique. Depuis juillet 1936, les télécommunications à Barcelone sont « syndicalisées » sous la direction d’un comité CNT-UGT, situation intolérable à bien des égards puisque les responsables de la CNT du syndicat des employés du téléphone peuvent ainsi en permanence contrôler et même interrompre les communications entre le gouvernement et l’étranger. C’est sur ce terrain favorable que le PSUC décide de provoquer : sans ordres ni même autorisation du gouvernement de la Généralité, le commissaire à l’ordre public, Rodríguez Salas, ex-membre du Bloc, devenu membre du PSUC, arrive au central avec trois camions de gardes et y pénètre, désarmant les miliciens qui occupent le rez-de-chaussée. Les miliciens qui occupent les étages mettent une mitrailleuse en batterie et ouvrent le feu. Les dirigeants anarchistes de la police accourent et persuadent leurs camarades de ne pas s’obstiner dans leur résistance. Mais le bruit de la bataille a alerté les travailleurs de Barcelone qui y voient une tentative contre-révolutionnaire visant leurs organisations. Sans qu’aucun mot d’ordre ait été lancé, par aucune organisation, la grève générale éclate et Barcelone se couvre de barricades. Le soir, a lieu une réunion commune des dirigeants de la CNT, de la FAI, des Jeunesses libertaires et du POUM. Le POUM considère que les travailleurs ont spontanément riposté à une provocation contre-révolutionnaire et qu’il est nécessaire de se ranger à leurs côtés. Les dirigeants anarchistes préfèrent tenter de s’interposer. Le 4 mai, plusieurs organisations, le POUM, les Jeunesses libertaires, les Amis de Durruti, soutiennent le mouvement. Companys et la CNT s’entendent pour imposer un compromis. Le président de la Généralité désavoue l’initiative de Rodríguez Salas et lance un appel au calme, tandis que le comité régional CNT appelle les travailleurs à déposer les armes. C’est dans le même sens que s’expriment à la radio dans la soirée le caballeriste Hernández Zancajo et les deux ministres anarchistes Garcia Oliver et Federica Montseny. Le 5, un accord intervient sur la base du cessez-le-feu et du statu quo militaire, avec retrait simultané des policiers et des miliciens. Les dirigeants de la CNT. arrêtent la 29ere division, commandée par Gregorio Jover, qui marchait sur Barcelone Ils désavouent les « Amis de Durruti ». De nouvelles violences cependant compromettent le cessez-le-feu : agression de membres du PSUC contre la voiture de Federica Montseny, assassinat d’Antonio Sesé, dirigeant UGT qui vient d’être nommé au gouvernement. Des navires de guerre anglais sont arrivés dans la rade de Barcelone. Le gouvernement Largo Caballero prend en main l’ordre public en Catalogne et nomme commandant des troupes de Catalogne le général Pozas, ancien officier de la Garde civile, membre du PC.

Le 6, tout semble rentré dans l’ordre. Le président Companys proclame qu’il n’y a « ni vainqueurs, ni vaincus », forme un nouveau gouvernement, qui ne comprend ni Comorera, le leader du PSUC, ni Rodriguez Salas. La colonne motorisée envoyée du front de Jarama pour rétablir l’ordre à Barcelone entre dans la ville aux cris de « Viva la FAI ! » : elle est commandée par un ouvrier anarchiste, Torres Iglesias. La partie semble donc bien se conclure par un match nul. Le bilan en vies humaines est pourtant lourd : au moins 500 tués et 1 000 blessés. Parmi les victimes, du côté gouvernemental, Sesé et un officier communiste, du côté ouvrier, Domingo Ascaso et le petit-fils de Francisco Ferrer. Mais il s’est passé bien des choses dans les rues de Barcelone, et, dans les jours qui suivent, on retrouvera les cadavres de deux des principaux animateurs et inspirateurs de l’opposition révolutionnaire : le libertaire Italien Camillo Berneri, qui a été enlevé à son domicile par des miliciens ugétistes, et Alfredo Martinez, le secrétaire du Front de la Jeunesse révolutionnaire. Il est clair que les services secrets russes sont au travail. En réalité, les « Journées de Mai » sonnaient le glas de la révolution. Cette explosion inachevée de guerre civile à l’arrière, dans le cadre de la guerre civile elle-même, va être immédiatement exploitée par la coalition modérée et son aile marchante, le PCE. Alors que la CNT a tout fait pour apaiser le conflit, alors que le POUM. s’est refusé à prendre le risque de déborder la CNT dont i1 jugeait pourtant la prudence aveugle, la presse stalinienne se déchaîne contre cette « insurrection » qu’elle dit « préparée par les trotskistes du POUM » avec l’aide de la police secrète allemande et italienne. Elle réclame, avec José Diaz, la mise hors d’état de nuire des « trotskistes », ces « fascistes qui parlent de révolution pour semer la confusion ». Le 15 mai, au conseil des ministres, les ministres communistes réclament la dissolution du POUM et l’arrestation de ses dirigeants. Largo Caballero refuse, les ministres communistes s’en vont, suivis des républicains et des socialistes de Prieto. I1 ne reste plus à Largo Caballero qu’à démissionner.

C’est à l’ancien ministre des Finances Juan Negrin, qu’il reviendra, au cours des semaines qui suivent, de consacrer la victoire de la contre-révolution stalinienne et bourgeoise. Grand bourgeois d’origine, socialiste résolument modéré, marié à une Russe, l’homme est le candidat des staliniens espagnols au gouvernement, et il n’a pour le moment, rien à leur refuser. La Batalla est interdite le 28 mai et son directeur politique, Gorkin, inculpé par son éditorial du 1er mai. Le 16 juin, tous les dirigeants du POUM sont arrêtés. Il leur est reproché, non seulement d’avoir été « pour la suppression de la République par la violence et l’instauration d’une dictature du prolétariat », mais d’avoir « calomnié un pays ami dont l’appui moral et matériels a permis au peuple espagnol de défendre son indépendance », d’avoir « attaqué la justice soviétique » - allusion à la campagne du POUM contre les procès de Moscou - et enfin « d’avoir été en contact avec les organisations internationales connues sous la dénomination générale de « trotskistes » et dont l’action au sein d’une puissance amie démontre qu’elles se trouvent au service du fascisme européen ».

Bientôt éclate un énorme scandale : Andrés Nín, arrêté en même temps que ses camarades, a disparu. Les staliniens insinuent qu’il s’est évadé et au questions posées sur les murs : « Ou est NIN ? » répondent par cette rime immonde : « A Salamanque ou à Berlin ». Le ministre de l’Intérieur avoue son impuissance, Negrin se déclare prêt à « tout couvrir », mais exige d’être informé. En fait Nm ne peut reparaitre, car il a été assassiné. Livré par la police au chef de la NKVD en Espagne, Orlov, il a été enfermé dans une prison privée de Alcala de Henares, et torturé ai d’en obtenir des aveux sur le modèle de ceux des accusés des procès de Moscou. Mais il a résisté, et ses geôliers, impuissants devant cet homme torturé qui refuse de « collaborer », n’ont pu que s’en débarrasser. En fait, la résistance de Nín a jeté bas l’édifice préparé en Espagne sur le modèle de Moscou et probablement sauvé bien d’autres militants [6]. Elle a en tout cas en grande partie détruit la façade « légale » de la répression stalinienne et l’a contrainte à revêtir la forme d’un pur et simple gangstérisme, en marge des formes judiciaires. Dans les semaines qui suivent se produisent, dans des conditions semblables, d’autres « disparitions » de militants révolutionnaires étrangers « enlevés » par les mêmes services et assassinés : Marc Rhein, le fils du dirigeant menchevique russe Rafael Abramovitch, les trotskistes Hans Freund, dit Moulin, et Erwin Wolf, ancien secrétaire de Trotsky, le militant autrichien Kurt Landau, qui avait rejoint le POUM. Dans l’armée, des militants du POUM sont fusillés après des parodies de jugement par des conseils de guerre. Parmi eux l’ancien commissaire de guerre de Lérida, Marcial Mena, l’un des organisateurs des syndicats enseignants de Catalogne, Juan Hervas, tous deux anciens du BOC. La restauration de l’État a certes supprimé les « tchékas » des partis, des syndicats, et la « dictature des comités » ; elle n’a pas supprimé les « tchékas » staliniennes et laisse agir librement, quoique officieusement, une toute-puissante Guépéou chargée de régler sur le sol espagnol les comptes politiques de Staline.

Aucun de ses adversaires ne sera en effet épargné, même si tous ne sont pas frappés avec la même férocité que le POUM, ennemi n°1 du stalinisme en Espagne. En août, le Conseil d’Aragon est dissout, la division du communiste Enrique Lister pénètre dans la province, procédant à des arrestations en masse de militants anarchistes, et dissout de force les collectivités rurales qu’ils avaient implantées. En septembre, c’est également par la force que les troupes gouvernementales s’emparent à Barcelone du siège du comité de défense CNT-FAI. En mai, les partisans de Largo Caballero ont été exclus du comité de rédaction de Claridad, passé aux mains des gens de Prieto. C’est à la demande du comité exécutif du Parti socialiste que le ministre de l’Intérieur envole des gardes d’assaut occuper les locaux du journal Adelante, organe de la Fédération du Levant qui soutient Largo Caballero. Au sein de l’UGT, la coalition des amis de Prieto et des staliniens lance une vigoureuse campagne contre Largo Caballero. Le ministère de l’Intérieur suspend le dernier journal qui lui ait donné asile, La Correspondencia de Valencia. Incapables de s’assurer régulièrement la majorité, la coalition des « modérés » choisit d’organiser la scission, élit González Peña à la présidence de la centrale. Sur l’ordre du gouvernement, courrier et chèques à destination de l’UGT sont acheminés vers l’organisme scissionniste que dirige González Peña. Il reste à Largo Caballero à tenter une campagne publique : dès sa première réunion, au cinéma Pardiñas à Madrid, le gouvernement décide de le museler : interpellé, ramené à son domicile valencien, il y est gardé à vue, vaincu définitivement sans avoir pu même se battre réellement.

Le « gouvernement de la victoire » prend toute une série de mesures visant à une véritable normalisation. Les juges siègent de nouveau en toge, le ministre de la Justice, le nationaliste basque et catholique Manuel de Irujo, veillant à ce que les présidents soient effectivement choisis parmi les magistrats professionnels. De nombreux prisonniers, notamment des prêtres, sont libérés. En revanche, on crée un Tribunal d’espionnage et de haute trahison, destiné à « juger » les dirigeants du POUM : dans ces nouveaux tribunaux, les cinq juges, trois militaires et deux civils, sont nommés par le gouvernement. Les crimes qu’ils ont à juger comprennent l’accomplissement « d’actes hostiles à la République », la défense ou la propagation de « fausses nouvelles », la formulation de jugements « défavorables à la marche des opérations de guerre ou au crédit et à l’autorité de la République », les « actes ou manifestations tendant à affaiblir le moral public, à démoraliser l’armée ou affaiblir la discipline collective ». Les peines prévues, de six mois de prison à la mort, sont applicables même si le « crime » n’a pas été consommé, s’il s’est réduit à une « conspiration », une « complicité » ou une « protection ». Ainsi les dirigeants du POUM pourront-ils être lourdement condamnés, sur la base de leur politique, après l’abandon des accusations reposant sur des faux policiers et staliniens. La censure est renforcée, et une circulaire du 14 août 1937 l’étend expressément à toute critique de l’Union soviétique. Une police spécialisée dans le contre-espionnage, le Servicio de Investigación Militar (SIM), est créée que contrôlent membres du PC et « techniciens » russes. Le SIM, qui échappe tout de suite au contrôle du ministre de la Défense nationale, compte plus de 6 000 agents, dirige sans contrôle ses prisons et ses camps dits « de travail ».

La célébration du culte catholique est autorisée à titre privé, comme première étape vers la restauration de la liberté des cultes. Les propriétaires antérieurement « disparus » qui font la preuve qu’ils ne sont pas liés aux factieux, récupèrent leurs terres ; le décret de collectivisation en Catalogne est suspendu, comme contraire à l’esprit de la constitution. Le Times salue dans l’intervention de l’État dans les entreprises industrielles un « rétablissement du principe de la propriété privée » et salue les efforts de Negrin dont il souhaite qu’il parvienne à réconcilier « les partis opposés à l’heure actuelle de l’Espagne gouvernementale ». Gouvernement « de la victoire » comme disent les staliniens espagnols, « de la réconciliation nationale », comme le souhaitent les conservateurs anglais ? A la réunion des Cortes, le 1octobre 1937, Largo Caballero est absent ; en revanche Miguel Maura est là, ainsi que le centriste Portela Valladares, et les critiques de la presse de la CNT contre leur présence sont supprimées par la censure. Au Cárcel modelo, la prison de Barcelone, deux galeries et demie sur six sont réservées aux détenus de la CNT-FAI et du POUM. L’Espagne « démocratique » est pourtant plus isolée encore que ne l’était l’Espagne « révolutionnaire ». C’est l’époque où l’aide russe commence à se tarir lentement. La guerre civile se poursuit, mais la révolution est bel et bien vaincue.

Notes

[1] R. Golodny, The struggle for Madrid, p.93.

[2] Voir document 32, en annexes

[3] Pravda, 17 décembre 1936

[4] Voir document 31, en annexe

[5] P. Broué et E.Témime, op. cit. p. 214

[6] Les autres dirigeants du POUM seront jugés en octobre 1938 et condamnés à de lourdes peines de prison pour leur rôle en mai 1937. Mais l’accusation « d’espionnage » et de « trahison » a été abandonnée. Ces hommes, évadés lors de la débâcle, se réfugieront finalement en France. La majorité d’entre eux se retrouvera en 1941 devant le tribunal militaire de Montauban pour avoir diffusé La Vérité, journal trotskyste clandestin.

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