1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Chapitre IX : Le prix de la défaite - débats doctrinaux

C'est dans la deuxième moitié de 1937, au moment où la répression stalinienne s'installe en Espagne à travers les organes du gouvernement Negrin, que commencent les premiers rappels de « conseillers russes ». Presque tous ceux qu'on appelle les « Espagnols » en Union soviétique sont exécutés peu de temps après leur retour. Parmi eux, les civils, Rosenberg, Antonov-Ovseenko, mais aussi Michel Koltsov, envoyé spécial de la Pravda, et vraisemblablement homme de confiance de Staline, et Stachevski, l'éminence grise de l'ambassade, mais aussi les militaires, au premier rang desquels le véritable organisateur de la défense de Madrid, le général Goriev. Les envois d'armes russes diminuent rapidement. C'est seulement à nouveau pendant quelques mois, en 1938, que la réouverture de la frontière française permettra de relâcher quelque peu l'étreinte. Depuis mai 1937, L’Espagne n'est plus tellement le théâtre d'une guerre civile qu'un champ d’expériences militaires, dans une sorte de préfiguration et de galop d'essai en vue de la guerre mondiale qui s'annonce. A partir de l'accord de Munich, le sort de l'Espagne est définitivement scellé.

L'agonie de l'Espagne républicaine, le rétrécissement progressif de son territoire jusqu'à la capitulation finale ne vont pas sans crises politiques. La première se termine par la retentissante démission de Prieto et l'explication qu'il en donne : l'influence des staliniens espagnols et des conseillers russes qui ont exigé son élimination. La vieille alliance entre Prieto et le PC n'a pas résisté à leur victoire commune sur la double opposition révolutionnaire et démocratique, en 1937. Prieto refuse de n'être qu'un Instrument au service d'une politique dont il estime qu'elle ne rend plus en Espagne les services qu'elle a rendus, tant sur le plan matériel que sur le plan politique. Il dénonce l'ingérence des conseillers russes dans la conduite des opérations militaires, le rôle des militants communistes dans le SIM qui échappe complètement au contrôle du gouvernement. Peut-être pas « l'homme de l'Angleterre », au sens où le terme a été fréquemment employé, Prieto n'en est pas moins l'homme d'une paix négociée sous l'égide de 1'Angleterre, à laquelle le rôle des communistes dans l'État républicain fait incontestablement obstacle. Politique aussi vaine que l'est, à partir de 1938, l'espoir de Negrin et Alvarez del Vayo de tenir jusqu'à l'éclatement de la deuxième guerre mondiale, après l'échec du plan de rétablissement en « treize points » élaboré par Negrin.

Après la chute de la Catalogne commence la crise finale. Azaña décide de rester en France, cependant que les officiers de sa maison militaire rejoignent l'Espagne nationaliste. Le gouvernement Negrin regagne l'Espagne et entreprend d'y organiser la résistance à outrance. Seuls les communistes le soutiennent. Convaincus de l'inutilité de prolonger une guerre perdue, la plupart des chefs militaires professionnels demandent la négociation qui pourrait limiter les dégâts. L'un d'entre eux, le général Casado, est convaincu de la nécessité d'écarter du gouvernement les ministres communistes et communisants afin d'obtenir l'appui anglais pour une éventuelle médiation. Il prend à cette fin des contacts avec tous les milieux politiques, à travers le chef anarchiste Cipriano Mera, le socialiste Wenceslao Carrillo, ancien bras droit de Largo Caballero, et le socialiste de droite Julián Besteiro, depuis longtemps partisan d'un compromis négocié sous l'égide du gouvernement anglais. Parfaitement informé, Negrin effectue dans le haut commandement militaire une série de mutations qui amènent les chefs communistes de l'armée aux principaux postes. Pour ses adversaires, c'est un véritable coup d'État qui va permettre au Parti communiste de contrôler seul l'évacuation inévitable, avec toutes les conséquences que cela comporte pour eux. Le général Casado, assuré du ralliement à Madrid du général Miaja - le « défenseur de Madrid » de la propagande officielle, l'ancien membre de l'UME rallié après le début de la guerre civile au Parti communiste -, entouré de représentants des partis du Front populaire et des syndicats à l'exception du seul PC, proclame à Madrid une Junte nationale de défense qui se fixe l'objectif d'une paix honorable. Les troupes contrôlées par le Parti communiste résistent à Madrid, et cette brève guerre civile au sein de la guerre civile fait 2 000 morts de plus. Pendant ce temps, le gouvernement et l'état-major du Parti communiste ont gagné la France en avion : le Parti communiste n'a pas sérieusement cherché à résister à cette entreprise de liquidation d'un régime en sursis.

Aucun compromis n'est en réalité possible, et la guerre civile se termine par la capitulation pure et semple des autorités, l'occupation presque sans coup férir de l'ensemble du territoire par les troupes nationalistes. Des centaines de milliers d'Espagnols tentent une fois de plus de s'enfuir : cette fois peu réussiront. Pour beaucoup, le calvaire de la guerre civile se terminera par les supplices, les exécutions, sommaires ou non, les longues années de détention. La contre-révolution armée a enfin réalisé le programme qu'elle s'était tracé au début de 1938 avec la complicité de Hitler et Mussolini : cette fois la révolution espagnole est bel et bien et pour longtemps écrasée. Il faudra plus d'une génération avant que commence à renaître un mouvement ouvrier encore hésitant et incertain, presque un demi-siècle pour que les gigantesques manifestations pour les condamnés de Burgos remettent à l'ordre du jour en Europe la « solidarité avec l'Espagne ». Pour réaliser cette tâche, le général Franco a eu besoin de presque trois années, mais aussi de bien des intermédiaires et des relais. Car les combattants ouvriers qui, en juillet 1936, attaquaient ses mercenaires à mains nues, à coups de fusils de chasse ou de cartouches de dynamite, sont depuis longtemps morts ou découragés : il a fallu d'abord que la révolution soit vaincue dans la zone « républicaine » pour que Franco puisse mettre à sa victoire un paraphe final. On l'oubliera cependant très vite à travers la guerre mondiale qui commence et ensevelira finalement la guerre d'Espagne dans un oubli dont beaucoup d'hommes politiques se satisfont.

Le temps de faire les comptes est venu. Il y en aura de tout ordre. Les dirigeants socialistes, Araquistáin, Largo Caballero, Prieto, écrivent leurs mémoires : justification de leur politique qui n'apporte rien de bien nouveau. Au Parti communiste, en revanche, c'est, très vite, la crise, et d'abord parmi les dirigeants émigrés en URSS. Jesús Hernández réussit à quitter l'Union soviétique où José Diaz est mort dans des conditions suspectes. Il arrive au Mexique en 1943, rompt presque aussitôt. Il publie des mémoires qui confirment pour l'essentiel, en ce qui concerne plusieurs points cruciaux de l'histoire de la révolution et de la guerre civile, ce que disaient les adversaires du PC, à propos de la campagne pour discréditer Largo Caballero et lui substituer Negrin, à propos de l'assassinat d’Andrés Nín aussi. Hernández, profondément démoralisé, abandonne bientôt toute activité. Enrique Castro Delgado, le premier chef du 5er e régiment, ira plus loin. Lui aussi connaît les règlements de compte des émigrés, la haine contre la Pasionaria, lui aussi réussit à émigrer au Mexique, malgré la défection de Jésus Hernández. Lui aussi publiera des révélations qui ni font que confirmer pour l'essentiel ce qu'on savait déjà. Il finit par se réconcilier avec Franco. Beaucoup plus intéressante sera la réflexion - tardive - de Fernando Claudín, ancien dirigeant de la JC puis de la JSU. Dans un ouvrage publié en 1970, cinq ans après avoir été exclu du PC, il consacre plusieurs pages à la révolution espagnole, « inopportune », dit-il, pour Staline. Selon lui, la stratégie employée en Espagne par l'Internationale communiste sur les instructions de Staline, souffrait d'une faiblesse majeure, celle d'être « à contre-courant de la dynamique profonde de la révolution espagnole » [1]. Il montre les efforts des dirigeants du PC pour arrêter et faire reculer la révolution, restaurer l'appareil d'État républicain, au cours de la première phase, la contre-attaque des républicains et socialistes modérés ainsi remis en selle, dans une seconde, précédant l'élimination définitive des communistes et la capitulation finale. Quoiqu’il laisse au mot ses guillemets, il conclut à la « trahison » de Staline par la subordination de la révolution d'Espagne à la « raison d'État du pouvoir soviétique » [2] et stigmatise au passage l'assassinat d'Andrés Nín comme un « outrage au communisme » [3]. On note, avec peut-être plus d'intérêt, des remarques précieuses sur la crise du parti espagnol, à partir de 1937, le découragement des militants qui ont perdu toute illusion dans l'appui des « démocraties » : quand Mundo Obrero, le 23 mars 1938, s'élève contre l'opinion selon laquelle l'unique issue de la guerre serait que l'Espagne « ne soit ni fasciste, ni communiste » et affirme que le « peuple espagnol vaincra contre le capitalisme », il se fait rappeler à l'ordre par Frente Rojo, de Valence, plus directement contrôlé par l'appareil, qui affirme sous la plume de José Diaz, que ces deux affirmations sont « pleinement correctes et correspondent exactement à la position de notre parti ». [4]

Les polémiques autour de la révolution et la guerre d'Espagne ne sont pas près de s'éteindre à l'intérieur du mouvement anarchiste. Déjà en 1937, un groupe de militants de la CNT-FAI, Los Amigos de Durruti, formé de faïstes déçus par la politique de collaboration et ce qu'ils considèrent comme une capitulation de la CNT en mai à Barcelone, tirent, sur le coup, des conclusions qui les rapprochent incontestablement du marxisme révolutionnaire en écrivant :

« L'unité antifasciste n'a été que la soumission à la bourgeoisie. Pour battre Franco, il fallait battre Companys et Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait écraser la bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il fallait détruire de fond en comble l'État capitaliste et instaurer un pouvoir ouvrier surgi des comités de base des travailleurs. L'apolitisme anarchiste a échoué » [5].

Mais, avec la répression, ce groupe disparaît sans laisser de traces au cours de l'été 1937. De la longue histoire des débats à l'intérieur du mouvement anarchiste, traitée par ailleurs tant par Vernon Richards [6] que par César M. Lorenzo [7], nous ne retiendrons que les principaux traits : l'affirmation d'un courant « politique » qui refuse de condamner la politique de collaboration pratiquée pendant la guerre, condamne fermement les préjugés anarchistes et l'infantilisme révolutionnaire. C'est le secrétaire de la CNT de 1936, Horacio Prieto, qui l'incarne avec le plus de constance, et il serait injuste de lui attribuer la paternité des extraordinaires cabrioles réalisées depuis par les divers anarchistes en mal de collaboration, dont le sommet sera atteint en 1948 avec la tentative de ceux que César Lorenzo appelle « anarcho-royalistes » pour mettre la CNT au service de la restauration de Don Juan [8]. A l'opposé, Federica Montseny, l'ancien ministre, qui reconnaît l'ampleur de l'erreur commise par les siens en participant au gouvernement dans ces conditions exceptionnelles, mais n'en tire d'autre conclusion que la validité des vieux principes anarchistes d'hostilité à tout pouvoir, quel qu'il soit.

La polémique la plus âpre est sans doute celle qui oppose trotskistes et poumistes, et qui commençait au mois d'avril 1937 à s'étaler dans les colonnes de La Batalla comme dans la presse trotskyste internationale. Après le réquisitoire dressé contre les dirigeants du POUM par le trotskyste américain Félix Morrow en 1938 [9], Trotsky reprend dans une brochure consacrée à l'Espagne l'ensemble des critiques faites par lui et ses partisans au fur et à mesure du déroulement des événements et conclut par ce jugement sévère :

« En dépit de ses intentions, le POUM s'est trouvé en fin de compte le principal obstacle sur la voie de la construction d'un parti révolutionnaire » [10]

Trente ans plus tard, dans sa préface aux écrits d'Andrés Nín sur la révolution espagnole, Juan Andrade célèbre son parti, « qui souleva l'espérance dans le monde socialiste révolutionnaire en tant que conception nouvelle des aspirations de liberté des ouvriers contre le totalitarisme et les crimes de Staline » [11] cependant que, selon lui, «  le trotskisme ne peut rien présenter de valable comme état de services, sinon d'avoir morcelé plus encore les groupes là où ils existent et de les avoir fait s'affronter plus que jamais en un féroce combat entre eux » [12]

Il n'y a rien d'étonnant à la permanence de ces polémiques dont les racines se trouvent dans l'âpreté de la lutte et le caractère irréductible des antagonismes de classes. L'hiver de 1970-71, avec les grandes manifestations ouvrières en faveur des accusés du procès de Burgos, l'a démontré avec éclat : l'histoire n'a pas encore définitivement tranché le sort de la révolution espagnole, puisque, malgré le massacre d'une génération de combattants ouvriers et paysans, son ombre n'a pas disparu de l'horizon trente-cinq ans après le début de la guerre civile.

Notes

[1] F. Claudín, La crisis del movimiento comunista, t. p. 172, p.93.

[2] Ibidem, p. 196

[3] Ibidem

[4] Ibidem, pp. 189-190

[5] Cité par Lorenzo, op. cit. p. 270

[6] Lessons of the spanish Revolution, 1953

[7] Cité à plusieurs reprises ci-dessus.

[8] Lorenzo, op. cit. pp. 384 sq.

[9] F. Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne, NY, 1938

[10] L. Trotsky, Leçons d’espagne, dernier avertissement, Ecrits t.III , pp. 533-552, ici 544

[11] Juan Andrade, préface à A. Nín, op. cit. p.31

[12] Ibidem.

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