1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Problèmes et querelles d'interprétation

De façon générale, il n’existe pas d’histoire qui soit indépendante de « la politique ». Ne serait-ce que parce que les conditions d’exercice du métier d’historien sont étroitement dépendantes du régime politique, c’est-à-dire en définitive des rapports entre classes adverses. Et c’est parfaitement vérifiable dans le cas présent, tout particulièrement en ce qui concerne l’Espagne. La victoire du franquisme interdisait en effet pour des décennies tout travail historique sur la révolution espagnole. Non seulement toute publication autre que panégyrique de la contre-révolution était en effet interdite par une censure vigilante, mais en outre la simple recherche ou même détention de documents - archives et imprimés - touchant à ce sujet brûlant, était susceptible d’être considérée comme délit voire crime politique et imputée à son auteur. Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait fallu attendre plus de trente années après la fin de la guerre civile, et une politique nouvelle et précaire de « libéralisation » pour que soient menées en Espagne même des recherches historiques sérieuses sur ces questions politiques, leur publication, dans toute leur dimension, étant aujourd’hui encore fonction d’un changement radical de la situation politique, voire d’une révolution. De leur côté, privés des archives publiques et privées - dont la contre-révolution a fait une hécatombe -, à l’écart des sources imprimées le plus élémentaires - les hommes qui avaient vécu la révolution et la guerre avant de se retrouver en exil, ne pouvaient bénéficier de conditions propices à un travail historique de caractère scientifique.

Dernière révolution de l’entre-deux-guerres, la révolution espagnole se termina, nous l’avons vu, par une guerre civile qui constitue en réalité la préface ou, si l’on préfère, la répétition générale de la deuxième guerre mondiale. L’histoire et la politique ont ainsi chacune à leur manière contribué à l’ensevelir, même si elles n’ont pas réussi à l’effacer complètement de la mémoire des contemporains, espagnols ou étrangers. De ce point de vue, il serait sans doute extrêmement instructif d’essayer aujourd’hui de retracer l’histoire du « mythe » de la révolution et de la guerre d’Espagne, des formes successives revêtues - différentes d’ailleurs selon les continents - à travers les grandes phases de l’histoire mondiale dans les années qui ont suivi son tragique dénouement. Tel n’est pas l’objet de notre travail, même si c’est sans doute bien souvent telle ou telle autre image mythique qui sera opposée à notre bilan historique.

Mais la difficulté du travail ne tient pas seulement aux circonstances espagnoles voire européennes, à la place de la révolution espagnole dans la chronologie du XXème siècle. Les mêmes problèmes se retrouvent avec toute tentative de retracer l’histoire révolutionnaire du XXème siècle dans la mesure où ce siècle des guerres et des révolutions est encore aujourd’hui celui des guerres et des révolutions et où par conséquent personne ne saurait sérieusement prétendre à en apporter aujourd’hui un bilan définitif. Jusqu’à aujourd’hui, cette période historique de l’histoire de la civilisation humaine a été en effet dominée par la victoire de la révolution russe d’abord, par son isolement et par la montée ensuite du stalinisme en Union soviétique et dans le monde. Et c’est en réalité, dans ce cadre et les conditions qu’il a créées, par rapport à leurs conclusions et à leurs convictions personnelles sur ce problème précis, que se déterminent aujourd’hui tous ceux qui veulent trancher les débats ouverts et les questions posées à l’humanité depuis 1917. D’où la violence des passions et l’acuité des conflits à propos d’une question qui constitue pourtant à bien des égards un chapitre clos de l’histoire de l’Espagne et du monde.

Pour plus de commodité, nous tenterons le point de l’état des questions en étudiant successivement les différents courants qui ont constitué le mouvement révolutionnaire espagnol dans la période qui nous intéresse, avant de nous attacher aux événements proprement dits sur un plan plus général. Mais nous ne dissimulons pas que nous ne sommes pas parvenus à esquiver la difficulté majeure : la façon dont pourra être écrite et dont sera écrite l’histoire de la révolution espagnole dans les années et décennies à venir dépend dans une très large mesure du déroulement politique en Espagne et dans le reste du monde au cours de cette même période.

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