1980

"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?"

Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980.

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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)

P. Broué

La Résistance


Le dernier texte politique présenté en U.R.S.S. même au nom de l'Opposition tout entière est la déclaration d'avril 1930, rédigée par Rakovsky et signée également de V. V. Kossior, N.I. Mouralov et V.S. Kasparova [1]. L'entreprise a d'ailleurs été difficile et un premier projet a été saisi au cours d'une perquisition chez Rakovsky. A partir de cette date, des discussions se poursuivent, mais les déportés n'ont plus la possibilité d'élaborer de documents collectifs. Mais ce n'est pas, comme au début de 1929, le signe d'une crise interne. Bien au contraire, ce qui était apparu comme le « dernier carré » de l'Opposition autour de Rakovsky se nourrit à nouveau de recrues, jeunes et vieilles, en déportation et dans les prisons : en Sibérie et en Asie centrale, parmi les déportés et les prisonniers, l'Opposition de gauche se développe beaucoup. Dans les centres urbains, en revanche, elle reçoit coup sur coup.

On peut suivre la trace de ces vagues de répression, presque semaine après semaine dans la correspondance des « papiers d'exil ». C'est Victor Serge qui, en mai 1930, raconte la série de perquisitions et d'arrestations qui viennent notamment de toucher les déportés Abramsky, Voskressensky, Antokolsky, que l'on retrouvera bientôt à Verkhnéouralsk [2]. En mai 1931, c'est une lettre de Naville qui mentionne l'arrestation du dernier noyau de ceux qu'il appelle les « résistants libres » et notamment de leur chef, « Michel » ‑ un ami d'Andrés Nin, précise‑t‑il ‑ qui est resté ferme devant le G.P.U. [3]. En octobre 1930, Trotsky l'écrit franchement à l'Américain Shachtman : l'Opposition, en tant qu'organisation, n'existe plus [4]. A cette date, les chefs de l'Opposition sont dans les isolateurs, Verkhnéouralsk, Iaroslavl, Tobolsk, Souzdal, voire la sinistre « prison centrale du G.P.U. » à Moscou, comme l'ex‑clandestin Ianuchevsky.

Mais les bolcheviks‑léninistes n'ont pas oublié les leçons d'action clandestine que leur a enseignées leur lutte contre le régime tsariste. La répression policière ne permet pas de construire un centre à l'intérieur : qu'à cela ne tienne, on le bâtira à l'extérieur, autour du Biulleten Oppositsii, lequel deviendra en Russie l'axe du regroupement des oppositionnels, l'organisateur en même temps que revue théorique et bulletin de discussion.

L'expédition du Biulleten, dont plusieurs dizaines sous une forme réduite qui permet un transport clandestin, se fait par mille et un canaux. Le principal est celui des ports que touchent les bateaux soviétiques, Anvers et Hambourg, ce qui donne un rôle particulièrement important aux militants belges et allemands. La vente publique du Biulleten dans les kiosques et librairies de la plupart des grandes villes d'Europe permet de toucher les Soviétiques en voyage à l'étranger et dont beaucoup, précisément, recherchent ce type de publication. Dans l'ensemble, le Biulleten continuera à pénétrer en U.R.S.S., même en nombre réduit, jusqu'en 1933 et même probablement après, comme le prouvent certains éléments d'information donnés en 1936 par Serge.

Mais le problème le plus difficile à régler est celui de la circulation en sens inverse : d'Union soviétique en Europe occidentale, plus précisément à Berlin où Sedov a installé le « centre », la rédaction du Biulleten. En interrompant dans ce sens les communications, le G.P.U. ferait en effet d'une pierre deux coups : que serait un Biulleten privé d'informations venant d'U.R.S.S. ? Les conditions rigoureuses de clandestinité d'un tel travail font en outre qu'il n'en reste presque aucune trace écrite, ou du moins des traces difficiles à interpréter. Ces réserves faites, indiquons tout de même ce qui nous paraît être les grandes lignes de la solution apportée par Sedov à cet épineux problème.

En 1929, par exemple, Sedov avait réussi à posséder à Berlin et à Paris, une antenne. Celle de Paris était « Joseph », en réalité Solomon Kharine, membre de la délégation commerciale à Paris, dont nous savons qu'il a non seulement suivi Radek dans sa capitulation, mais livré au G.P.U. les manuscrits du premier numéro du Biulleten [5]. A Berlin, le représentant de l'Opposition ‑ en contact avec les oppositionnels allemands et particulièrement Sacha Müller qui connaît le russe ‑ est désigné dans la correspondance sous l'initiale de « L. ». Peu après, le rôle d'antenne et de boîte aux lettres à Berlin va être joué par une jeune soviétique de vingt ans, qui est aussi une vieille militante de l'Opposition de gauche russe, camarade de combat de Léon Sedov, précisément, et propagandiste ardente d'idées et thèses de l'Opposition dans les jeunesses communistes, Nina V. Vorovskaia. Fille d'un vieux‑bolchevik, elle a obtenu l'autorisation du gouvernement d'aller faire soigner en Europe occidentale sa grave tuberculose. Elle est de toute confiance, puisqu'elle appartient au vieux noyau dirigeant, elle est relativement protégée pour le moment puisque fille d'un martyr de la révolution, assassiné par les Blancs, elle connaît personnellement tous les militants importants et risque moins que quiconque d'être le jouet d'une provocation. Mais elle ne reste pas longtemps. Les médecins décident d'abord une opération qui la met quelque temps hors‑circuit. Ensuite, à peine convalescente, elle est rappelée par les autorités russes et revient à Moscou où elle meurt. Trotsky lui consacre une émouvante notice nécrologique [6]. Les documents allemands la désignent sous les initiales « N. K. [7] ».

Pendant plusieurs mois, au cours de l'année 1930, il n'y a plus à Berlin d'antenne permanente de l'Opposition de gauche russe. Le trou est pourtant bouché à la fin de l'année par un homme dont Sedov écrit à son père qu'il est tout à fait sûr [8]. C'est probablement celui que Jean Meichler a rencontré à Paris et dont il parle dans une lettre à Prinkipo : le « nouvel ami », le « Dr H. K. » appartient à la représentation commer ciale soviétique en Allemagne, sa spécialité est le bois, et il a deux amis à la représentation soviétique à Paris qu'il est venu rencontrer pour les besoins de l'action et de la liaison [9].

Nos informations s'interrompent sur cette question avec la venue de Sedov à Berlin. Désormais, en effet, c'est lui l'antenne, le centre, la tête du réseau, l'homme qui tient et assure toutes les liaisons. De nombreux Russes vivent dans la capitale allemande, émigrés d'époques diverses, étudiants aussi. Nous savons que Sedov recrute à Berlin un étudiant russe muni d'un passeport, Oskar Grossmann, qui, sous le nom de « Otto » va devenir un des dirigeants des jeunes de l'Opposition allemande. Mais nous savons aussi qu'il rencontre beaucoup de voyageurs : c'est, semble‑t‑il, par la légation commerciale de Berlin que transitent la plupart des voyageurs d'Union soviétique dont un bon nombre apportent informations et documents.

Pour le reste, Léon Sedov, vieux conspirateur, a recours aux « voyages spéciaux » dont nous ne savons pratiquement rien, sinon qu'ils étaient extraordinairement difficiles à organiser, qu'il a dû toujours argumenter et convaincre de leur nécessité ceux qui acceptaient de les faire, qu'ils ne comportaient jamais de mission « aller­-retour », mais seulement l'un ou l'autre, que les gens qui avaient porté des documents ne rapportaient rien, et vice versa [10]. Les rares informations dont nous disposions par ailleurs semblent indiquer que, bien entendu, les « voyages spéciaux » n'étaient pas des voyages de touristes, trop suspects parce que rares à l'époque, mais des déplacements normaux de militants des appareils de l'I.C. ou du K.P.D. qui sympathisaient avec l'Opposition de gauche et acceptaient de les doubler d'une mission spéciale. Un seul témoignage à ce sujet, celui de l'Allemand Karl Gröhl qui assura pour Sedov au début de 1933une « mission spéciale » à Moscou en février 1933 à l'occasion d'un voyage effectué pour le compte de l'entreprise de Münzenberg [11].

La correspondance d'Union soviétique qui paraît très régulièrement dans le Biulleten est donc en réalité une correspondance de type un peu particulier, hétérogène, formée à la fois d'extraits de rapports authentiques de militants russes et de textes rédigés par Sedov sur la base de rapports oraux, de lettres personnelles reçues par ses contacts, etc.

Les premières proviennent généralement de Moscou, mais aussi de Leningrad, Kharkov et même Tachkent ou des nombreux lieux de déportation. Elles sont évidemment signées de pseudonymes, parfois de simples initiales, et donnent en général des informations intéressantes non seulement sur la vie du parti, les intrigues d'appareil, l'état d'esprit dans les masses et les conditions de vie, mais aussi la répression, le sort et le moral des prisonniers et exilés. Dans une première période, il y a les rapports signés « N. », à partir de 1930, ceux de « N. N. », avant qu'apparaisse « T. T. ». Qui étaient ces hommes ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Nous avons mentionné par ailleurs que l'un d'entre eux était vraisemblablement le bolchevik de Moscou Andréi Konstantinov, Kostia, membre du parti depuis 1916, arrêté fin 1932, ultérieurement déporté à Arkhangelsk, puis Vorkuta. Nous connaissons aussi le Moscovite Ianuchevsky, ‑ Ian - arrêté sans doute en 1930, transféré de Verkhnéouralsk à la prison centrale du G.P.U. de Moscou ‑ où il disparaît pour toujours.

C'est à cette première catégorie de « rapports » plutôt que de lettres qu'appartiennent les documents ayant trait à la déportation et même à la vie des isolateurs, transmis par les responsables soviétiques au prix de mille difficultés : ainsi le texte rédigé à Verkhnéouralsk en juin 1930 par Iakovine, Solntsev et Stopalov arriva‑t‑il à Prinkipo le 10 octobre. Le délai ne fut guère plus long entre le début de la première grève de Verkhnéouralsk en 1931 et l'information la concernant dans le Biulleten Oppositsfi qui publia par‑dessus le marché la liste nominale des cent dix‑sept grévistes de la faim en distinguant « bolcheviks‑léninistes » et « décistes ».

Le deuxième type de documents consiste en lettres personnelles ou extraits de lettres personnelles contenant des informations concrètes ou en lettres fabriquées à partir de matériaux recueillis par correspondance ou dans des conversations : à partir de confidences de responsables voyageant à l'étranger, elles établissent souvent des faits intéressants, recueillent les rumeurs dont l'appareil foisonne au début des années trente, donnent des informations enfin qui ont été souvent confirmées, des décennies plus tard, après la mort de Stallne. Les plus intéressantes d'entre elles se trouvent dans la période où l'Opposition russe, à la fin de 1932 commence à sortir de son isolement et se prépare à entrer dans le « bloc des oppositions ».


Notes

[1] Cf. documents, p. 90‑104.

[2] Serge à Trotsky, 30 mai 1930, Harvard 5005.

[3] Naville à Trotsky, 28 août 1931, ibidem, 3503.

[4] Trotsky à Shachtman, 31 octobre 1930, ibidem, 1082.

[5] Cf. n. 12.

[6] « Nina V. Vorovskaia », Biulleten Oppositsii n° 19, mars 1931, p. 36. Nina V. Voroskaia (1908‑1931) était la fille du vieux bolchevik Vaclav V. Vorosky (1871‑1923), un ancien de l'Iskra devenu diplomate et assassiné à Lausanne par un Blanc.

[7] Urbahns à Trotsky, 25 mars 1929, Harvard, 5616.

[8] Sedov à Trotsky, ibidem, 5482.

[9] Meichler à Sedov, 9 octobre 1930, ibidem, 12759.

[10] Sedov à Trotsky, ibidem, 5482.

[11] Karl Gröhl (1896‑1979), militant du K.P.D. sous le nom de Friedberg depuis 1919 ‑ il avait été responsable de l'appareil militaire ‑ avait adhéré à l'Opposition de gauche clandestinement en 1930 et y militait sous le nom de Karl Erde. Il a publié ses mémoires sous le nom de Karl Retzlaw : Spartacus. Aufstieg und Niedergang. Erinnerungen eines Parteiarbeiters. Le récit de sa mission à Moscou en février 1933 se trouve p. 355‑356. Willy Münzenberg (1889‑1940), avait été le dirigeant de l'Internationale socialiste des jeunes, puis de l'Internationale communiste des jeunes ; responsable du Secours rouge international il avait ensuite organisé ce qu'on appelait le « trust Münzenberg », un ensemble de journaux et d'entreprises diverses visant à soutenir la propagande de l'I.C.


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