1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

I - L'enfance [1]

Lev Davidovitch Bronstein – le futur Trotsky – est né dans une khata, petite maison au toit de chaume, à Yanovka en Ukraine, dans une famille de colons juifs, le 25 octobre/7 novembre 1879, trente-huit ans presque jour pour jour avant l'insurrection d'octobre à Petrograd.

L'année 1879 n'annonçait pas l'aurore. La révolution, dont cet enfant allait être la plume et l'épée, semblait relever du rêve utopique plus que des perspectives politiques. A Paris, après l'échec de Victor Hugo, Raspail, Schoelcher en 1876, les députés de gauche Naquet, Clemenceau, Louis Blanc tentaient de nouveau d'arracher l'amnistie totale des combattants de la Commune de Paris : ils furent battus par 345 voix contre 104. En Allemagne, où s'abattait la répression Commandée par les « les lois antisocialistes » de Bismarck, les députés social-démocrates tentaient désespérément de survivre par des conces­sions, et Marx, comme Engels, condamnait ces « opportunistes ». Le premier numéro du Sozialdemokrat en exil sortait à Zürich le 28 septembre à 3000 exemplaires ...

La Russie frissonnait encore des coups de feu que la jeune Véra Zassoulitch avait tirés l'année précédente sur Trepov, un chef de la gendarmerie responsable de tortures. L'organisation terroriste La Volonté du Peuple, à peine constituée, condamnait le tsar à mort. Elle frappa pour la première fois en novembre. Son congrès du 24 juin 1879 marquait aussi une scission : des rangs de ce groupe, où le popu­lisme était jusqu'alors hégémonique, se détachait un petit groupe animé par Plékhanov, Akselrod, Zassoulitch, Leo Deutsch, qui devait constituer le premier noyau des marxistes russes.

Le régime tsariste, sous lequel était né le petit enfant des paysans Juifs d'Yanovka, paraissait éternel et tout-puissant. De Londres, dans une lettre du 10 avril à N.F. Danielson, l'un de ses traducteurs, Karl Marx comparait pourtant la situation économique de la Russie à celle de la France de Louis XIV et Louis XV et, dans une lettre à Engels, le 10 septembre, soulignait que le régime intérieur de la Russie révélait ses faiblesses profondes [2]…

Huit enfants naquirent dans la maison de David Léontiévitch Bronstein et de sa femme Anna. Quatre vécurent : Aleksandr, Uza, Lev (Léon) et Olga.

Yanovka est loin d'être le centre du monde, mais ce n'est pas non plus un coin tout à fait perdu. Le premier bureau de poste n'est qu'à vingt-trois kilomètres et la première gare de chemin de fer à trente-cinq. C'est un village de colonisation dans la steppe ukrainienne, dans le « gouvernement » de Kherson. David et Anna s'y sont installés en 1879, quelques mois avant la naissance de Ljova. Anna était née à la ville. David, lui, avait quitté avec ses parents le village juif qu'ils habitaient dans la région de Poltava: le couple s'était lancé dans l'aventure de la « colonisation libre », dont la « liberté » était sérieusement tempérée par les mesures discriminatoires contre les Juifs.

Chez les Bronstein, ce n'est pas l'opulence, ce n'est pas non plus la misère. Trotsky écrira :

« Mon enfance à moi n'a connu ni la faim ni le froid. Au moment où je suis né, la famille de mes parents possédait une certaine aisance. Mais c'était le bien-être rigoureux de gens qui sortent de l'indigence pour s'éle­ver et qui n'ont pas envie de s'arrêter à mi-chemin. Tous les muscles étaient tendus, toutes les idées dirigées dans le sens du travail et de l'accumulation [3].»

Le premier chapitre de Ma Vie donne une description précise de l'exploitation agricole des Bronstein, des terres affermées autour du noyau d'une centaine d'hectares achetées au « colonel Yanovsky », premier colon d'Yanovka : on fait pousser le blé, on élève chevaux, bêtes à cornes, porcs. Jusqu'en 1896 – donc pendant toute l'enfance de Ljova – la famille vit dans une maison de terre maçonnée, au toit de chaume : cinq petites pièces, avec deux chambres au sol en terre battue, dont celle des enfants, et « la salle » avec son plancher, où l'on héberge les hôtes d'honneur et notamment la colonelle. Tout autour, un jardin où poussent des arbres et des rosiers. David Léontiévitch a construit de ses mains un second bâtiment en glaise, couvert de tuiles, où il a logé son atelier, la cuisine des « maîtres » et le quartier des domestiques. Il y a aussi trois greniers surélevés, l'écurie, l'étable, la porcherie, le poulailler, un peu plus loin. Le puits est à une centaine de mètres, non loin de l'étang et surtout du moulin, où David Léontié­vitch moud son grain et celui des voisins moyennant prélèvement de 10 % de la farine.

Tout, ici, et d'abord les relations familiales, est commandé par le travail et son rythme saisonnier. Evoquant sa petite enfance, Trotsky note :

« Dans ce genre d'existence, la place réservée aux enfants était plus que modeste. Nous ne connaissions pas le besoin, mais nous n'avons pas connu non plus les largesses de la vie ni ses caresses. Mon enfance n'a pas été pour moi une clairière ensoleillée comme pour l'infime minorité ; ce ne fut pas non plus la caverne de la faim, des coups et des insultes, comme il arrive à beaucoup, comme il arrive à la majorité. Ce fut une enfance toute grisâtre dans une famille petite-bourgeoise, au village, dans un coin perdu, où la nature est large, mais où les mœurs, les opi­nions, les intérêts sont étroits, étriqués [4]. »

L'adulte a des souvenirs très anciens, remontant peut-être à la période précédant sa deuxième année, mais ils ne sont ni précis ni chargés d'émotion. Pas de souvenir de tendresse ni de caresses liés à la mère dont il se rappelle seulement qu'elle s'emportait facilement contre les enfants – ce dont il l'excuse en raison du travail qu'elle effectuait toute la journée [a]. Il évoque plutôt la nourrice ou les sœurs. Le souvenir du père est plus chaleureux : ce bourreau de travail était certainement psychologue, un intuitif qui sentait l'enfant et sut probablement, en quelques moments décisifs, ne pas le heurter, de front ni lui donner un sentiment d'abandon. Pourtant la mère lit, péniblement mais obstinément, en peinant beaucoup, des romans russes dont elle suit les lignes du doigt pendant les soirées d'hiver. Le père est illettré. Son activité intellectuelle se concentre sur des comptes d'entreprise qu'il tient rigoureusement, même si la manière n'est pas tout à fait orthodoxe. La langue qu'il parle est un mélange de russe et d'ukrainien, au sein duquel le second domine. On ne parle pas le yiddish à la maison, et l'enfant ne commence à l'entendre qu'à l'âge de neuf ans, dans sa première école, l'école primaire juive. Le seul écho du vaste monde qui pénètre dans Yanovka par la bouche du père, après la moisson, ce sont les cours du blé, le jeu du marché mondial, force mystérieuse qu’on ne comprend ni ne situe, mais dont on saisit empiriquement le poids, puisque c'est elle qui détermine le prix proposé par le commissionnaire de Nikolaiev qui achète la récolte chaque année [5]. Le marché mondial est bien l'unique mystère, avec ceux du sexe et de la reproduction : aucune allusion à Dieu ou à la religion ne se trouve dans le chapitre de Ma Vie que Trotsky consacre à sa petite enfance, à l'exception d'une discrète allusion à un refus de la mère de voyager un samedi.

En fait, l'exploitation familiale comporte un élément plus important même que la maison, la «salle» et le divan troué sur lequel Ljova passe beaucoup de temps: c'est l'atelier, avec son responsable Ivan Vassiliévitch Grébine, qu'entourent le meunier, le chauffeur, le contremaître, le commis, le garçon d'écurie, les apprentis, sans oublier la cuisinière et la masse confuse des «centaines» de saisonniers qui travaillent quatre mois par an et couchent dehors. Pour l'enfant, Ivan Vassiliévitch Grébine est un personnage central de son univers, d'abord pour « ses connaissances techniques universelles », par le res­pect qu'il inspire à tous - il mange à la table des «maîtres» - par une autorité qui repose sur une compétence reconnue. C'est de ses mains brunes d'ouvrier que Ljova, devenu homme, se souvient, non de celles de ses parents. L'enfant est attiré par l'univers nouveau qui s'ouvre avec l'atelier, les quartiers des domestiques, les conversations qui lui livrent des secrets de la vie, les jeux, les rapports humains et sociaux. Il écrira :

« A l'atelier, dans la maison des domestiques, à la cuisine, dans les arrière-cours, la vie s'ouvrait devant moi, plus largement et autrement que dans la famille [6]. »

C'est là que l'enfant découvre l'existence des rapports sociaux et particulièrement de l'inégalité. Fils de maître, il fait aussi l'expérience cruelle de la moquerie à son égard, de la part des domestiques et des apprentis, insolents et avides de revanche, qui le prennent volontiers pour cible de leurs brocards et plaisanteries.

Il ne semble pas en avoir appris autant à l'école « primaire » où il entre en 1884, à la colonie juive de Gromokleï, hébergé dans la mai­son de son oncle Abram et de sa tante Rakhil. Il doit apprendre le russe, l'arithmétique et la Bible en hébreu. L'école juive ne lui a guère laissé de souvenirs : est-ce parce que ses camarades parlent le yiddish, qu'il ne connaît pas ? Les épisodes qu'il évoque dans Ma Vie, en dehors de l'ardoise et de la lecture en chœur de la Bible, relèvent plu­tôt de la leçon de choses : les méchantes blagues que la femme du maître fait à son époux, la mauvaise réputation d'un voleur de che­vaux, une foule qui malmène une femme accusée de voler les maris, la naissance d'un enfant de la nourrice Macha, dont les visiteurs le met­taient toujours à la porte le temps de leur « visite ». Il apprend néan­moins à lire et à écrire, « deux arts », dira-t-il, qui lui ont « rendu des services dans la suite [7] ».

Dans l'immédiat, ils lui valent quelques déboires. Il a écrit sur une feuille de papier, avec beaucoup de soin, les mots qu'il connaît, mais qu'on ne prononce pas en famille, séduisants, pense-t-il, parce que défendus. Mais il pense mourir de honte quand sa mère lui réclame ce papier qu'il parvient tout de même à déchirer. A la Noël de 1886 – il vient d'avoir sept ans –, il persuade un des ouvriers de son père de lui dicter le discours en vers qu'il a récité dans une saynète traitionnelle avec un groupe de « déguisés ». Puis il se met à écrire des vers qu'il sait, qu'il sent mauvais et que les adultes, aussi impitoyables que lourds, lui font réciter devant les visiteurs, à sa grande honte.

En 1885, son oncle Abram lui a apporté un élément important de connaissance en le situant précisément dans cette année, la première, donc, dont il prend conscience. Il écrira :

« Ce fut le terme d'une durée informe, de l'époque préhistorique de mon existence, d'un chaos : à ce nœud commença ma chronologie. J'avais alors six ans. Pour la Russie, ce fut une année de disette, de crise et une grande agitation dans le monde ouvrier se manifesta pour la première fois. Pour moi, j'étais seulement stupéfait d'apprendre que l'année avait un nom inconcevable. Inquiet, je tâchais de découvrir le lien mystérieux qui existait entre le temps et les chiffres. Puis les années se succédèrent, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Mais 1885 resta longtemps l'aînée d'entre elles, l'année d'origine. Ce fut mon ère [8]. »

C'est probablement dans cette même année 1885 qu'il a fait connaissance avec la ville. Ce grand voyageur écrira plus tard :

« Aucune des capitales du monde – ni Paris ni New York – n'a produit sur moi une aussi forte impression que celle que je reçus alors d'Elisavetgrad avec ses trottoirs, ses toits peints en vert, ses balcons, ses magasins, ses agents de police et ses globes rouges suspendus à des fils. Durant quelques heures, je pus contempler en face la civilisation [9]. »

En 1887, où un oukase impérial établit un numerus clausus de 10 % pour les enfants juifs dans les établissements secondaires, Ljova est retiré de l'école de la colonie, où il apprend peu et n'est pas heureux. Il revient à la maison d'Yanovka, et ses connaissances techniques fraîches – lire et écrire – lui permettent d'aider le père dans l’établissement des comptes et le versement des salaires. Est-ce reconstitution a posteriori, par le militant, de la vision de l'exploitation et de la division en classes qui inspire certains de ses souvenirs : les ouvriers saisonniers qui arrêtent le travail pour protester contre l’insuffisance de la nourriture, la plainte adressée aux autorités parce que certains ouvriers souffrent de « cécité nocturne » due à la sous-alimentation ? Le père est un patriarche qui n'a rien d'un philanthrope, et certaines de ses décisions semblent au garçon injustes et brutales : ce sont de tels épisodes qui émergent de sa mémoire familiale de ces années-là. Curieusement, aussi, la campagne lui enseigne la mobilité sociale. Bien qu'un oukase le prive du droit d'acquérir des terres, le père s'enrichit, prend de nouvelles terres à ferme, construit. Dans le voisinage, des familles issues de l'aristocratie s'appauvrissent et courent à la ruine, tout en discourant sur les souvenirs de leur grandeur.

Il faut cependant régler la question de l'instruction du garçon, dont nul ne doute, dans sa famille, qu'il soit apte à faire des études diffi­ciles et brillantes. Après l'échec de l'expérience de l'école de la colonie, une solution nouvelle s'impose. Elle va surgir, comme par hasard, avec la visite d'un cousin venu passer, pour raisons de santé, un été à la campagne. Moïsséi Filippovitch Spenzer est le neveu d'Anna. Cet homme jeune – vingt-huit ans – est instruit et vient d'être exclu de l'université pour une affaire politique mineure et des sentiments libéraux. Il s'est occupé jusque-là, comme l'écrira Trotsky, d' « un peu de Journalisme et d'un peu de statistique ». Il est sur le point d'épouser, à Odessa, la directrice d'une école gouvernementale pour jeunes filles juives. Cet homme jeune et agréable, brillant et ouvert, est parfois rebuté par la dureté que commande la nécessité de l'accumulation pri­mitive. On le gâte parce qu'il tente de protéger son organisme d'une atteinte de tuberculose. Il se prend d'amitié pour le jeune garçon, dont le caractère et l'intelligence le séduisent. Il entreprend de le préparer aux études et à l'avenir. Par ses soins, le jeune fils de David Léontié­vitch et d'Anna apprend à se laver, à manger proprement, à bien se tenir avec les adultes. Il lui enseigne aussi les mathématiques et le russe pour le préparer à l'entrée dans une école secondaire – plutôt l' « école réale », collège moderne [b], que le gymnase (lycée), pratique­ment interdit aux Juifs.

C'est tout naturellement qu'à la fin du séjour de ce citadin la décision est prise, entre les parents de Ljova et Moïsséi Filippovitch, de lui confier le garçonnet à partir du prochain printemps, pour qu'il habite dans sa famille à Odessa et y fréquente une école secondaire.

Ljova entreprend le grand voyage muni d'une énorme caisse de vêtements et de provisions et, en larmes, par voiture, train jusqu’a Nikolaiev, bateau sur le Bug et la mer, parvient enfin dans le grand port du Sud et la maison où un coin de la salle à manger est réservé, derrière un rideau, à sa couche. Il racontera plus tard sur ce séjour qui fut sans doute pour lui une merveilleuse aventure :

« Je me trouvai tout de suite et entièrement au pouvoir de la discipline séduisante mais exigeante dont j'avais eu le pressentiment au village, auprès de Moïsséi Filippovitch. Le régime de la famille n'était pas telle­ment sévère que réglé : c'est précisément pour cela que, dans les pre­miers temps, il me parut sévère. Je dus d'abord me coucher à neuf heures. C'est seulement au fur et à mesure de ma montée en classes que l'on m'autorisa à me coucher plus tard. Petit à petit, on m'enseigna qu'il fallait dire bonjour le matin, se nettoyer les mains et les ongles, ne pas porter les aliments à sa bouche avec son couteau, ne jamais être en retard, remercier la domestique quand elle vous servait et ne pas parler mal des gens derrière leur dos. J'appris que des dizaines de mots qui m'avaient toujours semblé les plus justes au village n'étaient pas du russe, mais de l'ukrainien corrompu. Chaque jour, je découvrais une nou­velle parcelle d’un monde plus cultivé que celui où j’avais passé les dix premières années de mon existence. Même le souvenir de l’atelier commençait à pâlir, à perdre de ses charmes devant les séductions de la littérature classique et l'ensorcellement du théâtre. Je devenais un petit citadin [10]. »

La famille Spenzer s'attache énormément à ce charmant garçon ; les domestiques lui font leurs confidences et il leur sert parfois d'écrivain public. Le chef de famille traduit et annote des tragédies grecques, écrit des contes pour enfants, prépare des tables chronologiques, puis se lance dans la création d'une maison d'édition qui sera une excellente affaire après des débuts difficiles. Il a beaucoup de livres. L'enfant se passionne pour le travail, se familiarise avec tous les aspects techniques du métier de l'imprimerie, apprend à corriger, contracte une passion « pour le papier fraîchement imprimé [11]».

A l'automne, le jeune garçon se présente à l'examen d'entrée de l'école réale qui dispense un enseignement de type moderne, avec prédominance de sciences et de langues. Mais il échoue, faute d'une for­mation antérieure suffisante. L'entrée dans le secondaire sera donc retardée d'une année, passée dans la « préparatoire », annexée à l'école réale Saint-Paul, qui accueille nombre d'enfants juifs dont les parents veulent les faire passer à travers la sévère sélection de l'entrée en « première », l'équivalent de notre « sixième ».

Les premiers jours de la préparatoire sont durs. L'enfant a revêtu le bel uniforme de l'école, et un apprenti un peu plus âgé, dans la rue, crache sur la belle blouse. A l'école, c'est pis encore : les petits de la préparatoire n'ont pas droit au port de l'uniforme, et il faut sur-le-champ se défaire de tout le clinquant, l'écusson, les pattes, la boucle de la ceinture et même les boutons de la veste [12].

Pourtant, après ces jours d'affliction, écrira-t-il, « vinrent des jours d'allégresse [13] ». Ljova, de son entrée à la préparatoire à sa sortie de la réale, demeurera le premier de sa classe. Il n'en sera pourtant pas pour autant la gloire pendant toute cette période.

Odessa est un port, en ces années une ville extraordinairement gaie et vivante, mais aussi–- et c'est peut-être pour cette raison qu'il en fut tenu à l'écart par ses hôtes – « la ville la plus empoliciérée de toute la Russie empolicée [14]  ». L'école réale Saint-Paul est aussi bigarrée que la ville : fondée par la paroisse luthérienne, elle enseigne en russe à un auditoire d'enfants d'origine allemande, russe, polonaise et même suisse, mélangeant orthodoxes, catholiques et Juifs dans une ambiance finalement libérale et tolérante. Ce qu'Odessa ne pouvait faire, l'école Saint-Paul le fit : l'école donna à Ljova sa « première notion de cosmopolitisme [15] ».

De ses professeurs, nous avons une série de portraits très vivants. Aucun n'a emporté l'affection, aucun n'a suscité la haine. Ils n'étaient pas tous médiocres, certains incontestablement originaux. Aucun ne marque le jeune élève. Parmi ses camarades, il est rapidement très populaire, même auprès des « grands ». Bien qu'un biographe assure qu’il n'eut pas d' « amis » à Saint-Paul [16], lui-même mentionne son « ami » Kostia R., dont il fut séparé par un redoublement, mais qu'il ne perdit pas de vue [17], et aussi ce Krougliakov auquel, écrit-il, « il s'attacha de toute son âme », mais qui disparut très vite, mort comme beaucoup de tuberculose [18].

Ljova lit beaucoup, « à perte de vue [19] », se souviendra-t-il, seul à ses moments de liberté dans la journée, où il faut toujours lui arracher un livre des mains, et il goûte énormément la lecture à voix haute, le soir, par le maître de maison. Il s'expliquera plus tard « cette infatigable absorption de textes imprimés » par « le désir naissant de voir, de savoir, de conquérir [20]  ». Bientôt il reconquiert une autre joie qui est celle d'écrire, avec une lycéenne plus âgée, laquelle compose avec lui un poème satirique, puis seul, sous la pression d'un journaliste, ami de la famille, qui lui fait écrire un parallèle entre un poème de Pouchkine et un de Nekrassov. L'ami va lire à haute voix le texte demandé, comme le fait régulièrement le professeur de littérature pour les tra­vaux de Bronstein [21]. Le théâtre, plus tard l'opéra italien, le trans­portent, et c'est par les feuilletons qui leur sont consacrés dans la presse qu'il aborde la lecture des journaux, avant de devenir un admi­rateur du « feuilletonniste » libéral Dorochévitch.

C'est la maison Spenzer qui le nourrit intellectuellement. Moïsséi Filippovitch et sa femme, Fania Solomonovna, admirent Ljova et l'entourent de leur affection et de leurs encouragements, confortant une confiance en lui-même que nourrissent bientôt les grands succès scolaires. Et puis la maison est ouverte, fréquentée par une bonne partie de ce qu'Odessa compte d'intellectuels distingués, écrivains, jour­nalistes, artistes, un monde qui fascine le jeune garçon et le séduit, une élite dans laquelle il aspire de toutes ses forces à entrer. Ses contacts avec d'autres milieux sont rares et le marquent peu : par des camarades de classe, il découvre des familles conservatrices dont l'atmosphère le repousse et qui, sans doute, ne s'ouvrent pas volontiers devant un jeune juif, même brillant élève. Curieusement, ce garçon qui a eu, dans sa petite enfance, l'espace de la steppe pour y déployer ses exercices et ses galops, s'abstient à Odessa de toute activité physique, méprise même la mer, la nage, la navigation, la pêche. Il reste discret sur l'une des activités normales des garçons de son âge, la chasse aux conquêtes féminines chez les « gymnasistes » et les « réalistes », et n'en parle qu'indirectement, à propos de ses vacances chez lui et du retour de ses camarades pensionnaires, avec un détachement qui ne l'empêche pas de porter une appréciation révélatrice : « L'inconstance des demoiselles était indescriptible », dans l'antago­nisme « féroce » qui opposait pour elles lycéens, étudiants, « réalistes » du même âge [22]… 

Son amour de la littérature va le pousser à des activités compromet­tantes et même dangereuses. Avec ses camarades de « deuxième », il crée une revue, La Goutte, censée contribuer à l'océan de la littéra­ture, avec ses poèmes et ses contes [23]; mais la rédaction de journaux et revues est strictement interdite dans les écoles de l'empire tsariste.

C'est à la fin de cette année, en 1891, que le jeune Ljova se heurte pour la première fois à la répression. A la suite d'un chahut collectif organisé contre l'injustice du professeur de français à l'égard d'un de leurs camarades, il est dénoncé comme « meneur », traité de « monstre moral » par l'enseignant et finalement exclu par le conseil pédagogique de l'école. La sanction est lourde ; elle est durement ressentie et l'angoisse est grande de devoir en informer les parents. Mais tout se termine bien, le père prenant l'affaire avec un certain humour et sans doute un peu de fierté, et « le premier de sa classe », après une exclusion temporaire, est finalement autorisé à reprendre les cours dans la classe supérieure à la rentrée d'automne [24]. Evoquant cet épisode dans Ma Vie, Trostsky généralise l'expérience :

« Telle fut ma première épreuve politique en quelque sorte. Les grou­pements qui s'étaient formés en cette occasion – cafards et envieux d'une part ; garçons francs et hardis à l'autre extrémité ; au milieu, les neutres, masse mouvante et instable –, ces trois groupements ne devaient pas se résorber, loin de là, dans les années qui suivirent. Plus tard, je les ai ren­contrés à plusieurs reprises, dans les circonstances les plus diverses [25]. »

Faut-il voir dans cette constatation le désir rétrospectif de donner à la classe de seconde de l'école Saint-Paul « l'allure d'un petit parti communiste dans les années vingt, avec ses divisions, pour et contre Trotsky [26]  », ramenant à une question personnelle ce qui fut sans doute une grande épreuve, y compris politique, au sens large du terme ? Trotsky était sans doute plus proche de sa propre réalité psychologique en écrivant de lui-même :

« L'école est une arène de dure rivalité. Dès le moment où le garçon dont nous parlons fut déclaré le premier élève, laissant loin derrière lui le deuxième, le petit natif d'Yanovka sentit qu'il pouvait plus que d'autres. Les gamins qui se liaient à lui reconnaissaient sa suprématie. Cela ne pouvait pas ne pas influer sur le caractère. Les maîtres l'approuvaient. [...] Les élèves étaient divisés : notre garçon avait d'ardents amis, mais aussi des ennemis. Il était de même plutôt vétilleur à son propre égard. [...] L'idée qu'il avait de devenir meilleur, plus élevé, plus instruit, le poi­gnait de plus en plus en pleine poitrine. [27] »

Le garçon qui sort à dix-sept ans de l'école réale Saint-Paul et qui doit encore achever ses études secondaires en faisant sa « septième » (terminale) dans une autre école, n'est pas dépourvu d'un charme dominateur. Grand, bien bâti, le regard bleu perçant maigre les lunettes de myope qu'il a dû porter dès ses premières années d'école réale, il a un grand souci d'élégance vestimentaire et se préoccupe beaucoup de son apparence et de sa présentation. Il a un vif intérêt pour les sciences et envisage de faire des études supérieures en mathématiques pures. Sa passion la plus élémentaire le porte vers l'écriture. Mais il est totalement étranger à la politique, comme le milieu où il a vécu ces années décisives, la famille Spenzer. A la mort de Friedrich Engels, en 1895, il marchait sur ses seize ans et ne connaissait pas le nom du compagnon de Marx. Il n'a à Odessa aucun contact avec les cercles d'étudiants, voire peut-être, de lycéens qui commencent à échanger des idées sur le socialisme dans des groupes clandestins – si éloigné d'eux que, des décennies plus tard, il supposera qu'il n'y en avait pas.

En fait, les années 1890 voient se poser la question ouvrière, y compris dans l'empire des tsars. Le mouvement politique se gonfle et s'affirme chez les jeunes intellectuels. Comme ses hôtes, les Spenzer, Lev Davidovitch Bronstein est tout inconsciemment pénétré de l'état d'esprit d'un libéralisme modéré, humanitaire, d'un état d'esprit à peine conscient d'opposition qui fait que le jeune homme se détourne avec écœurement du spectacle du chef de la police d'Odessa hurlant ses ordres [28]. Il essaiera lui-même de tracer les contours de la répu­gnance que lui inspiraient, en dépit de son apolitisme, le régime exis­tant, l'arbitraire, l'injustice :

« D'où cela me venait-il ? De la situation générale à l'époque d'Alexandre III, de la tyrannie policière, de l'exploitation à laquelle se livraient les propriétaires, des exactions dont se rendaient coupables les fonctionnaires, des dénis de droits qui frappaient les minorités nationales, des injustices commises à l'école et dans la rue, de mes rapports étroits avec les petits paysans, les domestiques, les ouvriers, des conversations entendues dans l'atelier, de l'esprit d'humanité qui régnait dans la famille des Spenzer, de la lecture des poèmes de Nekrassov et de bien d'autres livres, en un mot de toute l’atmosphère sociale de ce temps-­là [29]. »

Nulle révolte cependant comme débouché de tels sentiments. Comme ses hôtes et amis, comme nombre d'hommes et de femmes de l'intelligentsia qui ont partagé les espoirs et la désillusion née de l'échec du mouvement populiste, il éprouve un profond sentiment d'impuissance devant un régime trop solide pour être ébranlé. N'y croyant pas, il se détourne de la recherche de moyens de la lutte. Rien d'étonnant non plus, dans ces conditions, que le jeune garçon subisse fortement en même temps, l’attrait de l’Occident européen qui lui apparaît comme le foyer de la culture et de la démocratie : il n'y a pas de raison particulière de voir là plus que le formidable attrait qu'exercent sur lui le vaste monde inconnu et l'univers des idées ...

Il reste que ce qu'il appellera sa faible préparation, au sens politique, même pour un adolescent de dix-sept ans, fait de lui, au moment où il quitte l'école réale Saint-Paul pour aller faire sa septième à Nikolaiev, une exception dans une génération où bien d'autres se trouvaient à son âge, sinon directement engagés, du moins forte­ment intéressés par les idées nouvelles et l'action d'opposition. En se transférant de la maison d'Yanovka à celle des Spenzer, le jeune gar­çon n'a finalement pas quitté l'ambiance de la petite-bourgeoisie tra­vaillant à son ascension individuelle ; il a comblé ici son goût de l'acti­vité physique et de l'effort, et, là, sa soif de lectures et de connaissances, mais pas répondu aux grandes questions collectives que commence à se poser sa génération, celle des hommes qui feront la révolution de 1917. Plus encore, en allant à la ville, il a pratiquement perdu de vue les antagonismes sociaux qu'il avait touchés du doigt dans sa campagne. Il faudra une coupure avec ses, deux « familles » et la secousse de contacts nouveaux pour que se realise, dans sa conscience, la rupture qui s'était déjà produite dans le déve­loppement du pays.


Faisant le point, dans Ma Vie, au cours du chapitre intitulé « La Campagne et la Ville » sur ces deux influences contradictoires qui l'on marqué et en quelque sorte disputé, pendant les premières années de sa vie Trotsky évoque ses conflits avec ses camarades ou les gens d'Yanovka sur ce qu'il appelle « les honteuses croyances » superstitieuses, la validité des conclusions scientifiques apprises à l'école. Il écrit à ce sujet ces remarques, sans doute capitales, concernant sa for­mation intellectuelle et finalement sa personnalité :

« Dans la suite, le sentiment de la supériorité du général sur le parti­culier entra comme partie indissoluble dans mes écrits et dans ma poli­tique. L'empirisme borné, une attitude simplement rampante devant le fait, parfois devant un fait seulement imaginaire, souvent, devant un fait mal compris, me furent odieux. Au-dessus des faits, je cherchai des lois. Cela me conduisit bien entendu, plus d'une fois, à des généra­lisations hâtives, surtout en mes jeunes années, lorsque me manquaient une suffisante connaissance des livres et l'expérience de la vie. Mais, dans tous les domaines sans exception, je ne me sentais capable de me mouvoir et d'agir qu'à condition de posséder un accès aux généralisa­tions. Le radicalisme social et révolutionnaire qui devint la ligne médiane de ma vie spirituelle, et pour toujours, vint précisément de cette aversion intellectuelle pour tout ce qui est lutte mesquine, empi­risme, pour tout ce qui, d'une façon générale, n'est pas idéologique­ment formé, n'est pas largement établi par la théorie [30]. »

Il fallait un cadre nouveau pour qu'explosent les contradictions qui s'accumulaient dans la conscience et l'inconscient de l'adolescent : il allait trouver à Nikolaiev, un cadre moins protégé que celui qui avait été le sien à Odessa.

Finalement, le jeune Lev Davidovitch n'avait pas été protégé par les particularités de sa famille et l'éloignement de sa campagne, pas plus que par les aptitudes exceptionnelles qui lui ouvraient à coup sûr des études supérieures hors de la portée de la majorité des jeunes de son âge. Il allait, au contraire, être happé par les courants politiques profonds qui affleuraient de plus en plus souvent à la surface et entraînaient, en cette fin de siècle, dans les organisations clandestines, populistes ou marxistes, une élite intellectuelle de jeunes gens aux origines sociales diverses inspirés d'une même haine contre l'aristocratie.

Lecteur attentif, mais tardif de Ma Vie, François Mauriac écrit, une fois le livre refermé :

« Lui surtout, cet enfant attentif et grave, ouvre les yeux sur le monde, avec quelle curieuse fixité ! Son univers est celui d'une petite exploitation rurale où l'injustice sociale apparaît peu, où la distance est courte du patron aux ouvriers.
« Que se passe-t il dans cet enfant juif, élevé en dehors de toute reli­gion ? Et n'est-ce pas précisément pour cela que la passion de justice accapare toutes ses puissances ? Littérateur-né, à mesure qu'il grandit, l'adolescent ne devient pas le petit Rastignac que nous connaissons tous. Il ne souhaite même pas de faire carrière dans la révolution et par la révolution. Il veut changer le monde, simplement [31]. »

Et le grand romancier catholique de poser à sa façon la question des ressorts personnels de l'enfant Bronstein:

« Chez cet enfant comblé de dons, chez ce premier de la classe en toute matière, quelle mystérieuse main coupe une à une toutes les racines de l'intérêt personnel, le détache et finalement l'arrache à une destinée normale, pour le précipiter dans un destin presque continûment tragique où les prisons, les déportations, les évasions, servent d'intermèdes à un interminable exil ? [32] »

Max Eastman a répondu aux questions que posera Mauriac. Quand il l'a connu, Trotsky était fier de son père et parlait volontiers de lui, de sa capacité à travailler et à comprendre [33]. Mais, pour lui, c'est dans ses rapports avec un père dominateur et autoritaire, comme dans sa sensibilité, la tendresse et la passion qui le portent vers ceux qui souffrent qu'il faut chercher l'origine de sa révolte contre le père et la société [34]. Sympathies belliqueuses et tendresse révoltée ne sont pas les traits dont on fait un homme ordinaire.

Ljova Bronstein n'était déjà pas un enfant ordinaire.

Notes

[a] Cette « absence » de la mère – ce manque d'amour – est considéré comme la clé de la personnalité de Trotsky et de son conflit « ambivalent » avec le père dans l'intéressante étude d'E. Victor Wolfenstein, The Revolutionary Personality : Lenin, Trotsky, Gandhi. Princeton, 1967, pp. 57 sq.

[b] Le gymnase comportait des études « classiques» avec les humanités (latin, grec), tandis que l'école réale était un établissement où l'on suivait des études qu'on appelait « modernes  », sans les humanités, avec dominante scientifique et étude de langues vivantes. La différence entre gymnase et école réale est celle qui existait en France il y a trente ans entre « lycée classique» et « collège moderne ».

Références

[1] La source principale de ce chapitre est l'autobiographie de Trotsky, Ma Vie. Nous avons utilisé la première édition, chez Rieder, en trois volumes et y faisons référence comme, M. V., suivi du numéro du tome. Ce texte, dont tous les spécialistes se sont accordés pour le traiter comme un témoignage valable, a reçu quelques éclairages de l'étude d'Edmund Wilson, « Trotsky, the young eagle », To the Finland Station, Londres, 1940 et l'étude de Steven Englund et Larry Ceplair, « Un Essai de psycho-­histoire : portrait d'un jeune révolutionnaire »; Revue d'Histoire moderne et contempo­raine, 1977, pp. 524-543, mais surtout de Max Eastman, The Young Trotsky.Isaac Deutscher, dans son Trotsky, vol. I, Le Prophète Armé, a utilisé les mêmes sources, à l'exception de la dernière. Nous y faisons référence comme P.A., 1.

[2] Marx et Engels, Werke, vol. 34, p. 374.

[3] Trotsky, M.V., I, p. 23.

[4] Ibidem, pp, 23-24.

[5] Ibidem, p. 40.

[6] Ibidem, p. 58.

[7] Ibidem, p. 76.

[8] Ibidem, pp. 71-72.

[9] Ibidem, p. 73.

[10] Ibidem, pp. 82-83.

[11] Ibidem, p. 83.

[12] Ibidem, p. 88.

[13] Ibidem, p. 87.

[14] Ibidem, p. 103.

[15] Deutscher, P.A., I, p. 33.

[16] Ibidem, p. 36.

[17] Trotsky, M.V., p. 98.

[18] Ibidem, p. 112-113.

[19] Ibidem, p. 116.

[20] Ibidem, p. 106.

[21] Ibidem, p. 107.

[22] Ibidem, p. 102.

[23] Ibidem, p. 114.

[24] Ibidem, p. 115-123.

[25] Ibidem, p. 124.

[26] Deutscher, op. cit., p.35.

[27] Trotsky, M.V., p. 147.

[28] Ibidem, p. 104.

[29] Ibidem, p. 149.

[30] Ibidem, p. 146-147.

[31] F. Mauriac,Mémoires intérieurs, p. 196.

[32] Ibidem.

[33] Eastman, Y.T., p. 3.

[34] Ibidem, p. 5.

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