1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

III - L'université de la prison et de l'exil 1

Le jeune homme de dix-huit ans qu'une voiture de gendarmes emporte au matin du 28 janvier 1898 vers la prison de Nikolaiev est un criminel d'Etat. En neuf mois, il a organisé dans cette ville plus de deux cents ouvriers – dont vingt-deux sont sous les verrous en même temps que six « intellectuels » –  dans une conspiration criminelle se fixant comme objectif le renversement du régime existant et l'expropriation de la classe capitaliste 2. Ce n'est pas diminuer son originalité, son courage ni son dévouement que de constater qu'il s'est conformé, ce faisant, au mouvement d'une génération entière d'hommes et de femmes qui, dans tout l'empire du tsar, s'étaient lancés à l'assaut du vieux monde. Ils allaient vivre leur première révolution sept ans plus tard et leur première révolution victorieuse moins de vingt ans après. Pour ceux-là, la prison et l'exil étaient l'université révolutionnaire. Ce fut le cas aussi pour le jeune Lev Davidovitch Bronstein.

Les trois premières semaines de ces années s'écoulent pour lui dans  la prison de Nikolaiev. Il se retrouve dans une cellule avec un autre détenu qu'il identifie au bout d'un certain temps, comme un politique, un jeune ouvrier relieur du nom de Micha Yavitch. Laissons-lui la parole :

« La pièce était très grande, elle aurait pu loger trente personnes, elle n'était pas du tout meublée, elle était à peine chauffée. Il y avait à la porte un grand guichet, donnant sur un corridor qui s'ouvrait directement sur la cour. C'étaient alors les grandes gelées de janvier. Pour la nuit, on nous mettait sur le plancher une paillasse que l'on remportait à six heures du matin. C'était un supplice que de se lever et de s'habiller. En paletot, coiffés de nos bonnets, chaussés de caoutchoucs, nous nous asseyions avec Yavitch, épaule contre épaule, sur le sol et, nous adossant au poêle à peine tiède, nous rêvions et somnolions une heure ou deux. C'était probablement le meilleur moment de la journée. On ne nous appelait pas à l'interrogatoire. Nous courions d'un coin à l'autre pour nous réchauffer, nous livrant à nos souvenirs, à nos conjectures, à nos espérances. J'entrepris d'étudier avec Yavitch. Ainsi s'écoulèrent trois semaines 3. »

On peut relever qu'il n'y a ni interrogatoire ni enquête. La police sait à peu près tout et ne se soucie pas de perdre du temps avec des jeunes déjà neutralisés. En revanche, pendant qu'on les tient, on peut toujours essayer de les briser. Et c'est sans doute ce qui est recherché avec le transfert de Ljova dans l'isolement absolu de la prison de Kherson, trois semaines après son arrestation. Il raconte, dans Ma Vie :

« L'édifice était encore plus ancien que celui de Nikolaiev. La cellule était vaste, mais sa fenêtre était étroite, aveuglée par une lourde grille qui laissait à peine passer la lumière. Mon isolement était complet, absolu, sans le moindre allégement. Pas de promenades, pas de voisins. Par la fenêtre calfeutrée pour l'hiver, on ne voyait rien. Je ne recevais aucune communication du dehors : Je n'avais ni thé ni sucre. La soupe des détenus était distribuée une fois par jour, à l'heure du dîner. La portion de pain de seigle avec du sel me servait de déjeuner et de dîner. Je monologuais longuement, me demandant si j'avais le droit d'augmenter la portion du matin au détriment de celle du soir. Les motifs que j'avais trouvés dans la matinée me semblaient, le soir, absurdes et criminels. En soupant, je détestais celui qui avait déjeuné le matin. Je n'avais pas de linge de rechange. Pendant trois mois, je portais les mêmes dessous. Je n'avais pas de savon. Les parasites qu'on trouve en prison me dévoraient. Je m'imposais de faire en diagonale mille cent onze pas. J'allais alors avoir dix-neuf ans. Mon isolement était si absolu que je n'en ai connu de pareil nulle part, bien que j'aie passé par une vingtaine de prisons. Je n'avais pas un seul livre, pas de crayon, pas de papier. La cellule n'était pas ventilée. Je pouvais juger de l'air qu'on y respirait par la grimace du chef-adjoint qui venait parfois me voir 4. »

Toujours pas d'interrogatoire. Il n'en est pas de même – mais il l'ignore – pour certains autres membres de l'organisation clandestine qui sont soumis à la torture. Il n'a pas de voisins et ne peut entrer en communication avec personne. Il ne peut que traverser et retraverser sa cellule en diagonale, en comptant ses pas, faisant et apprenant par cœur des vers, notamment des versions nouvelles des paroles de chansons très populaires. Il refait des paroles « prolétariennes » à une célèbre chanson populiste, des vers, dit-il, « de qualité fort médiocre », qui connaîtront une certaine vogue à l'époque révolutionnaire. Le jeune homme a beau être déterminé, sûr de lui et du choix qu'il a fait pour la vie, il connaît l'angoisse, « la cruelle angoisse de la solitude 5 », dit-il.

Et puis, comme le régime tsariste est un absolutisme tempéré par la corruption, un soir, les surveillants lui apportent du linge propre, une couverture, un oreiller, du pain, du thé, du sucre, du jambon, des conserves, des pommes, des oranges, de la confiture, un savon et un peigne. Le chef-adjoint lui dit que c'est sa mère qui a apporté tout cela, et il comprend à son ton que les responsables de la prison n'ont pas été oubliés 6.

C'est peu après au bout de trois mois et demi à Kherson qu'il est à nouveau transféré, cette fois par bateau, à la prison d'Odessa, une prison moderne dont il parle dans Ma Vie se contentant d'indiquer qu' « après Nikolaiev et Kherson », elle lui « parut idéale ». Mais Max Eastman cite assez longuement ce qu'il lui a écrit à son sujet :

« La prison d'Odessa représentait, vous le savez, le dernier cri de la technique américaine. C'était une prison de confinement solitaire contenant plusieurs centaines de cellules individuelles. Chaque aile comportait quatre étages et une galerie métallique courait le long de chaque étage, ces galeries se rejoignant par un système d'escaliers métalliques. Brique et métal, métal et brique.
« Les pas, les coups, les mouvements résonnent nettement dans tout le bâtiment. Les lits attachés au mur se replient dans la journée et sont baissés la nuit. On entend distinctement son voisin qui abaisse ou qui relève son lit. Les gardiens de la prison se signalent les uns aux autres avec leurs clés de métal sur les rampes métalliques des galeries. Ce bruit, on l'entend presque continuellement toute la journée. Les pas dans les galeries métalliques, on les entend aussi distinctement aussi bien que ceux de la porte à côté et en dessous et au-dessus. On est entouré par le bruit ininterrompu et le tintement de la brique, du ciment, du métal. Et en même temps on est totalement isolé 7. »

En fait il existe des communications, et le jeune détenu s'en aperçoit très vite. Au mois de mai, lorsqu'il arrive, on commence à ouvrir les fenêtres et, en montant sur leurs tables, les prisonniers peuvent se parler, en dépit de l'interdiction formelle qui leur en est faite et des sanctions qui tombent de temps en temps. Quant à l'alphabet des prisons – une sorte de morse pour taper sur les murs –, le jeune prisonnier l'a appris du temps qu'il était en liberté, mais les autres détenus ne le connaissent pas. Après quelques semaines, un voisin de cellule se distingue par son insistance à taper, par la méthode la plus primitive, en donnant à chaque lettre le chiffre qui correspond à sa place dans l'alphabet. Et il découvre, à sa grande stupeur et évidemment beaucoup de joie, que l'homme n'est autre que l'un de ses compagnons de jardin des idées, l'un des frères Sokolovsky, arrêté au même moment que lui et qui vient aussi de passer environ deux mois à la prison de Kherson. Au bout de deux semaines, les deux compères découvrent même la possibilité de communiquer plus facilement encore et directement en enlevant une seule brique dans le mur 8. Ils peuvent se voir, se serrer la main, se remettre des notes, échanger des livres. La vie collective, l'échange des idées reprennent, l'isolement est terminé. La vie « universitaire » commence.

C'est à la prison d'Odessa que Ljova est enfin informé complètement sur son affaire. Il apprend la liste exacte de ses camarades emprisonnés, l'arrestation d'Aleksandra Lvovna, revenue d'Elisavetgrad en recevant la nouvelle. Il sait aussi qu'après dix mois la fonte des neiges et la fauche de l'herbe, la police a remis la main sur la serviette sommairement cachée chez Chvigovsky et qui contenait tout le matériel concernant l'organisation et son journal. C'est aussitôt après qu'a lieu l'enquête, et le lieutenant de police Dremliouga vient dans la prison interroger les détenus. Les révolutionnaires n'ont pas encore pour consigne de refuser de répondre, et Bronstein donne une déclaration écrite qui vise à innocenter Chvigovsky. Tous les membres de l'Union qui se trouvent à la prison d'Odessa se sont mis d'accord pour leurs réponses à l'enquête. Le lieutenant de police, d'ailleurs, ne pousse pas et se contente d'interroger deux fois Bronstein sur l'activité de l'organisation.

C'est dans les premiers jours de son séjour en prison, probablement à Nikolaiev, que le jeune homme a dû reconnaître devant lui-même qu'il a été enfin convaincu et qu'il est devenu marxiste. Bien entendu, il a gardé l'information pour lui jusqu'à Odessa. A sa grande surprise, Chvigovsky a été le seul à accueillir fraîchement la nouvelle d'une conversion qu'il n'approuve pas. Les autres, les jeunes, sont d'accord, se sont déjà ralliés ou vont le faire 9. Mais il lui reste à vérifier, à éprouver, à appliquer la méthode du matérialisme dialectique à une question idéologique complexe. C'est à quoi il va employer d'abord son activité intellectuelle.

Dans les premiers mois de son séjour, il ne peut recevoir de livres venus de l'extérieur et doit se contenter de ceux que lui propose la bibliothèque de la prison et que lui apporte le sous-officier de police Oussov, responsable de l'aile des prisonniers politiques. Il écrit à ce sujet:

« Elle consistait principalement en revues de religion et d'histoire, d'esprit conservateur et datant de nombreuses années. Je les étudiais avec une inlassable activité. Je connus toutes les sectes et toutes les hérésies des temps anciens et de l'époque contemporaine, les privilèges particuliers à invoquer contre le catholicisme, le protestantisme, le tolstoïsme, le darwinisme. 10 »

Il se passionne pour les recherches sur les diables et les démons, Satan et son royaume, sur le paradis, mais aussi pour les polémiques contre Voltaire, Kant, Darwin, et découvre avec une stupeur ravie l'univers de la pensée théologique qu'il n'avait jamais abordé auparavant. En même temps, il se passionne pour l'histoire de la prison inscrite en signes à peine perceptibles par les prisonniers précédents entre les lignes ou dans les marges.

Quand il est autorisé à recevoir des livres de l'extérieur, il se fait apporter par sa sœur les Evangiles en anglais, allemand, français et italien, et leur lecture parallèle le perfectionne autant dans sa connaissance de l'Evangile que celle de ces quatre langues. Parmi les autres livres qu'il dévora dans sa prison d'Odessa, il cite, dans une lettre à Max Eastman, « Darwin, une collection complète des œuvres de Mikhailovsky, PlékhanovVers le développement d'une théorie moniste de l'histoire –, Antonio Labriola sur le matérialisme historique, beaucoup de livres sur la franc-maçonnerie et en relation avec eux sur l'histoire des guildes au Moyen Age et des conditions sociales aux XVII° et XVIII° siècles 11 ». Il poursuit, soulignant le rôle joué par Darwin dans sa formation, à une époque où il ne pouvait lire Marx :

« Dans la prison d'Odessa, je sentis sous mes pieds comme un terrain scientifique solide. Les faits commençaient à s'établir en un système solide. L'idée de l'évolution et du déterminisme – c'est-à-dire l'idée d'un développement graduel conditionné par le caractère du monde matériel – prit totalement possession de moi.
« Darwin était pour moi comme le puissant gardien de l'entrée du temple de l'univers. J'étais grisé par sa pensée minutieuse, précise, consciencieuse et en même temps puissante. Je fus d'autant plus étonné quand je lus dans un des livres de Darwin, son autobiographie, je crois, qu'il avait gardé sa croyance en Dieu. Je me refusai totalement a comprendre comment une théorie de l'origine des espèces par la voie d'une sélection naturelle et sexuelle, et la croyance en Dieu pouvaient coexister dans une seule et même tête 12. »

Dans Ma Vie, il explique :

« Je résistai relativement longtemps au matérialisme historique, m'en tenant à la théorie de la multiplicité des facteurs historiques qui est, jusqu'à présent, on le sait la théorie la plus répandue dans la science sociale. Des gens disent des divers aspects de leur activité sociale que ce sont des facteurs ils donnent à ce concept un caractère supra-social, et ensuite ils expliquent superstitieusement leur propre activité sociale comme un produit de l'action mutuelle de ces forces indépendantes. D'où viennent ces facteurs, c'est-à-dire dans quelles conditions se sont-ils développés depuis l'humanité primitive ? L'éclectisme officiel s'arrête à peine à cette question. Je lus avec enthousiasme dans ma cellule, deux essais bien connus du vieil hégélien italien Antonio Labriola a, marxiste aussi, qui avaient pénétré en français dans la prison. ... Sous l'éclatant dilettantisme de son exposé, il y avait de véritables profondeurs. Il réglait magnifiquement son compte à la théorie des multiples facteurs qui peuplent l'Olympe de l'Histoire et qui, de là, gouvernent nos destinées. Bien qu'il se soit écoulé trente ans depuis que j'ai lu ses Essais, la marche générale de sa pensée est restée fixée dans ma mémoire comme un refrain : "Les idées ne tombent pas du ciel." Après cela, les théoriciens russes de la multiplicité et de la diversité des facteurs, Lavrov, Mlkhailovsky, Kareiev et d'autres m'ont paru sans force 13. »

Déjà la lecture des sociologues et anthropologues Gumplowitz et Lippert l'avait familiarisé avec le vocabulaire du positivisme et du matérialisme philosophique. Il avait été fortement marqué par la lecture de Tchernychevsky, dont le système était tout entier édifié sur une base matérialiste. Comme le note D.K. Rowney, Trotsky savait probablement ce qu'il avait entre les mains et ce qu'il en attendait en prenant le livre de Labriola. Trente années plus tard, il n'a pas oublié la formule : « Les idées ne tombent pas du ciel 14. » Il est persuadé, au terme de ce travail, qu'une étude attentive et honnête de la réalité économique, sociale, politique permet non seulement de comprendre et d'expliquer mais aussi de prédire et, mieux encore, de savoir comment modifier le cours des choses et intervenir dans son déroulement.

Il lui restait cependant à se soumettre à l'épreuve, à tester l'outil récemment forgé dans l'étude d'un problème historique suffisamment complexe. L'intérêt contracté dans la lecture de revues théologiques va lui en donner l'occasion. Pendant une année entière, il travaille sur la franc-maçonnerie, dépouillant systématiquement revues et livres de tout bord, utilisant un cahier de mille pages numérotées au long desquelles il copie des passages empruntés aux documents qu'il lit, intercalant ses propres réflexions, de sa très fine écriture, sur la franc-maçonnerie et aussi sur la conception matérialiste de l'Histoire. Il cherche au fond à arriver à expliquer ce phénomène social passablement complexe au moyen de la méthode historico-critique qu'il pense avoir découverte dans Labriola. Il évoque dans Ma Vie ses interrogations:

« Pourquoi, dans quel but, des commerçants et des artistes, des banquiers, des fonctionnaires et des avocats avaient-ils décidé depuis le début du XVII° siècle de s'appeler maçons, reconstituant le rituel d'une corporation du Moyen Age ? D'où venait cette étrange mascarade ? Peu à peu le tableau devenait clair pour moi. La corporation d'autrefois n'avait pas été seulement un groupement de production ; elle avait été aussi une organisation avec sa personnalité morale et ses mœurs. ... La dissolution d'une économie corporative marquait la crise morale d'une société qui venait à peine de laisser derrière elle le Moyen Age. La nouvelle morale se définissait beaucoup plus lentement que ne se détruisait l'ancienne. De là cette tentative si fréquente dans l'histoire humaine pour conserver les formes de la discipline morale sous lesquelles le processus historique a depuis longtemps sapé les bases sociales et, dans le cas envisagé, les bases corporatives de la production 15. »

Passionné par son travail, il se procure des cahiers de contrebande, où il copie et qu'il envoie dans les autres cellules et que ses compagnons discutent. Presque trente ans plus tard, il porte sur ce premier gros travail de sa plume un jugement favorable :

« Vers la fin de mon séjour à la prison d'Odessa, le gros cahier, vérifié par le brigadier de gendarmerie Oussov et revêtu de sa signature, était devenu un véritable trésor d'érudition historique et de profondeur philosophique. Je ne sais si on pourrait l'imprimer maintenant tel qu'il a été écrit. J'avais appris trop de choses à la fois concernant divers domaines, diverses époques, divers pays et je crains d'avoir voulu en dire beaucoup trop dans mon premier ouvrage. Mais je pense que les idées essentielles et les déductions étaient justes. Alors déjà je me sentais suffisamment solide sur mes jambes et ce sentiment devenait plus fort à mesure que le travail avançait 16. »

Le manuscrit a été définitivement perdu. Nul doute que ce soit une perte pour l'historien.

Les sévères conditions de son incarcération des premiers mois, à Nikolaiev et Kherson, avaient donné à l'arrestation et à la détention un caractère tragique, durement ressenti par la famille. Il se souvient :

« Pour les entrevues avec la parenté, les détenus entraient dans d'étroites cages de bois qui étaient séparées des visiteurs par deux grilles. A sa première visite, mon père s'imagina que, durant tout le temps de ma détention, je serais forcé de rester dans cette boîte étroite. Un frémissement le priva de la parole. A mes questions, il ne répondait que par un remuement de ses lèvres blanches 17. »

La vie reprend pourtant bientôt le dessus, et quand le jeune prisonnier fait connaître son intention d'épouser en prison Aleksandra Lvovna, le père autoritaire télégraphie au ministre de la Justice à Saint-Pétersbourg pour lui dire qu'il s'oppose de son droit paternel au mariage de son fils mineur 18.

Les événements de l'extérieur sont connus en prison, souvent de façon fragmentaire voire déformée. Les prisonniers d'Odessa ont appris dans la joie la constitution à Minsk, le 1° mars 1898, du Parti ouvrier social-démocrate russe par neuf délégués, presque aussitôt arrêtés par la police. Ils ont également entendu parler de la guerre des Boers, qu'ils ne comprennent guère. Trotsky raconte aussi :

« L'affaire Dreyfus qui atteignait, à ce moment, son point culminant, nous saisissait de temps à autre par son caractère dramatique. Un jour courut parmi nous le bruit qu'en France un coup d'Etat avait eu lieu et que la royauté était rétablie. Nous fûmes pris d'un sentiment d'opprobre indicible. Les gendarmes, inquiets, couraient par les corridors et les escaliers de fer pour mettre fin aux frappements et aux cris. Ils s'imaginaient que nous étions encore mécontents d'un dîner fait avec des provisions peu fraîches. Mais non, le quartier politique protestait violemment, contre la restauration de la monarchie en France 19. »

C'est au terme de presque deux années de détention que le sort des prisonniers en préventive fut réglé. Le crime de Bronstein était suffisant pour lui valoir devant un tribunal une condamnation formelle à vingt ans de travaux forces dans les mines. Mais le régime ne tenait pas à la publicité que faisaient aux révolutionnaires des procès, forcément peu ou prou publics. Les inculpés de l'affaire de l'Union des ouvriers de la Russie du Sud en bénéficièrent : Bronstein et trois autres furent condamnés administrativement à quatre années d'exil, d'autres à des peines plus courtes, quelques-uns furent même relâchés. Les années et mois de prévention ne comptaient pas. Bientôt, en novembre 1899, ils se retrouvaient tous dans les locaux administratifs de la prison pour un nouveau départ : Bronstein et Aleksandra, les frères Sokolovsky, Chvigovsky, Ziv, Moukhine. Direction : la Sibérie, via  Kiev, Koursk et Moscou.

La prison Bourtyka de Moscou les garde, six mois. Les prisons sont surpeuplées de vieux comme de jeunes révolutionnaires, d'intellectuels et d'ouvriers, de plus en plus nombreux. La vie intellectuelle y est intense, les informations plus fraîches, les livres récents accessibles. Bronstein entend pour la première fois le nom de Lénine et, surtout, a la possibilité de lire son livre récent sur Le Développement du Capitalisme en Russie. Il est également informé de la « bernsteiniade », le débat qui divise les social-démocrates allemands et oppose les marxistes orthodoxes, à travers Kautsky et Rosa Luxemburg, aux révisionnistes qui se réclament de Bernstein dont le livre sur Les Prémisses du Socialisme circule de cellule en cellule, sans susciter évidemment beaucoup de vocations révisionnistes : l'abandon de la perspective révolutionnaire ne séduit pour le moment personne dans les prisons russes, tant la politique de « réforme » paraît invraisemblable. Bronstein est toujours aussi actif et bouillonnant de projets. Il continue à lire énormément, rédige et réussit à faire sortir de la prison une brochure sur le mouvement ouvrier à Nikolaiev, qui sera publiée en exil.

L'unique témoignage que nous ayons de son comportement en prison émane de Ziv, qui le décrit chaleureux, affectueux et même sentimental envers ses camarades, galant et prévenant avec les femmes, donnant l'exemple en raccommodant lui-même son linge, alors que ses compagnons laissent volontiers ce travail aux femmes prisonnières 20. Il le montre aussi en organisant avec bravoure et panache une protestation collective de refus de se découvrir la tête en présence du gouverneur, ce qui lui vaut le cachot et un immense prestige 21.

C'est à la prison de transfert de Moscou que le jeune prisonnier se marie, ou plutôt se fait marier avec Aleksandra Lvovna par un rabbin aumônier. Que représente à l'époque ce mariage, la régularisation d'une liaison, une décision d'ordre politique pour peser sur la destination ? Un mariage entre déportés peut avoir bien des significations, mais nous savons que les jeunes gens se sont aimés. Dans Ma Vie. Trotsky se contente d'écrire :

« Aleksandra Lyovna avait occupé une des premières places dans l'Union de la Russie méridionale. Son profond dévouement au socialisme et sa complète abnégation de tout intérêt personnel lui avaient fait une autorité morale incontestable. Le travail en commun nous lia étroitement. Pour ne pas être séparément déportés, nous nous mariâmes au dépôt de Moscou 22. »

Il semble qu'en dernière analyse ce mariage ait finalement consacré une liaison amoureuse elle-même née au terme d'une relation politique orageuse et conflictuelle. Max Eastman, en tout cas, qui a parlé de cette époque avec l'un comme l'autre, précise que ce mariage n'eut pas lieu « parce que Trotsky et Aleksandra Lvovna avaient besoin des bénédictions d'une Eglise ou des lois sur leur amour 23 ». Bientôt naîtra une petite Zinaïda et, deux ans après, sa petite sœur Nina.

C'est au printemps 1900 que les Bronstein et leurs compagnons commencent le long voyage vers l'Est qui les conduira en Sibérie où après de longues « stations » dans les prisons d'Irkoutsk et d'Aleksandrovsk, ils sont embarqués, à la fin d'août, dans un convoi de barges, chargées de prisonniers et de gardes, qui descend la Léna, « grande voie fluviale de la déportation », en direction du cercle arctique. Le convoi dépose Lev Davidovitch et Aleksandra Lvovna à l'ancienne base de chercheurs d'or d'Oust-Koust, bourg sinistre marqué par l'ivrognerie et où Ljova entreprend la lecture du Capital de Marx tout en chassant les blattes qui s'enhardissent jusqu'à escalader le livre entre ses mains.

Le gouverneur d'Irkoutsk accorde libéralement les permissions de changer de résidence, et le couple en profite pour s'établir plus à l'est, sur les bords de l'Ilim, à Nijni-Ilinsk, où Ljova trouve un emploi de comptable chez un marchand de fourrures illettré et millionnaire qui lui offre de vivants sujets de réflexion sur la combinaison entre l'arriération du pays et le développement capitaliste. A la suite d'une grosse erreur comptable de sa part, il demande son compte et le couple repart en traîneau – on est en plein hiver – avec la petite Zinaïda, qui a alors dix mois.

Les jeunes gens ne restent pas beaucoup plus longtemps à Oust-Koust et obtiennent l'autorisation d'aller résider un peu plus au sud, à Verkholensk. Ils y trouvent une petite maison dans laquelle ils connaissent un confort relatif. Il y a, sur place, une forte colonie de déportés et de bonnes relations postales avec Irkoutsk.

Après les années d'isolement et la transition de la reprise d'un travail collectif à la prison de transfert de Moscou, c'est, de nouveau, pour les jeunes militants exilés, le contact avec un milieu intellectuel vivant et nourricier, la reprise des débats d'idées. En devenant marxiste, le jeune Bronstein n'a pas seulement réglé pour lui-même la question de l'hégémonie du prolétariat dans la révolution russe à venir : il s'est, sans le savoir, impliqué dans la nouvelle discussion entre les marxistes russes.

Il va le découvrir quand, comme d'autres déportés, il sera contacté à Verkholensk par l'Union sibérienne, organisation social-démocrate clandestine qui rayonne à partir d'Irkoutsk, en recrutant notamment parmi les travailleurs des chemins de fer. Il reçoit désormais du matériel clandestin de l'Union et collabore à son élaboration, écrivant tracts et brochures. Surtout, ses camarades d'Irkoutsk lui font parvenir journaux et textes qui sont les signes du début d'une période nouvelle, celle de la vraie naissance d'un Parti ouvrier social-démocrate en Russie : des exemplaires sur papier ultra-fin, cachés dans les reliures de livres, du journal l'Iskra, édité en émigration, ainsi que la brochure de Lénine intitulée Que faire ?

L'Iskra est née hors de Russie de la jonction entre les noyaux des deux générations marxistes russes : celle du groupe pour la Libération du Travail, fondé en 1883 par G.V. Plékhanov, Véra Zassoulitch et P.B. Akselrod, et celle de la Ligue d'émancipation de la classe ouvrière fondée en 1895 dans l'empire tsariste par Iouli Martov et V.I. Lénine. C'est le 24 décembre 1901 que ces militants ont publié à Stuttgart le premier numéro de ce journal dont le titre russe se traduit par l'Etincelle et qui porte cette épigraphe ambitieuse: « De l'étincelle jaillira la flamme. » Son objectif déclaré est « de concourir au développement et à l'organisation politiques de la classe ouvrière ». Il s'agit en fait d'apporter l'élément de centralisation qui a jusqu'à présent manqué dans les tentatives de construire un parti dans l'empire : l'Iskra veut être un « journal organisateur », proposant programme et plan d'action, mots d'ordre politiques et directives pratiques, créant en quelque sorte le parti d'en haut, considérant les organisations locales comme un champ d'action, cherchant à constituer un appareil central, cadre unifié surmontant les particularismes.

Lénine développe les arguments en faveur de cette stratégie de construction du parti dans Que Faire ?, également publié à Stuttgart. Toute sa vigueur de polémiste y est tournée contre ceux des social-démocrates qu'il baptise « économistes », pour lesquels il n'y a rien d'autre à faire, dans les conditions russes, que de « soutenir la lutte économique, du prolétariat et participer à l'activité de l'opposition liberale ». Lénine préconise, au contraire, la construction d'un parti ouvrier – c'est l'œuvre de l'Iskra – à travers lequel pénétreront dans la classe ouvrière russe idées et conscience socialistes : pour lui, dans les conditions qui sont celles de l'empire russe en ce début de siècle le parti ne peut être constitué qu'à partir d'un cadre de « révolutionnaires professionnels ». Ils seront forcément recrutés parmi les militants frappés par la répression, libérés ou évadés mais forcément clandestins désormais du fait de la police. Ce parti ne peut être qu'une organisation rigoureusement centralisée, étroite, disciplinée, secrète, de clandestins éprouvés. Tout semble indiquer que le jeune Bronstein, dans sa déportation, accueille avec, enthousiasme des vues qui sont très proches de celles qu'il vient d'exprimer, sur cette question du parti, dans un rapport adressé à l'Union sibérienne.

La découverte de la conception de la construction du parti telle que la développe Lénine constitue pour Trotsky un événement considérable. Lui-même, l'année précédente, a soutenu dans un rapport adressé à ses camarades de l'Union sibérienne une conception analogue :

« Il n'y a qu'une conclusion possible : une organisation générale du parti avec un comite central a sa tête. Un congrès proclamé ad hoc ne résout pas la question. Il faut créer un centre avant de le proclamer 24. »

Il retrouve sous la plume de Lénine les idées essentielles qu'il a développées et que ses camarades de l'Union sibérienne ont vivement critiquées comme « jacobines » et « antidémocratiques  ».

Dans le même temps, il fait une expérience décisive pour sa formation et son avenir : l'apprentissage pratique du métier d'écrivain. Peu après son arrivée, il envoie une chronique à la Vostotchnoe Obozyenie (Revue d'Orient) d'Irkoutsk, d'inspiration populiste, mais assez largement ouverte. L'article est accepté et va paraître dans le numéro de la revue date du 15 octobre 1900. C'est le début d'une collaboration régulière, d'octobre 1900 à août 1902, somptueusement rétribuée au tarif, magnifique pour un déporté, de deux, puis de quatre kopeks la ligne : trente-huit articles au total. Bien entendu, il utilise un pseudonyme, Antide Oto – tiré de l'« antidoto » du dictionnaire italien. Son succès est tel que la revue lui propose, à l'automne 1902, un salaire mensuel permanent. Mais c'est précisément à ce moment-là que les autorités somment la revue de mettre fin à la collaboration d'Antide Oto ! Dans l'intervalle, il a reçu d'Irkoutsk, pour son travail, livres et revues de Pétersbourg, considérablement élargi son horizon, dévoré nombre de livres, beaucoup écrit 25.

Parmi les sujets littéraires qu'il traite dans des articles de nécrologie ou des critiques de livre, les classiques russes occupent la première place : L.N. Andreiev 26, le symboliste Balmont 27, V.G. Belinsky 28, un modèle à ses yeux, Doborychkine, Dobrolyubov 29, Gogol 30, dont il est un admirateur sans faille, Maksim Gorky en qui il voit un rebelle, mais pas un révolutionnaire 31, Aleksandr Herzen 32, M.K. Mikhailovsky 33, Soloviev 34, le fameux populiste Gleb Ouspensky 35 dont il utilise la méthode dans certaines chroniques, Joukovsky 36, l'ami de Pouchkine, Nikolai Berdiaev 37, qu'il brocarde férocement pour son ralliement au christianisme et son mysticisme.

II consacre aussi des chroniques à des auteurs étrangers, à la fois pour eux-mêmes et parce qu'ils lui permettent mieux, par rapport à la censure, de développer des idées qui lui sont chères. II écrit au sujet du dramaturge allemand Gerhardt Hauptmann, à propos de sa pièce Michael Kramer, sur la philosophie nietszchéenne, à propos de la mort de Nietzsche 38. Dans un article justement célèbre sur Henrik Ibsen, il reconnaît au dramaturge le mérite d'avoir « mis à nu l'âme de la bourgeoisie 39 ». II aborde bien, d'autres auteurs : D'Annunzio, John Ruskin 40, Guy de Maupassant, Emile Zola, le dramaturge autrichien Arthur Schnitzler 41.

En réalité, dans l'empire des tsars, la critique littéraire doit se garder de la politique pure, mais peut n'être pas éloignée de la critique sociale. Et le jeune homme considère la littérature comme un phénomène social qui le passionne. Dans l'article qu'il consacre à la pièce de Hauptmann, Michael Kramer, il s'en prend à la philosophie politique du théoricien du « marxisme légal » de Peter von Strouvé qui attribue à la bourgeoisie le mérite d'incarner la lutte pour le mieux-être matériel 42. II décrit en chiffres la situation des paysans sibériens, le problème de la santé dans les villages, la situation scandaleuse faite par la société aux femmes, toujours battues, qu'elles soient riches ou pauvres 43. L'Américain D.K. Rowney, étudiant ses articles, plus d'un demi-siècle plus tard, ne peut se défendre d'une réelle admiration :

« Il n'avait que vingt et un ans et n'avait eu que relativement peu de temps pour lire. Et pourtant, dans ses six premiers mois d'exil, il avait écrit sur le système d'administration rurale en Russie, sur la qualité de la critique dans les lettres russes, sur la fonction du symbolisme littéraire, sur l'état de la société mondiale au xx° siècle et sur les perspectives d'avenir et la bourgeoisie russe 44. »

A une époque où bien des prétendus disciples de Marx égrenaient déjà un sommaire catéchisme économiste et mécaniste, le trait le plus frappant chez le jeune Antide Oto est la passion qu'il apporte à aborder les problèmes humains de toute sorte. Dans son ironie à l'adresse de ceux qu'il appelle « les grands prêtres de l'art pur 45 », dans sa volonté d'analyser, par exemple, le « domaine social » – « pourri » et « contaminé », trouve-t-il – ayant produit le « complexe social brut » qu'est la philosophie du nietzschéisme 46, on aperçoit les idées-forces qui se confirmeront et dessinent une pensée déjà audacieuse et incontestablement originale. Dans « La Déclaration des Droits et le Livre de velours », où il compare la Révolution française, ouvrant la voie au triomphe d'une bourgeoisie dominatrice et sûre d'elle, et la médiocrité de la débile bourgeoisie russe 47, courent des thèses sur l'inégalité de développement qui reviendront souvent sous sa plume. Son article sur « L'Optimisme et le Pessimisme du xx° siècle et bien plus encore », expose la conviction qui l'anime : c'est un puissant mouvement mondial de la société qui marchera au Xx° siècle vers la victoire de la justice sociale, la fin de la tyrannie, de l'esclavage, de l'oppression. Reconnaissant franchement que le XIX° siècle a été une déception pour ceux qui voulaient changer le monde, il dit sa conviction, au moment d'entrer dans le Xx°, que rien n'est perdu 48. Il croit à la possibilité de construire prochainement un monde nouveau : ce sera l'œuvre de ce siècle, malgré les obstacles dressés par les « Torquemada collectifs », les inquisiteurs de toute espèce. Son optimisme est celui d'un réaliste. Dans « Poésie, machine et poésie de la machine  », Il explique que « toute la signification de la civilisation humaine est d'exprimer la révolte et le succès de la révolte de l'humanité contre la dureté même de la nature ». Il souligne l'importance de ce qu'il appelle « le colossal héritage de la pensée pratique, théorique et politique, mis, écrit-il, à notre disposition et dont nous sommes à juste titre si fiers ». Cette civilisation humaine « porte sur elle l'empreinte indélébile du pouvoir de l'homme sur l'homme au nom de son émancipation de la nature ». Or précisément la tâche d'aujourd'hui, la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme est l'épanouissement et l'approfondissement de cette civilisation vers laquelle l'humanité doit se diriger de plus en plus consciemment. La machine, mue par l'homme, sera l'instrument de sa propre libération, et c'est là que réside comme musique de l'avenir la poésie de la machine 49.

Dénué de tout sectarisme, convaincu que l'on ne peut faire du neuf que juché sur les épaules des générations précédentes, Antide Oto affirme avec un rayonnement très convaincant sa foi dans l'avenir de l'humanité. En dépit des Torquemada et des « philistins », l'homme, qui combat pour l'avenir et qui renaît toujours, malgré la répression, « avec une foi, une passion et une ardeur militante, égales », « frappe résolument à la porte de l'Histoire ». Antide Oto l'écrit a la manière un peu précieuse de celui qui vient de découvrir le plaisir tout neuf de faire étinceler et sonner les formules, quand il montre le XX° siècle tonnant: « Mort à l'amour! Mort à l'espoir!  » « au milieu des crépitements d'incendie et du grondement du canon 50 ». Cette horreur n'est que le présent. L'avenir viendra, tout autre.

Au centre de la personnalité plus encore que de la pensée du jeune exilé a mûri une conviction profonde, qui l'animera pour le restant de ses jours : c'est un puissant mouvement de la société elle-même qui conquerra au Xx° siècle la victoire de la justice sociale, la fin de la tyrannie, de l'esclavage et de l'oppression de l'homme par l'homme.

Antide Oto a-t-il vraiment lu d'un bout à l'autre les auteurs et les ouvrages qu'il cite et commente ? On peut en douter, ne serait-ce que du fait des conditions générales de sa vie et des années de prison qu'il a purgées. Mais il faut, dans ce cas, lui reconnaître une stupéfiante pénétration et une exceptionnelle aptitude à la généralisation.

Ces articles de jeunesse lui valent en tout cas une notoriété qui dépasse très vite les colonies sibériennes, atteint les centres de la Russie d'Europe et même l'émigration. Sans doute leur inspiration politique, le fait qu'elles soient l'œuvre d'un militant social-démocrate, d'un intellectuel qui se réclame du marxisme, a-t-il pris une part dans la rapidité de ce succès en lui fournissant un réseau d'information. Mais leur qualité littéraire est unanimement reconnue, même si on leur reproche souvent une recherche excessive de l'effet. C'est en travaillant avec acharnement sur ces chroniques, qu'il considère à cet égard comme des exercices, que le jeune exilé, à force de veilles, fait sur le tas l'apprentissage de son métier d'écrivain, trouve peu à peu son style personnel, perfectionne l'élégance naturelle de son expression écrite.

Max Eastman a raconté ses nuits laborieuses:

« Il restait toute la nuit, assis à sa table, écrivant, récrivant, écrivant de nouveau jusqu'à ce qu'il ait entre les mains à l'aurore quelque chose qu'il puisse apprécier et en quoi il croie 51. »

Le jeune auteur ne se veut pas écrivain créateur, mais journaliste révolutionnaire : il veut se doter du style efficace d'un pamphlétaire. Tandis que d'autres exilés sombrent dans le désespoir, il consacre ces années à un fervent travail de perfectionnement.

Cette vie de travail littéraire n'est interrompue que par un voyage à Irkoutsk, au printemps 1902, et par les visites d'autres déportés. Il rencontre Ouritsky, plus tard son proche compagnon, et le Polonais Dzerjinski, futur chef de la Tchéka, qui lui lit à la veillée un poème de sa composition.

A la joute contre le révisionnisme, qui inspire désormais quelques reniements et ralliements au libéralisme – quand il n'annonce pas un retour spectaculaire aux valeurs chrétiennes –, vient s'ajouter le contact, nouveau, avec ce qu'il appelle « la critique de gauche ». Le déporté J.V. Makhaisky, qui l'incarne, a commencé par un traité écrit en déportation contre l'opportunisme de la social-démocratie allemande, qui a assis sa réputation. Dans un autre traité en deux parties sur Le Travailleur intellectuel, il critique le système économique de Marx, le rôle assigné aux intellectuels dans le mouvement socialiste et voit dans le socialisme le germe d'une exploitation des ouvriers par les intellectuels, professionnels de la révolution. Il évolue vers l'anarchisme, entreprend de nier la lutte politique. Très vite, Makhaisky intéresse au moins autant que Bernstein, et Ljova se lance avec fougue dans la discussion.

Avec l'année 1902 pourtant, l'exil, jusque-là si plein et si riche, commence à devenir difficilement supportable pour le jeune révolutionnaire. La voie est définitivement fermée à Antide Oto par les autorités de Pétersbourg. L'activité dans l'Union sibérienne a ses limites. Au contraire, dans les grands centres de Russie occidentale, en émigration, se posent et se règlent pour des décennies les problèmes de la stratégie et de la tactique révolutionnaires : la sortie de l'Iskra, la parution de Que Faire ? en constituent des signes qui ne trompent pas. Trotsky écrira plus tard :

« Mes études hectographiées, les articles que je donnais au journal et les proclamations que j'adressais à l'Union sibérienne me parurent du coup insignifiants, d'un intérêt médiocrement provincial, devant la nouvelle et grandiose tâche qui se posait. Il fallait chercher carrière ailleurs. Il fallait d'abord s'évader 52. »

Eastman explique, en se référant à ses conversations avec lui :

« Il s'impatientait. Il avait terminé son éducation. Son voyage à Irkoutsk avait été l'expression d'une impulsion impatiente, un attrait pour la voie qui le ramènerait à l'ouvrage de sa vie. Lénine lui montrait la voie. Une organisation pan-russe de révolutionnaires professionnels c'est à quoi il appartenait. C'est pour rejoindre Lénine et se mettre à la disposition de cette organisation qu'il s'évada de Sibérie 53. »

Selon le témoignage d'Aleksandra Lvovna, Ljova est un joyeux compagnon, aimant rire et jouer avec ses fillettes, terrorisant les mouchards de la voix et du geste, expert dans le maniement du balai et le lavage de la vaisselle, capable même de maintenir sobre jusqu'au repas du soir le cuisinier porté sur la bouteille 54. Cette petite famille pourtant va exploser. Trotsky expliquera :

« Nous avions, alors, ma femme et moi, déjà deux fillettes ... La vie en Sibérie était dure. Mon évasion allait imposer à Aleksandra Lvovna un double fardeau. Mais elle rejetait cette considération d'un seul mot : il faut. Le devoir révolutionnaire l'importait à ses yeux sur toutes autres questions et avant tout sur les questions personnelles. Elle fut la première à donner l'idée de cette évasion lorsque nous nous fûmes rendus compte des nouveaux et importants problèmes qui s'offraient. Elle dissipa sur ce point tous mes doutes. Durant plusieurs jours, après ma disparition, elle réussit à cacher mon absence aux policiers 55. »

Des auteurs que réunit une haine commune contre Trotsky – comme Winston Churchill 56 et d'innombrables staliniens au premier rang desquels récemment encore le Dr V.M. Ivanov 57 – insistent sur le fait que Trotsky aurait ainsi « abandonné » sa femme et ses enfants – un abandon que dément la durée du lien personnel avec Aleksandra Lvovna, morte en déportation comme « trotskyste ».

Le déroulement de l'évasion est un peu obscur d'après nos sources. A la fin de l'été, une nuit, Ljova quitte Verkholensk, caché sous le foin d'une carriole paysanne. Ses camarades d'Irkoutsk ont préparé l'affaire en lui procurant des vêtements respectables – dont une cravate – et un faux passeport en blanc sur lequel il a inscrit le nom de Trotsky. Ziv seul témoin du temps d'Odessa, suivi là-dessus par les autres auteurs, assure que ce nom était celui d'un de leurs gardiens de la prison d'Odessa – ce dont Trotsky ne dit rien. Mais Ziv explique ce choix par le désir de « se débarrasser du nom juif qu'il haïssait 58 », alors que Max Eastman souligne qu'un patronyme qui ne fut pas juif était une condition de sécurité élémentaire 59.

Dans le Transsibérien qui l'éloigne d'Irkoutsk, il lit Homère en traduction russe. Il arrive sans encombre à sa première destination, Samara, où l'attend l'un des organisateurs de l'Iskra, Krjijanovsky, dit Clair, un proche de Lénine.

La route de l'émigration s'ouvre devant lui et comme le pressentait la femme qui l'aimait, celle de l'Histoire.

Notes

a Il s'agit sans doute de deux ouvrages en français, Matérialisme historique et A la mémoire du Manifeste communiste.

Références

1 Il faut ajouter aux ouvrages fondamentaux déjà cités pour les chapitres précédents la thèse de Don Karl Rowney à l'université d'lndiana. «The Generation of October». The Politics of 20th Century social Revolution in the View of L.D. Trotsky, 1965.

2 Eastman, Y.T.,  pp. 52-53.

3 Trotsky, M.V., I, p. 184.

4 Ibidem, pp. 184-185.

5 Ibidem, p. 185.

6 Ibidem, p. 186.

7 Eastman, Y.T., p. 55.

8 Ibidem, pp. 56-57.

9 Ibidem, pp. 58-59.

10 M.V., I, p. 187.

11 Eastman, Y.T., p. 58.

12 Ibidem, p. 59.

13 M.V., I, p. 189.

14 Rowney, op. cit., p. 63.

15 M.V.,, I, pp. 190-191.

16 Ibidem, p. 193.

17 Ibidem, pp. 188-189.

18 Eastman, Y.T., p. 60.

19 M.V., I, p. 189.

20 Ziv, op. cit., p. 36.

21 Ibidem, p. 39.

22 M. V.,  1. p. 196.

23 Eastman, Y. T., p. 60.

24 Cité par G. Migliardi, « Trotski dal menscevismo alla "rivoluzione permanente" », Rivista Storica del Socialismo, n° 3,1960, pp. 89-129. La phrase est citée p. 92.

25 Eastman, Y. T., pp. 64-66.

26 Trotsky, Sotch. XX, pp. 226-240.

27 Ibidem, pp. 167-170.

28 Ibidem, pp. 27-32.

29 Ibidem, pp. 27-32.

30 Ibidem, p. 20.

31 Ibidem, pp. 41-67.

32 Ibidem, pp. 20-27.

33 Ibidem, pp. 195-199.

34 Ibidem, pp. 116-118.

35 Ibidem, pp. 33-40, 41-67.

36 Ibidem, pp. 3-9.

37 Ibidem, pp. 195-199.

38 Ibidem, pp. 180-181.

39 Ibidem, pp. 147-162.

40 Ibidem, pp. 181-195.

41 Ibidem, pp. 199-204.

42 Ibidem, p. 173.

43 Ibidem, pp. 215-226.

44 Rowney. op. cit., p. 79.

45 Sotch,, XX, p. 179.

46 Ibidem, p. 171.

47 Ibidem, pp. 83-86.

48 Ibidem, pp. 78-79.

49 Ibidem, pp. 199-204.

50 Ibidem, pp. 78-79.

51 Eastman, Y. T., p. 64.

52 M.V., I, p. 208.

53 Eastman, Y.T., p. 71.

54 Ibidem, p. 62.

55 M.V., I. pp. 208-209.

56 Winston Churchill, « Trotsky », in Great Contemporaries, p. 200, pour cette attaque qui n'est pas la plus basse.

57 V. M. Ivanov, « On refait un Visage au petit Judas »., Sovietskaia Rossia, 27 septembre 1987.

58 Ziv, op. cit.,pp. 45-46.

59 Eastman, op. cit., p. 72.

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