1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

VI - 1905 : sur les ailes de la révolution [1]

Trotsky arrive à Kiev en février 1905. C'est un point de chute politiquement intéressant et pas trop dangereux, car la police politique est loin d'y manifester la virulence dont elle fait preuve, par exemple, dans la capitale. Ce faisant, il est – et de très loin – le premier des hommes qui ont tenu le haut du pavé dans l'émigration social-démocrate à venir ainsi à la rencontre de la révolution. Martov ne partira que la troisième semaine d'octobre – après avoir appris que le tsar a concédé le « Manifeste du 17 octobre  » – et arrivera au début de novembre. Lénine ne quittera Genève qu'à la fin d'octobre pour n'arriver finalement à Saint-Pétersbourg que le 8 novembre. Plekhanov, lui, ne reviendra pas.

Comment expliquer la promptitude de ce retour qui signifie notamment une véritable abstention dans les combats à l'ordre du jour de l'émigration dans les prochains mois ? Est-ce parce que Trotsky est, depuis des mois, un homme seul, affranchi de toute obligation envers une fraction, et que ne peut retenir la perspective d'un « IIIe congrès » des bolcheviks ou de toute autre conférence menchevique rivale ? L'explication serait par trop simpliste.

En fait, dégagé effectivement de toute obligation fractionnelle, à bonne distance des aléas et rebondissements des conflits entre les deux fractions principales, satisfait, sous cet angle, de sa position « unitaire », dont la victoire lui semble inscrite dans l'avenir, Trotsky a les mains totalement libres pour consacrer son attention et son activité aux événements qui se développent en Russie : cette dernière l'attire, alors que rien ne le retient désormais en Europe.

Le succès de cette entreprise aléatoire s'explique par des facteurs qu'il n'a sans doute pas prévus avec précision. Les conditions politiques dans l'empire tsariste sont différentes de celles de l'émigration ; par la simple force des choses. C'est probablement parce que ce militant de premier plan, revenu le premier au pays, n'est inféodé à aucune fraction qu'il va pouvoir se lier à toutes, collaborer avec les unes et les autres et, en même temps, inspirer le comité des bolcheviks et diriger le groupe des mencheviks de Pétersbourg !

Natalia Ivanovna, on le sait, a ouvert la voie, pour chercher un logement à Kiev et nouer sur place les premiers liens avec ce que l'on appelle alors le « sous-sol », à savoir les clandestins. Lev Davidovitch, muni d'un passeport au nom d'un sous-lieutenant en retraite, la suit de près. Dans un premier temps, ils doivent aller de logement en logement, quittant parfois précipitamment un propriétaire alarmé par le style de vie de son hôte, peu conforme à celui d'un militaire en retraite. Pendant quelques jours, Trotsky doit même se cacher dans une clinique d'ophtalmologie où tout le personnel est loin d'être complice et où il doit accepter de se soumettre à des bains de pied et à des injections dans les yeux, pour ne pas attirer l'attention du personnel [2]…

Son contact à Kiev est le bolchevik L.B. Krassine. Ce n'est pas n'importe quel militant. Ce jeune ingénieur de trente-cinq ans, une lumière dans sa spécialité, est membre du comité central et responsable de l'organisation clandestine des bolcheviks, c'est-à-dire des partisans de Lénine. Mais en même temps, il est l'un des chefs de file et inspirateurs de la tendance des « conciliateurs » qui reprochent à Lénine son intransigeance en matière d'organisation et aspirent – comme Trotsky – à la restauration de l'unité du parti. Trotsky, dans Ma Vie, évoque Leonide Borissovitch, ses capacités exceptionnelles, les immenses services qu'il lui rendit alors :

« Il y avait déjà en lui quelque chose de solide, de la résolution et de " l'esprit administratif ". Comme ingénieur, il avait fait un certain stage, il avait servi et bien servi, il était très apprécié, le cercle de ses connaissances était infiniment plus étendu et plus divers que celui de n'importe lequel des jeunes révolutionnaires d'alors. Dans les quartiers ouvriers, chez les ingénieurs, dans les beaux appartements des fabricants libéraux de Moscou, dans les milieux littéraires, partout Krassine avait des relations. Il savait combiner tout cela et devant lui s'ouvraient des possibilités pratiques inaccessibles à d'autres. En 1905, Krassine, tout en collaborant au travail général du parti, fut le principal dirigeant dans les domaines les plus dangereux: compagnies de combat, achat d'armes, préparation d'explosifs, etc. [3] ».

L'accord se fait vite entre les deux hommes. Peu enclin au débat théorique et aux discussions fractionnelles, Krassine n'a pas de réticences à l'égard d'un homme qui lui démontre tous les jours sa capacité d'analyser en termes concrets une situation concrète et qui sait, de plus, admirablement écrire. Trotsky, lui, ne peut que se féliciter de ce contact qui lui ouvre tant de portes et de possibilités. Il écrit que, pour lui, la liaison avec Krassine fut « un véritable bienfait [4] ». Le résultat premier est que Trotsky alimente en textes de tracts l'imprimerie clandestine qui est le joyau de l'appareil de Krassine.

C'est en tout cas grâce à Krassine qu'au mois de mars, vraisemblablement, il peut se transférer à Pétersbourg –  position bien plus exposée évidemment à la police, mais infiniment plus importante politiquement, au cœur du mouvement révolutionnaire qui commence à se déployer. Natalia Ivanovna et lui sont installés, par les soins de Krassine, sous le nom de Vikentiev, dans la propre maison du colonel Aleksandr Alejsandrovitch Litkens, médecin-chef à l'académie militaire d'artillerie, dont les fils sont engagés dans le travail clandestin et dont l'appartement, situé dans ce bâtiment militaire, sur Zalbakansky Prospekt, sert de local aux réunions clandestines de Krassine, avec lequel il peut donc poursuivre sa collaboration.

Fidèle à sa politique d'unité dans le parti, et peut-être aussi ne souhaitant pas mettre tous ses œufs dans le même panier, Trotsky, peu après son arrivée, réussit à nouer les liens avec le groupe menchevique de Moscou. Très vite, il l'influence suffisamment pour le décider à appeler au boycottage de la première douma, assemblée consultative, et à entrer ainsi en conflit aigu avec le centre de Genève. C'est par l'intermédiaire de ce groupe – où elle a réussi à infiltrer aux commandes un agent provocateur – que l'Okhrana, la police secrète du régime, réussit à trouver la piste de Trotsky. Natalia Ivanovna est arrêtée le 1er mai au cours d'une réunion en forêt, surprise par la cavalerie. Se sentant en danger, puisque le provocateur le connaît personnellement, Trotsky décide de se cacher en Finlande : Piotr Petrovitch – tel était le nom qu'il utilisait dans les cercles pétersbourgeois – disparaît donc pour un temps de la circulation.

Cette retraite forcée va lui permettre d'approfondir son analyse et d'affirmer ses convictions. Dès son retour en Russie, il a adressé à l'Iskra un article dans lequel il assure que le Parti social-démocrate, est l'unique force capable de diriger contre le tsarisme une insurrection armée [5]. Il ajoute cette, fois que la composition du gouvernement provisoire dépendra pour l'essentiel du prolétariat et des positions qu'il aura prises dans le mouvement. Une fois de plus, son analyse politique concrète le conduit à un conflit frontal avec les mencheviks : dans le même numéro, Martov rappelle que c'est la tache historique des classes moyennes que de démocratiser la société russe...

Dans son asile finlandais – un petit « hôtel de la paix » au milieu des bois et près d'un lac –, Trotsky travaille, lit, découpe la presse, constitue des dossiers, prépare notes et remarques. Dans Ma Vie, il indique : « C'est en cette période que se forma définitivement l'idée que j'avais des forces intérieures du mouvement russe et des perspectives de la révolution chez nous [6]. » Cette dernière, qui est en train de se déployer en Russie est selon lui, une « révolution bourgeoise-démocratique » dont la base est la question agraire. Celui – parti ou classe sociale – qui sera capable de mobiliser les paysans et de les entraîner derrière lui contre le tsarisme et les propriétaires nobles s'emparera du pouvoir. Mais il n'en croit capables ni les forces du libéralisme, ni les intellectuels démocrates : l'heure est au prolétariat. C'est la social-démocratie, par son intermédiaire, qui peut entraîner la paysannerie à l'assaut du tsarisme. Cela signifie que, contrairement aux pronostics formulés jusqu'alors par les marxistes, la social-démocratie russe voit s'ouvrir devant elle la possibilité de s'emparer du pouvoir avant que les partis socialistes d'Europe occidentale n'y parviennent dans leurs propres pays.

Placé à la tête de la révolution bourgeoise-démocratique, le Parti ouvrier social-démocrate devra parachever la révolution démocratique, certes, mais se trouvera contraint en même temps de prendre des mesures proprement socialistes. Le facteur décisif qui implique ce cours ne relève pas des seuls rapports des forces sociales en Russie, mais de l'ensemble de la situation internationale. La ligne stratégique pour les socialistes consiste donc pour le moment à combattre les libéraux, à lutter pour l'hégémonie du prolétariat sur la paysannerie mobilisée contre le tsarisme, et à se poser dans le cours de la révolution bourgeoise le problème de la prise du pouvoir. La tradition programmatique du parti prévoyait, dans le domaine de la tactique, le mot d'ordre d'« assemblée constituante ». Trotsky pense que celle-ci sera convoquée, dans le cours de la révolution et sous son impulsion, par un gouvernement provisoire dans lequel le parti ouvrier devrait avoir un rôle déterminant du fait du rôle dirigeant du prolétariat. Ainsi son jugement rejoint-il celui de Parvus, quelques mois auparavant. Trotsky raconte :

« Sur cette question s'engagèrent […] de grandes discussions. […] Je rédigeai des thèses dans lesquelles je démontrais que la complète victoire de la révolution sur le tsarisme serait ou bien le pouvoir du prolétariat s'appuyant sur la classe paysanne, ou bien la prise directe du pouvoir par le prolétariat. Krassine fut effrayé par une solution si décisive. Il adopta le mot d'ordre du gouvernement révolutionnaire provisoire et le projet de travaux que je traçais pour ce gouvernement, mais sans décider d'avance la question d'une majorité social-démocrate dans le gouvernement. C'est sous cette forme que mes thèses furent imprimées à Pétersbourg et Krassine se chargea de les défendre au congrès du parti [7]. »

En fait, par un retournement de situation qui n'a, au fond, rien d'extraordinaire, ce sont les thèses mêmes de Trotsky que Krassine va défendre au IIIe congrès bolchevique en critiquant le projet de résolution de Lénine, lequel accepte d'amender son projet de résolution dans ce sens.

De cette période, deux textes émergent sur le plan littéraire et politique dans lesquels Trotsky se laisse aller à son goût de la généralisation et à la comparaison historique à laquelle il excelle et prend plaisir. La préface de l'Adresse au Jury de Ferdinand Lassalle en juillet 1905 lui permet de tracer une comparaison avec la révolution allemande de 1848 ; une « Lettre ouverte » à Milioukov, d'août 1905, réquisitoire contre les libéraux traîtres à leurs propres principes, permet aussi à l'auteur de constater que l'Histoire n'apprend rien aux professeurs d'histoire et d'utiliser largement ses connaissances sur la révolution française et la révolution allemande de 1848 pour rappeler comment se déroule l'histoire et comment se franchissent ce que le professeur d'histoire a appelé les « Rubicons historiques ».

Pendant ce temps en effet, bouleversant les situations acquises et les rapports de forces, la révolution continue d'avancer à grands pas dans l'empire russe. Trotsky ne se souvient pas si c'est le 14/27 ou le 15/28 octobre qu'on lui apporta un paquet de journaux, mais que « ce fut comme si une tempête furieuse s'était engouffrée par une fenêtre ouverte [8] » : la grève s'étendait à toutes les villes, la révolution était en marche. Il partit le soir même. Le même soir ou le lendemain – le 15/28 octobre 1905 en tout cas –, il prenait la parole à l'institut polytechnique de Pétersbourg, en pleine tempête, a une réunion plénière du soviet de Saint-Pétersbourg dont l'existence allait, pendant quelques semaines décisives, se confondre avec la sienne.


Les compositeurs de l'imprimerie Sytine, de Moscou, avaient sans le savoir commencé la grève générale politique dans l'ensemble de la Russie, en cessant le travail, le 19 septembre 1905, pour une diminution de leur horaire de travail et une augmentation de leur salaire. Le 24, sous l'impulsion, semble-t-il, d'un syndicat non autorisé et récemment fondé des typographes et lithographes, cinquante imprimeries sont en grève. Après un temps de réflexion et d'hésitation, le mouvement reprend le 7/20 octobre un nouvel élan, avec les premiers débrayages de cheminots et le début d'organisation d'un syndicat des chemins de fer. Le 9, une réunion de délégués des cheminots grévistes décide de télégraphier dans tous les dépôts les mots d'ordre de leur grève : journée de 8 heures, libertés civiques, amnistie, Assemblée constituante. Le 11/24, la grève commence dans les centraux télégraphiques alors qu'il y a déjà 700 000 grévistes. Le mouvement se développe a grande vitesse vers une grève générale.

A partir du 10/23 octobre se multiplient partout les meetings, les manifestations de rue. Dans plusieurs villes, dont Odessa, les travailleurs dressent des barricades pour se protéger des charges. La grève a débordé les usines, gagne les universités où les salles deviennent autant de salles de réunions pour tous ; elle déborde sur les professions libérales ; des soldats, des officiers même apparaissent dans les meetings.

C'est dans cette ambiance qu'est né le soviet de Saint-Pétersbourg, conseil des députés, des ouvriers de la capitale, constitué à l'initiative du groupe menchevique. Il s'agit, dans l'esprit des initiateurs, de créer une organisation unique, impartiale et représentative des ouvriers, sur la base de l'élection des délégués (ou députés) dans les entreprises et les usines. Les représentants des partis ouvriers et des syndicats – y compris ceux qui n'ont que quelques jours – sont admis de droit au soviet. Sa première séance, le 13 octobre, ne rassemble que quelques dizaines de délégués, en majorité du district de la Néva, mais ils lancent un appel à la grève générale politique et à l'élection des délégués sur la base d'un pour 500 travailleurs. Première organisation élue par des travailleurs jusque-là privés de tout droit d'élire ou d'être élus, le soviet va connaître immédiatement une popularité immense et devenir un élément déterminant dans le développement révolutionnaire.

Le 15/28 octobre au soir, à la réunion du soviet qui a été convoquée à l'Institut de technologie, il y a déjà plusieurs centaines de délégués élus par la moitié environ des travailleurs de la capitale, Trotsky est présent, délégué, sous le nom de L. Yanovsky, par le groupe social-démocrate menchevique de Pétersbourg. Les socialistes révolutionnaires ont également envoyé leurs délégués au soviet et participé à la base aux élections. Les bolcheviks, eux, sont plus que réticents. Dans un premier temps, ils ont appelé au boycottage des élections au soviet, précisant ensuite, à partir du 13/26 octobre, qu'ils ne le considèrent que comme un comité de grève. Trotsky, invité par Krassine, plaide, contre Bogdanov, devant le comité central bolchevique, pour que ce dernier se décide à une participation sans conditions, et ne semble pas l'avoir convaincu, puisqu'à la fin du mois, toujours sous l'inspiration de Bogdanov, les bolcheviks de Pétersbourg exigent du soviet qu'il reconnaisse le rôle dirigeant du parti.

Le 17/30 octobre, impressionné par le développement de la grève générale, une situation qui se détériore pour lui désormais d'heure en heure, le tsar fait publier son célèbre Manifeste, œuvre du nouveau Premier ministre, le comte Witte, qui passe pour partisan de concessions aux libéraux : renonçant à l'absolutisme, il promet une constitution, les libertés civiles, le suffrage universel. C'est là la première victoire de la révolution, contresignée par le souverain et donnant raison à la formule de Plekhanov : le mouvement révolutionnaire russe avait effectivement remporté une première victoire, comme prévu, en tant que mouvement ouvrier et à travers la grève générale politique, comme Trotsky l'avait pressenti. Saint-Pétersbourg explose de joie. Une foule joyeuse se déverse dans les rues, lisant, proclamant, chantant, commentant. Dans le même temps, le vice-ministre de l'Intérieur, le général Trepov, qui vient d'ordonner à ses hommes de ne pas épargner les cartouches, poursuit sa politique de répression, fermant les salles de réunion, interdisant à l'Institut de technologie la réunion du soviet et faisant garder la salle par un barrage de policiers et de gendarmes.

Trotsky s'est trouvé dans la foule devant l'Institut de technologie et il la suit dans le repli vers l'université réalisé sur un mot d'ordre qui a circulé de bouche à oreille. Il a décrit l'ambiance juste avant sa première intervention, à la tribune de la rue, devant les grévistes qui manifestent :

« Un adolescent arracha d'une porte cochère le drapeau tricolore avec sa hampe, déchira la bande bleue et la blanche et brandit bien haut le morceau rouge qui restait de l'étendard "national" au-dessus des têtes. Des dizaines de personnes l'imitèrent. Quelques minutes plus tard, une multitude de drapeaux rouges flottaient sur la foule. [...] Sur le quai s'était formé un immense entonnoir à travers lequel l'innombrable foule se coulait avec impatience. Tout le monde tâchait de s'approcher du balcon du haut duquel devaient parler les orateurs. »

Il raconte :

« J'eus du mal à pénétrer dans l'édifice. Je dus prendre la parole le troisième ou le quatrième. Un étonnant spectacle se découvrait du balcon. La rue était complètement barrée par le peuple entassé. Les casquettes bleues des étudiants et des drapeaux rouges, mettaient des taches claires sur cette multitude de cent mille âmes. Un silence absolu régnait, tout le monde voulait entendre les orateurs [9]. »

Le « citoyen Yanovsky » ne veut pas céder devant l'euphorie ambiante. Il veut mobiliser ces masses qui l'écoutent, baliser de son mieux la route de la révolution qui ne fait que commencer :

« Citoyens ! Maintenant que nous avons mis le pied sur la poitrine des bandits qui nous gouvernent, on nous promet la liberté. On nous promet les droits électoraux, le pouvoir législatif. Qui nous promet cela ? Nicolas II. Est-ce de bon gré ? Est-ce de bon cœur ? Personne n'oserait le prétendre. Il a commencé son règne en remerciant les cosaques d'avoir tiré sur les ouvriers d'Iaroslav et, de cadavres en cadavres, il en est arrivé au Dimanche rouge du 9 janvier. Et nous avons contraint l'infatigable bourreau que nous avons sur le trône à nous promettre la liberté. Quel triomphe pour nous ! Mais ne chantez pas victoire trop tôt : elle n'est pas complète. Une promesse de paiement ne vaut pas une pièce d'or. Croyez-vous qu'une promesse de liberté soit déjà la liberté ? Celui d'entre vous qui croit aux promesses du tsar, que celui-là vienne le dire tout haut : nous serons heureux de contempler cet original. Regardez autour de vous, citoyens. Quelque chose a-t-il changé depuis hier ? Est-ce que les portes de nos prisons se sont ouvertes ? Est-ce que la forteresse de Pierre-et-Paul ne domine plus la capitale ? N'entendez-vous pas, comme auparavant, les gémissements et les grincements de dents qui retentissent dans ses murailles maudites ? Est-ce que nos frères sont revenus à leurs foyers, du fond des déserts de la Sibérie ? [10] »

Le contact a eu lieu. La foule approuve, gronde, commence à crier : « Amnistie, amnistie ! » L'orateur reprend la balle au bond et pousse :

« Si le gouvernement avait sincèrement voulu se réconcilier avec le peuple, il aurait commence par accorder l'amnistie. Mais, citoyens, croyez-vous que l'amnistie soit tout ? On laissera sortir aujourd'hui une centaine de militants politiques pour en arrêter un millier demain. N'avez-vous pas vu, à côté du manifeste sur les libertés, l'ordre de ne pas épargner les cartouches ? N'a-t-on pas tiré cette nuit, sur l'institut technologique ? N'a-t-on pas aujourd'hui charge le peuple qui écoutait tranquillement un orateur ? Ce bourreau de Trepov n'est-il pas encore le maître de Pétersbourg ? [11] »

La foule réagit au nom du bourreau qui la menace et dont elle connaît la brutalité. Elle crie : « A bas Trepov ! » Et l'orateur reprend appui pour rebondir, plus haut et plus loin :

« A bas Trepov ! Mais croyez-vous qu'il soit seul ? N'y a-t-il pas dans les réserves de la bureaucratie beaucoup d'autres coquins qui peuvent le remplacer ? Trepov nous gouverne avec l'appui des troupes. Les soldats de la Garde, couverts du sang du 9 janvier, voilà son appui et sa force. C'est à eux qu'il ordonne de ne pas ménager les cartouches pour vos têtes et vos poitrines. Nous ne pouvons plus, nous ne voulons plus vivre sous le régime du fusil ! Citoyens, exigeons maintenant qu'on éloigne les troupes de Pétersbourg ! Qu'à vingt-cinq verstes à la ronde il ne reste plus un soldat. Les libres citoyens se chargeront de maintenir l'ordre. Personne n'aura à souffrir ni arbitraire ni violence. Le peuple prendra tout le monde et chacun sous sa protection [12]…»

La foule réclame par ses cris l'éloignement des troupes de Pétersbourg. Trotsky, du haut du balcon, brandit le Manifeste du tsar au-dessus des têtes dressées :

« Citoyens ! Notre force est en nous-mêmes. Le glaive à la main, nous devons prendre la garde de la liberté. Quant au manifeste du tsar, voyez ! Ce n'est qu'une feuille de papier ! Le voici devant vous et tenez ! J'en fais un chiffon ! On nous l'a donné aujourd'hui, on nous le reprendra demain pour le mettre en morceaux, comme je la déchire en ce moment, sous vos yeux, cette paperasse de liberté ! [13] »

Par son geste spectaculaire après son premier discours de tribun devant une foule embrasée, Trotsky quittait d'un coup l'obscurité des cercles clandestins, se projetait en pleine lumière de l'actualité comme la personnalité la plus marquante et l'orateur le plus apprécié de la période ouverte par le Manifeste, que la mémoire du peuple devait conserver sous la formule de « Jours de la Liberté ». Elu le même jour à l'exécutif du soviet, il en devient le véritable inspirateur et dirigeant, le porte-parole dans les grandes circonstances, le rédacteur de ses résolutions importantes en même temps que l'éditorialiste de son journal les Izvestia.

C'est maintenant que commence l'épopée révolutionnaire à laquelle il se prépare depuis son adolescence. Dans un développement magnifique, Edmund Wilson analyse les dons qui ont fait de lui un orateur sans rival :

« Maître à la fois de l'élocution et de l'argumentation, quelles que fussent ses difficultés dans les relations avec les gens en tant qu'individus, il avait le génie d'en imposer aux masses. Il savait manier l'ingrate logique marxiste avec tant de liberté et d'ampleur qu'il en faisait un instrument de persuasion et brandissait devant le public l'ironie acérée du marxisme, lorsqu'il écorchait vifs les responsables pour exposer les carcasses ignobles que masquaient leur assurance et leurs promesses. Il savait faire mouche et provoquer le rire du paysan caché dans tout prolétaire russe en illustrant quelque chose par un proverbe ou une légende de la campagne ukrainienne de sa jeunesse. Il savait lancer des épigrammes avec une rapidité et une netteté qui suscitaient l'émerveillement des intellectuels les plus avertis. Et il savait aussi élargir les horizons de l'esprit jusqu'à une vision de la liberté et de la dignité dont chacun des présents pourrait jouir. Partagé entre cette vision et les ignobles carcasses qui l'empêchaient de l'atteindre, l'auditoire se déchaînait [14]. »

L'atmosphère dans Pétersbourg en révolution est plutôt favorable à ses idées de réunification et de parti social-démocrate de masse. Elle entraîne d'ailleurs vers la gauche l'écrasante majorité des mencheviks. Martov a décidé de revenir en Russie, le lendemain, du jour où Trotsky a pris la parole du balcon de l'Université. Il fait, à son arrivée, un constatation bien peu agréable : porte-parole des mencheviks en émigration dirigeant de la « minorité » du parti qui contrôle l'Iskra, il se trouve une fois de plus en minorité à Pétersbourg devant ce qu'il appelle maintenant « le trotskysme » – l'état d'esprit qui prévaut dans le groupe menchevique de Petersbourg – , avec son hostilité au libéralisme et sa conviction que le parti est d'ores et déjà engagé dans la lutte pour le pouvoir. C'est d'ailleurs vraisemblablement le 17 octobre 1905 que Trotsky fait accepter au « comité » et au « groupe » social-démocrate de la capitale – en d'autres termes aux bolcheviks et aux mencheviks – la formation d'un « conseil fédératif unifié ». Le communiqué commun qui annonce cette naissance dans les Izvestia du 18 octobre, expose qu'il se propose l'« unification et la planification systématiques de l'agitation orale et écrite et de toutes les actions publiques du prolétariat, ainsi que la liaison avec les autres organisations révolutionnaires de Pétersbourg sur les problèmes techniques de combat ».

Il n'existe pas – et cela se comprend aisément – d'étude sérieuse du rôle de Trotsky pendant la révolution de 1905 au sein du soviet de Saint-Pétersbourg. On doit le regretter. A travers les témoignages contemporains – adversaires compris –, le jeune dirigeant de vingt-six ans apparaît certes dans le personnage bien connu de l'orateur flamboyant et de l'écrivain étincelant qui sont inséparables de sa popularité. Mais il apparaît aussi et surtout comme un politique soucieux avant tout d'assurer, en pleine responsabilité et conscience, la progression et le développement du mouvement de masses, de déjouer les provocations de l'ennemi de classe et de sa police, de ne livrer bataille qu'au moment propice. Le Trotsky qui s'impose au soviet de Pétersbourg comme un orateur et un débatteur de première force est aussi un responsable avisé, un dirigeant conscient de la portée de ses prises de position et de ses responsabilités. Il faudra d'ailleurs attendre des années pour que des adversaires sans vergogne « découvrent » dans son activité au sein du soviet un modérantisme qu'aucun de ses adversaires les plus déterminés de l'époque n'aurait jamais osé évoquer !

C'est Trotsky qui, le 21 octobre, persuade le soviet, après la reprise du travail en province et à Moscou, qu'il faut lancer le mot d'ordre de la reprise du travail, tous ensemble, à la même heure, dans une nouvelle démonstration de force. Le lendemain, le tsar signe un oukaze qui octroie une amnistie chichement limitée. Le soviet décide de riposter par une manifestation grandiose à l'occasion des funérailles des combattants de la révolution morts depuis l'annonce du « printemps » : le Premier ministre Witte accepte, mais le général Trepov interdit et menace. La résolution du soviet a été rédigée par Trotsky :

« Trepov, dans son insolente déclaration, donne à comprendre qu'il dirigera contre le pacifique cortège les bandes noires armées par la police et qu'ensuite, sous prétexte d'apaisement, il ensanglantera encore une fois les rues de Pétersbourg. Pour déjouer ce plan diabolique, le soviet des députés déclare que le prolétariat de la capitale livrera sa dernière bataille au gouvernement du tsar, non pas au jour et à l'heure qu'a choisis Trepov, mais lorsque les circonstances se présenteront d'une manière avantageuse pour le prolétariat organisé et armé.
« En conséquence, le soviet des députés décide de remplacer les obsèques solennelles par d'imposants meetings qui seront organisés en divers endroits de la ville pour honorer les victimes ; on se rappellera en outre que les militants tombés sur le champ de bataille nous ont laissé, en mourant, la consigne de décupler nos efforts pour nous armer et pour hâter l'approche du jour où Trepov, avec toute sa bande policière sera jeté au tas d'immondices dans lequel doit s'ensevelir la monarchie [15]. »

Le Manifeste du 17 octobre 1905 avait mentionné au passage la liberté d'expression, de façon générale, sans aborder spécifiquement la question de la liberté de la presse. Witte assura aux libéraux que la liberté d'expression s'étendrait à la presse, mais que la censure resterait en vigueur jusqu'à l'adoption d'une nouvelle loi. Le soviet, lui, dès le 19 octobre, dans une résolution retentissante, donnait le signal de la bataille ouvrière pour la liberté de la presse :

« La liberté de la parole imprimée reste à conquérir pour les ouvriers. Le Soviet des députés décide que seuls pourront sortir les journaux dont les rédacteurs garderont leur indépendance vis-à-vis du comité de censure, ne soumettront pas leurs numéros à l'approbation et procéderont comme le soviet des députés dans la publication de son journal. Par conséquent, les compositeurs et autres camarades ouvriers de la presse qui concourent par leur travail à la publication des journaux ne se mettront à l'œuvre qu'après avoir obtenu des rédacteurs la promesse formelle de rendre effective la liberté de la presse... Les journaux qui ne se soumettront pas à la présente décision seront confisqués chez les marchands et détruits, les machines typographiques seront sabotées et les ouvriers qui auront passé outre à l'interdiction du soviet seront l'objet d'un boycottage [16]. »

Quand la grève générale se termine, les journaux assurent tous qu'ils paraissent sans tenir compte de la censure, comme l'a demandé le soviet, mais aucun ne fait cependant référence aux décisions de ce dernier ! Les « Jours de la Liberté », comme on dira plus tard, sont ceux d'une extraordinaire floraison de la presse –journaux non autorisés, souvent saisis par la police, toujours dévorés par leurs lecteurs. La presse socialiste occupe une place de choix. Les Izvestia, l'organe du soviet, paraissent irrégulièrement, imprimées de nuit dans les entreprises d'imprimerie possédées par des réactionnaires, sous la protection de « groupes de combat » du soviet. Mais il y a aussi une presse d'opinion, les organes des groupes politiques, formels et informels. Trotsky ne peut pas s'en tenir à l'écart.

Il a été rejoint par Helphand qui n'a pas plus que lui supporté de n'être pas dans le courant de l'Histoire en train de se faire et qui arrive à la fin d'octobre, à temps pour être élu, lui aussi, au soviet dont il a pourtant manqué la première séance, le 29 octobre [17]. L'esprit d'entreprise du nouveau venu se concrétise dans une magnifique opération, la prise en main d'un insignifiant quotidien libéral, la Rouskaia Gazeta qui va devenir, entre les mains des deux compères, un quotidien socialiste et qui plus est « un journal vivant, intelligible ». Au prix d'un kopek, il connaît un succès foudroyant, passant en quelques jours de 30 000 exemplaires vendus à plus de 100 000 pour atteindre le demi-million dans les premiers jours de décembre... Les bolcheviks qui ont, avec un certain retard, il est vrai, lancé Novaia Jizn, ne dépassent pas une diffusion de 50 000 exemplaires [18].

Quelques jours plus tard, les mencheviks lancent à leur tour leur journal, abandonnant le titre de l'Iskra et fondant Natchalo. Martov, qui en a la charge, croit de bonne politique de demander la collaboration de Trotsky et d'Helphand dont le succès, dans Gazeta, parle pour eux. Les deux hommes acceptent, à l'expresse condition qu'ils écriront librement, sans aucun contrôle de la rédaction. Le groupe menchevique accepte. Trotsky et Helphand vont faire de cette liberté un usage illimité, transformant ainsi, de fait, Natchalo en organe antilibéral militant, une ligne « trotskyste  » dans laquelle Martov ne reconnaît pas le menchevisme ! [19] C'est ainsi qu'avec l'appui des mencheviks de Pétersbourg, Natchalo – l'ancienne Iskra – va défendre jusqu'au bout – son numéro du 2 décembre – la ligne de l'hégémonie du prolétariat dans la révolution et de la lutte du parti ouvrier contre les partis de la bourgeoisie.

C'est que, dans ces semaines de fièvre, le souffle de la révolution balaie les préjugés et les routines des petits groupes. Parvus-Helphand l'exprimera un peu plus tard avec un grain de poésie en écrivant dans la revue de la social-démocratie allemande : « Nous n'étions que les cordes d'une harpe éolienne sur laquelle jouait le vent de la révolution [20]. »

En attendant, par un retour de fortune souriant à l'audace juvénile, Georgi Plékhanov qui, l'année précédente, refusait de « se déshonorer » en collaborant au même journal que Trotsky, n'est sans doute que trop heureux de retrouver de temps en temps sa signature, à côté de celle du jeune insolent, dans Natchalo, où il n'est, lui, qu'un lointain émigré, écrivant de l'étranger...


Le soviet remporta un deuxième grand succès avec la grève de novembre contre la répression. Une mutinerie avait été écrasée dans la base navale de Cronstadt, l'état de siège proclamé. Dans le même élan, le gouvernement Witte avait déclaré l'état de siège en Pologne, où la révolution s'était également propagée à grandes enjambées, en invoquant une tentative « séparatiste ». Enfin l'état de siège avait été proclamé dans plusieurs régions secouées par l'agitation paysanne. L'une après l'autre, de puissantes assemblées générales dans les usines de Pétersbourg réclamaient du soviet l'initiative d'une riposte énergique. Le 1e novembre, après une chaude discussion ce dernier décida la grève :

« Le gouvernement continue à marcher sur des cadavres. Il livre à ses cours martiales les hardis soldats de Cronstadt qui se sont dressés pour défendre leurs droits et la liberté du peuple. Le gouvernement met au cou de la .Pologne opprimée la corde de l'état de siège.
« Le soviet des députés ouvriers invite le prolétariat révolutionnaire de Pétersbourg à manifester par la grève politique générale [...] et par des meetings de protestation, sa solidarité fraternelle avec les soldats révolutionnaires de Cronstadt et le prolétariat révolutionnaire de Pologne.
« Demain, 2 novembre, à midi, les ouvriers de Pétersbourg cesseront le travail au cri de " A bas les cours martiales ! A bas la peine de mort ! A bas la loi martiale en Pologne et dans toute la Russie !" [21]. »

L'écho fut immense. Perdant son sang-froid, le comte Witte s'adressa à ceux qu'il appelait ses « frères ouvriers » pour les adjurer de ne plus « écouter les mauvais conseils ». Il allait revenir une fois de plus à Trotsky de rédiger un texte claquant comme un soufflet : « Le soviet dès députés ouvriers déclare qu'il n'a nul besoin de la sympathie des favoris du tsar. Il exige un gouvernement populaire sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret [22]  », concluait la réponse publiée dans les Izvestia du 3 novembre.

Le 5 novembre, l'agence télégraphique de Pétersbourg démentait toute Intervention de la cour martiale à Odessa ; des éléments d'information annonçaient également un recul en Pologne. Au soviet, la discussion porta sur la question de la poursuite ou de l'arrêt de la grève. Dans un discours qui constitua un magnifique morceau d'éloquence, Trotsky s'opposa aux partisans de la continuation de la grève. Pour lui, il ne s'agissait pas encore de la « lutte finale », mais seulement de la préparation, des masses à l'action décisive, pour laquelle du temps était encore nécessaire. Paraphrasant Danton, il s'écriait : « L'organisation, encore l'organisation et toujours l'organisation. » La tâche immédiate, c'était de « passer à l'organisation militaire des ouvriers, à leur armement ». Rappelant un épisode de l'histoire de la Révolution française, il concluait :

« Camarades, lorsque la bourgeoisie libérale fière, dirait-on, d'avoir trahi, nous demande : "Seuls, sans nous, pensez-vous pouvoir lutter ? Avez-vous conclu un traité avec la victoire ?", nous lui jetons à la figure notre réponse : Non, nous avons conclu un pacte avec la mort" [23] . »

Le soviet décida à une écrasante majorité la reprise du travail le lundi 7 novembre à midi. La grève s'arrêta de façon plus impressionnante encore pour tous. Elle avait duré 120 heures.

A cette date, le divorce était devenu patent entre libéraux et socialistes, bourgeois et ouvriers. C'était en dehors du soviet dans un quartier de Pétersbourg, qu'avait été entreprise la lutte pour imposer la journée de 8 heures en refusant, de travailler plus, dont le soviet avait adopté le mot d ordre dans l'enthousiasme. Coupé en début par la grève de novembre, le mouvement se heurta très vite à la résistance acharnée du patronat. Gouvernement en tête, les employeurs répondaient par le lock-out brutal à l'initiative ouvrière. Des dizaines de milliers de travailleurs étaient licenciés. La situation devenait d'autant plus dangereuse que de très larges secteurs considéraient la revendication comme une question de survie.

Le 6 novembre, le soviet tenta de trouver une formule de compromis en déclarant qu'il ne fallait lutter pour les 8 heures que là où existait une chance de succès. Mais, à la suite de nouveaux lock-out massifs, il fut amené, le 12 novembre, à tenir, pendant quatre heures, ce qui fut, selon Trotsky, « la plus dramatique » de toutes ses séances. Trotsky, partisan de la pause, évoque avec émotion l'intervention d'une tisserande qui s'en prenait aux métallos de Poutilov et terminait ainsi brève intervention : « La victoire ou la mort ! Vive la journée de 8 heures ! » La résolution finale soulignait que les ouvriers de Pétersbourg ne pouvaient arracher la journée de 8 heures sans la participation à cette lutte de la classe ouvrière de tout le pays et qu'il fallait « suspendre » le mouvement. Trotsky, une fois de plus, avait supporté le poids de la discussion et de la décision puisqu'il avait présenté au soviet le rapport de son exécutif :

« Si nous n'avons pas conquis la journée de 8 heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de 8 heures. Désormais dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : "Les 8 heures et un fusil" [24]. »

La lutte pour la journée de 8 heures avait mis en relief l'isolement relatif des ouvriers de Pétersbourg et du soviet de la capitale dans le pays. C'est en liaison avec cette situation qu'il faut relever le fait que partisans du menchevisme argumentent en général sur ce qu'ils lient « l'isolement des ouvriers » et ont tendance à en rejeter la responsabilité sur « les illusions du trotskysme ». Mais les choses ne sont pas si simples. La grève d'octobre a bien été le fait de la classe ouvrière et cette dernière a alors joui dans son combat du soutien d'importants secteurs de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. Avec des mots d'ordre comme celui de la journée de 8 heures, l'apparition au premier plan des revendications de classe des travailleurs ne pouvait que faire refluer dans les bras du parti de l'ordre des alites toujours chancelants et jamais enthousiastes.

Mais ce qui caractérisait Trotsky, en opposition avec ses anciens camarades de la « minorité » du parti, c'était précisément qu'il avait, depuis le début, considéré comme inévitable le reflux des bourgeois libéraux, leur peur de la révolution et leur retour dans le giron du monarque et de l'Etat. Le problème de l'isolement de la classe ouvrière se posait pour lui en relation non pas avec la bourgeoisie, mais avec la paysannerie. Il est incontestable que, de ce côté, le prolétariat russe n'avait pas trouvé le soutien ni les réserves qui lui auraient permis de briser la répression et peut-être même de se lancer finalement à l'assaut du pouvoir avec quelque chance de succès.

Ce serait pourtant caricaturer et déformer la vérité historique que de ne pas relever l'existence, dans l'année 1905, d'un développement puissant, sous des formes diversifiées, d'un mouvement paysan dans plusieurs provinces, conséquence du développement du mouvement ouvrier et manifestation de son adaptation aux formes et méthodes de ce dernier. Par ailleurs, les mutineries dans la marine de guerre – celle du Potemkine en juin, de Sébastopol en novembre – sont le reflet de la différenciation sociale devenue politique à l'intérieur de l'armée, dont la force motrice est indiscutablement à chercher dans la montée ouvrière. Dans son 1905. Trotsky énumère les éléments qui constituent, selon lui, autant de fissures dans l'armée, ouvrant la possibilité du ralliement au prolétariat des « paysans sous l'uniforme » et de la décomposition de l'armée, condition d'une insurrection ouvrière victorieuse. Le tsarisme n'a-t-il pas décidé de porter sa contre-attaque au moment où la classe ouvrière était en effet temporairement isolée et pendant que le paysan sous l'uniforme reconnaissait encore l'autorité de ses officiers ? Trotsky écrit dans Ma Vie :

« Le soviet souleva de formidables masses. Tous les ouvriers, comme un seul homme, tenaient pour le soviet. Dans les campagnes, il y avait de l'agitation, de même que dans les troupes qui revenaient d'Extrême-Orient. [...] Mais les régiments de la Garde et les Cosaques étaient encore fermes partisans du régime. Tous les éléments d'une révolution victorieuse existaient en puissance, mais ils n'étaient pas encore mûris [25]. »

Les derniers jours de la vie du soviet montrent que ses dirigeants – et le principal d'entre eux était Trotsky – avaient une conscience aiguë de la situation et ne songeaient plus, par la fermeté de leur comportement, qu'à préparer un avenir qui n'était pas si lointain. L'arrestation, le 26 novembre, d'un certain nombre de dirigeants du soviet, dont son président, l'avocat Nossar dit Khroustalev, constitua une première tentative pour éprouver la capacité de résistance de cette organisation. L'appel lancé par le soviet au lendemain du 27 novembre aux « frères soldats » des prolétaires de Saint-Pétersbourg était une sorte de modèle pour une prochaine occasion historique. Le Manifeste financier, rédigé par Parvus, était une déclaration de guerre devant le monde et l'Histoire. C'est avec toute l'autorité d'un homme certain de son avenir que Trotsky, devenu dans l'intervalle président du soviet, traita les forces policières venues pour l'arrêter avec ses compagnons, obligeant l'officier placé à leur tête à demander la parole et à parler à son tour...

Le Trotsky que les forces de police emmènent vers Kresty d'où il sera rapidement transféré vers Pierre-et-Paul, n'est pas un vaincu et le sait mieux que personne. Il s'est, d'un seul coup, élevé au-dessus de  tous ses camarades des diverses fractions du parti, a conquis à la force du poignet, « grâce à son travail brillant et acharné [26] », dira Lénine, la première place devant les masses des travailleurs pétersbourgeois en tant que socialiste et dirigeant révolutionnaire reconnu. Il sait aussi que cette révolution vaincue ouvre la voie de la victoire à la prochaine révolution.

Traité avec déférence, comme un prisonnier d'Etat, par les policiers, puis par les geôliers, bénéficiant d'un régime politique qui lui assure en prison les conditions les meilleures pour poursuivre son travail intellectuel et assurer la préparation de sa défense pénale, il va se trouver à l'écart des remous et de l'agitation au travers desquels se réalisera, sous la poussée de masses, cette réunification du parti social-démocrate qui a été, dans les mois précédant la révolution, son objectif n° 1 : le congrès de Stockholm qui réunifie le parti, est d'une certaine façon sa victoire et il en est exclu par la force des choses. Pourtant, il est en même temps devenu une figure politique nationale – un symbole de cette révolution dont la défaite ne conjure pas le spectre –, sans avoir perdu ni son indépendance d'esprit, ni son agilité théorique, ni la précision de son analyse concrète, avec une formidable expérience supplémentaire. Il racontera plus tard :

« Je ne vois pas moi-même bien clairement comment nous vécûmes dans ce remous des grandes eaux. Mais, dans le passé, bien des choses semblent inconcevables parce que les souvenirs ont perdu toute trace d'activité. On ne se voit plus soi-même que de loin. Cependant, en ces journées-là, nous fûmes suffisamment agissants. Non seulement, nous tournions dans le remous, mais nous le provoquions. Tout se faisait à la va-vite, mais pas trop mal et quelquefois très bien [27]. »

Il poursuit, en 1930, évoquant cette première révolution avec une ombre d'amertume :

« Le chaos d'une révolution n'est pas du tout celui d'un tremblement de terre ou d'une inondation. Dans le désordre révolutionnaire commence immédiatement à se former un nouvel ordre ; les gens et les idées se répartissent naturellement sur de nouveaux axes. La révolution ne parait une absurde folie qu'à ceux qu'elle balaye et renverse. Pour nous, la révolution a été l'élément inné, quoique fort agité. Tout y trouvait son heure et sa place. Certains arrivaient même à vivre encore leur vie individuelle, à tomber amoureux, à faire de nouvelles connaissances, voire à fréquenter les théâtres révolutionnaires [28]. »

A. V. Lounatcharsky, qui a observé Trotsky de près pendant plusieurs années, fait une remarque d'importance et écrit :

« Trotsky ne paraissait pas fait pour le travail au sein de groupements. Mais, plongé au contraire dans l'océan des grands faits historiques ou toutes les choses personnelles perdent leur importance, on voyait rayonner ses dons, ses qualités [29].  »

Déjà, de sa cellule de Saint-Pétersbourg, il scrutait l'horizon de la prochaine révolution...

Références

[1] Les meilleurs ouvrages disponibles au moment où je rédigeais ce travail sont ceux de Solomon M. Schwarz. The Russian Revolution of 1905, Chicago, 1967 et de Sidney Harcave. First Blood : the Russian Revolution of 1905. New York, 1964. Nous n'avons pu prendre connaissance du travail d'Abraham Ascher, The Revolution of 1905. Russia in Disarray, Stanford, 1988. Outre G. Migliardi, déjà cité note 24, chap. III et le recueil de Trotsky. 1905,comprenant Bilan et Perspectives, que nous avons utilisé dans son édition française de 1969, l'étude de G. Migliardi. « La Rivoluzione rusa del 1905 », dans Pensiero e azione. op. cit., pp. 133-146. Il faut ajouter l'article de D.K. Rowney « Development of Trotsky's Theory of Revolution 1898-1907 », dans Studies in Comparative Communism. n° 10, 1977 (1/2) pp 18-33, et Rex Winsbury. « Trotsky in 1905 : the Attempted Revolution of 1905 was the Prologue to greater Events in 1917 ». History Today, n° 26, avril 1976. pp. 213-222. La première partie de Zeman & Scharlau de The Merchant of Revolution …, est d'un grand intérêt.

[2] M.V., I, pp. 263-264.

[3] Ibidem, pp. 264-265.

[4] Ibidem. p. 265.

[5] Iskra, n° 90, 3 mars 1905 et n° 93, 17 mars 1905, signés « T ».

[6] M.V., I, p. 267.

[7] Ibidem, pp. 268-269.

[8] Ibidem, p. 271.

[9] Trotsky, 1905,p. 108.

[10] Ibidem, pp. 108-109.

[11] Ibidem, p. 109.

[12] Ibidem.

[13] Ibidem.

[14] Edmund Wilson, To the Finland Station, p. 425.

[15] 1905, p. 119.

[16] Ibidem, p. 128.

[17] Zeman & Scharlau, op. cit., pp. 82-83.

[18] Ibidem, p. 83.

[19] Ibidem, p. 84.

[20] Die neue Zeit, n° 24, 1ère partie, 1906, p. 113.

[21] Cité dans 1905, p. 150.

[22] Ibidem, p. 152.

[23] Ibidem, p. 156.

[24] Ibidem, p. 167.

[25] M.V.,  III, p. 16.

[26] A.V. Lounatcharsky, extrait de Revoljucionnye silhuety. Moscou, 1923 ; traduction française « Silhouette de Trotsky », Cahiers Léon Trotsky n° 12, décembre 1982, p.45.

[27] M.V., II, p. 14.

[28] Ibidem, p. 15.

[29] Ibidem, p. 46.

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