1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

VII - D'une révolution à l'autre [1]

L'épopée révolutionnaire de 1905 ne s'achève pas, pour Léon Trotsky, avec l'arrestation et l'incarcération qui frappent en sa personne l'un des dirigeants du soviet de la capitale. Pendant des mois son procès public, sa condamnation, sa déportation, puis sa spectaculaire évasion de Sibérie le maintiennent au premier rang de l'actualité. Dans le même temps, le bilan théorique qu'il dresse de la révolution russe de 1905 – ce sera la théorie de la « révolution permanente » – ne rencontre qu'un écho limité aux milieux étroits des militants social-démocrates les mieux informés, et ce n'est que des années plus tard qu'il deviendra lui-même un facteur historique.

Le sort des prisonniers demeura quelque temps incertain. La grève générale, suivie de l'insurrection de Moscou, fut la riposte ouvrière à leur arrestation, ce pas que le soviet de Pétersbourg avait envisagé de faire. En décembre, 1905 et en janvier 1906, les expéditions punitives quotidiennes, la violence de la répression, faisaient craindre une comparution rapide des dirigeants du soviet devant un conseil de guerre. Il n'en fut rien, et après l'élection à la première douma marquée par la victoire électorale des libéraux – les « cadets » – une amnistie générale entra dans le champ des possibles. Finalement le procès fut fixé au 12 juin 1906, repousse avec le renvoi du ministère Witte, la dissolution de la douma, l'arrivée au pouvoir de Stolypine.

Mais le procès devenait du coup l'occasion d'un règlement de comptes entre pro-libéraux et purs réactionnaires des sphères gouvernementales. Il s'ouvrit enfin le 19 septembre 1906.

En dix mois d'incarcération préventive, les accusés avaient eu largement le temps de préparer leur défense et d'en déterminer l'axe politique. Une question de principe d'une énorme importance avait été tranchée dès le début. Le comite central menchevique sous la plume de Martov, avait préconisé une attitude défensive, prenant en appui de principe et de droit, sur le Manifeste d'Octobre, soulignant que l'activite du soviet s'était tenue dans les limites fixées par ce dernier et niant qu'il ait jamais envisagé une insurrection armée. Trotsky avait rédigé une réponse indignée à ce qu'il tenait pour une proposition de capitulation politique [2]. Pour lui, et sans chercher l'auréole des martyrs, les accusés devaient utiliser le procès comme une tribune politique pour exposer leur programme et dénoncer le régime impérial. Trotsky pensait en particulier qu'il était de la plus haute importance que les dirigeants du soviet, tout en niant l'existence de préparatifs techniques d'insurrection, assument totalement la responsabilité de sa préparation politique et continuent, devant les juges, à soutenir sa nécessité pour abattre l'Ancien Régime. De la prison, la discussion était passée dans les groupes et s'était menée à moitié publiquement : les bolcheviks avaient soutenu inconditionnellement la position de Trotsky et celui-ci convaincu ses camarades, et surtout fait plier son prédécesseur à la présidence, Khroustalev-Nossar. Les accusés s'étaient réparti les rôles, et c'était à Trotsky qu'il incombait, en leur nom, de traiter de cette question de l'insurrection armée.

En fait les circonstances étaient favorables aux accusés et à la défense qu'ils avaient conçue, bien que la réaction battît son plein. Le gouvernement réactionnaire de Stolypine comptait bien, au moyen du procès, régler ses comptes avec Witte, en révélant au grand jour le double jeu qu'il avait pratiqué au pouvoir, l'humiliation qu'avait subie du fait de sa faiblesse, le gouvernement du tsar en face des élus ouvriers. Il n'était donc pas question de dissimuler. Plus de deux cents témoins – environ la moitié de ceux qui avaient été cités – purent venir quotidiennement déposer et répondre aux questions des avocats de la défense, permettant une reconstitution minutieuse, jour par jour, de l'activité du soviet.

Trotsky a souligné dans son récit du procès le caractère contradictoire des conditions matérielles de son déroulement, signe révélateur d'un réel désarroi des gouvernants. Le Palais de justice est entouré de troupes en armes, l'intérieur bondé de gendarmes, sabre au clair, prêts à bondir. Il semble qu'il y ait là volonté délibérée d'isoler les accusés du monde extérieur, donc de leurs mandants ouvriers. D'ailleurs, un peu plus d'une centaine de personnes seulement sont admises dans la salle d'audience. Mais, en même temps, aucune mesure n'est prise pour empêcher la quarantaine d'avocats, qui font le va-et-vient avec l'extérieur de revenir les bras charges de fleurs qu'on leur a confiées pour les accusés. Débordé dès le début par ces manifestations fleuries, le président ne prend pas non plus de mesures pour empêcher les ouvriers de chanter, dans la salle des témoins, les chants révolutionnaires dont l'écho lointain parvient de temps en temps au prétoire à l'occasion de l'ouverture d'une porte.

Le premier incident se produit dans les premières minutes, lors de l'appel des accusés. Le président n'appelle que 51 noms alors qu'Il y a 52 inculpés. La défense questionne, et l'on apprend qu'un accusé manque effectivement : il a été fusillé à Cronstadt. Comme un seul homme, accusés, avocats, témoins, public se lèvent en un hommage muet, en protestation solennelle... et sont imités par les officiers de police et de gendarmerie, pris de court [3].

Les témoins ouvriers arrivent en groupe pour la prestation du serment, certains en tenue de travail. Ils saluent à haute voix les accusés et la plupart de ceux d'entre eux qui sont « inscrits » aux yeux de la loi comme chrétiens orthodoxes, refusent de prêter le serment religieux prescrit, ce qui constitue en soi une sorte de défi, que le président ne relève pas non plus. Dans les usines, des assemblées générales ont élu des « témoins » qui ont élaboré ensuite des déclarations collectives, contresignées par des milliers de noms. A la demande des accusés, ces textes, impressionnants par leur simplicité et leur fermeté, sont lus par le président qui se réserve pourtant le droit de ne pas communiquer les déclarations dont le ton lui paraît trop irrespectueux, un autre aveu de faiblesse [4].

Le réquisitoire comporte un historique correct de la formation du soviet et du mode de son élection. Mais, en contradiction avec cet historique, il le présente comme s'il s'agissait, non pas d'un organe représentatif élu, mais d'une « association » qui aurait eu pour but d' « attenter par la violence au régime qui fonctionne en Russie en vertu des lois fondamentales et de le remplacer par une république démocratique [5]». Ce tour de passe-passe est sans doute jugé nécessaire pour étayer la thèse de l'accusation selon laquelle le comité exécutif –  en tant qu'organe responsable du soviet – a armé le prolétariat de Saint-Pétersbourg dans l'intention de le conduire à l'insurrection armée [6].

Le 4 octobre, Trotsky répond à cette partie de l'accusation dans une déposition qui est un véritable manifeste politique du dirigeant d'une révolution. Il ne s'agit pas pour lui de pratiquer la politique du pire et de rechercher la peine sévère qui ferait de lui et de ses camarades les martyrs de la répression. Il s'agit d'expliquer la politique menée par le soviet, donc de développer les perspectives révolutionnaires en Russie. Il reconnaît d'emblée que le soviet s'arrogeait, dans certains cas, le droit d'user de la violence. Il l'explique par le fait que c'était

« l'organe du gouvernement autonome des masses révolutionnaires, l'organe d'un pouvoir [...], nouveau pouvoir historique [...], unique pouvoir au moment de la banqueroute intégrale, morale, politique et technique de l'ancien gouvernement [...], l'unique garantie de l'inviolabilité des personnes et de l'ordre social dans le meilleur sens du mot [7] ».

En tant que pouvoir, le soviet jouissait du droit incontestable d'user de la violence après avoir employé jusqu'au bout l'exhortation et la conviction.

Il répond ensuite à la préoccupation de Martov qui, dans sa lettre aux accusés, leur avait conseillé de souligner le lien entre l'activité du soviet et le contenu du Manifeste du 17 octobre. Il revendique hautement les conquêtes du soviet et des travailleurs, la réalisation concrète des promesses du Manifeste, en soulignant que les mandataires des ouvriers n'ont jamais cru qu'elles seraient tenues par l'ancien pouvoir :

« Nous avons en fait réalisé la liberté de parole, la liberté des réunions, l'inviolabilité de la personne, tout ce qui avait été promis au peuple sous la pression de la grève d'Octobre.. [...] C'est au tribunal de dire si nous avions raison quand nous déclarions que le manifeste constitutionnel n'était qu'une suite de promesses qui ne seraient jamais tenues de bon gré […] ou qu'il dise que le Manifeste du 17 octobre était une véritable base de droit sur laquelle nous autres, républicains, nous agissions conformément à la loi, en dépit de notre défiance et de nos intentions [8]. »

Après avoir souligné que, pour des social-démocrates, l'insurrection armée ne peut être ni une « révolution de palais » ni un « complot militaire » comme semble l'indiquer l'accusation, Trotsky entreprend, de démontrer le caractère intrinsèquement « insurrectionnel » de la grève politique qui, à partir d'octobre 1905, a provoqué l'apparition de deux pouvoirs rivaux sans possibilité de coexister, « le pouvoir nouveau, populaire, qui s'appuyait sur les masses, celui du soviet des députes ouvriers, et l'ancien pouvoir officiel qui s'appuyait sur l'armée ». Il explique :

« C'est alors que commence la lutte titanesque de ces deux organes de pouvoir qui veulent, d'un égal désir, s'assurer le concours de l'armée. Et c'est là la seconde étape de l'insurrection populaire qui grandit. [...] Certes, si l'armée avait passé au peuple, l'insurrection n'aurait pas été nécessaire. Mais pouvait-on se figurer que l'armée gagnerait ainsi, sans résistance, sans difficultés, les rangs de la révolution ? [...] L'absolutisme devait prendre l'initiative de l'attaque avant que tout ne fût perdu [9]. »

Il est dès lors impossible de ranger la préparation de l'insurrection dans la catégorie des « complots » : elle était une nécessité inéluctable à partir du moment où la contre-révolution était décidée à ne pas céder et à frapper :

« Si l'organisation des forces sociales n'avait été entravée par aucune attaque de la contre-révolution armée, si elle avait continué dans la voie où elle était entrée sous la direction du soviet des députés ouvriers, l'ancien régime serait tombé sans qu'on eût besoin d'employer la moindre violence [10]. »

Il n'en a pas été ainsi. Les social-démocrates, poursuit, Trotsky, savaient que le vieil appareil ne céderait pas de son plein gré la place et son pouvoir, qu'il n'abandonnerait sans combat aucune position et tenterait inévitablement de reconquérir ce qu'il avait perdu. A partir de là, ils avaient une claire conscience que l'insurrection armée était inévitable :

« Le soulèvement armé, Messieurs les juges, était pour nous inévitable : il était et reste une nécessité historique dans la lutte du peuple contre un régime d'autorité militaire et policière [...]. Sous des aspects divers la même idée d'insurrection armée se manifeste dans toutes les décisions du soviet des députés ouvriers [11]. »

C'est avec une ironie cinglante pour les juristes et la franchise du politique pour qui la cour de justice est une tribune de propagande, qu'il s'écrie :

« Remarquez-le bien, Messieurs les juges, nous n'avons jamais préparé l'insurrection, comme le dit le procureur, nous nous sommes préparés à l'insurrection [...] : éclairer la conscience populaire, expliquer au peuple que le conflit était inévitable, que tout ce qu'on nous accordait serait bientôt enlevé, que seule la force pouvait protéger le droit [12] …»

La péroraison de la déposition de l'accusé Trotsky n'était certainement pas calculée pour lui valoir l'indulgence des juges du tsar, mais elle était destinée à retentir d'un bout à l'autre de son empire :

« Qu'entend donc l'accusation quand elle nous parle d'une certaine " forme de gouvernement "? Existe-t-il donc chez nous une forme quelconque de gouvernement ? Le gouvernement s'est depuis longtemps retranché de la nation, il s'est retiré dans le camp de ses forces militaires et policières et des bandes noires. Ce que nous avons en Russie, ce n'est pas un pouvoir national, c'est une machine automatique à massacrer la population. Je ne puis définir autrement la machine gouvernementale qui martyrise le corps vivant de notre pays. Et si l'on me dit que les pogroms, les assassinats, les incendies, les viols, si l'on me dit que tout ce qui s'est passé à Tver, à Rostov, à Koursk, à Sedlice, si l'on me dit que les événements de Kichinev, d'Odessa, de Bialystok, représentent " la forme de gouvernement " de l'Empire de Russie, je reconnais alors avec le procureur qu'en octobre et novembre nous nous sommes armés directement pour lutter contre " la forme de gouvernement " qui existe dans cet empire de Russie [13]. »

Quelques semaines plus tard, à la veille de la conclusion du procès, la défense fait une démonstration pratique de la véracité des affirmations du dernier président du soviet avec l'affaire de la « lettre de Lopoukhine ». Ce dernier, haut fonctionnaire, directeur de la police au cabinet du ministre de l'Intérieur à l'époque du gouvernement Witte, avait été chargé d'une enquête et en avait adressé les conclusions par écrit au Premier ministre. Selon lui, les appels au pogrom imprimés et diffusés à l'automne 1905 avaient été préparés et imprimés par les services de la police secrète elle-même ; de même, le général Trepov, commandant du Palais, auteur de rapports confidentiels au tsar, était en réalité le chef des « Cent-noirs » pogromistes et disposait de crédits officiels importants pour l'orgamsation et le déroulement de leurs opérations. Cette lettre contredisait évidemment sur des points essentiels, les dépositions au procès de plusieurs témoins importants de l'accusation, mais renforçait, en revanche, la thèse de la défense sur les liens entre « Cent-Noirs » et pouvoir tsariste. Elle était hautement compromettante pour plusieurs personnalités et éventuellement pour le tsar lui-même.

Cette fois, le tribunal prit peur. Se refusant à courir le risque que laissait prévoir une comparution à la barre des témoins de Lopoukbine, il refusa de le convoquer pour entendre son témoignage et même de recevoir la « lettre » certifiée conforme sous forme de copie que voulait déposer la défense. Les accusés et leurs avocats prirent acte de cette dérobade, de ce qui apparaissait à leurs yeux comme un refus de rechercher la vérité dès lors qu'elle contredisait les thèses de l'accusation et se révélait menaçante pour les gens en place au plus haut niveau. Ils décidèrent de ne plus paraître aux audiences. Le réquisitoire fut prononcé devant des bancs vides d'accusés. L'accusation d'avoir « armé les ouvriers en vue d'une insurrection » n'était finalement pas retenue. Quinze accusés furent condamnées à la privation des droits civils et la déportation perpétuelle. Parmi eux, évidemment, Trotsky [14].

Le jour même de la publication de la sentence, le 2 novembre 1906, retour de l'étranger, le comte Witte assurait, dans une lettre publiée par la presse, qu'il n'avait jamais eu de rapports personnels avec le soviet. Le 4 novembre, dans une lettre ouverte qui fut imprimée le 5, les condamnés répondaient fièrement, après un bref bilan de la « justice officielle », qu'ils faisaient appel au peuple et à la conscience populaire [15].


La prison et le procès avaient été pour Trotsky, une occasion de reprendre contact avec les siens. Son père et sa mère étaient venus assister au procès. Ils étaient partagés entre la fierté que leur inspirait leur fils, devenu un homme si important et qui parlait si bien, et la crainte de lui voir infliger une peine de travaux forcés. Nous ignorons si Natalia Ivanovna assista au procès. Elle avait mis au monde en février 1906 un garçon nommé comme elle et prénommé comme son père, Lev Sedov, qui allait être à son tour leur Ljova.

La condamnation, dont la première conséquence fut le transfert de Trotsky de la prison préventive à la prison de déportation, met fin a une période dont on est tenté de dire, à la lecture de Ma Vie, qu'elle fut dans la vie de Trotsky une période heureuse. Il semble avoir beaucoup apprécié notamment la vie solitaire et son travail dans la cellule solidement verrouillée de Pierre-et-Paul, où régnaient calme et silence et où l'on était, assure-t-il, « idéalement bien pour un travail intellectuel ».

La prison de détention préventive, dans laquelle il occupe la cellule 462, est nettement plus bruyante. Les cellules ne sont pas fermées dans la journée et les détenus communiquent librement entre eux, faisant en commun promenades et jeux d'extérieur. Natalia Ivanovna lui rend visite deux fois par semaine. Trotsky a beaucoup de connaissances parmi les détenus, non seulement ses co-accusés, mais aussi Parvus, qui lui avait succédé à la présidence du soviet, et son vieux protecteur de Londres, Leo Deutsch... qui ne l'appelle plus « le benjamin ». Le vétéran rêve d'une nouvelle évasion, qu'il prépare et à laquelle il a gagné Parvus. Trotsky est réticent : il ne veut pas manquer au procès. A Pierre-et-Paul en tout cas, comme à la prison préventive, il peut non seulement lire pour son plaisir – les grands romanciers, français, nous dit-il – mais surtout écrire, faire le point de l'expérience qu'il a vécue en ces quelques mois avec des millions d'hommes. Ce travail théorique aboutit à une réflexion capitale sous la forme d'une grosse brochure intitulée Bilan et Perspectives. Les forces motrices de la Révolution, qu'il destine à servir de conclusion à un recueil d'articles et d'essais sur 1905 qu'il projette sous le titre Notre Révolution.

Ce petit essai – moins de cent pages – est en fait une mise au point qui, à travers la révolution russe, pense les conditions de la révolution mondiale en ce début du XXe siècle, rectifie les pronostics généralement acceptés, corrige les idées reçues, dépasse les débats rituels et les querelles de tendances. A la lumière de l'expérience vécue, Trotsky approfondit la réflexion qu'il a commencée en 1904 avec Parvus et le débat – qui a implicitement commandé l'activité du soviet – sur l'hégémonie de la classe ouvrière dans la révolution russe. Contrairement aux mencheviks qui, avec le reflux de la révolution, ont perdu leur audace, il maintient que la bourgeoisie russe est incapable de mener à bien la révolution bourgeoise qui comporte le renversement du tsarisme et l'élimination de tout ce qui subsiste des structures féodales et la remise de la terre à ceux qui la travaillent. D'accord avec les bolcheviks sur le fait que c'est bien la classe ouvrière qui doit diriger la révolution bourgeoise, il va plus loin qu'eux en affirmant qu'une fois portée au pouvoir par la révolution, elle sera contrainte de commencer en même temps la transformation socialiste de la propriété. Une telle éventualité – entièrement nouvelle et jamais envisagée jusque-là – ferait donc commencer la révolution socialiste en Russie avant même qu'elle se soit développée dans les pays occidentaux.

L'explication de ce détour dialectique de l'histoire – car c'en est un et de taille, qui va surprendre plus d'un dialecticien – se trouve selon Trotsky, dans la spécificité concrète du développement social de la Russie marqué par sa lenteur et son caractère primitif. La prépondérance économique de l'Etat et son rôle dans l'industrialisation, la faiblesse sur tous les plans des classes moyennes et la prépondérance des capitaux étrangers dans l'industrie russe contribuent à la fois à la faiblesse politique de la bourgeoisie et à la puissance d'un prolétariat industriel déjà fortement concentré.

Le chapitre « 1789-1848-1905 » est une démonstration convaincante que l'Histoire ne se répète pas, mais qu'elle connaît à travers les années un développement dialectique :

« Il faut à la société bourgeoise un gigantesque déploiement de forces pour régler radicalement les comptes avec les seigneurs du passé ; cela n'est possible que par la puissance de la nation unanime, se dressant contre le despotisme féodal, ou par un ample développement de la lutte des classes au sein de la nation en lutte pour son émancipation [16]. »

C'est évidemment le premier cas qui s'est réalisé, en France, dans le cours de la révolution de 1789-1793, où « l'énergie nationale, comprimée par la vigoureuse résistance de l'ordre ancien, se dépensa entièrement dans la lutte contre la réaction ». Là, « une bourgeoisie éclairée, active, encore inconsciente des contradictions que comportait sa propre position », se considéra comme « le chef de la nation » qu'elle rassembla autour d'elle pour le combat et a qui elle donna mots d'ordre et tactique et l'idéologie politique de la démocratie :

« La Grande Révolution française fut vraiment une révolution nationale. Et, qui plus est, la lutte mondiale de la bourgeoisie pour la domination pour le pouvoir et pour une victoire totale trouvèrent dans ce cadre national leur expression classique [17]. »

Dans l'Allemagne et l'Autriche de 1848, il est déjà trop tard pour un développement du type « révolution nationale ». La bourgeoisie allemande considère les institutions démocratiques comme une menace pour sa propre position sociale : loin de se lancer dans la révolution, elle s'en dissocie. Trotsky note que le prolétariat, en revanche, n'était alors pas encore en mesure de conquérir ce pouvoir dont la bourgeoisie libérale ne voulait pas. Déjà, comme il le souligne, « seule une tactique indépendante du prolétariat, trouvant dans sa position de classe et seulement dans sa position de classe, les forces nécessaires pour la lutte, pouvait assurer la victoire de la révolution [18]  ».

C'est finalement la révolution de 1905 qui a apporté de façon positive la preuve de l'existence d'une situation tout à fait nouvelle d'indépendance du prolétariat avec la création des soviets, « élus par les masses et responsables devant les masses », « incontestables institutions démocratiques faisant la politique de classe la plus résolue dans l'esprit du socialisme révolutionnaire [19] ». Désormais, le déroulement concret de la révolution, le fait que « la peur du prolétariat en armes » soit plus forte chez les bourgeois démocrates que « celle de la soldatesque de l'autocratie » font que « la tâche de l'armement de la révolution pèse de tout son poids sur les épaules du prolétariat ». Tel est le bilan.

Trotsky en vient alors aux perspectives, s'insère dans le débat entre social-démocrates, dont le parti, écrit-il, « lutte naturellement pour la domination politique de la classe ouvrière [20] ». En rupture avec la pratique traditionnelle du mouvement et avec la sienne propre, il s'abstient de toute polémique personnelle et même des traditionnelles citations : il s'en justifie en rappelant, non sans quelque humour, que le marxisme est une méthode d'analyse « non des textes, mais des rapports sociaux [21] ». Il rejette catégoriquement la conception traditionnelle, montre qu'elle résulte de l'établissement d'un lien, d'un caractère mécanique entre la croissance du capitalisme et la révolution prolétarienne :

« Le prolétariat croît et se renforce avec la croissance du capitalisme. En ce sens, le développement du capitalisme est aussi le développement du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l'heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du niveau atteint par les forces productives, mais des rapports de la lutte de classes, de la situation internationale, et enfin d'un certain nombre de facteurs subjectifs, les traditions, l'initiative et la combativité des ouvriers [22]. »

Son désaccord est total avec les mencheviks qui continuent de situer l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement ouvrier au terme d'années, voire de décennies, de développement capitaliste après la révolution bourgeoise :

« Il est possible que les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant d'y arriver dans un pays avancé. [...] La révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers [...] avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n'aient eu la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner [23]. »

La question que doivent se poser les socialistes est par conséquent, selon lui, la suivante :

« Est-il inévitable que la dictature prolétarienne aille se fracasser contre les barrières de la révolution bourgeoise, ou est-il possible que, dans les conditions historiques mondiales données, elle puisse découvrir une perspective de victoire en brisant ces barrières ? [...] Devons-nous, à mesure que la révolution se rapproche de cette étape, préparer consciemment un gouvernement de la classe ouvrière, ou nous faut-il considérer à ce stade le pouvoir politique comme un malheur que la révolution bourgeoise est prête à imposer aux travailleurs et qu'il vaudrait mieux éviter ? Faudra-t-il que nous nous appliquions à nous-mêmes le mot du politicien "réaliste" Vollmar sur les communards de 1871 : " Au lieu de prendre le pouvoir, ils auraient mieux fait d'aller se coucher" ? [24] »

Trotsky pense que la classe ouvrière jouera le rôle décisif dans la victoire de la révolution et qu'elle devra participer au gouvernement né de cette victoire en tant que « force dirigeante et dominante » du gouvernement révolutionnaire provisoire [25]. Le prolétariat au pouvoir, artisan de la révolution démocratique et son réalisateur, sera aux yeux des paysans la classe qui les aura émancipés. Convaincu que l'expérience historique démontre que la paysannerie est incapable d'assumer un rôle politique indépendant, il souligne qu'elle sera, dans cette révolution, l'alliée du prolétariat, dont elle devra en même temps reconnaître l'hégémonie. En ce sens, et sans formules polémiques, il juge simplement « irréalisable, au moins dans un sens direct et immédiat », la formule de Lénine sur « la dictature du prolétariat et de la paysannerie » qui place les deux formations sociales sur un pied d'égalité [26].

De la même façon, prévoyant, à la lumière de l'expérience, l'aggravation des tensions de classes, une fois le prolétariat au pouvoir, la résistance de la bourgeoisie à la journée de 8 heures, par exemple, au moyen de lock-out de masse, il assure qu'il est également impossible parler, comme le fait Lénine, d'une dictature « démocratique » du prolétariat ou du prolétariat et de la paysannerie :

« La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique de sa dictature qu'en renonçant à dépasser les limites du programme démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. [...] Le prolétariat se battra pour le pouvoir jusqu'au bout et ne pourra manquer de recourir à cette [...] arme que constituera pour lui une politique collectiviste [27]. »

L'autre arme du prolétariat au pouvoir sera l'internationalisme, dicté à la Russie en révolution par une nécessité de fer :

« Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination directe en dictature socialiste durable [28]. »

Rappelant qu'il annonçait en juin 1905 que « l'émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière » ferait d'elle « l'initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial dont l'histoire a réalisé toutes les conditions objectives  », il conclut, après un examen de la situation européenne :

« La révolution russe exerce une influence énorme sur le prolétariat européen. Non contente de détruire l'absolutisme russe, force principale de la réaction européenne, elle créera dans la conscience et dans l'humeur du prolétariat européen les prémisses nécessaires de la révolution [29]. »

Parfaitement conscient des problèmes réels qui affaiblissent le mouvement socialiste à l'échelle européenne, il poursuit :

« La fonction des partis ouvriers était et est de révolutionner la conscience de la classe ouvrière, de même que le développement du capitalisme a révolutionné les rapports sociaux. Mais le travail d'agitation et d'organisation dans les rangs du prolétariat a son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d'entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d'autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et plus disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l'expérience politique du prolétariat, peut à un certain moment devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise. En d'autres termes, le conservatisme du socialisme propagandiste dans les partis prolétariens peut, à un moment donné, freiner le prolétariat dans la lutte directe pour le pouvoir. Mais la formidable influence exercée par la révolution russe montre que cette influence détruira la routine et le conservatisme de parti et mettra à l'ordre du jour la question d'une épreuve de force ouverte entre le prolétariat et la réaction capitaliste, [...] La révolution à l'Est infectera le prolétariat occidental de son idéalisme révolutionnaire et éveillera le désir de " parler russe " à l'ennemi. Si le prolétariat russe se trouve lui-même au pouvoir, fût-ce seulement par suite d'un concours momentané de circonstances dans notre révolution bourgeoise, il rencontrera l'hostilité organisée de la réaction mondiale et trouvera d'autre part le prolétariat mondial prêt à lui donner son appui organisé [30]…»

C'est ainsi que, née comme une théorie de la révolution bourgeoise en Russie, la « révolution permanente » s'épanouit en théorie de la révolution mondiale :

« Laissée à ses propres ressources, la classe ouvrière russe sera inévitablement écrasée par la contre-révolution dès que la paysannerie se détournera d'elle. Elle n'aura pas d'autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et, par conséquent, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe. Elle jettera dans la balance de la lutte des classes du monde capitaliste tout entier l'énorme poids politique et étatique que lui aura donné un concours momentané de circonstances dans la révolution bourgeoise russe. Tenant le pouvoir d'Etat entre leurs mains, les ouvriers russes, avec la contre-révolution devant eux, lanceront à leurs camarades du monde entier le vieux cri de ralliement, qui sera cette fois un appel à la lutte finale : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! [31] »

Il est impossible, à la lecture de ce texte capital, de n'être pas saisi d'admiration non pas devant les dons du « prophète », mais devant la capacité d'analyse politique concrète et par conséquent de prévision d'un pan entier de l'histoire mondiale qui devait se dérouler une dizaine d'années plus tard. Il est pourtant nécessaire de préciser immédiatement que Bilan et Perspectives ne toucha vraisemblablement qu'un nombre restreint de lecteurs, et ce bien que son auteur ait été, lors de sa première parution, au centre de l'actualité à travers le procès des dirigeants du soviet.

La première raison en est qu'il fut immédiatement saisi par la police et qu'un nombre très réduit d'exemplaires purent se frayer un chemin clandestin vers ses lecteurs. La seconde est qu'il était publié au sein d'un recueil d'articles anciens qui n'attirait pas l'attention comme du neuf et de l'inédit. Peut-on s'étonner de cette méconnaissance relative, compte tenu des nombreuses références connues à une discussion contemporaine sur la « révolution ininterrompue » ou « permanente » ? Il est permis d'en douter. En réalité, ce n'est que la grande offensive de Staline et de ses alliés dans les années vingt qui sortit de l'oubli tous les éléments – et sans doute plus encore – d'une discussion bien discrète à l'époque et confinée dans un milieu étroit. Trotsky lui-même ne relève-t-il pas qu'à cette époque Lénine n'avait certainement pas lu Bilan et Perspectives [32], et que, quand il le cite, c'est de seconde main à partir de citations faites par un article de Martov [33].


Transférés le 3 janvier 1907 dans la prison de déportation, vêtus du costume gris, pantalon, souquenille [a] et bonnet, mais sans la marque classique de l'as de carreau du forçat [b], les condamnés en ressortent le 5, au petit matin, pour prendre la route de la Sibérie à titre « perpétuel ». Trotsky peut se réjouir : il a conservé ses chaussures personnelles avec un passeport dans une semelle et des pièces d'or dans les talons – autant de chances, évidemment, de raccourcir la perpétuité du séjour... Les voyageurs sont fortement gardés – par une escorte militaire que l'on a fait venir de Moscou, les hommes de Pétersbourg n'étant, par définition, pas sûrs. Cela n'empêche pas les soldats de manifester aux prisonniers une sympathie agissante : ce sont eux qui se chargent de poster les lettres, et notamment celles où Trotsky raconte en détail le voyage à Natalia Ivanovna. C'est à Tobolsk, où ils font une petite halte dans la prison locale, que les détenus apprennent, le 29 janvier 1907, qu'ils sont en cours de transfert vers le bourg d'Obdorsk, bien au-delà du cercle polaire. Jusqu'à Tioumen, ils avaient voyagé par train. Ensuite, les quatorze condamnés sont transportés, avec les cinquante-cinq personnes de leur escorte, dans quarante traîneaux.

Trotsky ne semble pas avoir songé à s'évader dans la première partie du trajet. L'idée lui en est venue au trente-troisième jour de route, à l'arrêt de Bérézov, où ils parviennent le 12 février. Ils logent à la prison et peuvent circuler librement dans la journée, l'évasion étant réputée impossible. Un déporté plus ancien, l'arpenteur Rouchkovsky, lui révèle un itinéraire possible, en traîneau tiré par des rennes : peu de risques d'être repris, mais des chances sérieuses de s'égarer ou de périr dans une tempête de neige. Un autre de ses camarades déportés, médecin, lui apprend à simuler une sciatique. Il se fait hospitaliser et est alité quand ses camarades repartent pour Obdorsk. Entre-temps, il a acheté l'attelage de rennes et trouvé l'homme qui le conduira jusqu'à l'Oural, un paysan appelé Pied de Chèvre. Celui-ci est compétent, mais boit énormément, ce qui provoque bien des avatars. Trotsky écrira plus tard :

« Un beau voyage en vérité dans la vierge solitude des neiges, à travers des bouquets de sapins, où l'on voyait les foulées d'animaux sauvages [34]. »

Engoncé dans ses deux pelisses, une « poil au dehors» et une « poil au-dedans », en bonnet de fourrure et bottes et moufles fourrés, il assiste à un «spectacle merveilleux : trois Ostiaks, munis du lasso, attrapaient en pleine course des rennes choisis d'avance, dans un troupeau de quelques centaines de têtes que les chiens chassaient sur eux [35] ». Il se souvient, des années plus tard :

« Notre voiture glissait d'une allure égale, sans bruit, comme une barque sur le miroir d'un étang. Dans un crépuscule enténébré, la forêt semblait plus gigantesque. Je ne discernais absolument pas la route, je ne sentais presque pas le mouvement du traîneau. Des arbres de mirage couraient au-devant de nous, les buissons fuyaient sur les côtés, de vieilles souches, couvertes de neige, disparaissaient sous nos yeux. Tout cela semblait plein de mystère. Tchou-tchou-tchou... le souffle égal et pressé des rennes s'entendait seul dans le grand silence de la nuit et de la forêt [36]. »

Finalement, le retour s'effectue en une semaine. Ayant atteint l'Oural, l'évadé quitte le traîneau pour le train. Il a télégraphié à Natalia pour lui donner rendez-vous dans une petite station où il a sa correspondance, mais la poste n'a pas transmis le nom de la gare. Et c'est par miracle qu'ils se trouvent quand même. Il est si furieux que Natalia Ivanovna a toutes les peines du monde à l'empêcher d'aller déposer une réclamation en bonne et due forme qui ne pourrait lui valoir qu'une arrestation immédiate [37]. Ils descendent de leur nouveau train à Saint-Pétersbourg et arrivent inopinément dans l'appartement de la famille Litkens qui n'en croit pas ses yeux. Il passe ensuite en Finlande, où nombre de militants sont déjà réfugiés, et ne tarde pas à rencontrer Lénine et Martov. Le contact avec le premier est bon : il approuve les écrits de Trotsky en prison, tente une fois encore de le gagner à sa fraction, à la fraction bolchevique. Les rapports sont plus tendus avec Martov qui lui reproche d'avoir entraîné les mencheviks de Pétersbourg dans une politique extrémiste et irréaliste.

Il n'y a pas un an, alors qu'il était encore en prison à Pétersbourg, s'est tenu à Stockholm le congrès d'unification formelle du parti, en avril, qui a adopté finalement la rédaction Martov du fameux article premier des statuts qui avait divisé le IIe congrès. Mais des lézardes se dessinent à nouveau, entre autres parce que les mencheviks sont en plein reflux et, une fois de plus, se mettent à compter sur les libéraux tout en condamnant bruyamment, après Plékhanov, l'insurrection de Moscou. Après quelques semaines en Finlande, où il complète sa brochure Aller et Retour, récit de sa déportation et de son évasion, Trotsky reprend une nouvelle fois la route de l'Occident, avec notamment l'objectif de participer au congrès de Londres du parti unifié, où, sans le savoir, il va rencontrer Staline pour la première fois.

Il n'y a aucune raison pour nous de mettre en doute ce qu'il écrit de ses rapports avec Lénine à l'époque, dans Ma Vie, Lénine avait approuvé le comportement de Trotsky au soviet et plus tard devant le tribunal. Dans Novaia Jizn, il s'était solidarisé ouvertement avec ses prises de position dans Natchalo,notamment dans son appréciation du rôle des libéraux et de la nécessaire indépendance du prolétariat. Nous avons vu qu'il pensait du bien des écrits de prison -– sauf Bilan et Perspectives, qu'il n'avait probablement pas lu. Les interventions de Trotsky au congrès, sa vigoureuse critique du « pessimisme révolutionnaire » des mencheviks et de l'idéalisation qu'ils faisaient des Cadets, son affirmation de la communauté d'intérêts entre le prolétariat et la paysannerie, ne pouvaient pas ne pas nourrir chez Lénine l'espoir de regagner Trotsky.

Celui-ci, pourtant, votait avec les mencheviks contre une motion de Lénine qui mettait à l'ordre du jour la discussion sur « le moment présent de la révolution ». Le climat se détériorait très vite dans le congrès sur l'épineux sujet des groupes armés de boieviki, ces militants contrôlés par les bolcheviks qui effectuaient, l'arme au poing, ce qu'on appelait les « expropriations » – attaques de banques, de convois – pour financer l'activité révolutionnaire : Trotsky exigeait l'arrêt immédiat de ce genre d'opérations qui, dans le reflux, ne pouvaient être à ses yeux qu'une cause supplémentaire de recul du mouvement révolutionnaire.

A la fin du congrès de Londres, Trotsky prend le chemin de Berlin où Parvus vient de rentrer après une évasion bien menée et où Natalia Sedova est arrivée, Ils vont prendre ensemble des vacances d'été dans un village de Bohême, sans avoir réussi à convaincre Rosa Luxemburg de se joindre à eux. A l'automne, Natalia retourne en Russie pour chercher le bébé Ljova et Parvus, revenu à Berlin de ses vacances d'été, introduit Trotsky dans le Parti social-démocrate allemand.

Quand il se remet à écrire, c'est sûr de son interprétation de la révolution, convaincu de la justesse des perspectives qu'il a tracées. Il constate pourtant, avec Lassalle, que les travaux sur le plan de la théorie ont « engendré des disciples et des sectes ou bien des mouvements pratiques qui sont restés infructueux mais qui n'ont jamais suscité un mouvement général des esprits [38]  ». C'est de « la force bouillonnante des événements [39] » qu'il attend désormais avec confiance la réunification véritable du parti à travers son engagement total dans la révolution. Il s'oppose pour le moment, apparemment sans impatience, aux conceptions de la nature de la révolution professées par les bolcheviks et les mencheviks et qui lui paraissent également erronées :

« Si les mencheviks, en partant de cette conception abstraite, " notre révolution est bourgeoise ", en viennent à l'idée d'adapter toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu'à la conquête du pouvoir par celle-ci, les bolcheviks, partant d'une conception non moins abstraite, " dictature démocratique mais non socialiste ", en viennent à l'idée d'une auto-limitation du prolétariat détenant le pouvoir, à un régime de démocratie bourgeoise. Il est vrai qu'entre mencheviks et bolcheviks il y a une différence essentielle : tandis que les aspects anti-révolutionnaires du menchevisme se manifestent dès a présent dans toute leur étendue, ce qu'il y a d'anti-révolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace – mais la menace n'en est pas moins sérieuse – que dans le cas d'une victoire révolutionnaire [40]. »

C'est cette dernière phrase qui a généralement attiré – pas toujours à juste titre – les commentateurs. Or la citation de Lassalle sur l'impuissance de la théorie mériterait une attention au moins égale.

Dans un article de 1910 sur les tendances en développement dans la social-démocratie russe [41], Trotsky revient en effet sur cette question, écrivant notamment que « la théorie ne peut pas remplacer l'expérience ». Raya Dunayevskaya a attiré l'attention sur le fait que, quelques années après la formulation de la théorie de la « révolution permanente », son auteur manifeste ainsi une sous-estimation non seulement de la théorie en général, mais de la sienne en particulier. Elle souligne à ce propos que Trotsky n'a pas une seule fois défendu sérieusement de nouveau la théorie de la révolution permanente entre sa formulation en 1907 et sa confirmation en 1917.

Dans le cours du même article, Trotsky assure d'autre part qu'il faut en Russie « un parti unifié et capable d'agir » et une « réorganisation de l'appareil du parti [42] ». Sous-estimation de la théorie et en particulier de la théorie dans la construction du parti, comme le suggère Raya Dunayevskaya [43] ? Il y a là, indubitablement, une explication de la violence des critiques de Lénine à son égard.

Trotsky ne peut en tout cas rejeter sur les autres, mencheviks et bolcheviks, la responsabilité qu'il n'y ait pas eu, après sa propre contribution sur Bilan et Perspectives, de tentative de clarifier entre social-démocrates les problèmes nouveaux posés par le développement de la révolution de 1905. Les conséquences de son abstention apparaissent dans la confusion qui prévaut dans l'appréciation de la nature et de la signification des soviets, apparus alors pour la première fois.

On se souvient que les mencheviks avaient été à l'origine de celui de Saint-Pétersbourg, et que les bolcheviks l'avaient initialement combattu parce qu'ils y voyaient une concurrence pour le parti. Trotsky, dès le début, voyait dans le soviet, instrument de lutte, l'organe du pouvoir prolétarien qu'il était devenu.

Le reclassement qui se produit dans les années qui suivent 1905 n'apporte guère de clarté supplémentaire. Les mencheviks, entraînés par Trotsky dans le cours même de la révolution, réagissent : dans leur perspective de révolution bourgeoise, les soviets ne peuvent être, au mieux, que le creuset des syndicats ou du « parti de masse » à l'allemande qui manque à la classe ouvrière russe. Les bolcheviks, dans leur majorité, semblent avoir conservé à l'égard des soviets les préjugés qu'ils avaient manifestés à leur apparition, quand ils refusaient à Lénine la publication d'une lettre où il se demandait si le soviet ne pouvait pas être considéré comme l'embryon du « gouvernement révolutionnaire provisoire ».

Une discussion sérieuse entre historiens de valeur en Occident n'a pas abouti à une conclusion indiscutable concernant l'attitude de Lénine lui-même, incontestablement plus proche là-dessus de Trotsky que de ses propres camarades, mais encore hésitant et se contredisant parfois. Incontestablement précurseur, Trotsky est encore un homme seul quand il écrit :

« Il n'y a aucun doute qu'à la prochaine explosion révolutionnaire, de tels conseils ouvriers se formeront dans tout le pays. Un soviet pan-russe des ouvriers, organisé par un congrès pan-russe [...] assurera la direction [44]. »

Faut-il des temps de révolution pour le sortir d'une solitude dans laquelle il voit pourtant plus clair que les autres ?

Notes

[a] La souquenille est une grande blouse que portaient cochers et forçats.

[b] L'as de carreau, marque désignant un forçat, était imprimé sur la souquenille.

Références

[1] Les éléments bibliographiques sont les mêmes que pour le chapitre précédent.

[2] Trotsky, Sotch., II, I, 1, pp. 459-460.

[3] Trotsky, 1905,p. 253.

[4] Ibidem, pp. 255-256.

[5] Ibidem, pp. 262-263.

[6] Ibidem, p. 269.

[7] Ibidem, p. 276.

[8] Ibidem, p. 278.

[9] Ibidem, p. 282.

[10] Ibidem.

[11] Ibidem, p. 283.

[12] Ibidem, p. 285.

[13] Ibidem, p. 288.

[14] Ibidem, p. 258.

[15] Ibidem, p. 259.

[16] Ibidem, p. 410.

[17] Ibidem, p.412.

[18] Ibidem, p.417.

[19] Ibidem.

[20] Ibidem, p. 419.

[21] Ibidem, p. 421.

[22] Ibidem, p. 419.

[23] Ibidem, p. 420.

[24] Ibidem, p. 424.

[25] Ibidem, p. 425.

[26] Ibidem, p. 429.

[27] Ibidem, p. 434.

[28] Ibidem, p. 455.

[29] Ibidem, p. 462.

[30] Ibidem, pp. 462-463.

[31] Ibidem, p. 463.

[32] La Révolution trahie, in De la Révolution, p. 324.

[33] Ibidem, p. 283, n. 1.

[34] M.V., III, p. 37.

[35] Ibidem, p. 38.

[36] Ibidem, p. 39.

[37] Confidence de Natalia Ivanovna à John Gunther, « Trotsky at Elba », Harpers' Magazine, n° 166, avril 1933.

[38] « Nos différends », Przeglad Socialdemokratuczny, juillet 1908, dans 1905, p. 374.

[39] Ibidem.

[40] Ibidem.

[41] Ibidem, pp. 384-385.

[42] « Die Entwicklungstendenzen der russischen Sozialdemokratie », Die neue Zeit, 9 septembre 1910.

[43] Raya Dunayevskaya, Rosa Luxemburg. Women's Liberation and Marx's Philosophy of Revolution, New Jersey, 1981, pp. 171-172.

[44] « Der Arbeiterdeputierrat und die Revolution », Die neue Zeit, XXV, 2, 1906, n° 7, p. 85.

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