1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XVII – Communisme de guerre et terreur [1]

La politique appelée plus tard « communisme de guerre » et la « terreur rouge », proclamée à l'été 1918, semblait à beaucoup d'observateurs de l'époque l'unique forme de gouvernement des communistes. Même des hommes aussi avertis que Boukharine et Préobrajensky ont cédé à cette tendance dans leur ABC du Communisme. Il n'en a pas été de même pour Trotsky qui écrivait à l'automne de 1919 :

« Le communisme d'aujourd'hui, à la différence du christianisme primitif, ne signifie nullement le nivellement par le bas de la pauvreté. Au contraire, le développement de l'ordre communiste présuppose une croissance importante des forces productives de l'industrie et de l'agriculture, de la technologie et de la science, de l'art sous toutes ses formes. Les rations de famine et les logements glacés ne sont pas le communisme, mais une calamité déchaînée contre nous par les crimes de l'impérialisme mondial. L'ordre soviétique essaie d'assurer abondance, chaleur et confort pour tous. Est-ce réalisable ? Oui, bien sûr. Donnez-nous deux ans de travail pacifique, de concentration de tous les pouvoirs, de toute notre énergie, de tout notre enthousiasme, non sur la guerre civile, mais sur le travail de création économique, et nous saurons, de toutes nos forces combinées, non seulement soigner les blessures ouvertes de l'organisme national, mais aussi réaliser une avance importante dans toutes les directions [2]. »

Trotsky savait sans doute mieux que personne que la politique du « communisme de guerre » avait été dictée au gouvernement soviétique par l'ensemble de la situation, et au premier chef par les initiatives de la contre-révolution. Il en était de même pour la terreur, L'une et l'autre étaient le prix dont les révolutionnaires devaient payer leur survie et même, plus prosaïquement, le droit de se défendre. La guerre civile et l'intervention étrangère, enclenchées l'une et l'autre n'étaient que des moyens pour survivre et tenir, servir l'objectif essentiel du moment, le renforcement et le développement de l'instrument du combat pour la vie, l'Armée rouge. Par la force des choses, la Russie soviétique était devenue un camp retranché, et son communisme militaire ne pouvait être que celui du rationnement et de la pénurie. Trotsky le savait, lui qui, le 4 juin 1918, justifiait la réquisition en attaquant avec violence le paysan aisé, le koulak :

« Nous disons : le pays a faim, les villes commencent à souffrir de la faim, l'Armée rouge ne peut résister aux attaquants faute de nourriture, et, dans ces conditions, tous ceux qui ont faim à la campagne doivent comprendre qu'il y a du grain, qu'il est aux mains des koulaks, ces bêtes de proie, exploiteurs de la faim et du malheur ; que nous leur offrons un prix déterminé par ce que peuvent supporter les finances de l'État et qu'ils ne nous donnent pas de pain à ce prix et que, puisqu'il en est ainsi, nous allons leur prendre le grain de force par les armes. Nous emploierons la force contre le koulak et nous nourrirons les ouvriers, les femmes et les enfants [3] ! »

L'une des conséquences de cette politique est évidemment l'importance et la mesure d'indépendance qu'elle donne aux organismes spécialisés dans la répression, diminuant d'autant l'amplitude du « pouvoir des soviets ». La « commission extraordinaire panrusse pour la lutte contre la répression et le sabotage », créée en décembre 1917, a hérité d'une partie des attributions du comité militaire révolutionnaire de Petrograd. Elle est devenue très vite la toute-puissante Tchéka- lointain ancêtre du G.P.U., qui chassera et traquera Trotsky sur plusieurs continents.

Pour le moment, elle est pour Trotsky non seulement un outil nécessaire dans la guerre civile, mais un instrument indispensable. Elle doit être, à ses yeux, un corps d'élite se battant sur un front décisif. Trotsky ne se dissimule pas les dangers de corruption et de décomposition morale qu'une activité comme la sienne peut engendrer dans ses propres rangs, et il ne cesse d'insister sur la nécessité pour elle de recruter les meilleurs des communistes, c'est-à-dire les plus dévoués et les plus intègres. Il compte beaucoup d'admirateurs et de dévouements sans réserve parmi les tchékistes.

Les conséquences de la guerre civile et de la militarisation avaient été lourdes aussi dans le domaine du fonctionnement du parti et des soviets. Alors que la révolution avait fait triompher dans le parti le système de l'élection des responsables et prévaloir dans le pays la forme soviétique de la révocabilité et du renouvellement fréquent des élus, la situation militaire, le départ pour le front de dizaines de milliers de responsables et militants, la nécessité de renouveler les responsables rapidement avec l'avance ou la retraite de l'Armée rouge, et les pertes énormes subies sur tous les fronts, firent que la démocratie de 1917 et des débuts de 1918 n'était plus qu'un lointain souvenir. Le Parti communiste, militarisé, dominait en outre des soviets qui n'étaient plus que des coquilles vides et des syndicats réduits à leur plus simple expression, avec des responsables qui n'étaient, eux aussi, élus que pour la forme.

Imposée par la nécessité, à l'heure de la révolution en danger, cette situation avait été, elle aussi, largement théorisée et souvent présentée comme indépendante des tragiques circonstances qui l'avaient vu naître. Pourtant le relâchement du danger, l'approche de la fin de la guerre civile, réveillaient dans les masses ouvrières les aspirations démocratiques dont ils avaient chargé la révolution d'Octobre. Nombreux étaient aussi les militants aux yeux desquels le régime militaire du parti, justifié par la lutte contre la contre-révolution, était appelé à disparaître après la défaite de cette dernière.

Dans sa polémique contre Kautsky – qui avait été un maître à ses yeux, mais n'était plus pour lui qu'un renégat – rappelant que le prolétariat russe, contre toute attente, était arrivé au pouvoir avant celui des pays avancés, Trotsky écrivait :

« Au lieu d'être le dernier, le prolétariat russe a été le premier. C'est cette circonstance qui a donné, après la première période de confusion un caractère si acharné à la résistance des anciennes classes dominantes de Russie et qui a obligé le prolétariat russe, à l'heure des plus grands dangers, des agressions de l'extérieur, des complots et des révoltes à l'intérieur, de recourir aux cruelles mesures de la terreur gouvernementale [4]. »

Car la terreur est cruelle, comme l'est la guerre, « affreuse école de réalisme social, créatrice d'un type humain nouveau ». Ce n'est pas la révolution, c'est la guerre qui a « développé dans les mœurs la brutalité », qui a « habitué à la violence », qui a « appris à la bourgeoisie à ne s'embarrasser nullement de l'extermination des masses ». Comment renoncer à la terreur quand on est un révolutionnaire, confronté à des cliques de capitalistes « disposant d'une caste d'officiers aguerris et trempés »? Celui qui renoncerait au terrorisme, c'est-à-dire à l'emploi de la répression contre la contre-révolution armée, renoncerait du même coup à la domination politique de la classe ouvrière et au socialisme. Trotsky explique :

« La révolution n'implique pas "logiquement" le terrorisme de même qu'elle n'implique pas l'insurrection armée. [...] Mais elle exige de la classe révolutionnaire qu'elle mette tous les moyens en œuvre pour atteindre ses fins : par l'insurrection armée, s'il le faut, par le terrorisme, si nécessaire [5]. »

La terreur implique aussi l'intimidation, les menaces, les arrestations préventives. Evoquant les précédents historiques, les révolutions anglaise et française, la guerre de Sécession, la Commune de Paris, il explique que l' « intimidation » est l'un des plus puissants moyens d'action politique, et que la classe ouvrière ne peut s'en passer dans le cadre de sa lutte contre « une classe vouée à périr et qui ne s'y résigne pas ». Aux invocations, par Kautsky, des principes de la démocratie et notamment du respect de la liberté de la presse, il répond sans fard :

« Nous faisons la guerre, Nous nous battons non à vie, mais à mort. La presse n'est pas l'arme d'une société abstraite, mais de deux camps irréconciliables. [...] Nous supprimons la presse de la contre-révolution comme nous détruisons ses positions fortifiées, ses dépôts, ses communications, ses services d'espionnage [6]. »

Aux arguments de Kautsky pour que les bolcheviks reconnaissent « les autres tendances du socialisme » et cherchent à assurer avec eux liberté de critique et collaboration, il rétorque que mencheviks et s.r. n'ont jamais dans le passé joué un rôle autonome, que toute leur politique a été axée sur l'alliance avec les Cadets, qu'ils n'ont été que l'appareil de transmission pour gagner les masses à cet instrument de l'impérialisme. Il se refuse à considérer comme « des tendances du socialisme » des forces qui combattent le régime soviétique aux côtés des blancs, les armes ou la plume à la main, ce qui est le cas des s.r. et de la majorité des mencheviks.

Trotsky est ainsi l'un des premiers à justifier que, sous la dictature du prolétariat, on en soit arrivé à la dictature du Parti communiste. Le parti, explique-t-il, ne gouverne pas, mais il tranche sur toutes les questions de principe, toutes les questions en litige au conseil des commissaires du peuple. Ce rôle exceptionnel, après la prise du pouvoir, s'explique par le fait que la dictature de la classe prolétarienne implique son unité :

« La domination révolutionnaire du prolétariat suppose dans le prolétariat même la domination d'un parti pourvu d'un programme d'action bien défini et fort d'une discipline interne indiscutée [7]. »

C'est à partir de cette analyse qu'il condamne toute alliance, tout bloc au pouvoir avec une autre organisation « socialiste » – ne pouvant refléter que les secteurs arriérés et les préjugés petits-bourgeois de la classe –, comme contradictoire avec la dictature du prolétariat : c'est par l'existence d'une telle coalition en Hongrie qu'il explique la défaite de la révolution des conseils hongrois.

Enfin, il assure que « la domination exercée par le Parti communiste dans les soviets, expression politique de la dictature du prolétariat » doit également se retrouver dans son rôle dirigeant à la tête des syndicats.


Pendant les années 1918 et 1919, Trotsky avait mis sa plume de pamphlétaire au service d'une politique générale qu'il contribuait à élaborer, sans jouer un rôle moteur ailleurs que dans le domaine qui lui avait été assigné : la direction générale des Affaires militaires suffisait à l'accaparer. Mais le répit de la fin de l'année 1919 allait lui donner l'occasion d'une incursion dans le domaine économique, incursion dont les conséquences devaient être pour lui d'une importance énorme.

Elle se fait avec la présentation, dans la Pravda du 17 décembre 1919, de thèses destinées au comité central, publiées là de façon inattendue et même surprenante par Boukharine. Elles sont consacrées à « la transition au service du travail pour tous », en liaison avec le système de la milice.

Rappelant que l'économie socialiste présuppose un plan général tenant compte de toutes les ressources, y compris la main-d'œuvre, les thèses en question affirment la nécessité d'assurer ce plan au moyen d'un service du travail pour tous permettant notamment la planification de la répartition de la main-d'œuvre. Jusqu'à l'établissement d'un régime socialiste et son fonctionnement « normal » – que Trotsky n'envisage pas avant une génération –, « la transition doit être assurée par des mesures de caractère coercitif, c'est-à-dire en dernière analyse par la force armée de l'État prolétarien [8] ».

Trotsky explique qu'il faut faire reposer ce service du travail sur des districts territoriaux et de production qui devraient être également la base des commissariats militaires et du système territorial-administratif des soviets : ainsi serait-il possible, avec l'instauration du système de la milice pour les forces armées, de lier les forces humaines d'unités économiques et de circonscriptions militaires. La transition de l'armée à la milice devait se faire graduellement et en tenant compte des exigences de la production : des unités traditionnelles seraient maintenues pour assumer la levée de l'impôt en nature et l'application du service du travail. La main-d'œuvre libérée par la fin des combats, en fonction d'un « petit plan » à court terme, servirait à la reconstruction des secteurs vitaux de l'économie.

Quelques semaines plus tard, après une discussion menée dans ses rangs à l'initiative de ses chefs, la 3e armée du front de l'est devenait la 1ère « armée du travail » et commençait une expérience à laquelle Trotsky, de son train installé à Ekaterinburg, devait être étroitement associé. L'ordre-mémorandum lancé par lui de Moscou le 15 janvier partait de la situation militaire et de la permanence des zones d'activité des blancs. Il poursuivait :

« La 3e armée révolutionnaire restera sous les armes, conservera son organisation, sa cohésion interne, son esprit de combat, au cas où la patrie socialiste l'appellerait à de nouvelles tâches militaires. [...] Cependant [elle] ne veut pas perdre son temps. Pendant les semaines et les mois de ce répit, quelle que soit sa durée, elle utilisera ses forces et ses ressources pour faire revivre l'économie du pays. Tout en conservant sa force militaire [...], elle se transformera en armée révolutionnaire du travail [9]. »

Les objectifs fixés à l'armée du travail sont la collecte de produits alimentaires, la coupe du bois et son transport, la construction de baraquements pour les forestiers, la mise à la disposition des paysans de ses mécaniciens et de ses ateliers. Partant pour Ekaterinburg, Trotsky écrit ainsi dans le journal du train :

« Notre train se rend dans le nord de l'Oural pour que nous puissions consacrer là toutes nos forces à la tâche d'organisation du travail dans laquelle se rejoindront les ouvriers de l'Oural, les paysans de l'Oural et les soldats de l'Armée rouge de la 1ère armée du travail. Du pain pour les affamés ! Du feu pour ceux qui ont froid ! Tels sont, cette fois, les mots d'ordre de notre train [10]. »

Quelques heures plus tard, le train qui traversait une sévère tempête de neige eut un accident sérieux, l'un de ses wagons déraillant à quelques kilomètres d'une petite gare. Il fallut attendre dix heures l'arrivée de l'équipe d'entretien de la voie, cinq heures supplémentaires pour la venue aux nouvelles des responsables de la gare commençant seulement à s'inquiéter du retard du « train spécial » annoncé. Au total, le train fut immobilisé pendant dix-neuf heures. Trotsky écrivit dans le journal du train qu'il n'était que trop facile d'imaginer comment de tels responsables « traitaient les trains ordinaires, portant du sel aux paysans ou du grain pour les enfants affamés de Moscou [11] ». Expérience cruelle et humiliante autant qu'instructive, révélant dans les campagnes une fantastique passivité.


C'est en liaison avec ce séjour dans l'Oural qu'il faut aborder un épisode encore très controversé de cette période [12]. Trotsky le résume d'une façon jugée discutable aujourd'hui par nombre d'historiens, en écrivant dans Ma Vie :

« De l'Oural, je revins avec une provision considérable d'observations économiques qui toutes pouvaient se résumer en une seule conclusion générale : il fallait renoncer au communisme de guerre [13]. »

C'est au comité central de février 1920 qu'il présenta une déclaration dans laquelle il condamnait ce qu'il appelait « la politique de réquisition égalisatrice », qu'il proposait de remplacer par un impôt en nature proportionnel à la récolte. Il préconisait également un effort pour mieux approvisionner les paysans en produits industriels et suggérait dans certaines régions la réquisition des moyens agricoles en vue du renforcement des fermes d'État.

Les spécialistes d'histoire soviétique ont discuté pendant des années sur la signification de ces propositions dont on ne s'est aperçu que très récemment qu'elles figuraient en texte intégral dans ses Œuvres [14] et il faut reconnaître que cette discussion revêt parfois un tour byzantin quand les participants se demandent si elles allaient dans le sens de ... la Nep. Nous nous contenterons d'indiquer ici qu'il nous semble que ces propositions – « très circonspectes » comme Trotsky le reconnaissait lui-même – exprimaient en tout cas, sinon une orientation vers le rétablissement du marché – ce que fut, dans sa totalité, la Nep –, du moins une tentative de sortir du communisme de guerre sans pourtant capituler, dans les campagnes, devant le paysan aisé, le koulak.

La résolution fut repoussée par 10 voix contre 4. Trotsky, de son propre aveu, se rejeta alors vers le communisme de guerre pour y chercher des solutions à la crise dans le volontarisme et l'appel au combat et au sacrifice. C'est lui qui rédigea l'appel aux travailleurs de l'exécutif central des soviets du 25 février 1920, lequel venait de décider du service du travail et d'approuver la constitution des « armées du travail ». Sa conclusion était digne des grands appels au combat de la guerre civile :

« Dans la lutte contre la faim, le froid, les épidémies, il faut déployer autant d'énergie que les masses ouvrières en ont déployé dans la guerre civile contre leurs ennemis jurés. Pour sauver le pays de la ruine économique, il nous faut l'esprit de sacrifice, l'héroïsme, la discipline caractéristiques des meilleures unités de notre armée. Le travail est le drapeau de notre époque. [...] Le comité exécutif pan-russe des soviets vous unit en une troupe immense pour une campagne contre le besoin, la désorganisation, l'anarchie, le malaise, le désordre et la ruine qui menace. Vous, tous qui êtes conscients et prêts au sacrifice, vous, les meilleurs – en avant [15] ! »

C'est encore lui qui rédige les thèses du comité central pour le IXe congrès. Parties du déclin économique du pays, de l'insuffisance et de la désorganisation des éléments de base de la production, elles affirment que le levier fondamental du relèvement est l'organisation, la répartition et l'utilisation de la main-d'œuvre. C'est ce qui justifie l'institution du service du travail, principe socialiste contraire au principe libéral-capitaliste de « liberté du travail », équivalant à la liberté d'exploiter et d'être exploité. La conclusion est que l'étape de transition qui s'ouvre exige une certaine mesure de militarisation du travail, dont les « armées de travail » sont l'une des formes.

Dans les mois qui suivent, Trotsky, avec le soutien apparemment sans réserves de Lénine, se fait le défenseur de cette méthode de reconstruction de l'économie. La clé de l'économie est la main-d'œuvre qui n'est mobilisable que par la seule obligation du travail. Or, en matière de recensement, de mobilisation, de formation et de déplacement des grandes masses, seul le département de la Guerre bénéficie de quelque expérience.

Soulignant le caractère particulier, original, de la militarisation du travail dans la Russie soviétique, Trotsky rappelle que la seule « liberté du travail » que l'humanité ait jamais connue est celle « de la libre vente de la main-d'œuvre » :

« Nous opposons à l'esclavage capitaliste le travail social et régulier, fondé sur un plan économique, obligatoire pour tous et par conséquent obligatoire pour tout ouvrier du pays. Sans quoi il est impossible même de songer au passage au socialisme. L'élément de contrainte matérielle, physique, peut être plus ou moins grand [...], mais l'obligation est par conséquent la condition indispensable pour refréner l'anarchie bourgeoise, la condition indispensable de la socialisation des moyens de production et de travail, de la reconstruction du système économique selon un plan unique [16]. »

Conscient de l'écho hostile que soulève le terme de « militarisation », il indique qu'il ne l'emploie que par analogie, parce que la dictature du prolétariat exige, comme l'armée, une soumission complète : il n'y a pas à ses yeux de « militarisation » dans l'absolu, car la nature de cette dernière dépend de celle du pouvoir qui la décrète : « La militarisation du travail par la volonté des travailleurs eux-mêmes est un procédé de dictature socialiste [17]. »

La principale arme morale des communistes, assure-t-il, « c'est l'explication véridique aux masses du véritable état des choses, la diffusion des connaissances naturelles, historiques et techniques, l'initiation au plan général de l'économie [18]  »… et les syndicats comme la presse doivent jouer dans son utilisation un rôle déterminant.

Trotsky le souligne fortement : il faut dire franchement aux ouvriers qu'il n'existe aucune solution toute faite, mais que l'on sait seulement qu'il faut maintenant entrer dans la voie du travail réglementé. La tâche que personne n'accomplira pour eux, c'est l'augmentation de la productivité du travail sur les nouvelles bases sociales : « Ne pas résoudre le problème, c'est périr. Le résoudre, c'est faire progresser considérablement l'humanité [19]. »


Trotsky se trouve encore dans l'Oural au sein de la 1ère « armée du travail » quand Lénine lui télégraphie que le bureau politique lui demande de prendre en charge les transports, ce qu'il accepte à titre provisoire. Il est donc nommé le 23 mars 1920 à un second poste de commissaire du peuple.

Déjà avant qu'il ait pris ses fonctions, un certain nombre de mesures draconiennes avaient été prises, depuis l'augmentation des rations des ouvriers des transports avec diminution concomitante des autres, jusqu'à l'application de la loi martiale dans les zones entourant les voies de chemin de fer, en passant par la mobilisation des cheminots au titre du travail obligatoire et l'octroi à l'administration ferroviaire de larges pouvoirs disciplinaires. C'est que la situation est proprement catastrophique et que les spécialistes ont même précisé la date à laquelle les chemins de fer cesseront tout simplement de fonctionner. C'est l'occasion pour Trotsky de faire la preuve de l'efficacité de ses méthodes dans un secteur clé, autant pour l'économie que pour les affaires militaires. C'est en toute connaissance de cause que la direction lui a confié cette mission de confiance qui implique, de sa part à elle, un soutien sans faille. Il va donc appliquer avec son énergie coutumière la militarisation du travail dans les transports et avant tout dans le secteur en plein effondrement, les chemins de fer.

« Une énorme quantité de locomotives et de wagons de toute espèce encombraient les voies et les ateliers. La normalisation du transport [...] devint l'objet de grands travaux préparatoires. Les locomotives furent classées par séries, les réparations se firent alors selon un plan plus net, les ateliers reçurent des ordres précis où il était tenu compte de l'outillage. [...] Les mesures prises donnèrent des résultats indiscutables. Au printemps et pendant l'été de 1920, le transport commença à se délivrer de sa paralysie. [...] De tels résultats ont été obtenus par des mesures administratives extrêmes qui s'imposaient forcément par suite de la pénible situation des transports et par suite du système même du communisme de guerre [20]. »

Les « mesures administratives » dont il parle dans Ma Vie sont en effet « extrêmes [21] », et leur sévérité, écrit-il, correspond au caractère tragique de la situation. Il propose de traiter les « déserteurs » avec toute la rigueur du Code militaire, d'ouvrir pour eux des camps de concentration et de les incorporer à des bataillons disciplinaires ... Début mars, il obtient la création, sur le modèle de l'administration politique de l'armée, d'une administration politique des chemins de fer – le Glavpolitput' – chargée de mobiliser les cheminots et faisant appel à leur conscience politique.

Les chemins de fer, pourtant, ne sont pas une armée, même révolutionnaire, mais une entreprise née bien avant la révolution ; ils ont leur histoire et leurs traditions, un milieu spécifique, notamment des organisations syndicales et des cellules du Parti communiste. La création d'une « administration politique » rend inévitable un conflit avec les syndicats et au moins avec une partie des communistes dans les syndicats. Trotsky ne l'ignore pas et s'efforce de désarmer la résistance quand il présente le nouvel organisme au IXe congrès du parti en indiquant que l'une de ses missions sera de « renforcer l'organisation syndicale des chemins de fer, d'y verser les meilleurs travailleurs qu' [il] envoie dans les chemins de fer et d'aider les syndicats eux-mêmes à faire du syndicat des cheminots un instrument irremplaçable pour l'amélioration ultérieure du transport par rail [22] ».

Mais il n'évite pas pour autant le conflit tant avec la base qu'avec l'appareil syndical. La masse ouvrière est lasse, pour ne pas dire excédée, des méthodes de commandement militaire, et les responsables syndicaux qui expriment son mécontentement résistent aussi pour leur propre compte à des pratiques qui, loin de les ménager, les bousculent sans ménagements. La majorité de la direction du syndicat des cheminots – communistes compris – se prononce ouvertement contre les méthodes de la militarisation. Le conseil central des syndicats se divise sur la question : une importante minorité, qu'inspire un membre du C.C. du parti, Tomsky, soutient le syndicat des cheminots.

Fidèle à ses principes, Trotsky tente de surmonter les résistances en disant ouvertement ce qu'il pense être la vérité, sans la farder et même en aiguisant les angles. Quand il va haranguer les cheminots d'un dépôt ou les ouvriers d'un atelier, il leur reproche leur peu d'ardeur au travail ; elle a, dit-il, encouragé les Polonais à attaquer la Russie soviétique. Il ne promet que des privations, des sacrifices, il attaque durement l'état d'esprit « trade-unioniste » qui cherche à défendre les intérêts étroits ou les privilèges d'une corporation, alors que l'enjeu de la bataille est la survie de la classe ouvrière tout entière et de ses conquêtes. Décidé à briser la résistance du syndicat des cheminots, il demande et obtient du comité central, le 28 août, la dissolution de ses organismes de direction et la création d'un comité central des Transports (Tsektran) qu'il préside, résultat de la fusion du commissariat et de ses services, de l'organisation syndicale et de l'administration politique. Le nouvel organisme doit fonctionner comme un commandement militaire. Au comité central, Tomsky a été le seul adversaire de cette mesure, mais le remue-ménage autour de la dissolution de la direction syndicale des cheminots commence à mobiliser, un peu partout, responsables de syndicats et militants du parti, seuls ou en liaison avec des groupes d'opposition. Ceux-ci s'organisent contre ce qu'ils qualifient de « méthodes bureaucratiques », contre la substitution de la nomination à l'élection et la pratique que, par opposition au « centralisme démocratique » traditionnel du parti, certains commencent à qualifier de « centralisme bureaucratique ».

En quelques semaines, la crise gagne bientôt le sommet du parti où l'on se préoccupe de rétablir les normes de la « démocratie ouvrière ». 


Au milieu de 1920, le secrétariat du parti avait déjà diffusé une circulaire due à la plume de Préobrajensky, qui se faisait l'écho d'un réel mécontentement à l'intérieur du parti : on y reconnaissait des déformations bureaucratiques et préconisait un certain nombre de réformes [23]. L'une des premières conséquences de ces préoccupations avait été la formation d'une commission chargée d'étudier les questions d'organisation – ou, si l'on veut, du régime du parti –, à laquelle participaient à part entière des représentants des deux oppositions « d'extrême gauche », l'Opposition ouvrière et les « décistes » (centralistes démocratiques), toutes deux critiques à l'égard de la « militarisation » du parti et de son régime.

Comme on pouvait s'y attendre, la 9e conférence du parti, du 22 au 25 septembre, fut l'occasion d'exprimer un grand nombre de critiques contre le fonctionnement et le régime militarisé du parti. Les porte parole des minorités, Sapronov pour les décistes, Loutovinov pour l'Opposition ouvrière, revendiquaient la liberté totale de discussion, la restauration de la « démocratie » ouvrière, la fin des nominations à des postes électifs. Zinoviev, qui présentait le rapport au nom du comité central, ne semble pas avoir cherché l'affrontement avec ces oppositions, mais au contraire un terrain d'entente pour des aménagements et des corrections. Une des résolutions adoptées exprimait l'exigence d' « une plus grande égalité » dans la société et d'une « plus grande liberté de critique » au sein du parti [24]. Une autre résolution condamnait « toute ingérence mesquine » dans le fonctionnement des syndicats et soulignait que le Tsektran et le Glavpolitput ne constituaient en tout état de cause que des organismes provisoires. Ces deux résolutions indiquaient en réalité une modification du rapport des forces au sein de la direction du parti et la remise en cause du soutien inconditionnel accordé par elle à Trotsky pour le succès de la mission dont elle l'avait chargé.

Il fallait probablement beaucoup plus que les élans oratoires et les rodomontades de Zinoviev, qu'il n'estimait guère, pour ébranler la détermination de Trotsky, mais il paraît évident qu'il ne prit pas conscience du nouveau rapport de forces en train de se dessiner dans le parti à la 9e conférence, avec le rapprochement entre Zinoviev et ses adversaires dans les syndicats. Il semble que les rumeurs sur l'hostilité de Zinoviev au Tsektran l'aient au contraire déterminé à durcir son action.

L'incident qui mit le feu aux poudres se produisit à la veille du congrès des syndicats, le 2 novembre, lors de la réunion de la « fraction » des délégués communistes. Trotsky prit d'emblée la parole pour développer l'idée de la nécessité d'une réorganisation de fond en comble des syndicats en général. Invoquant l'expérience des transports sans le moindre souci de diplomatie, il appelait à la généraliser :

« Nous avons construit et reconstruit les organismes économiques de l'État soviétique, nous les avons démolis et les avons reconstitués de nouveau en choisissant et en contrôlant soigneusement les divers collaborateurs dans leurs divers postes. Il est tout à fait évident qu'il faut entreprendre maintenant la réorganisation des syndicats, c'est-à-dire, avant tout, choisir le personnel syndical dirigeant [25]. »

C'est la tempête. Tomsky, président du conseil des syndicats et membre du C.C. du parti, proteste avec indignation et saisit immédiatement le comité central. Il est bien décidé à arracher non seulement la condamnation des intentions politiques de Trotsky, mais également à remettre en cause la création du Tsektran contre laquelle il a été, en août, le seul à voter.

Cette fois, Lénine est avec Tomsky. Déjà inquiet du développement des tendances d'extrême gauche, notamment de l'Opposition ouvrière qu'animent nombre de cadres bolcheviques ouvriers, il est alarmé par la révolte des communistes de l'appareil syndical qui peut signifier une scission, en tout cas un dommage irréparable pour les liens entre le parti et les masses ouvrières. Il tient rigueur à Trotsky d'avoir délibérément provoqué cette crise et, dans son intervention du 8 novembre, s'en prend à l'action du Tsektran avec une vivacité et dans des termes qu'il jugera plus tard excessifs [26]. Le C.C. désigne alors une commission de conciliation pour déterminer le plus urgent : l'attitude à observer par les communistes à la conférence des syndicats. La résolution est adoptée par 10 voix contre 4 – dont celle de Trotsky – et une abstention : elle décide que Zinoviev sera l'unique représentant du comité central et son porte-parole à la conférence et qu'il y présentera un rapport « pratique et non polémique », qu'enfin la discussion ne doit pas s'ouvrir dans le parti sur les divergences apparues au comité central.

C'est le lendemain, 9 novembre, que le comité central discute et prend position sur le fond de ce qu'on commence à appeler « la question syndicale ». Il y a 16 présents, presque également partagés, comme au temps de Brest-Litovsk. Le texte de Lénine obtient 8 voix contre 4, celui de Trotsky 7 voix contre 8. Finalement, par 8 voix contre 6, le comité central adopte un projet de résolution destiné aux communistes de la conférence, qui est aussi une prise de position sur le fond destinée de toute évidence à apaiser les communistes des syndicats :

« Il faut lutter énergiquement et systématiquement pour arrêter la dégénérescence de la centralisation et du travail militarisé en bureaucratie, en morgue, en fonctionnarisme mesquin et en ingérence tracassière dans les syndicats. Les formes saines de la militarisation du parti ne seront couronnées de succès que si le Parti, les soviets et les syndicats parviennent à expliquer à la grande masse des ouvriers la nécessité de ces méthodes pour sauver le pays [27]. »

Le Tsektran demeure en fonction, le comité central l'appelant à « étendre et renforcer les méthodes normales de démocratie prolétarienne dans les syndicats ».

Finalement, le comité central désigne une commission, présidée par Zinoviev, qu'il charge d'examiner au fond la question syndicale. Considérant qu'elle n'est pratiquement composée que d'adversaires de sa politique, Trotsky refuse de siéger, ce dont Lénine lui tiendra rigueur, puisque ce geste équivaut au refus de rechercher un terrain d'entente.

En fait, Trotsky semble décidé à ne pas céder. Il respecte certes les règles du jeu, mais utilise tous les moyens dont il dispose pour contre attaquer. Le 2 décembre, à la conférence des transports organisée par le Tsektran, il développe sa politique en prenant appui sur le programme du parti, adopté dix-huit mois auparavant, au VIIIe congrès :

« Les syndicats doivent concentrer entre leurs mains la direction de la vie économique tout entière. Ils ne font pas que collaborer à la production : ils doivent l'organiser et en devenir les dirigeants. La lutte contre l'esprit bureaucratique a pour conditions l'organisation pratique de cette production et l'appel des masses laborieuses à cette œuvre d'organisation [28]. »

Évoquant la situation chez les cheminots et la discussion sur la substitution de la « nomination » aux élections, il assure qu'elle constitue l'unique moyen d'apporter aux transports le sang frais de cadres valables :

« Repousser le principe de la nomination en tant que procédé pratique pour renforcer l'appareil des transports et le syndicat lui-même, c'est nous vouer au cadre étroit et corporatif du personnel que nous avons hérité du passé [29]. »

Pour lui en effet, l'apport de militants extérieurs, la possibilité de leur confier d'emblée des postes responsables constituent l'un des moyens principaux de renforcer la lutte pour le redressement des transports. S'y opposer par principe, c'est, dit-il, observer à l'égard de l'État ouvrier la même attitude que, dans le passé, les révolutionnaires observaient à l'égard de l'État bourgeois. Il souligne :

« Les anciens syndicats luttaient pour assurer la participation des ouvriers à la richesse nationale dont ils sont les créateurs. Les syndicats actuels ne peuvent lutter que pour l'augmentation de la productivité du travail, puisque c'est l'unique moyen d'améliorer la situation des masses ouvrière [30]. »

Il en vient ensuite aux attaques contre la bureaucratie, qu'il préférerait appeler « centrocratie » et qu'il qualifie d' « étape transitoire inévitable dans la construction de l'économie socialiste », Le fait d'incriminer la bureaucratie et de se livrer à « la démagogie contre la bureaucratie » ne peut, souligne-t-il, régler le point capital : le problème crucial qu'est la détresse matérielle. « La bureaucratie, s'écrie-t-il, n'est pas une invention du tsarisme, elle a représenté toute une époque dans le développement de l'humanité [31].  »

Entrant dans le vif du débat, il défend énergiquement l'intervention de l'État ouvrier dans les syndicats, la nomination de nouveaux responsables syndicaux pour se substituer à des anciens même élus : « Nier le principe d'intervention, c'est nier qu'il existe chez nous un État ouvrier [32].» Tout en admettant que ces nominations peuvent engendrer opposition et amertume, il les justifie par la nécessité et l'urgence. Dans les transports, attendre d'avoir convaincu les responsables élus pour aller de l'avant, aurait signifié prendre le risque de l'arrêt des trains.

Sensible aux aspirations à la « démocratie ouvrière » qui s'expriment à travers le discours de ses adversaires et critiques, il assure :

« Plus nous avancerons, et moins nous serons obligés d'employer dans notre armée les méthodes de coercition. [...] On peut en dire autant de la militarisation des transports. [...] On nous dit que cette militarisation est contraire aux méthodes de la démocratie ouvrière. Pas le moins du monde. Elle consiste seulement en ce que les masses doivent déterminer elles-mêmes une organisation et une activité productrice telle qu'une pression de l'opinion publique ouvrière s'exerce impérieusement sur tous ceux qui y font obstacle [33]. »

Balayant comme de faux problèmes les arguments opposés à son action, il résume sa position sur les syndicats:

« Il faut que les syndicats deviennent l'appareil qui appelle les masses à collaborer à la production. Pour cela, il ne faut pas se placer sur le terrain de je ne sais quelle lutte de l'extérieur contre une bureaucratie qui nous serait étrangère, mais lutter à l'intérieur contre les préjugés retardataires et la routine [...]. Le problème nouveau, qu'aucun syndicat n'a jamais résolu et ne pouvait résoudre puisqu'il ne se posait pas, [...] c'est l'organisation des masses dans la production et pour la production [34]. »

Répondant aux accusations contre les organes de l'administration, il explique que l'unique façon pour un syndicat d'œuvrer à la démocratie ouvrière est de fondre en lui-même ces organes :

« La classe ouvrière doit s'orienter non pas sur le trade-unioniste, mais sur le créateur de richesses, sur celui qui peut, en se mettant à sa tête, assurer aux masses la solution définitive de la crise économique [35]. »

Malgré son éloquence et la cohérence de son raisonnement, Trotsky n'est plus en mesure de convaincre ses critiques et ses adversaires. Cette intervention provoque en effet la sortie de la salle de l'état-major du syndicat des transports fluviaux et de nombre de délégués cheminots militants communistes : un geste sans précédent qui permet de mesurer la profondeur des antagonismes. Le 7 décembre à la réunion du comité central, se produit un nouveau heurt, particulièrement sévère, avec Zinoviev. Une fois de plus cependant, une faible majorité du C.C. – 8 voix contre 7 –  choisit une résolution de compromis présentée par le « groupe-tampon » qu'anime Boukharine. Il est décidé d'ouvrir la discussion dans tout le parti sur la « question syndicale », et de la mettre à l'ordre du jour du Xe congrès, prévu pour le printemps de 1921. Le Glavpolitput' va être dissous et ses biens dévolus aux syndicats. Le Tsektran demeure en place jusqu'à l'organisation d'une nouvelle élection au prochain congrès du syndicat des cheminots.

Le débat est désormais public. Les principaux protagonistes se répondent, d'une tribune ou d'un article à l'autre, dans les colonnes des tribunes de discussion, dans les assemblées générales de discussion de membres du parti. Le 12 décembre, paraissent les thèses rédigées par Zinoviev pour le VIIIe congrès des soviets, développant les arguments en faveur de la démocratie ouvrière et contre la militarisation des syndicats. Le 19, Trotsky répond, dans la Pravda,par un article intitulé « Nouvelle période, nouveaux problèmes », dans lequel il s'en prend, sans les nommer, à Zinoviev et à ses partisans à qui il reproche comme un emploi impropre et un abus de langage l'utilisation du mot « démocratie » pour désigner « un régime assurant l'action directe des masses laborieuses dans les organes politiques, professionnels et administratifs ».

Mais il ne se dérobe pas. Il est prêt, dit-il, à accepter le terme de « démocratie », dans la mesure où la participation directe des masses a été effectivement réduite au minimum pendant la guerre civile. La fin de celle-ci, l'urgence des tâches de la renaissance et de la reconstruction économique posent une question qu'il accepte d'appeler « démocratie ouvrière ». L'essence en est, écrit-il, « la fréquence plus grande des assemblées générales devant lesquelles soient portées toutes les questions fondamentales, une plus large application du principe électif, plus de critique interne, plus de discussion, un examen plus direct et plus étendu dans la presse ». Mais c'est précisément dans le cadre ainsi défini que le Parti communiste, qui a su former successivement « l'ouvrier-champion de la cause prolétarienne », puis « l'ouvrier commandant, commissaire ou soldat rouge », doit maintenant créer et former « le producteur économique et le constructeur de la Russie communiste ». Le rôle des syndicats demeure important, mais il est tout nouveau :

« Ce n'est qu'aujourd'hui que les syndicats peuvent réaliser leur véritable vocation dans un État ouvrier, qui est de devenir des organisations groupant les travailleurs [...] pour la production, et y jouant véritablement le rôle dirigeant [36]. »

Zinoviev, pour sa part, ne s'embarrasse pas trop pour répondre aux arguments théoriques de Trotsky concernant la « démocratie productrice », ni pour proposer une autre interprétation de la continuité de l'histoire du Parti communiste. Son intervention au congrès des soviets, qui se tient du 22 au 29 décembre 1920, est un véritable manifeste et ne s'en tient pas aux critiques de la militarisation :

« Nous établirons des contacts plus intimes avec les masses laborieuses, nous organiserons des meetings dans les casernes, les camps et les usines, et les masses laborieuses pourront alors comprendre que ce n'est pas une plaisanterie quand nous disons que va se lever l'aube d'une ère nouvelle. [...] On nous demande ce que nous entendons par démocratie ouvrière et paysanne, et je réponds : rien de plus et rien de moins que ce que nous entendions par là en 1917. Il faut que nous rétablissions le principe électif dans la démocratie ouvrière et paysanne. Il faut qu'on comprenne que des temps nouveaux appellent des airs nouveaux [37]. »

La « discussion syndicale » proprement dite commençait. Après une première période de foisonnement des textes et même de confusion, allaient finalement s'affronter, soumis au vote des militants, les textes de Lénine et les « dix » – dont Zinoviev et Staline –, de Trotsky et Boukharine et ceux des oppositions des décistes et de l'Opposition ouvrière.

Les positions respectives des protagonistes s'étaient sensiblement modifiées depuis le début de la crise à propos du Tsektran. Lénine avait pris quelque distance avec les positions traditionnelles du parti et insistait désormais sur le rôle éducatif des syndicats, le lien qu'ils avaient à tisser entre les travailleurs et le parti. Ignorant la perspective d'en faire des organes administratifs, balayant le thème de la « démocratie du producteur », il s'en prenait particulièrement à ce qu'il considérait comme « l'erreur fondamentale » de Trotsky, selon lequel il n'y avait pas lieu pour les ouvriers, dans un État ouvrier, de se défendre contre leur employeur, l'État ouvrier. Le 30 décembre 1920, il soulignait ce qu'il appelait l' « erreur » de Trotsky :

« Il prétend que, dans un État ouvrier, le rôle des syndicats n'est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C'est une erreur. Le camarade Trotsky parle d'un "État ouvrier". Mais c'est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l'État ouvrier en 1917, c'était normal, mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : "Pourquoi défendre la classe ouvrière et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'État est un État ouvrier", on se trompe manifestement, car cet État n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotsky. [...] En fait, notre État n'est pas un État ouvrier, mais ouvrier-paysan, c'est une première chose. [...] Et le programme de notre parti [...] montre que notre État est un État ouvrier présentant une déformation bureaucratique [38]. »

Interpellé par Boukharine, il revient sur la question le 21 janvier 1921 :

« J'aurais dû dire : Un État ouvrier est une abstraction. En réalité, nous avons un État ouvrier, premièrement avec cette particularité que c'est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays et, deuxièmement, c'est un État ouvrier avec une déformation bureaucratique [39]. »

Trotsky et ses amis, enfermés dans la logique stricte de l' « État ouvrier », maintenaient leur point de vue d'une nécessaire étatisation des syndicats, de leur « transformation planifiée en appareils de l'État ouvrier », et n'insistaient plus sur la militarisation. Plate-forme de « production », leur texte souffrait de l'association passée avec la mobilisation et la militarisation de la main-d'œuvre, conclusion logique de leur analyse, décidément très impopulaire dans le parti.

Trotsky n'avait pas tort quand il ironisait sur le caractère récent de la conversion de Zinoviev à la « démocratie ouvrière » et quand il dénonçait son double jeu et la façon démagogique dont il résumait le débat en assurant qu'il fallait être « contre le bâton », avec Lénine, ou « pour le bâton », avec Trotsky. Mais ces arguments ne pouvaient guère modifier une situation dans laquelle le parti sentait confusément que Lénine combattait avant tout pour son unité, compromise par les outrances et l'autoritarisme de Trotsky. Rien d'étonnant que le texte des « dix » – Lénine soutenu par Zinoviev et Staline – l'ait emporté sur celui de Trotsky-Boukharine par 336 voix contre 50.


Ainsi que nous le verrons dans le prochain chapitre, Trotsky put, en toute certitude, annoncer au Xe congrès que la résolution majoritaire sur les syndicats serait oubliée l'année suivante. Pourtant, si cette résolution n'eut effectivement aucune conséquence pratique, il n'est pas possible d'en dire autant de la discussion qui l'avait précédée.

Trotsky avait raison quand il écrivait en 1930, dans Ma Vie, qu'elle permit à Zinoviev et à Staline de transférer sur la scène publique la lutte qu'ils avaient jusque-là menée contre lui en coulisse – et qu'ils surent exploiter à leur avantage son désaccord avec Lénine [40]. Dans ce même ouvrage – et plus tard dans son Staline –, il justifie la grosse erreur qu'il commit avec le projet de militarisation des syndicats par le fait que ses propositions de rupture avec le communisme de guerre avaient été rejetées :

« Dans le système du communisme de guerre, où toutes les ressources, du moins en principe, étaient nationalisées et distribuées d'après les indications de l'État, je n'apercevais pas de place pour un rôle indépendant des syndicats [41] …»

L'explication, logique, se situe dans le cadre même de sa façon de penser. Il nous semble cependant qu'il commit dans cette affaire deux autres erreurs de première grandeur. La première, signalée par Lénine, et de loin la plus grave, était d'analyser l'État soviétique comme un État ouvrier pur et simple, une analyse terriblement schématique bien que généralement répandue. L'autre erreur est plus étonnante de la part de Trotsky, qui avait démontré brillamment, au cours de deux révolutions, son aptitude à saisir les moindres inflexions des sentiments des masses. Reconnaissant que la masse ouvrière, après trois années de guerre civile, était de moins en moins disposée à « subir les méthodes du commandement militaire », il écrit :

« Lénine sentit l'arrivée d'un moment critique avec son instinct politique qui ne se trompait jamais. Au moment où, partant de considérations purement économiques sur les bases du communisme de guerre, j'essayais d'obtenir des syndicats une tension persévérante des forces, Lénine, guidé par des considérations politiques, allait dans le sens d'un affaiblissement de la pression exercée par notre front militaire [42]. »

Certes, au Xe congrès du parti qui vit la victoire de Lénine sur lui dans la discussion syndicale, les deux hommes se retrouvèrent une fois de plus sur le même terrain avec la même perspective à travers le tournant vers la Nep. Mais la position de Trotsky s'était considérablement détériorée dans le parti, surtout auprès des vieux-bolcheviks qui n'avaient qu'avec réticence accepté l'autorité immédiatement conquise par le nouveau venu, si longtemps considéré comme un adversaire politique. Ces hommes-là s'étaient réjouis du conflit avec Lénine, de la sévérité des critiques de ce dernier, de la défaite politique de Trotsky et de son autorité politique entamée.

En outre, sur une proposition de Lénine que l'organisation de Moscou, aussi bien que Trotsky et Boukharine, avaient vivement critiquée, le comité central avait été composé à la proportionnelle d'après les votes émis par le parti sur les textes en présence. La majorité des nouveaux élus étaient des hommes qui avaient suivi Lénine et Zinoviev –sans oublier Staline, très actif en coulisse : les noms de Molotov, Ordjonikidzé, Vorochilov, Iaroslavsky, faisaient leur apparition. En revanche, des hommes proches de Trotsky, comme Krestinsky, Préobrajensky, Sérébriakov – les trois secrétaires – et I.N. Smirnov, n'étaient plus membres titulaires du comité central où Trotsky apparaissait désormais singulièrement isolé. Il semble même que la défense limitée et raisonnée qu'il avait faite de la « bureaucratie » permettait à des autocrates de le présenter comme le précurseur et le protecteur des méthodes « bureaucratiques » de direction, sinon comme « le patriarche des bureaucrates ».

Tout entier tendu vers les tâches nouvelles dictées par la situation nouvelle, il est probable que Trotsky ne s'en était même pas aperçu. On peut, sous cet angle, penser que la loyauté que Lénine lui reconnaissait en toutes circonstances à l'égard du parti l'empêchait d'y manœuvrer comme il l'aurait fait avec brio sur un champ de bataille ou dans une assemblée parlementaire.

Mais tous les dirigeants du parti n'étaient pas de la même pâte.

Références

[1] A Ma Vie et Comment fut armée la Révolution, il convient d'ajouter ici Terrorisme et Communisme, Moscou, 1920, utilisé ici dans sa traduction édition française de 1936 sous le titre Défense du Terrorisme (ci-dessous D.T.).

[2] KaK, II, p. 143.

[3] Ibidem, I, p. 84.

[4] D.T., p. 74.

[5] D.T., p. 75.

[6] D T., p. 79.

[7] D.T., p. 143.

[8] KaK, III, p. 48.

[9] Ibidem, p. 54.

[10] Ibidem, p. 73.

[11] Ibidem, p. 77.

[12] Cf. n. 1, p. 992.

[13] M.V., III, p. 178.

[14] F. Benvenuti, « Dal comunismo di guerra alla Nep : il dibattito sui sindacati », Il Pensiero,I pp. 261-288. Le texte intégral des propositions de Trotsky en février 1920 se trouve dans Sotch., XVII, 2, pp. 543-544.

[15] KaK, III, p. 61.

[16] Ibidem, p. 106.

[17] Ibidem, p.113.

[18] Ibidem, p. 114.

[19] Ibidem, p. 116.

[20] M.V., III, p. 181.

[21] Ibidem.

[22] Pravda, 31 mars 1920.

[23] Izvestia TsK, 4 septembre 1920, p. 7, cité par R.Y. Daniels, Conscience of Revolution, p. 116.

[24] KP (b) Rezoljutsiakh,I pp. 511-512.

[25] Cité par Tomsky, Compte rendu Xe congrès, p. 372.

[26] Lénine, Œuvres (en français), 31, pp. 389-390.

[27] Pravda, 13 novembre 1920.

[28] Pravda, 9 décembre 1920.

[29] Ibidem.

[30] Ibidem.

[31] Ibidem.

[32] Ibidem.

[33] Ibidem.

[34] Ibidem.

[35] Pravda, 19 décembre 1920.

[36] Ibidem.

[37] Zinoviev, compte rendu XIIIe conférence, p. 324.

[38] Lénine, Œuvres,32, pp. 16-17.

[39] Ibidem, p. 41.

[40] M.V., III, p. 177.

[41] Ibidem, p. 180.

[42] Ibidem, pp. 181-182.

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