1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XXIV – Dans un seul pays ? [1]

Le mort de Lénine et la défaite simultanée de Trotsky, en janvier 1924, un peu plus de six ans après la révolution victorieuse qui les a portés ensemble au pouvoir et qu'ils ont incarné tous deux aux yeux du monde : il y a là réellement de quoi passionner les amateurs de littérature, les amoureux des contrastes et, pour ne pas oublier la proximité de la Roche Tarpéienne et du Capitole, ceux que l'on peut appeler sans méchanceté les philosophes de la banalité et du lieu commun.

La mort de Lénine relevant du contingent et la défaite de Trotsky de la lutte politique, il n'est pas étonnant que l'historiographie et le souvenir du second soient encore encombrés aujourd'hui de propos sentencieux de conseilleurs et de juges-arbitres. Des historiens consciencieux et honnêtes, mais qui démontrent à quel point ils sont restés extérieurs au sujet qu'ils ont eu la légitime ambition de traiter, rivalisent de sévérité quant aux « faiblesses », aux « incompréhensions », aux « sous-estimations », aux « maladresses » qu'ils attribuent à Trotsky et qui seraient autant d'explications de sa défaite.

D'autres, poussant cette démarche un peu plus loin, se risquent même, quoique avec prudence, à rejouer pour leur propre compte cette passionnante partie jouée autrefois par leur principal personnage, en indiquant avec plus ou moins de discrétion ce qu'il ne fallait pas faire et, éventuellement, ce qu'il fallait faire pour vaincre. La démarche n'est pas antipathique. En elle-même d'ailleurs, dans la mesure où elle traduit un sincère hommage à Trotsky en même temps qu'un étonnement immense – et compréhensible – devant la défaite d'un personnage d'une telle envergure, elle constitue un témoignage involontaire sur sa grandeur. Nous permettra-t-on cependant une remarque un peu malveillante ? Il nous a semblé, parfois, entrevoir derrière le sérieux de leurs discours et la sévérité de leur verdict, un reflet de la vanité qui leur a permis de se croire un instant plus intelligents que leur personnage.

Max Eastman est le premier de ces auteurs par ordre chronologique. Brillant intellectuel attiré par le socialisme, séduit par la révolution russe, ami de John Reed, il n'a jamais rejoint aucune formation communiste, mais en a été un attachant compagnon de route. Fasciné par Trotsky, il a entretenu avec lui des contacts personnels et lui a rendu des services. Et il lui a consacré deux livres. Pour lui, Trotsky n'est pas « psychologue », et, « bien qu'étant un grand homme », il n'est pas « un grand politicien ». Il ne perçoit pas les idées ni les projets des autres, est trop plein des siens et agit souvent « avec la précipitation ingénue d'un enfant ». Pour ne prendre qu'un exemple, Eastman considère comme une « vraie bévue [2] » et le résultat d'une décision inconsidérée, la lettre de Trotsky du 8 décembre 1923, parce qu'elle a, selon lui, provoqué la rupture définitive avec Staline et ses alliés.

Isaac Deutscher, lui, est un écrivain, un grand journaliste venu à l'histoire par la biographie – et à la biographie par celle de Staline. Du parti communiste polonais, il est passé dans l'opposition des années trente à Varsovie et a rejoint avec elle l'Opposition de gauche internationale. Militant « entriste » dans le Bund en 1938, il a été en Pologne le porte-parole intellectuel du groupe trotskyste. En 1938, il a inspiré l'opposition de la section polonaise à la fondation de la IVe Internationale, objectif principal de Trotsky. Doté d'une plume étincelante, épris d'effets littéraires, parfois léger dans l'établissement de faits qu'il prend pour des détails, il semble souvent en rivalité, à travers le temps, avec son personnage.

Pour lui, le compromis du 6 mars avec Kamenev s'explique par « l'humeur magnanime » de Trotsky [3] qu'il qualifie aussi de « miséricordieux [4] ». Sa conduite au cours des mois suivants, notamment au XIIe congrès, lui semble « incroyablement folle [5] »; il écrit même qu'elle fut « aussi maladroite et aussi absurde que celle d'un personnage tragique qui se trouverait subitement dans une farce de bas étage [6] ». Il dresse le bilan du rapport de Trotsky au XIIe congrès en assurant qu' « après avoir dit tout ce qu'il fallait pour s'aliéner les ouvriers et semer dans le parti la peur d'un conflit avec la paysannerie », il « s'attira ensuite l'hostilité des directeurs d'usine et des administrateurs [7] ». Quant à l'attaque contre la Vieille Garde dans le Cours nouveau, elle était, selon lui, écrite « en termes si généraux et si allusifs que très peu en saisirent la signification [8]  ».

Sur le fond, pour cette période, il énumère ce qu'il appelle « les faiblesses » de Trotsky. La première est de n'avoir pas, au moment du débat de 1923, mis en question le système du parti unique. La seconde est d'avoir préconisé l'élargissement d'une base prolétarienne qui ne pouvait que lui être hostile. La troisième est qu'il existait, selon lui, une contradiction et une incompatibilité totales entre les deux parties de son programme qui revendiquaient, l'une, la démocratie ouvrière, l'autre l'accumulation socialiste primitive, l'exploitation à outrance du travail des ouvriers et des paysans [9].

Robert V. Daniels, enfin, est simplement un très sérieux professeur d'université américain, parfaitement honnête dans sa recherche, mais plus intéressé par la psychologie que par la politique. Il assure par exemple qu'avant 1923 les conflits entre Trotsky et Staline n'ont eu guère d'importance réelle et qu'il faut chercher dans « le caractère » de Trotsky, son arrogance, sa confiance, son brillant, sa brusquerie, la haine que lui ont portée la plupart des cadres du parti, bien que ses ambitions aient été « freinées » tant que Lénine a vécu [10]. Le silence de Trotsky au XIIe congrès est, pour lui, totalement incompréhensible, et il suggère, pour l'expliquer, ce qu'il appelle « une défaillance de la volonté [11]  ». Nous l'avons vu ironiser sur le mépris de Trotsky pour le travail terre à terre du bureau d'organisation. Il assure que Trotsky s'est « retiré du combat » en décembre 1923 en invoquant la maladie – ce qui est une façon de signifier qu'il n'y croit pas [12] – et parle à plusieurs reprises de son « inconséquence ».

Le trait commun de ces explications, au premier abord très diverses, est qu'elles sont en apparence d'ordre psychologique. Rien ne permet de s'y opposer par principe. Pourquoi Trotsky ne se serait-il pas trompé en indisposant ses adversaires au mauvais moment et ses éventuels partisans en toutes circonstances ? Pourquoi n'aurait-il pas choisi un mauvais terrain pour se battre, mis en avant des revendications peu cohérentes ? A regarder cependant les choses de plus près, il apparaît que la psychologie n'est ici qu'un paravent, derrière lequel se profilent en réalité des critiques autrement plus importantes, et surtout d'une autre nature : les auteurs dont nous parlons sont – et c'est leur droit –, en désaccord avec la politique et même avec la conception du monde de Trotsky et ne le disent pas, alors que c'est cette divergence qui détermine leur jugement. Présentée sous un autre angle, la critique des « erreurs » de Trotsky révèle, chez eux, un point de vue radicalement différent du sien, quand bien même il s'exprime, dans certains cas, après des décennies.

De toute évidence, Max Eastman, dont le plaidoyer sincère atteint parfois le pathétique, quand il défend, dans Depuis la mort de Lénine, le naïf Trotsky contre les méchants triumvirs, croyait encore, quand il rédigeait son livre, à la possibilité d'un compromis entre eux. Ce sentiment s'explique, chez un jeune intellectuel sympathisant du communisme à ses débuts, mais il révèle incontestablement une certaine incompréhension du problème posé.

Les choses en vont un peu autrement avec Isaac Deutscher. A plusieurs reprises, sans aucun doute possible, il conteste au fond le sérieux de Trotsky en tant qu'homme politique et peut-être même ses capacités – ce qui est son droit le plus absolu. Mais il le fait en termes tels qu'il exprime, ce faisant et sans le dire, son désaccord total avec sa politique. Trotsky savait parfaitement, en 1923, pour quelles raisons il ne pouvait pas, pour le moment, appeler à la fin du monopole du parti et avait parfaitement conscience des forces que risquait alors de déchaîner un tel appel – ceux précisément qu'il considérait comme les pires de ses ennemis. Quant à ce que Deutscher appelle la « contradiction et l'incompatibilité entre la démocratie et l'accumulation primitive » ou, plus grave encore, son affirmation selon laquelle « le destin particulier de Trotsky » l'aurait amené à essayer de faire prendre conscience à la bureaucratie de sa « mission historique », cela ne relève pas de l'interprétation historique [13]. Il s'agit tout simplement de l'affirmation qu'aucune autre politique n'était possible que celle de Staline, qui allait réaliser l'industrialisation sous le knout et sur la peau des ouvriers, une explication déjà développée par Deutscher dans sa biographie de Staline.

Robert V. Daniels, particulièrement sensible aux différences de personnalités, de comportement, de culture, de « civilisation » même, entre Staline et Trotsky, les situe sur la même base politique de ce qu'il appelle « le communisme », sans comprendre la base sociale, l'ampleur du gouffre qui sépare en 1923 leurs « idées » : comment s'étonner, dans ces conditions, que l'historien américain, constatant que Staline a vaincu par les méthodes d'appareil – et sur son terrain –, reproche à Trotsky de s'en être tenu à l'écart et de n'avoir pas employé les mêmes méthodes ? Moins impliqué personnellement que Deutscher dans ses divergences politiques avec Trotsky, Daniels n'en est pas moins plus éloigné encore de son système et de son mode de pensée, ce qui explique le caractère de sa critique, une critique « étrangère », faite de « l'extérieur », et finalement dans une autre langue, impuissante à expliquer les événements.

J'ai déjà écrit plus haut que je ne pouvais concevoir l'histoire comme une justification du fait accompli. Il est pourtant – et je le reconnais volontiers – très difficile de renverser totalement l'angle de prise de vue et de ne l'aborder que sous l'angle des virtualités perdues. Je pense, pour ma part – et je l'ai écrit – que Trotsky affaiblit beaucoup sa cause, et les conditions mêmes de la bataille qu'il allait engager finalement en octobre 1923 en ne tenant pas, au XIIe congrès, la promesse faite par lui à Lénine de prendre en main à ce moment le dossier géorgien. Il ne s'agit pas ici d'une quelconque nécessité morale de tenir coûte que coûte un engagement : Trotsky a pu considérer que la maladie de Lénine modifiait les données générales. Son erreur était plutôt d'escompter finalement, comme condition de l'engagement du combat, une guérison médicale de Lénine qui n'était pas plus assurée que ne l'était au mois d'octobre suivant le refroidissement contracté à la chasse au canard dans les marais de Zabolotié. Il reste que le silence de Trotsky lors du débat sur la question géorgienne au XIIe congrès fut incompris et surprenant pour ses partisans.

On peut cependant comprendre sa réticence à l'égard d'une entreprise dans laquelle il se serait engagé, Lénine vivant, pour prendre sa place à la tête du parti. La plupart des auteurs précités – et bien d'autres – invoquent ici le fait, probable à leurs yeux, que Trotsky aurait éprouvé de ce point de vue quelque gêne par rapport à son propre passé de différences avec le bolchevisme et de polémiques contre Lénine. Il est difficile de retenir cet argument pour expliquer ce que la vulgarisation appellerait ici un « complexe d'infériorité ». Trotsky était en effet suffisamment sûr de lui – comme le notent d'ailleurs les mêmes auteurs – pour penser vraiment ce qu'il écrivait en 1923, à savoir que la voie par laquelle il était venu à Lénine n'était pas moins honorable que celle des autres. Il semble que l'on puisse, au contraire, supposer qu'il a craint que ce reproche, injuste et absurde, contre son itinéraire et son passé antibolchevique, soit exploité contre la cause qui était la sienne. Mais, dans ce cas, il faut lui reconnaître un souci de l'opinion, une préoccupation de la possibilité de manœuvre de ses adversaires que lui dénient souvent même ceux qui tirent leur autorité et leur prestige du fait qu'ils ont écrit sur lui.

Peut-on, pour relativiser cette concession aux chercheurs d'erreurs, à propos du XIIe congrès et de ses lendemains, rappeler que les principaux intéressés, les communistes géorgiens du groupe Mdivani, ne semblent jamais avoir tenu rigueur à Trotsky pour son attitude pendant cette période ? On peut aussi rappeler à ce propos que c'est précisément dans la foulée du XIIe congrès que se sont produits ces événements d'Allemagne, c'est-à-dire la poussée révolutionnaire dont Trotsky considérait qu'un succès permettrait, aussi sûrement qu'une renaissance économique, d'enrayer la dégénérescence du parti et la toute-puissance de son appareil ? Et que personne n'a tenté d'empêcher son intervention dans les préparatifs de l'Octobre allemand, démontrant par là que ses « chances », même après l'abstention géorgienne, étaient restées intactes ?

Il nous semble aussi que, curieusement, les auteurs critiques cités plus haut traitent cette période en évitant soigneusement de mettre en cause les responsabilités personnelles de Lénine, notamment dans ses rapports avec Staline. Cela s'explique-t-il, en dernière analyse, par le brutal revirement de Lénine à la fin de sa vie et le caractère tragique du « dernier combat » qu'il tenta de livrer contre la dégénérescence de la révolution, contre l'appareil en train d'étrangler le parti vivant qu'il avait su forger et mener à la victoire ? On comprend le souci de Trotsky, parlant de la discussion syndicale, de reconnaître ses erreurs, et que Lénine avait eu raison contre lui. Toute autre attitude serait mesquinerie incompatible avec sa personnalité. Bien entendu, Lénine est dans le rôle du maître d'école, au meilleur sens du mot, quand il explique que sa vraie divergence avec Trotsky réside dans « la façon de gagner les masses, de les aborder, d'organiser la liaison avec elles [14] », quand il lui reproche de n'avoir pas tiré le meilleur parti de l'expérience militaire, quand il reconnaît – le seul et pour longtemps – qu'il faut en Russie soviétique des syndicats pour défendre les ouvriers contre leur Etat.

Mais comment ne pas constater que les partisans de Lénine – Zinoviev en particulier – maniaient avec démagogie l'idée de « démocratie ouvrière » et qu'ils n'avaient rien à apprendre de personne pour l'emploi des méthodes militaires, et des pires ? Comment s'expliquer la promotion, au Xe congrès, de tant d'apparatchiki au moment où l'on éloignait des postes de commande des militants de la valeur morale d'un Préobrajensky ou d'un I.N. Smirnov ? Comment s'expliquer – surtout si, comme l'assure Trotsky, Lénine redoutait déjà alors « les plats épicés » que pouvait préparer le « cuisinier » Staline – qu'il l'ait laissé accéder au poste de secrétaire général ? Ou qu'il n'ait pas prévu la puissance illimitée qu'un tel poste, dans la situation donnée pouvait conférer à un tel homme ? A ceux qui célèbrent à juste titre chez Lénine, le « sens révolutionnaire » des hommes et des circonstances, il faut pourtant rappeler que Staline, jusqu'en 1923 au moins, continua à jouir de sa confiance et que celui-ci ne remit jamais en question la véracité de ses rapports jusqu'au jour où, finalement, le voile se déchira. Mais à cette date, il y avait longtemps que Trotsky, lui, avait percé à jour les Staline et les Molotov, les Ordjonikidzé et les Vorochilov.

Nous ne soulignons ici le long aveuglement de Lénine, la protection qu'il accorda longtemps au « merveilleux Géorgien » et à ceux qu'il ne put finalement écraser politiquement dans son dernier combat, que parce que cette attitude, entre novembre 1920 et octobre 1922, a sans doute pesé lourd dans ce qu'ont été les hésitations et les erreurs de Trotsky. Rappelons simplement que, pour connaître l'opinion de Lénine sur l'action de mars 1921, Trotsky, pourtant dépourvu de timidité, utilisa l'artifice d'envoyer ses thèses à Radek, dans l'espoir qu'il les ferait connaître à Lénine !

Nous croyons cependant, pour notre part, que ce n'est pas dans les « erreurs » qu'il faut chercher l'explication globale du mouvement général dont nous avons découvert ici le développement dans ses contradictions et virtualités contradictoires. Nous avons rappelé, à la fin de la première partie, que Lénine et Trotsky, venus à cette conception par des voies différentes, avaient en commun l'idée que la révolution n'avait fait que commencer en Russie et qu'elle était appelée à s'étendre rapidement à toute l'Europe, en particulier grâce à la révolution allemande. A fortiori n'avaient-ils pas celle de la construction de quelque sorte de « socialisme » que ce soit dans la seule Russie soviétique. Le « communisme de guerre » n'était pour eux que le régime exceptionnel d'un camp retranché quand la Russie soviétique luttait contre l'intervention des forces étrangères alliées contre elle aux troupes blanches, et la Nep une retraite rendue nécessaire par le retard de la révolution européenne.

Pour eux, les mêmes raisons qui expliquaient la relative facilité du succès de la révolution en Russie expliquaient la difficulté de cette dernière d'y préserver longtemps un bastion qui, année après année, demeurait tragiquement isolé.

De même que la « terreur rouge » n'est pas issue, comme on le croit et comme on l'écrit aujourd'hui dans certains milieux académiques, du « terrorisme » dans la « pensée totalitaire » de Marx ou de Lénine, mais des conditions de la guerre civile dans un pays arriéré, de la nécessité concrète de riposter à un autre terrorisme et à l'intervention des puissances étrangères, de même la bureaucratie n'est pas une sorte de peste déchaînée sur des peuples pécheurs, leur punition pour s'être laissés prendre au miroir aux alouettes d'une révolution socialiste. C'est une formation parasitaire qui s'identifie au pouvoir et se cramponne aux privilèges qui en découlent, dans l'inévitable reflux qui suit toute victoire révolutionnaire et des durs combats qu'il faut livrer pour l'imposer.

On peut, de façon générale, énoncer, à son propos, quelques lois. La bureaucratie est d'autant plus susceptible de se développer, et d'autant plus dangereuse qu'elle est née dans un cadre économique et social arriéré, sur un bas niveau culturel, comme dans l'ancienne Russie des tsars et ses dépendances. A l'époque de la révolution, qui est aussi celle de l'initiative des masses, de la création et de l'enthousiasme, elle se manifeste, mais demeure un phénomène secondaire, balayé dès que renaissant. Elle se consolide si la révolution est suivie d'une guerre ou d'une guerre civile, lesquelles restreignent forcément la démocratie. Avec la consolidation de la victoire révolutionnaire – victoire militaire par exemple –, l'inévitable déception devant des résultats bien inférieurs aux espoirs nourris, la lassitude, après bien des souffrances, l'aspiration, souvent brutale, au mieux-vivre, les tendances individualistes resurgissent et se renforcent, les initiatives collectives s'éteignent, les masses se dispersent à nouveau en individus repliés sur une vie personnelle ou familiale, laissant un vaste champ libre à ceux dont le pouvoir est devenu le métier et le moyen de vivre.

L'état d'esprit bureaucratique, le « bureaucratisme » aussi, ont existé dès les premières heures du régime soviétique, mais ce n'est qu'au lendemain de la guerre civile qu'on a véritablement assisté à la cristallisation d'une bureaucratie d'Etat, une bureaucratie soviétique dont l'expression et la direction politique se sont concentrées dans l'appareil du parti et dans ce que les Quarante-six ont appelé « la hiérarchie des secrétaires » : c'est seulement en novembre 1922 que Lénine et Trotsky se mettent d'accord pour un bloc commun contre cette double bureaucratie qui est en fait une seule et même couche sociale.

Dans les conditions de la société soviétique, cette cristallisation est évidemment consolidée par les premiers résultats de la Nep et l'apparition d'une « nouvelle bourgeoisie », l'intérêt porté aux spécialistes, aux anciens administrateurs, aux représentants des anciennes couches instruites et privilégiées : des liens se nouent entre apparatchiki proprement dits et forces sociales néo-bourgeoises, à travers la collaboration quotidienne au travail, la vie sociale, des mariages. C'est dans la Nep, dans son appel à la recherche du profit, aux bonnes affaires, au calme, que la bureaucratie pousse les racines qui font d'elle une couche sociale politiquement conservatrice et hostile à toute aventure, c'est-à-dire à tout mouvement révolutionnaire dans lequel l'Etat soviétique pourrait être compromis.

La lutte politique qui se déroule au sein du parti communiste à partir du mois d'octobre 1923, après avoir couvé des mois durant, est donc bel et bien une lutte de classes – forces sociales antagonistes – entre une bureaucratie qui cherche désormais consciemment à maintenir un statu quo intérieur et extérieur, et s'adosse aux forces bourgeoises de l'U.R.S.S. et du reste du monde qui lui permettent de se consolider, et la tendance Lénine-Trotsky, suspendue à la maladie de Lénine, toujours attachée à la perspective de la révolution mondiale et convaincue de la nécessité de renforcer dans le parti le poids spécifique des ouvriers d'usine. Cette tendance, c'est celle de Trotsky et des Quarante-six, « l'Opposition de 1923 ».

Dans le cas de la Russie de 1923, la véritable explication du rapport de forces qui, mieux que les « erreurs » de Trotsky, de Lénine ou du parti, rend compte de tous les détails, nous paraît avoir été formulée par l'historien britannique E.H. Carr :

« La petite fraction, vigoureuse et à la conscience de classe hautement développée, du prolétariat, qui avait été le fer de lance de la révolution à Petrograd et à Moscou, avait, à l'heure de l'enthousiasme, porté sur ses épaules la masse des paysans à demi illettrés et à demi prolétarisés qui constituaient encore la majorité des ouvriers d'usine. Dans les lendemains de désillusion, de faim et de désorganisation, le prolétariat lui-même avait commencé à se désintégrer. La fuite des usines et des villes et la stagnation de l'industrie apportaient plus qu'un désastre économique : elles altéraient l'équilibre des forces sociales et politiques qui avaient fait la révolution. La venue de la Nep avait arrêté et renversé le procès du déclin économique. L'échec de l'opposition à se baser sur le prolétariat était un symptôme de la faiblesse, non seulement de l'opposition, mais du prolétariat lui-même [15]. »

Telle est la conception de Trotsky comme de Lénine. Bien entendu, chacun – qu'il s'appelle Eastman, Deutscher, Daniels ou autrement – a le droit de la soumettre à sa critique à condition toutefois de la montrer telle qu'elle est et de ne pas la passer sous silence. Il nous semble en outre peu conforme à l'honnêteté intellectuelle d'adresser à qui que ce soit, dans un travail historique, et sans le dire, des critiques ponctuelles fondées sur une conception globale différente de la sienne.

Si l'on veut bien admettre donc, sans forcément la partager, que telle était bien la conception de la révolution, comme de la situation concrète, professée par Trotsky en 1923, il faut incontestablement envisager son attitude politique sous un angle différent de celui des « erreurs » et de leur dénonciation.

Placé devant la menace de dégénérescence du parti – il l'a clairement exprimé dans le débat sur le « cours nouveau » – Trotsky est convaincu qu'elle ne peut être interrompue que par un développement économique positif, incluant le développement industriel et la reconstitution d'une classe ouvrière, ou par une avancée décisive de la révolution européenne. Dans sa négociation avec la troïka,il choisit de faire, avec son appui, le rapport économique qui constitue, selon son jugement, l'une des deux chances de mener victorieusement la bataille sur ce terrain. Il joue sans réticences sa seconde carte, à l'été, à travers la préparation de l'insurrection allemande dans laquelle il s'engage sans réserve. Ce n'est pas de son fait si la partie est perdue. Voudra-t-on cependant admettre que cette façon de voir qui est la sienne relativise ses prétendues « erreurs »?

On s'étonnera moins, si l'on convient du caractère instrumental de cette analyse, du retrait à l'arrière-plan, pendant toute la période du bouillonnement en Allemagne, de Staline, incarnation de l'appareil conservateur, mais qui n'a pas encore la possibilité d'imposer, même à ses alliés, ses propres vues et son scepticisme quant à la révolution dans d'autres pays. On s'étonnera moins aussi du rôle joué dans les préparatifs de l'Octobre allemand par des hommes considérés comme proches de Trotsky, Piatakov et Radek : de ce côté, on ne s'est pas tenu sur la réserve.

On comprendra mieux aussi la modification qualitative produite dans les rangs du parti russe par les semaines de préparation et de mobilisation en vue de l'Octobre allemand. La perspective de la jonction de la Russie avec l'un des pays les plus développés de l'Europe, aux traditions ouvrières prestigieuses, aux bases matérielles considérables, est à elle seule un facteur de mobilisation, d'initiative, de rassemblement pour l'action. L'activité déployée dans la perspective de l'Octobre allemand a façonné dans la jeunesse – surtout les étudiants-ouvriers des Rabfaki – une nouvelle avant-garde, une génération internationaliste qui comprend parfaitement le langage tenu par Trotsky et ne le trouve nullement « général » ni « allusif  ». A la lumière de cette expérience et de son espérance née de la révolution allemande, le Parti communiste s'est remis en mouvement en octobre 1923 à la suite de sa jeunesse et c'est une menace pour les conservateurs.

C'est parce qu'avec son « sens révolutionnaire » il a perçu cette mobilisation de la jeunesse, les leçons qu'elle ne pouvait manquer d'en tirer à propos d'un régime reposant sur sa subordination et sa mise à l'écart que Trotsky, cette fois, a déclenché la bataille sur une question de « méthodes » – c'est-à-dire la façon de diriger le parti –, des « méthodes » qui sont en réalité un problème politique capital. Après avoir, par conséquent, correctement joué la chance d'une possibilité de redressement du régime du parti à travers la résolution du 5 décembre, Trotsky n'a pas commis, avec sa lettre du 8, la bévue que lui attribue naïvement Eastman : il a tout simplement répondu à l'appel qui montait de cette jeune avant-garde en train de se reconstituer.

Comme au lendemain de chaque défaite de la révolution européenne et de chaque aggravation de l'isolement de la révolution russe, les porte-parole de la bureaucratie, de l'appareil en l'occurrence, ont, bien entendu, recouvré une assurance accrue et pu ainsi manifester, à l'occasion de la XIIIe conférence, une arrogance jusque-là plus affichée à la base, dans les rapports avec les militants, qu'au niveau de la direction et des congrès ou conférences.

La montée de la révolution allemande avait en effet nourri le développement de cette « Opposition de 1923 » qui réunissait alors deux générations de communistes. Sa défaite sans combat, l'effondrement – et pour longtemps – des espérances des communistes dans ce pays, nourrit en Union soviétique, par contrecoup, une nouvelle montée de l'appareil, une recrudescence de son activité, de sa confiance en soi, de son agressivité.

Un élément nouveau apparaît toutefois en 1923. Alors que, jusqu'à présent, tendances et fractions n'ont pas poursuivi leur existence après les débats qui les ont suscitées, un courant apparaît qui n'est pas appelé à disparaître, précisément parce que le programme qui rassemble ses partisans conserve toute sa nécessité. C'est exactement le courant à l'intérieur du Parti communiste qu'on appelle « l'Opposition de 1923 », du combat de Trotsky et des Quarante-six : pas véritablement une fraction, sauf, peut-être à son sommet, il est plutôt une tendance à proprement parler. Sa force est qu'il repose sur toutes les générations communistes. On trouve dans ses rangs une pléiade de vieux-bolcheviks, formés dans les prisons et les bagnes du tsar, comme Trotsky, mais aussi ceux qu'on appelle « la génération de 1917 », le gros des cadres communistes de la guerre civile. Il s'y ajoute maintenant ceux qu'on commence à appeler « la génération de 1923 », jeunes femmes et jeunes hommes nés à la vie politique dans l'espérance de la victoire allemande et le premier combat politique contre la bureaucratie et les patrons de l'appareil en train d'étouffer leur parti.

Pour Trotsky, c'est le gage, sinon de la victoire, du moins que le combat sera mené contre la dégénérescence et pour sauver le parti. C'est ce combat qu'il va mener pendant dix ans – à commencer par cinq années en Union soviétique même.

C'est le même combat qu'il mène depuis sa jeunesse mais c'est en même temps un combat différent. En face de lui, les bureaucrates privilégiés – ces hommes qu'il désignait déjà en 1918 comme le pire ennemi du nouveau régime. Ce sont les potentats du parti et des soviets, qui usent et abusent de la propriété sociale, ressuscitent les mœurs et les droits des anciens barines (seigneurs), exploitent les travailleurs, abusent des travailleuses, se « récompensent » tous les jours de leur passé militant en s'adjugeant la part du lion du revenu national. Ce sont les hommes que l'on trouve, au cœur des scandales, dévoilés comme celui de Smolensk ou d'Artemovsk, comme dissimulés dans tout l'appareil d'Etat et du parti, les bureaucrates cupides, brutaux, grossiers, traquant férocement toute critique, toute tentative de mettre au jour leur usurpation, bref toute opposition. Dans ce que Lénine appelait la « com-suffisance », le « com-autoritarisme », la « com-ignorance », transparaissent évidemment les traits des vieilles classes dirigeantes, et le bureaucrate soviétique est, quelle que soit son origine sociale ou politique, un reflet du bourgeois accumulant de la façon la plus primitive, du seigneur qui traite les hommes comme il ne traite pas ses bêtes, du bureaucrate et du policier de l'empire du tsar de toutes les Russies...

Ces hommes ont d'ailleurs à l'égard de Trotsky la même attitude que les policiers prussiens, les hauts fonctionnaires français de la préfecture ou les vieux militaires coloniaux de l'Empire britannique sauf que ce sont des parvenus. Ils le haïssent parce qu'ils le craignent. Ils le craignent parce qu'il menace leurs privilèges, leur pouvoir, leur impunité, parce qu'il fait appel aux idées et aux aspirations qui les ont portés au pouvoir et qu'ils entendent bien refouler et faire disparaître. Ils le haïssent aussi parce qu'il les montre du doigt, les décrit tels qu'ils sont et déchire l'image protectrice qu'ils s'efforcent vainement de tisser d'eux-mêmes.

C'est le même combat, parce qu'il a, à ses côtés, en grande partie, les mêmes hommes que pendant la période de clandestinité et d'exil : militants généreux, désintéressés, transportés par le besoin de comprendre et d'agir. Ils ne veulent plus conquérir la révolution, mais la défendre, sauver ses acquis, préserver ses conquêtes, l'étendre. Vieux militants comme Kh.G. Rakovsky, jeunes gens nés politiquement en 1917 comme V.B. Eltsine ou E.B. Solntsev, ils sont dans la continuité du bolchevisme, du courant révolutionnaire du XXe siècle : révoqués, déplacés, écartés en 1924, beaucoup demeurent fermes et le demeureront dans les années qui suivent, même quand la répression laissera loin derrière elle les pires souvenirs des prisons du tsar – dans les mêmes locaux...

Mais ce n'est plus le même combat. Trotsky ne peut plus s'adresser aux masses, comme il avait commencé, avant le début du siècle, à Nikolaiev, par le tract ou la prise de parole. Dans le cadre de son parti, il ne s'agit plus non plus d'une lutte d'idées, d'affrontement d'arguments, de joutes oratoires, même s'il peut encore, pendant quelque temps et dans certaines limites, user de la parole et de la plume. Ce n'est plus un combat d'idées sur la meilleure façon de combattre un ennemi commun. C'est un combat contre un adversaire qui n'est pas ce qu'il prétend être, qui ruse, qui trompe, qui falsifie et qui dissimule jusqu'à sa propre existence en tant que couche sociale et fraction dans le parti. Trotsky va devoir se battre pour la démocratie du parti contre des gens qui votent des résolutions à la gloire de la démocratie qu'ils étranglent tous les jours ; il affronte une direction qui s'empare de ses propositions, les caricature et clame à tout vent qu'elle les a en fait appliquées. Il doit, pour se battre, constituer avec ses camarades une organisation, tout en essayant de ne pas tomber sous le coup de l'accusation de « fractionnisme », en étant à tout instant désorganisé par des mutations arbitraires, des sanctions de tout ordre, des interdits, une persécution constante. Persuadé qu'il continue la lutte pour la pensée révolutionnaire de Lénine, il se voit à chaque instant opposer un prétendu « léninisme », catéchisme caricatural, changeant avec les besoins du moment et l'orientation des prêtres.

C'est un travail militant auquel il n'a sans doute pas été préparé. Il n'a pas été, en dépit de son attachement et de son esprit de discipline, un homme de parti après 1917, alors qu'il ne l'avait pas été du tout avant cette date. Surtout, il n'est pas un homme d'appareil, et ses fonctions de tribun, de meneur d'hommes, de chef de guerre ne lui ont pas donné le temps de se familiariser avec ces luttes fractionnelles en coulisse. Il va devoir apprendre. Il va surtout devoir attendre, patienter, s'adapter à des conditions contre lesquelles se révoltent spontanément sa personnalité même, les formes de son intelligence, sa culture et sa vision du monde, des conditions qui sont productrices de valeurs en contradiction absolue avec tout ce qu'il a appris, son « monde » en un mot.

Faut-il donc aller très loin pour expliquer la mystérieuse maladie, vraisemblablement psychosomatique qui le frappe dans les moments les plus aigus du conflit politique, à l'intérieur du parti qu'il tient toujours pour son parti ? La clarté des idées n'empêche pas que pèse sur les épaules le poids des défaites, des reculs, et, pourquoi ne pas le dire, des déceptions.

Références

[1] Il n'y a pas d'ouvrage particulier qui ait été utilisé pour ce chapitre qui conclut la deuxième partie.

[2] Eastman, D.L.M, p. 60.

[3] Deutscher, op. cit.,II, p. 136.

[4] Ibidem. p. 134.

[5] Ibidem, p. 137.

[6] Ibidem.

[7] Ibidem, p. 150.

[8] Ibidem, p. 173.

[9] Ibidem. pp.179-186.

[10] Daniels, op. cit., p. 207.

[11] Ibidem, p. 206.

[12] Ibidem. p. 226.

[13] Deutscher, op. cit., II, p. 186.

[14] Lettre du 30 décembre 1920, Lénine, Œuvres, t. 32, p. 15.

[15] Carr, Interregnum, pp. 327-328.

Début Précédent Suite Fin