1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XXIX - Lutte de clans, lutte de classes ? [1]

L'élimination de Trotsky du commissariat du peuple à la Guerre et la condamnation du « trotskysme » marquaient une étape, la fin de la période révolutionnaire. Les plus antisoviétiques des organes de la presse mondiale ne s'y trompèrent pas. Le 20 janvier 1925, le Morning Post écrivait :

« Dans l'intérêt le meilleur de la civilisation européenne, c'est sans doute une satisfaction d'apprendre que le triumvirat l'emporte. »

Le Daily Mail exultait avec plus de cynisme :

« L'élimination de Trotsky du commissariat à la Guerre montre bien que, si les loups ne se dévorent pas entre eux, le bolchevik dévore le bolchevik. » [2]

Les déchirements pourtant continuent, et une nouvelle opposition surgit : l'unité entre les « trois  », vainqueurs de Trotsky, ne survit pas a leur victoire.

L'Union soviétique a certes fini par émerger de la crise aiguë qu'elle traverse dans le domaine économique depuis 1923. Les ciseaux refermés de nouvelles menaces se profilent à l'horizon.

Bénéficiaire de l'instauration de la Nep, puis de la famine de 1921-1922 qui l'a élevé au-dessus de la masse rurale, le koulak, paysan aisé, est le gagnant à travers les succès de la Nep et la renaissance du marché. Les paysans aisés, 3 % à 4 % seulement des exploitants, détiennent la moitié des terres cultivées, 60 % des machines et bénéficient d'un quasi-monopole de la vente des grains sur le marché. Ils sont en train de devenir les véritables maîtres du village : ils emploient les quelque 5 millions de travailleurs agricoles – dont 1 500 000 journaliers, payés presque moitié moins qu'avant la révolution. La masse des paysans petits et moyens propriétaires est en outre lourdement endettée auprès d'eux.

Or il apparaît, à partir de 1925, que les koulaks disposent d'un moyen de pression sur le gouvernement en suspendant ou en ralentissant leurs livraisons. Cette année-là, ce stockage provoque une vraie crise de subsistances, et le gouvernement se voit obligé de supprimer les exportations de grains. Du coup, les achats de machines et de matières premières qu'elles devaient financer sont impossibles. Cet élément nouveau force à un réexamen de la politique économique.

Doit-on soumettre les intérêts particuliers du koulak au rythme de l'industrialisation, ou doit-on céder à sa pression, le libérer des contraintes qui lui pèsent, « élargir la Nep » et faire au koulak de nouvelles concessions, pour pouvoir poursuivre l'industrialisation ? Concrètement, cela signifie un choix entre deux attitudes : une politique de pression et de répression forçant le koulak, d'une façon ou d'une autre, à écouler ses récoltes, ou bien l'extension de ses « droits » à la propriété, à l'exploitation et à l'emploi de main-d'œuvre qu'il revendique évidemment, ce qu'on appelle « néo-Nep ». La question est posée dans un débat économique qui a commencé comme une simple discussion académique avec une communication d'E.A. Préobrajensky à l'Académie communiste sur « La Loi fondamentale de l'accumulation socialiste » [3]. Partant d'une comparaison avec la période de l'« accumulation capitaliste primitive » signalée par Marx à l'aube du développement capitaliste, l'ancien porte-parole de l'opposition des Quarante-six formule ce qu'il appelle la « loi fondamentale de l'accumulation socialiste primitive », selon laquelle un Etat arriéré qui s'engage vers le socialisme doit exploiter – au sens économique du terme – la paysannerie et les artisans au bénéfice de l'industrialisation, et diriger l'économie du point de vue, non du consommateur, mais du producteur.

La qualité d'oppositionnel de Préobrajensky est évidemment pain bénit pour les ennemis de Trotsky dont on le sait proche personnellement. C'est Boukharine qui lance la première attaque non dans un bulletin scientifique, mais dans la Pravda, sous le titre « Une découverte nouvelle dans l'économie soviétique, ou Comment ruiner le bloc ouvrier paysan ». Il y attaque la communication de Préobrajensky, qu'il présente comme « les bases économiques du trotskysme » et « l'aspect économique du point de vue antiléniniste ». Il orchestre sur tous les tons « la sous-estimation de la paysannerie » et « l'idéologie de l'atelier » qui « revendique une plus grande pression sur la paysannerie pour la plus grande gloire du prolétariat » [4]. Son second article, « Critique de la plate-forme économique de l'Opposition. Leçons d'Octobre 1923 », s'efforce de démontrer que les positions de Trotsky et de Préobrajensky sont identiques derrière des formulations légèrement différentes. Boukharine assure que c'est bien la formule de Trotsky sur « la dictature de l'industrie » qu'il faut entendre quand Préobrajensky assure qu'on ne saurait échapper à « une croissance forcée de l'accumulation industrielle [5]». Le débat théorique indispensable se perd dans la polémique politicienne. Incontestablement affaibli par l'exploitation faite contre lui des formules de Préobrajensky, Trotsky se tait.

On devine cependant, derrière la polémique, une certaine hésitation parmi les dirigeants... En 1924, on sent dans le parti un courant peu disposé à faire des concessions aux koulaks. Il est nourri notamment par les nombreux incidents provoqués dans les villages par leurs entreprises, rapportés dans la presse par les selkors – ces correspondants paysans qui sont presque toujours des ouvriers communistes. A la suite de sa révélation dans la Pravda, par L.S. Sosnovsky, proche de Trotsky [6], la presse orchestre l'affaire de Dymovka, ce village ukrainien où un selkor a été assassiné pour avoir divulgué les agissements des koulaks locaux.

En 1925 pourtant, c'est la tendance pro-koulak qui commence à l'emporter sous la double influence des troubles ruraux en Géorgie en automne 1924 et de la crise de subsistances de 1925. Kamenev se prononce publiquement, au début d'avril, pour une accumulation paysanne réglementée et pour l'abolition des restrictions à l'utilisation de la terre, la location et l'emploi de la main-d'œuvre qui, dit-il, freinent le développement des forces productives [7]. Il est probable que la direction s'est mise d'accord sur un tel programme quand, le 17 avril 1925, dans un meeting au théâtre Bolchoï, Boukharine fait une déclaration sous une forme fracassante qu'il devra désavouer sans que cela change rien au fond :

« La couche aisée de la paysannerie – le koulak et partiellement le paysan moyen – a maintenant peur d'accumuler. […] Notre politique à l'égard de la campagne devrait aller dans le sens d'une révision, d'une abolition partielle de bien des restrictions qui freinent la croissance de la ferme aisée du koulak. Aux paysans, à tous les paysans, nous devons dire : Enrichissez-vous, développez vos fermes et n'ayez pas peur d'une contrainte sur vous !» [8]

En fait, c'est le début de la politique du « pari » sur le koulak, marquée par l'engagement dans la voie des concessions à ses revendications, cet élargissement de la Nep que le public attribue à l'influence du Boukharine, sur laquelle Zinoviev et Kamenev émettent des réserves et que Staline, prudemment, soutient de loin. Cette position a évidemment des conséquences sur la politique internationale : Rykov, l'un de ses principaux protagonistes, aime à répéter en privé qu'il n'y aura plus désormais de « feu d'artifice en Europe  » [9].

A ce moment pourtant, il y avait déjà plusieurs mois que Staline, jusque-là plus réservé, avait adopté une théorie nouvelle en se prononçant, dans la Pravda du 24 décembre 1924, pour la perspective de la « construction du socialisme dans un seul pays », dont Rykov parle depuis le mois d'octobre. En avril 1924 encore, le secrétaire général se contentait de la formule passe-partout selon laquelle, « pour le triomphe définitif du socialisme, l'organisation de la production socialiste, il ne suffit pas des efforts d'un seul pays, particulièrement d'un pays rural par excellence comme la Russie [10] ». En décembre 1924, il assure que l'un des acquis essentiels d'Octobre est que la dictature du prolétariat résulte en Russie « de la victoire du socialisme dans un pays à capitalisme peu développé ». Il appuie cette affirmation par deux citations, coupées de leur contexte, dans lesquelles Lénine parle de « créer la nouvelle société socialiste » et d'« instaurer et d'asseoir solidement le socialisme ».

Il n'a guère de peine ensuite à affirmer que « la théorie de Trotsky [...] s'oppose absolument à la théorie léniniste et à la victoire du socialisme dans un seul pays [...], à l'enseignement de Lénine sur la victoire possible du socialisme dans un seul pays capitaliste ». A la sous-estimation de la paysannerie, il ajoute une accusation supplémentaire :

« Le manque de foi en la force et la vitalité de notre révolution, le manque de foi en la force et la puissance créatrice du prolétariat russe, c'est la base même de la théorie de la révolution permanente. [...] La "révolution permanente" du camarade Trotsky est une espèce de théorie menchevique.  » [11]

Il ne semble pas que Staline ait eu à ce moment conscience d'avoir réellement innové sur le plan théorique. Il s'agissait encore, dans son esprit, d'embarrasser Trotsky et de le mettre en difficulté par des arguments polémiques :

« Trotsky nous dit [...] que la révolution ne saurait trouver les forces nécessaires [à la victoire du socialisme] que "sur l'arène de la révolution prolétarienne mondiale". Mais qu'adviendra-t-il si la révolution internationale est retardée dans sa marche ? A cette éventualité, Trotsky ne voit pas de solution, car les antagonismes qui caractérisent la position du gouvernement ouvrier ne disparaîtront que sur l'arène de la révolution prolétarienne mondiale. Il ne s'ouvrirait donc devant notre révolution qu'une seule perspective : dépérir lentement, rongée par ses antagonismes intérieurs, en attendant le jour de la révolution mondiale. » [12]

Il semble bien qu'au bureau politique précédant la réunion de la conférence du parti, en avril, il y ait eu quelques échanges sans gravité sur cette question et sur la question, « plus complexe qu'il ne semblait au premier abord », que Boukharine posa nettement au même moment : « Pouvons-nous construire le socialisme dans un seul pays tant qu'il n'y a pas eu de victoire du prolétariat d'Europe occidentale ? » [13]


L'année 1925 est aussi et surtout celle de l'éclatement du triumvirat, de la rupture entre Staline, soutenu par Boukharine et par la majorité du bureau politique d'un côté, et Zinoviev et Kamenev de l'autre, considérablement affaiblis par le ralliement à Staline du nouveau secrétaire du parti à Moscou, N.A. Ouglanov [14]. Cette rupture fut précédée par sept mois de conflits dans les coulisses de l'appareil, dont la plupart n'ont été révélés finalement que lors des rapports et débats du XIVe congrès, en décembre.

Dans sa réponse lors de ce dernier, Staline cite sept de ces conflits : la proposition d'exclusion de Trotsky du parti, faite par le comité provincial du parti de Leningrad ; la violente attaque de Sarkis, un homme de Zinoviev, contre Boukharine lui reprochant d'avoir organisé correspondants ouvriers et paysans (rabkri et selkori) autour des journaux intéressés et non dans les organisations territoriales du parti ; le projet de publication à Leningrad d'une revue théorique également appelée Bolchevik ; les velléités d'indépendance des Jeunesses communistes de Leningrad et la révocation de trois de leurs dirigeants par le bureau politique du parti ; la publication par Zinoviev de l'article « La Philosophie d'une époque » ; enfin la dénonciation par Leonov des propos hostiles à la direction tenus par P.A. Zaloutsky, secrétaire du comité provincial de Leningrad [15].

Zinoviev et Kamenev, dans le cours du même XIVe congrès, assurent que, de leur côté, ils ont émis des réserves sur la possibilité de la « victoire du socialisme dans un seul pays » en avril et imposent à ce sujet une formule de compromis en vue de la conférence du parti. Ils assurent également avoir critiqué la formule « Enrichissez-vous ! » de Boukharine, finalement condamnée par le bureau politique sur l'insistance de Kroupskaia [16], et s'être inscrits en faux contre les affirmations de son disciple Bogouchevsky sur le caractère « obsolète » et « fantomatique » du danger koulak [17].

En septembre 1925, ces critiques s'expriment de façon voilée en public au milieu de déclarations conformes à la politique officielle. Dans un discours du 4 septembre prononcé à Moscou, Kamenev relève par exemple la question du « contenu social » de la moisson, entièrement contrôlée par les koulaks dont il estime nécessaire de limiter la croissance en aidant les paysans petits et moyens [18]. L'Institut Lénine, placé sous son autorité, publie au même moment un article, jusque-la inédit, de Lénine, écrit en août 1918 et intitulé « Camarades ouvriers ! Marchons au combat décisif ! », qui constituait un appel « à la répression impitoyable des koulaks, ces buveurs de sang, ces vampires, ces pilleurs du peuple, ces spéculateurs qui s'enrichissent de la famine » [19].

De son côté, Zinoviev saisit le prétexte de la publication, à Kharbine, d'un livre de l'émigré N.V. Oustrialov, l'animateur de la revue Smena Vekh, qui prévoit, pour la Russie, à travers la Nep, un retour pacifique et graduel vers le capitalisme et salue la montée, derrière le nepman, du « gros paysan [...] en train de devenir le seul maître de la terre soviétique [20]  », après avoir applaudi avec enthousiasme la formule de Boukharine sur l'enrichissement. Sous le titre « La Philosophie d'une époque », Zinoviev assure que le développement de la Nep, combiné au retard de la révolution mondiale, crée un danger de dégénérescence et rappelle que la l'évolution d'Octobre s'est faite « au nom de l'égalité ». Cet article, tel qu'il est finalement publié les 19 et 20 septembre dans la Pravda, est amendé : il a été notamment expurgé, à l'initiative de Molotov et de Staline [21], de ses attaques contre Boukharine.

La deuxième manifestation publique des velléités critiques de Zinoviev est son livre Le Léninisme, publié en octobre avec une préface datée du 17 septembre 1925. Il commence par une série de chapitres, dix au total, tout entiers consacrés, sur le ton habituel de cette polémique, aux attaques contre Trotsky et animés du désir de faire apparaître leur auteur comme l'interprète orthodoxe du léninisme face au « trotskysme ». Puis, à la fin du chapitre X sur « Lénine et la dictature du prolétariat », Zinoviev revient à Oustrialov dont il cite, sans nommer Boukharine, un article où il écrit qu'« Enrichissez-vous ! » est un « mot d'ordre de vie, mot d'ordre d'assainissement, cri intérieur génial [22] ». Il explique que le danger existe réellement – comme Lénine l'a indiqué – d'un « ébranlement de la dictature du prolétariat par les influences petites-bourgeoises et anti-prolétariennes qui s'exercent sur l'appareil d'Etat, sur l'économie et sur le parti » [23].

A l'aide de force citations de Lénine, il définit la Nep comme la création d'un capitalisme d'Etat à travers une retraite qui n'implique nullement la fin de la lutte des classes ; elle implique, au contraire, assure-t-il, la lutte la plus acharnée contre les koulaks avec lesquels « il ne peut y avoir ni de paix [...] ni de milieu » et qui sont « les ennemis implacables du régime soviétique » [24].

Il aborde ensuite la question de la possibilité de la «victoire du socialisme dans un seul pays», soulevée en décembre 1924 par Staline – qu'il ne nomme pas. Considérant que la « victoire définitive du socialisme » ne saurait être que « l'abolition des classes [25] », il présente une nouvelle accumulation de citations et de textes de Lénine pour affirmer que « la révolution prolétarienne ne peut vaincre définitivement dans un seul pays [26] ». Dans le même temps, son souci de poursuivre la polémique contre le « trotskysme » et de démontrer une fois de plus le caractère « antiléniniste » de la « révolution permanente », le conduit à écrire :

« Il ne faut pas se représenter les choses d'une façon trop simpliste. Si l'on nous demande si nous pouvons et devons établir le socialisme dans un seul pays, nous répondons que nous le pouvons et le devons. [...] Dès maintenant et sans attendre, nous travaillons à édifier le socialisme en U.R.S.S. Il est certain que nous pourrions maintenir notre révolution et lui conserver "un certain degré", et même un fort degré de socialisme. Nous devons faire chez nous le maximum pour la révolution mondiale tout en édifiant le socialisme dans un seul pays [27]. »

Les thèmes développés dans les dernières pages sur la nécessaire revitalisation des soviets, la réduction de l'interventionnisme du parti, la nécessité absolue de la démocratie prolétarienne en son sein n'ont évidemment pas de signification en eux-mêmes. Le 4 septembre Zinoviev et Kamenev signent, avec Kroupskaia et Sokolnikov, une « Plateforme des quatre » qui veut faire le parti juge de ses divergences, et qui n'a jamais été publiée.

En revanche, l'affaire Zaloutsky est indicative de l'humeur belliqueuse parmi les apparatchiki de Leningrad et en même temps de la détermination de Staline et de son appareil de ne pas perdre le contrôle de la situation. Secrétaire du comité provincial de Leningrad, ancien ouvrier d'usine, puis cheminot, P.A. Zaloutsky est un homme clé, le bras de Zinoviev dans l'organisation du parti à Leningrad. C'est lui qui, au début de l'année, a été le principal défenseur de la proposition leningradienne d'exclure Trotsky du parti – proposition qu'il a peut-être défendue aussi dans une brochure publique. L'affaire Zaloutsky n'est pas née d'un discours prononcé en public, comme l'a affirmé Isaac Deutscher [28] – imprudemment suivi sur ce point par d'autres –, mais d'une lettre dénonçant ses propos tenus en privé. Elle a été reconstituée par E.H. Carr à partir des allusions et mentions qui en ont été faites au XIVe congrès et dans la presse de l'époque [29].

C'est un nommé Leonov – dont nous ignorons s'il était un militant ordinaire ou un agent provocateur – qui s'est en effet adressé à la direction du parti pour dénoncer les propos que Zaloutsky lui aurait tenus au cours d'une conversation privée en réponse à des questions. Zaloutsky aurait assuré notamment que le parti était en train de « créer un Etat bourgeois » que les dirigeants du comité central appelaient « construction du socialisme », qu'ils traitaient Leningrad « comme une province ». Il aurait prononcé à leur sujet les mots de « dégénérescence » et de « Thermidor », comparant la position de Staline à celle de Bebel, tentant de maintenir la balance égale entre révolutionnaires orthodoxes et « opportunistes » [30]. Selon le rapport de la commission centrale de contrôle, Zaloutsky aurait reconnu l'ensemble des propos qui lui étaient reprochés, sauf les phrases sur « la dégénérescence » et sur « Thermidor », se contentant de dire qu'il ne visait pas tout le comité central, mais particulièrement Boukharine, Molotov et Boubnov [31].

La commission centrale de contrôle, au terme d'une enquête rondement menée, demande au comité provincial de Leningrad la révocation de Zaloutsky, et l'obtient, après un vote disputé : 19 voix contre 16. Aucune explication politique n'est donnée de son déplacement.

Quelle fut la portée publique de ces conflits d'appareil ? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Certains auteurs se laissent emporter par leur imagination ou un désir de démonstration. C'est ainsi qu'Isaac Deutscher narre ses développements sur le ton de l'épopée :

« Leningrad répondit (à la politique du pari sur le koulak) par une explosion d'indignation. [...] La controverse dépassa alors le cadre de la politique courante et embrassa les problèmes les plus généraux auxquels elle renvoyait. Avons-nous, oui ou non, demandèrent les militants de Leningrad, fait une révolution prolétarienne ? [...] Ce ne fut pas Zinoviev ou Trotsky, ou quelque autre illustre intellectuel, mais Pierre Zaloutsky, un ouvrier autodidacte, secrétaire de l'organisation du parti à Leningrad qui, le premier, dans un discours public, fit une comparaison significative entre l'état actuel du bolchevisme et le jacobinisme sur son déclin. Ce fut Pierre Zaloutsky qui, le premier, signala le danger "thermidorien" qui menaçait la révolution russe. […] C'est un cri pour la restauration de l'idéal révolutionnaire qui partit de Leningrad. Que nos dirigeants restent fidèles à la classe ouvrière et à l'idéal socialiste ! » [32]

Cette description quelque peu apocalyptique de la situation dans la ville d'Octobre est sans doute destinée à souligner ce que l'auteur considère comme la passivité incompréhensible de Trotsky devant « l'explosion d'indignation de Leningrad ». De nombreux indices attestent, bien entendu, des réserves des dirigeants de Leningrad à l'égard de la politique de Boukharine, soutenue jusqu'alors par Staline. Incontestablement, les ouvriers – et pas seulement à Leningrad – se demandaient, de préférence à voix basse, pourquoi ils avaient fait la révolution et manquaient de pain. Il n'est pas non plus douteux que Zinoviev, une fois décidé à la bataille au congrès, ait cherché à s'appuyer sur l'état d'esprit de sa « base » en reprenant et en développant ses revendications et aspirations, et qu'il ait même cherché à la mobiliser sans en perdre pour autant le contrôle. Mais rien, pour le moment, et surtout pas les déclarations de Zinoviev sur la nécessité de la démocratie ouvrière, ne venait modifier la poigne de fer et la façon parfaitement bureaucratique et même autocratique dont était mené le parti à Leningrad.

Le caractère romancé de l'interprétation de Deutscher apparaît en particulier dans la présentation qu'il fait de l'affaire Zaloutsky. Une conversation privée est présentée comme « un discours public », et un apparatchik endurci comme « un ouvrier autodidacte ». Nous reviendrons ci-dessous sur la question de savoir s'il est possible que Trotsky ait été informé de l'affaire Zaloutsky. Rappelons simplement ici que cet homme, au mois de janvier encore, avait exigé l'exclusion de Trotsky du parti et qu'il ne se souciait pas, apparemment, dans le réquisitoire qu'il dressait contre ses dirigeants, de rendre justice à ceux qui l'avaient précédé dans cette voie.

Il faut également mentionner ici l'interprétation qui a été exposée par le menchevik Valentinov selon laquelle Trotsky aurait été en fait « allié » à Staline depuis son retour du Caucase et à la suite d'une entrevue « secrète » au cours de laquelle il aurait payé sa contribution en acceptant le changement de nom de Tsaritsyne en Stalingrad [a]... Mais il n'y a pas l'ombre d'un indice à l'appui.


La session du comité central d'octobre à laquelle les « quatre » sont censés avoir soumis la « plate-forme » dont le texte ne nous est toujours pas connu, n'est pourtant pas celle d'une rupture : ni l'un ni l'autre des deux camps en présence ne brûlent ses vaisseaux. Après trois jours de débat, ce sont des résolutions unanimes qui sont finalement adoptées. L'historien britannique E. H. Carr écrit :

« L'accord [...] n'était pas un traité de paix entre les deux fractions. C'était une trêve temporaire [...], mais les deux camps voulaient indubitablement que la trêve se poursuive assez pour couvrir le déroulement du proche XIVe congrès. Mais aucune trêve ne peut obliger les partis à rester inactifs et à s'abstenir d'essayer d'améliorer leurs positions respectives » [33]

Nous ignorons si la version donnée au XIVe congrès du déroulement du meeting du 7 novembre à Leningrad – véritable défi, diront les partisans de Staline, à l'autorité du comité central [34] – est exacte. Mais nous savons que, le 12 novembre, une dure session de neuf heures du comité de Leningrad se termina par une résolution qui s'engageait à soutenir le comité central [35].

Dans les semaines précédant le XIVe congrès, la polémique fait rage entre la Pravda de Moscou et celle de Leningrad, parfois avec les épithètes et les expressions les plus violentes. Le reste du parti vote comme un seul homme pour la majorité du comité central. Bien des observateurs compétents pensent d'ailleurs que la crise épargnera le XIVe congrès et que la direction s'y présentera unie. E. H. Carr écrit :

« Il est significatif que les dirigeants, même s'ils ne peuvent être tenus pour quittes d'une certaine complicité avec les hommes de main des deux côtés, n'aient pas participé à la campagne : on dit que Zinoviev "versa de l'eau chaude" sur les "gauchistes" qui brûlaient d'en découdre, dans les rangs de ses partisans. On préserva l'apparence d'unité au sommet du parti et il semblait possible que le compromis bricolé à la session d'octobre du comité central puisse tenir bon aussi pour le congrès de décembre. » [36]

L'explosion se produit pourtant à la veille de ce congrès, dans le cours, ou plutôt à l'intersection des conférences régionales de Moscou et de Leningrad. A Leningrad, indiscutablement, Zinoviev a tenté de calmer le jeu, lançant un vibrant appel, selon la formule consacrée, à l'organisation pour qu'elle se dresse « comme un seul homme, pour le comité central, pour une seule ligne léniniste, pour le léninisme  » [37]. En dépit des violentes attaques contre la direction d'hommes comme Safarov et Sarkis, Zinoviev parvient même, le 3 décembre, à faire adopter une résolution appuyant la ligne du comité central dans un esprit d'« unité léniniste ». [38]

La conférence de Moscou provoque le tournant décisif. Boukharine s'y livre à une attaque virulente et très provocatrice contre « les jeunes dames hystériques du parti [39] » – une attaque ad hominem contre Zinoviev dont la voix tourne au fausset dans les moments d'indignation. Molotov, avec des formes, introduit une comparaison entre l'opposition de Leningrad et celle de 1923. La résolution finale, votée avec la voix de Kamenev lui-même, constitue pourtant une attaque en règle contre Leningrad [40], où son arrivée provoque l'indignation des délégués à la conférence. Zinoviev assure :

« J'affirme qu'il y a là un clair verdict politique, porté pas seulement sur mes propres erreurs, réelles ou imaginaires : ce sont des paroles qui font référence à l'organisation de Leningrad, aux ouvriers de Leningrad. [...] Toute cette affaire est menée sous le mot d'ordre : "Cognez sur les Leningradiens". » [41]

Dès lors, les incidents de séance se multiplient, notamment entre la majorité des délégués et l'envoyé de Moscou, Iaroslavsky. La résolution finale, adoptée à l'unanimité moins trois voix, réfute les accusations de Moscou [42]. A Moscou, Kouibychev insiste sur la gravité de la déviation qui exprime, dit-il, la « peur panique du koulak » [43]. La réponse de la conférence de Moscou à Leningrad ne craint plus de prononcer des noms :

« Nous croyons que le point de vue des camarades Zinoviev et Kamenev exprime un manque de foi dans la force interne de notre classe ouvrière et des masses paysannes qui les suivent. Nous croyons que c'est là un abandon de la position léniniste. » [44]

Les jeux sont-ils fait ? Le 15 octobre, à l'ouverture du comité centrai, la majorité fait aux « quatre » des propositions écrites pour une trêve. Elle propose l'adoption sous une forme atténuée de la résolution de la conférence de Moscou ; la non-publication de l'échange entre les deux conférences ; l'engagement de s'abstenir au congrès de toute polémique entre membres du bureau politique ; le désaveu des articles polémiques de Safarov et de Sarkis ; la réintégration des dirigeants récemment écartés à Leningrad ; l'entrée d'un représentant de Leningrad au secrétariat et dans le comité de rédaction de la Pravda,la nomination, avec l'accord du C.C., d'un nouveau rédacteur en chef de la Leningradskaia Pravda [45]. Zinoviev ne voit dans ces propositions qu' « une exigence de capitulation sans aucune garantie pour l'avenir » [46]. Il ne reste plus qu'à demander, quarante signatures de délégués à l'appui, un co-rapport sur le travail du C.C. pour Zinoviev, qui parlera donc après Staline.

Le congrès est apparu, à bien des égards, comme un combat obscur. Le rapport de Staline est général et plat. Le co-rapport de Zinoviev [47], très mesuré, nomme Boukharine dans la critique, désormais rituelle, de son « Enrichissez-vous ». Il se plaint plus qu'il ne défie, relève justement E. H. Carr, qui n'a pas vu dans son discours « l'appel à l'action d'un dirigeant potentiel » [48].

Trotsky, présent au congrès, garde le silence. Mais le souvenir des polémiques contre lui plane sur le congrès [49]. Boukharine souligne que personne n'a demandé à Zinoviev de confesser publiquement son erreur de1917 [50]. Kroupskaia rappelle que le congrès n'est pas tout-puissant et qu'il se doit de chercher la vérité [51]. Lachévitch se plaint qu'on veuille « couper du parti Zinoviev et Kamenev, et se fait interrompre au cri de « liberté des groupements [52]  ». Quelqu'un interrompt Kroupskaia pour crier : « Lev Davidovitch, voilà des alliés. » Kamenev va plus loin, dans sa dernière intervention [53]. Il désigne Staline comme le protecteur de la ligne Boukharine, sur le koulak, s'en prend à la « théorie d'un chef », la « fabrication d'un chef », du secrétariat qui « combine organisation et politique et se place au-dessus de l'organe politique » et va jusqu'au bout de sa pensée en proclamant :

« Je l'ai dit au camarade Staline, je l'ai répété maintes fois aux camarades du groupe des vieux-bolcheviks et je le redis au congres : Je suis arrivé à la conclusion que le camarade Staline ne peut remplir le rôle d'unificateur du parti. » [54]

C'est un autre congrès qui commence alors. Quand Zinoviev monte à la tribune pour évoquer la persécution et le demi-état de siège auxquels est soumise l'organisation de Leningrad [55], il est interrompu de cris ironiques : « Et Trotsky ? » Il fait sensation quand il déclare, puis répète dans un silence impressionnant :

« Sans permettre les fractions et tout en maintenant notre position sur les fractions, nous devrions en même temps donner au comité central la directive de replacer dans le travail du parti tous les anciens groupes du parti et leur offrir la possibilité de travailler sous la direction du comité central. » [56]

C'est un signe de la crise que Staline, dans sa réponse, se tienne sur le terrain des sentiments et accuse Zinoviev et les siens de « vouloir le sang de Boukharine » [57]. Il menace pourtant : le parti veut l'unité, « avec les camarades Zinoviev et Kamenev s'ils le désirent, sans eux s'ils ne veulent pas ». La résolution finale est votée par 559 voix contre 65 – le plein des voix de l'Opposition...


L'éclatement du triumvirat et la position abstentionniste adoptée par Trotsky devant cette bataille d'appareil constituent pour Isaac Deutscher l'occasion de dresser un vigoureux réquisitoire – le plus sévère sans doute de tous ceux qui émaillent sa biographie de grand révolutionnaire. Après avoir souligné que Trotsky, qui « tenait là le réalignement politique qu'il avait attendu et l'occasion d'agir », s'est tenu « à l'écart » [58], il juge inexplicable qu'un « observateur aussi bien placé, aussi intéressé et pénétrant que Trotsky ait pu rester ignorant de l'évolution politique et aveugle aux multiples signes qui la révélaient » pourtant [59]. Il devient véhément :

« C'est alors qu'arrivèrent les jours les plus étranges de la vie politique de Trotsky [...]. Du début jusqu'à la fin, ce congrès ne fut qu'une tempête politique, une tempête, telle que le parti n'en avait jamais connue au cours de sa longue et tempétueuse histoire. C'était le sort du parti et de la révolution qui était en jeu. [...] Chaque camp avait les yeux fixés sur Trotsky, se demandant de quel côté il allait se ranger et attendant, le souffle coupé, qu'il prît position. Mais tout au long des semaines que dura le congrès, Trotsky resta muet. Il n'eut rien à dire lorsque Zinoviev [...] rappela le Testament de Lénine [...] ou [...] lorsque la majorité [...], écumant de rage et injuriant Kamenev, acclama pour la première fois Staline comme le chef "autour duquel était uni le comité central ".
« Trotsky ne se leva pas davantage pour affirmer sa solidarité avec Kroupskaia. [...] Trotsky écouta, comme s'il n'était pas concerné, la controverse sur le socialisme dans un seul pays. [...] Jusqu'à la fin, pas un mot ne sortit de la bouche de Trotsky. » [60]

Ici aussi, le polémiste l'emporte sur l'historien sous la plume du biographe : Issac Deutscher force le tableau pour se donner des arguments.

Après sa rechute et la longue cure qu'il avait effectuée à Soukhoum une seconde fois, Trotsky était revenu à Moscou, à la fin d'avril, sans ignorer les efforts de Zinoviev et de ses proches pour obtenir son exclusion. Au mois de mai, il avait été affecté à la présidence du comité des concessions, de l'administration de l'industrie électrique et du conseil scientifique-technique, chargé de l'application à l'industrie de la recherche scientifique. Il se plonge aussitôt dans le travail scientifique, entreprenant de véritables études supérieures scientifiques pour remplir ses fonctions administratives. En son nom, son jeune secrétaire, V. B. Eltsine, transmet ses directives à Victor Serge pour les oppositionnels de Leningrad : « En ce moment, ne rien faire, ne point nous manifester, maintenir nos liaisons, garder nos cadres de 1923, laisser Zinoviev s'user. » [61]

Or une première difficulté l'attendait à Moscou, vraisemblablement machinée par Zinoviev, grâce à l'appareil de l'Internationale. On lui demande de Londres une prise de position sur le livre récemment publié en anglais par Max Eastman, Since Lenin died (Depuis la mort de Lénine). Eastman, lié à lui depuis sa première visite en Union soviétique sur les talons de John Reed, tenait de lui certaines informations qu'il avait publiées dans son livre sur le « testament », sur les tentatives de ne pas publier son dernier article, sur le conflit avec « les trois », sur la lettre adressée à Trotsky par Kroupskaia au lendemain de la mort de Lénine.

Il n'a sans doute pas de peine à formuler au travail d'Eastman le reproche d'utiliser un critère psychologique et non politique et de prononcer des jugements arbitraires et subjectifs, manquant du nécessaire sens des proportions. Mais, sous le chantage du comité central, coincé dans une commission face à Staline, Zinoviev, Kamenev, Boukharine et Tomsky, il est obligé de résoudre une fois de plus, comme l'écrit E. H. Carr, le dilemme de devoir « livrer bataille sur une question secondaire et sur un terrain défavorable ou de se soumettre et de désavouer ses partisans [62] ». Boris Souvarine a rapporté à l'époque, dans une conversation avec Eastman, un témoignage selon lequel Trotsky s'était « battu pied à pied, jusqu'au bout  » [63].

Le résultat est là. Le communiqué de Trotsky parle de diffamation, d'affirmations « mensongères et fallacieuses », de « bavardage », « malveillance », « prétendue amitié » avec Eastman [64]. Ce dernier ne se remettra jamais de la blessure ainsi infligée. Si on l'en croit, ce désaveu de Trotsky lui a fait perdre plus d'un ami et il cite à ce propos le témoignage du correspondant anglais Reswick et d'Enoukidze qui pense que l'« idole » a eu tort de « descendre de son piédestal ». En 1928, d'Alma-Ata, Trotsky écrira à Mouralov qu'Eastman avait commencé cette affaire de sa propre initiative – il ignorait alors que Rakovsky avait approuvé l'initiative d'Eastman–- et à ses propres risques, à un moment ou les dirigeants de l'Opposition étaient opposés à l'idée d'engager une lutte politique ouverte :

« C'est pourquoi, sur décision du groupe dirigeant de l'Opposition, j'ai signé la déclaration sur Max Eastman, qui m'a été imposée par la majorité du bureau politique avec l'ultimatum de signer telle quelle la déclaration ou de commencer la lutte ouverte là-dessus. » [65]

Tenu à l'écart des véritables décisions et d'une grande partie de l'information par le doublage des réunions du bureau politique par les réunions « fractionnelles » de la « bande des sept » – les six autres membres du bureau politique plus Kouibychev –, il ne semble pas avoir été surpris, contrairement à ce qu'assure Deutscher, par l'existence d'un conflit au sein du triumvirat [66], mais seulement que ce conflit ait éclaté au grand jour dès le XIVe congrès, en décembre 1925.

Nous possédons des notes prises par lui au cours de la discussion avec ses amis proches. Le 9 décembre 1925, il relève que le conflit a comme racines sociales l'antagonisme entre classe ouvrière et paysannerie, mais que les formes qu'il revêt sont conditionnées exclusivement par le régime du parti, ironise amèrement sur le caractère unanime des résolutions adoptées de part et d'autre, parle d'un conflit confiné aux sommets et de son caractère « schématique, doctrinaire, scolastique même » [67].

Le 14 décembre il se livre à une analyse des mots d'ordre et des divergences exprimées par les deux camps en présence et développe à nouveau ses positions sur le rôle du Gosplan et la nouvelle politique agraire [68].

Les notes prises par Trotsky au cours du congrès – datées du 22 décembre – semblent répondre d'avance aux critiques que formulera plus tard Deutscher. Tout en reconnaissant qu'il y a un élément de vérité dans les allégations officielles selon lesquelles l'opposition de Leningrad s'engage à la suite de celle de 1923, il manifeste clairement que le déroulement du congrès ne l'a pas convaincu de la possibilité d'une alliance à court terme avec ses dirigeants. Evoquant le rôle passé des dirigeants de Leningrad dans la lutte contre le « trotskysme », le régime abominable qu'ils ont fait régner dans le parti à Leningrad depuis des années, il assure même que « le remplacement des dirigeants et l'adoption à Leningrad d'un ton moins arrogant à l'égard du parti dans son ensemble sont incontestablement des facteurs positifs ».

Reconnaissant que les dirigeants de Leningrad ont dû s'adapter finalement à « la sensibilité de classe du prolétariat de Leningrad », il assure, renvoyant dos à dos Moscou et Leningrad :

«La démocratisation de la vie intérieure de ces organisations est une condition indispensable de leur résistance active et couronnée de succès aux déviations paysannes. » [69]

Mais Boris Souvarine cite une lettre non datée d'Antonov-Ovseenko à Trotsky, dans laquelle il lui reproche de n'avoir pas fait au congrès l'intervention décidée contre Zinoviev et Kamenev et d'avoir « cédé, non sans résistance, à l'impatience et à la pression des amis de la fraction » [70]: les choses ne sont pas aussi simples que Deutscher le croit.

Dans une lettre du 9 janvier 1926, en réponse à un message de Boukharine envoyé au lendemain d'une réunion du comité central, Trotsky donne sa propre interprétation de la situation à Leningrad profondément différente de celle que Deutscher lui reproche de ne pas avoir adoptée :

« L'état réel des affaires n'est pas du tout comme vous le voyez. Il est en réalité que le caractère inadmissible du régime de Petrograd n'a été révélé que parce qu'il a éclaté un conflit entre lui et les grands chefs de Moscou, et pas du tout parce que la base à Leningrad aurait protesté ou exprimé son mécontentement. [...] On ne trouve à Leningrad qu'une expression accentuée et plus déformée des caractères négatifs qui sont typiques du parti dans son ensemble. [...] Vous vous rappelez peut-être qu'il y a deux ans, dans une réunion du bureau politique, j'ai dit que les rangs du parti à Leningrad étaient musclés plus que partout ailleurs [71]. »

Le régime de Leningrad, est certes, il le reconnaît, un régime de « super-appareil », mais il ne pense pas que la ville puisse être séparée de Moscou par une frontière :

« Considérez un instant ce fait : Moscou et Leningrad, les deux principaux centres prolétariens adoptent simultanément et en outre à l'unanimité (pensez-y, à l'unanimité !), à leurs conférences de parti, deux résolutions se visant l'un l'autre. Et considérez aussi que l'opinion officielle du parti, représentée par la presse, ne s'arrêtera pas sur ce fait vraiment choquant.
« Comment cela est-il arrivé ? Quels sont les courants sociaux qui se dissimulent au-dessous [...] ? Quelle est donc l'explication ? Simplement ce que chacun dit en silence : l'antagonisme à 100 % entre Leningrad et Moscou est l'œuvre de l'appareil. » [72]

Treize ans plus tard, l'oppositionnel de Moscou Andréi Konstantinov, dit Kostia, rappelle à ses camarades déportés, dans la forêt près de Vorkouta :

« Un exemple frappant de ce qu'était devenu le parti était donné par les réunions de militants du parti quand l'Opposition de Zinoviev entra dans la bagarre. Tous les militants de Leningrad acceptaient unanimement la résolution anti-Staline. En même temps, les militants de Moscou et de son district réunis se déclaraient contre l'Opposition.
« Personne n'avait plus d'opinion à soi – et comme on disait justement, la paroisse est comme le pope. Pour la majorité, ces "paroissiens" étaient des novices, les prêtres soigneusement "filtrés" et corrompus et l'habitude de la docilité était entretenue et renforcée par en haut, par tous les moyens, et toujours plus fermement implantée. »

Telle est donc bien l'opinion de Trotsky – et celle de ses camarades – sur l'« Opposition de Leningrad », compte tenu des éléments et interventions au congrès que Deutscher lui reproche de n'avoir pas immédiatement et chaleureusement approuvés. Cela signifie tout simplement que Trotsky n'a pas partagé l'interprétation des faits que Deutscher lui oppose et au nom de laquelle il juge son attitude inexplicable.

Le 9 janvier 1926, la question de la « démocratie du parti » est encore et toujours pour Trotsky la pierre de touche de la nature sociale des fractions en présence dans le parti.

Notes

[a] La controverse s'est déroulée en 1959 dans les colonnes du Sotsialistitcheskii Vestnik : l'article de Valentinov a paru dans le n° 2/3 de février-mars, une réponse de N.I. Sedova dans les numéros 8/9 d'août-septembre, une lettre au sujet de Bajanov dans le numéro 12, le tout étant conclu par une mise au point de Souvarine dans le n° 4 d'avril 1960.

Références

[1] La documentation pour ce chapitre est très dispersée. Un bon résumé des développements se trouve dans E. H. Carr, Socialism, II. Pour une analyse contemporaine très riche, voir Boris Souvarine, « Le XIVe congrès bolchevik », Bulletin communiste, 25 décembre, 1er, 8, 15, 22 et 29 janvier 1926. Le point de vue officiel pour les années 1923-1927, de l'historiographie post-stalinienne, brejnévienne, se trouve dans V. M. Ivanov et A. N. Chmelev, Leninizm i idejno-polititcheskii razgrom trockizma. Leningrad, 1970.

[2] Ces journaux britanniques sont cités par A. Rosmer, « La Légende du trotskysme », La Révolution prolétarienne, 2 février 1925, p. 7.

[3] La communication a été publiée d'abord dans Vestnik kommunistitcheskoj Akademi. puis comme deuxième chapitre de Novaia Ekonomika, Moscou, 1926, traduction française, Nouvelle économique, Paris, 1966.

[4] Pravda, 12 décembre 1924.

[5] Bolchevik, 15 janvier 1925.

[6] « Dymovka, pas exceptionnel », Pravda, 2 novembre 1924.

[7] Kamenev, Stati i Retchi, XII, 1926, pp. 132-133.

[8] Pravda, 24 avril 1925.

[9] Cité par Valentinov, « Boukharine, sa doctrine, son école », Le Contrat social, novembre/décembre 1962, n° 6, p. 333.

[10] Staline, « Problèmes du Léninisme » a bien été réédité dans Les Questions du Léninisme, mais amputé de la phrase ci-dessus. La référence est ici à l'édition de 1924 de la Librairie de l'Humanité.

[11] Staline, Pravda, 24 décembre 1924.

[12] Ibidem.

[13] Boukharine, cité par E. H. Carr, Socialism, II, p. 43.

[14] Bajanov, op. cit., pp.176-177, donne des détails sur ce ralliement.

[15] Compte rendu du XIVe congrès, pp. 502-505.

[16] Ibidem.

[17] Bogouchevsky, « Du koulak rural et du rôle de la tradition dans la terminologie », Bolchevik, n° 9/10, 1er juin 1925, pp. 59-64.

[18] Pravda, 17 et 18 septembre 1925.

[19] Lénine, Œuvres,  t. 28, p. 53.

[20] N. N. Oustrialov, Pod znakom Revoljutsii (1922), p. 148, cité par E. H. Carr, Socialism, I, p. 97.

[21] Pravda, 19 & 20 septembre 1924 : les passages supprimés ont été donnés par Ouglanov dans son intervention au XIVe congrès (compte rendu, pp. 195-196).

[22] Leninizm, Leningrad, 1925 ; traduction française, Le Léninisme, Paris, 1926, à laquelle nous faisons référence, p. 186.

[23] Ibidem, p. 235.

[24] Ibidem, p. 232.

[25] Ibidem, p. 247.

[26] Ibidem, p. 265.

[27] Ibidem, pp. 275-276.

[28] Deutscher, op. cit., II, p. 333.

[29] Carr, Socialism, pp. 112-114.

[30] La lettre de Leonov est citée au XIVe congrès, pp. 358-360.

[31] E. H. Carr, Socialism., II, p. 113.

[32] Deutscher, op. cit., II, pp. 333-334.

[33] E. H. Carr, op. cit., p. 111.

[34] Cité au XIVe congrès, pp. 922-923.

[35] Ibidem, pp. 219-220.

[36] Carr, op. cit., p. 118.

[37] Leningradskaia Pravda, 5 décembre 1925.

[38] Ibidem, 9 décembre 1925.

[39] Pravda, 10 décembre 1925.

[40] Ibidem, 8 décembre 1925.

[41] Cité au XIVe congrès, p. 172.

[42] Pravda, 20 décembre 1925.

[43] Ibidem, 18 décembre 1925.

[44] Ibidem, 20 décembre 1925.

[45] Staline, Sotch., VII, p. 389 ; XIVe congrès, pp. 506-507.

[46] Ibidem, p. 297.

[47] Ibidem, pp. 97-129.

[48] Carr, Socialism, II, p. 133.

[49] Ibidem. pp. 130-132.

[50] Boukharine, XIVe congrès, p. 150.

[51] Kroupskaia, ibidem, pp. 158-166.

[52] Lachévitch, ibidem, pp. 185-186.

[53] Kamenev, ibidem, pp. 244-275.

[54] Kamenev, ibidem ; Mikhail Chatrov cite plus largement ce passage de l'intervention de Kamenev dans Dalche, dalche...

[55] Zinoviev, ibidem, pp. 422-469.

[56] Ibidem. pp. 467-469.

[57] XIVe, congrès, pp. 504-505.

[58] Deutscher, op. cit., II, pp. 338-339.

[59] Ibidem, p. 339.

[60] Ibidem, pp. 345-347.

[61] V. Serge, M.R., p. 229.

[62] Carr, Socialism., II, pp. 63-64.

[63] M. Eastman, Love and Revolution, p. 449.

[64] Bolchevik n° 16, 1er septembre 1925, pp. 67-70.

[65] Trotsky à Mouralov, 11 septembre 1928, A.H., T 2538.

[66] Deutscher, op. cit., II, p. 339.

[67] « Notes de Journal », 9 décembre 1925, A.H.. T 2972.

[68] « Notes », 14 décembre 1925, A.H.. T 2974.

[69] « Notes », 22 décembre 1925, A.H., T 2975.

[70] B. Souvarine, Staline, Paris, 1935, p. 388. La lettre d'Antonov-Ovseenko a été lue par Rykov au Xe congrès du P.C. Ukrainien (Pravda, 26 novembre 1927).

[71] Trotsky à Boukharine, 9 janvier 1926, A.H.. T 2976.

[72] M. Joffé, One Long Night, p. 73.

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