1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XLI - Le travail littéraire1

Lors de son arrivée à Constantinople, les autorités consulaires soviétiques avaient versé à Trotsky, au titre de « droits d'auteur », 1 500 dollars, ce qui constituait une somme plutôt dérisoire.

Nous savons que Trotsky avait déjà réussi à vivre en exil pendant de nombreuses années et à y gagner sa vie de façon régulière et honorable comme journaliste. Ce n'était plus possible au lendemain de cette tranche d'histoire. L'ancien dirigeant de la révolution russe, l'ancien commandant en chef de l'Armée rouge, dirigeant d'un mouvement politique mondial, ne pouvait redevenir chroniqueur ni reporter. Pourtant les conditions de son exil et de son accueil en Turquie le condamnaient à ne pouvoir gagner sa vie que par un travail à domicile.

L'unique possibilité était d'exercer la profession dont il avait au fond toujours pensé qu'elle était la sienne quand il n'était pas révolutionnaire professionnel, celle d'« écrivain », qui allait désormais figurer sur ses papiers officiels. Les éditeurs, américains et allemands surtout, sentaient la bonne affaire et s'empressaient de venir lui proposer des contrats : l'Allemand Schumann, venu à Constantinople dès le mois de mars, ne le visita pas moins de huit fois. Très vite, il découvrit qu'il avait la possibilité de gagner vraiment sa vie par sa plume, percevant d'importants émoluments pour ses articles, dans la grande presse, des avances sur droits d'auteur pour des livres, de la part d'éditeurs qui n'en avaient pas encore reçu la première page. Edmund Wilson relève à ce propos qu'il est avant tout un « maître des mots2 », non un homme politique. Et son dernier exil - tout au moins sa première partie - va être pour lui une splendide occasion de maîtriser les mots.

Il avait déjà derrière lui son ouvrage 1905, une histoire écrite sur le vif dans le cadre d'une étincelante analyse de l'inégalité du développement :

« Sur ces immenses espaces, tous les stades de la civilisation: depuis la sauvagerie primitive des forêts septentrionales où l'on se nourrit de poisson cru et où l'on fait sa prière devant un morceau de bois, jusqu'aux conditions nouvelles sociales de la vie capitaliste, où l'ouvrier se considère comme participant actif de la politique mondiale et suit attentivement les événements des Balkans ou bien les débats du Reichstag. L'industrie la plus concentrée de l'Europe sur la base de l'agriculture la plus primitive. La machine gouvernementale la plus puissante du monde qui utilise toutes les conquêtes du progrès technique pour entraver le progrès technique dans le pays3 … »

En même temps, cependant, il rejette la méthode - qualifiée par lui de « géométrie pseudo-matérialiste » - qui est celle de Plekhanov et commence à se mettre en quête d'une démarche originale tenant compte des caractères spécifiques de chaque situation.

En Turquie c'est la presse qui le poussa la première à écrire. L'agence Wabirdaw - de William Bird - lui avait acheté, par l'intermédiaire de ses amis de Paris, ses premiers articles concernant son expulsion d'U.R.S.S., et elle lui proposait des articles autobiographiques. Les négociations, directes ou indirectes, menées, du côté de Trotsky, avec des gens expérimentés, n'étaient certes pas conduites avec un grand sens des affaires, et il semble qu'il aurait pu demander plus que ce qu'on lui offrait, et qu'il accepta, au moins les premières fois, avec un étonnement ravi des sommes relativement faibles.

Son premier ouvrage d'exil est Ma Vie ; il n'emploie jamais ce titre qu'il n'aime pas et parle toujours à son propos de son « autobiographie », L'idée n'était pas nouvelle. Déjà au temps d'Alma-Ata, Rakovsky - qui, de son côté, avait fait ce travail - et Préobrajensky, l'avaient poussé à rédiger des souvenirs personnels dont l'intérêt politique et historique était évident. Nous l'avons aperçu au passage, écrivant à Aleksandra Lvovna pour lui demander de l'aide en ce qui concernait certains détails de leur vie à partir de Nikolaiev4. Et les premières séries autobiographiques pour la presse achevèrent de le convaincre que ce travail était possible, intéressant et rentable. Le lecteur attentif des notes du présent ouvrage aura déjà relevé que Trotsky a intégré dans Ma Vie - avec, parfois, pas ou peu de modifications - articles et commentaires dans la presse de la période de la guerre notamment, ainsi que la présentation de Guerre et Révolution écrite en 1922 et d'importants passages de son ouvrage Lénine, de la même année.

Le genre autobiographique est réputé mineur en histoire. L'autobiographie de Trotsky est l'une des meilleures réalisations du genre. Nous nous sommes très largement appuyé jusqu'à présent dans notre travail sur les faits qu'il y a établis et relatés avec, nous a-t-il paru, conscience et honnêteté.

L'avant-propos de Ma Vie situe cet ouvrage dans la littérature militante:

« Dans ces pages, je poursuis la lutte à laquelle toute ma vie est consacrée. Tout en exposant, je caractérise et j'apprécie ; en racontant, je me défends et plus souvent encore, j'attaque. Et je pense que c'est là le seul moyen de rendre une biographie objective dans un certain sens le plus élevé, c'est-à-dire d'en faire l'expression la plus adéquate de la personnalité, des conditions et de l'époque5. »

Il s'en prend dans le même texte à la prétendue « objectivité » dont se paraient alors et se parent encore tant d'historiens, académiques ou non, et qu'il qualifie sans ménagements de « rouerie mondaine ». Obligé de parler de lui-même, puisque tel est le sujet, il trouverait stupide autant que ridicule de dissimuler ses sympathies ou antipathies, ses affections ou ses haines. Ce livre, écrit-il « est un livre de polémique. Il reflète la dynamique d'une vie sociale qui est tout établie sur des contradictions ». Et d'énumérer les diverses formes de ce qu'il appelle la « polémique sociale », depuis « la plus coutumière, quotidienne, normale, presque imperceptible malgré son intensité, jusqu'à la polémique extraordinaire, explosive, volcanique, des guerres et des révolutions » :

« Telle est notre époque. Nous avons grandi avec elle. Nous en respirons, nous en vivons. Comment pourrions-nous nous dispenser de polémique si nous voulons être fidèles à "notre patrie dans le temps6 " ? »

Repoussant fermement cette « objectivité »-là, il accorde en même temps beaucoup d'importance à ce qu'il appelle « la simple bonne foi dans l'exposition des faits », au respect des proportions, dans l'ensemble et le détail aussi.

S'agissant d'une histoire dont il est l'un des acteurs principaux, il signale qu'il fait généralement confiance à sa mémoire, celle-ci étant très faible en matière topographique et musicale, pas extraordinaire en matière visuelle et très au-dessus de la moyenne en matière d'idées. Curieusement d'ailleurs, il omet d'indiquer la faiblesse de sa mémoire en matière de dates - attestée par le fourmillement des erreurs chronologiques dans ses travaux ; en a-t-il eu conscience ? Ajoutons que le lecteur a de la chance. En pleine rédaction de Ma Vie, Trotsky écrivait à sa vieille amie Anna Konstantinovna, le 1° juin 1929 :

« Je me suis toujours plongé dans cette autobiographie, et je ne sais pas comment m'en sortir. Au fond, j'aurais pu en terminer depuis longtemps, mais j'en ai été empêché par mon maudit pédantisme: je continue à rassembler des informations, je vérifie les dates, je biffe ici, là je fais un ajout. Plus d'une fois, j'ai été tenté de jeter tout cela au feu et de passer à des travaux plus sérieux. Mais, comme par un fait exprès, c'est l'été et il n'y a pas de feu dans les cheminées. D'ailleurs, ici, il n'y a pas de cheminée7. »

On peut donc se réjouir de ce que Trotsky appelait son « maudit pédantisme», cette conscience professionnelle qui nous a valu, avec Ma Vie, « un chef-d'œuvre de l'autobiographie8 ». L'universitaire israélien Knei-Paz, peu suspect de tendresse pour Trotsky, n'est pas loin de cette opinion. Il écrit notamment que quelques-uns des meilleurs chapitres de ce livre sont ceux qui traitent de la façon dont leur auteur s'est engagé dans l'Histoire, puis ceux au cours desquels la courbe du mouvement révolutionnaire se mêle et se combine avec celle de sa vie personnelle. La vie des déportés de Sibérie au début du siècle, l'évasion dans un traîneau tiré par des rennes, le monde des émigrés en Occident, la scission historique entre bolcheviks et mencheviks vue de l'intérieur et dans les deux univers ennemis, ce sont là des pages inoubliables et surtout irremplaçables pour qui veut comprendre l'époque et l'événement.

Quelques croquis d'Octobre, le récit de ses discours et la description de l'ambiance du Cirque moderne sont des pages d'une possible anthologie de la révolution. Le chapitre sur Sviajsk, dans une brume de poudre et de mort, éclairé par la beauté de Larissa Reissner, est un formidable poème épique.

Le grand écrivain français François Mauriac a découvert cet ouvrage avec admiration:

« Il y a dans Trotsky une évidente séduction. Et d'abord, le lecteur bourgeois s'étonne toujours qu'un révolutionnaire garde quelque ressemblance avec le commun des mortels. J'ai été pris, dès les premières pages, comme Tolstoï et Gorky m'avaient pris. Si Trotsky n'avait pas été militant de la révolution marxiste, il eût trouvé sa place auprès de ces maîtres9. »

Et l'on peut dire que Mauriac a saisi Trotsky à travers Ma Vie, à travers quelques pages remarquables sur ce héros qui ne perd jamais le sentiment de l'homme qu'il est.

L'« autobiographie », comme Trotsky écrira toujours en parlant de ce livre, avait été l'œuvre de l'année 1929. L'Histoire de la Révolution russe a été celle des années 1930 à 1933 et des longs mois consacrés aux traductions. De ce maître ouvrage, Edmund Wilson a écrit:

« Jamais plus, après avoir lu l'histoire de Trotsky, le langage, les conventions, les combinaisons, les prétentions de la politique parlementaire, si nous avions sur elles quelque illusion, ne nous sembleront les mêmes de nouveau. Elles perdront leur consistance et leurs couleurs, s'évaporeront devant nous. Le vieux jeu de la concurrence pour les places, le vieux jeu du débat parlementaire, semblent futiles, dépassés ; ce qui est réel, c'est une science nouvelle du réajustement et de l'organisation sociale approchant d'un degré d'exactitude que nos programmes politiques à l'ancienne mode n'ont jamais rêvé et capables de devenir partie intégrante de l'équipement culturel du peuple, de façon totalement différente de ce qu'on a jamais connu, même chez les nations les mieux éduquées politiquement sous nos institutions "démocratiques"10. »

L'ouvrage est solidement documenté, s'appuyant sur les ouvrages, revues, travaux apportés d'U.R.S.S. ou envoyés en 1931 par Sérioja, mais surtout du fait de la navette de livres et de documents organisée à partir de Berlin, avec l'aide d'hommes comme Thomas ou Nikalaievsky, par Lev Sedov, dès son installation dans la capitale allemande.

L'Histoire de la Révolution russe est un ouvrage unique en son genre. Non seulement parce qu'elle est une histoire d'une révolution rédigée par l'un de ses principaux acteurs, mais, par son ampleur, la largeur de son horizon dans le temps et dans l'espace, la puissance de ses analyses et la couleur de ses descriptions. L'auteur y exprime, en même temps que sa conception du monde, sa conception de ce qu'est une révolution. Et l'on chercherait en vain un terme de comparaison.

La préface s'étend sur l'objectif et les méthodes de travail. Véritable manifeste de l'histoire militante, elle rappelle que l'historien se doit de relater ce qui s'est passé et d'indiquer comment cela s'est passé, et que, du coup, il a pour mission de découvrir cette « loi intime » qui relie l'enchaînement des événements à ce qu'il appelle « leur propre loi rationnelle ».

Ce qui distingue avant tout une révolution. c'est qu'elle constitue, écrit-il. « l'intervention directe des masses dans les événements historiques ». Dans les périodes dites ordinaires. c'est l'État qui domine la nation, et la politique est le fait des politiciens professionnels :

« L'histoire de la révolution est pour nous. avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées11. »

L'étude de la révolution, son histoire. ne peut donc se borner à celle des transformations des bases économiques et du substrat social. Trotsky écrit ces lignes qui caractérisent sa méthode :

« La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution. [...] Le processus politique essentiel d'une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s'orientent activement d'après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d'autres, toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise par contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction: désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires12. »

Au premier rang du travail historique sur une révolution se trouve donc la nécessité de ce qu'il appelle « l'étude des processus politiques dans les masses» qui seule permet de comprendre le rôle des partis et des dirigeants. Les difficultés pour cette étude sont immenses: les classes opprimées font l'histoire en période de révolution, mais elles ne prennent pas de notes et n'écrivent pas souvent leurs mémoires. Il reste pour l'historien à pratiquer l'évaluation rétrospective sur laquelle un parti révolutionnaire fonde sa tactique pendant le développement révolutionnaire, là aussi sur la base d'une mise en évidence soigneuse des conditions générales qui ont déterminé ce développement de la conscience.

L' « impartialité » de l'historien est-elle nécessaire pour la reconstitution de ces processus ? Il est de bon ton de l'assurer. Trotsky ne le croit pas. Il déclare écrire pour un lecteur « sérieux et doué de sens critique », qui n'a pas besoin « de l'impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l'esprit conciliateur. saturée d'une bonne dose de poison, d'un dépôt de haine réactionnaire ». En revanche, « il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s'appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu'il y a de rationnel dans le déroulement des faits ». Il ajoute :

« Là seulement est possible l'objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l'historien - dont celui-ci donne d'ailleurs la garantie -, mais par la révélation de la loi intime du processus historique13. »

Il s'en prend avec humour à l'historien français de la Révolution et de l'Empire, Louis Madelin, qu'il définit comme « un des historiens réactionnaires et, par conséquent, bien cotés, de la France contemporaine ». Ce dernier assure en effet que l'historien doit monter sur les remparts d'une ville assiégée et considérer d'un œil juste, égal et impartial, assiégeants et assiégés. Pour Trotsky cependant, les travaux de Madelin prouvent simplement qu'il ne monte sur le rempart séparant les deux camps qu'en « éclaireur de la réaction14 » ...

Nous n'ajouterons à ce point qu'une remarque : on peut aujourd'hui regretter une lacune dans le travail de Trotsky dont l'absout pourtant un critique aussi exigeant que le professeur israélien Knei-Paz. Il est dommage en effet que, pour, écrit-il, ne pas gêner le lecteur, Trotsky ait choisi de s'abstenir totalement non seulement de donner des références précises, mais de citer et localiser les périodiques, journaux et revues, les Mémoires, les procès-verbaux, les documents d'archives et parmi eux, assure-t-il, nombre de manuscrits - dont il se contente d'indiquer de façon plutôt vague que « la plupart d'entre eux proviennent de l’institut d'histoire de la Révolution, à Moscou et à Leningrad » : son refus, ici, de ce qu'il appelait à tort le « pédantisme» a certainement privé, après lui, les chercheurs et étudiants de la révolution russe de pistes que les nouveaux maîtres de l'U.R.S.S. avaient dans l'intervalle soigneusement brouillées et couvertes.

M. Baruch Knei-Paz, qui semble beaucoup apprécier, au moins comme grand ouvrage de « littérature historique », l'Histoire de la Révolution russe, adresse à Trotsky le reproche classique et usé de manquer d'objectivité, mais sous un angle nouveau. Pour lui, Trotsky ne manque nullement d'objectivité dans le travail d'établissement des faits, mais dans ce qu'il appelle ses « préconceptions » marxistes, dont il assure que Trotsky les traite comme des postulats :

« La difficulté avec l'histoire de Trotsky est qu'il ne cherche pas à établir la validité des "lois", axiomes et concepts, mais admet simplement - d'avance et tout au long - leur validité15. »

Poussant la critique jusqu'au niveau de la polémique, le politologue israélien va même jusqu'à écrire: « En un certain sens, l'Histoire est une étude en téléologie16. »

L'accusation nous paraît bien injuste. A la même page et à quelques lignes de distance, M. Knei-Paz cite en effet une phrase de l'introduction des derniers volumes de l'Histoire qui apporte un démenti éclatant à cette dernière affirmation. Trotsky y parle en effet simultanément du caractère inévitable de la révolution d'Octobre et des causes de sa victoire, ce qui dément toute interprétation téléologique : la révolution était certes inévitable, mais sa victoire n'était pas inscrite dans on ne sait quel livre du destin. Faut-il vraiment le rappeler, à propos d'un historien qui était aussi et avant tout un révolutionnaire et, à ce titre, avant tout intéressé non à prophétiser la révolution, mais à assurer sa victoire le jour, inévitable, où elle se produirait ?

Il est vrai que Trotsky fait, dans l'Histoire, de nombreuses allusions à ce qu'il appelle les « lois de l'Histoire », qu'il qualifie tantôt de « naturelles », tantôt de « rationnelles », et qui, pour lui, régissent le processus historique ou, si l'on préfère, conformément auxquelles le processus historique se déroule de façon générale. C'est en examinant la façon dont Trotsky les énonce dans son Histoire qu'il est possible de saisir s'il s'agit de postulats, comme l'écrit M. Knei-Paz, ou de conclusions qu'il n'oublie jamais d'étayer, comme nous le pensons pour notre part.

Prenons l'exemple de la « loi du développement inégal et combiné » dont le fonctionnement sous-tend largement l'analyse de Trotsky sur les particularités de la révolution russe et dont, au même moment, son jeune ami E. B. Solntsev faisait en déportation une étude exhaustive dans un manuscrit, disparu dans les archives du G.P.U. depuis. Trotsky écrit à son sujet :

« Les lois de l'histoire n'ont rien de commun avec des schémas pédants. L'inégalité de rythme, qui est la loi la plus générale du processus historique, se manifeste avec le plus de vigueur et de complexité dans les destinées des pays arriérés. Sous le fouet des nécessités extérieures, la vie retardataire est contrainte d'avancer par bonds. De cette loi universelle d'inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d'une appellation plus appropriée, l'on peut dénommer loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison des phases distinctes, de l'amalgame des formes archaïques avec les plus modernes. A défaut de cette loi, prise, bien entendu, dans tout son contenu matériel, il est impossible de comprendre l'histoire de la Russie, comme, en général, de tous les pays appelés à la civilisation en deuxième, troisième ou dixième ligne17. »

A moins de demander à l'auteur de faire précéder son travail d'un véritable manuel méthodologique, il paraît difficile d'affirmer devant ce texte, étayé ensuite, dans de nombreuses pages, d'exemples empruntés à l'histoire russe, qu'il s'agit de l'affirmation d'un postulat. M. Knei-Paz peut n'être pas convaincu par la démonstration ; il n'en est pas moins vrai qu'il y en a une, qu'il semble ne pas avoir saisie, peut-être parce qu'elle est formulée ici de façon générale.

Quelques dizaines de pages plus loin, d'ailleurs, Trotsky va revenir indirectement sur cette question en essayant d'expliquer à son lecteur comment, pour la première fois dans l'histoire universelle, la paysannerie s'était rangée derrière le prolétariat dans le cours d'une révolution - ce qui constitue, selon lui, le trait distinctif, l'originalité de la révolution russe par rapport à celles qui l'ont précédée. Il s'agit d'une illustration de la loi du développement inégal et combiné, opérée cette fois à l'aide de comparaisons dans le temps et l'espace.

Se tournant vers les grandes révolutions du passé, Trotsky écrit :

« En Angleterre, le servage a disparu effectivement vers la fin du XIV° siècle, c'est-à-dire deux siècles avant qu'il ne fût institué en Russie, 450 ans avant son abolition dans ce dernier pays. L'expropriation des biens-fonds de la classe paysanne anglaise se prolonge, à travers la Réforme et deux révolutions, jusqu'au XIX° siècle. Le développement du capitalisme, que ne hâtait aucune contrainte de l'extérieur, eut ainsi tout. le temps nécessaire pour mettre fin à l'autonomie des ruraux, longtemps avant que ne s'éveillât à la vie politique le prolétariat18.
« En France, la lutte contre la monarchie absolue, l'aristocratie et les princes de l'Église, força la bourgeoisie de différents niveaux à accomplir, par étapes, vers la fin du XVIII° siècle, une révolution agraire radicale. Après cela, les ruraux de France, devenus indépendants, se révélèrent pour longtemps le sûr appui de l'ordre bourgeois et, en 1871, aidèrent la bourgeoisie à mater la Commune de Paris.
« En Allemagne, la bourgeoisie se montra incapable de donner une solution révolutionnaire à la question agraire et, en 1848, livra les paysans aux hobereaux, de même que Luther, plus de trois siècles auparavant, avait abandonné aux princes d'Empire les gueux soulevés. D'autre part, le prolétariat allemand, au milieu du XIX° siècle, était encore trop faible pour prendre la direction de la classe paysanne. Par suite, le développement du capitalisme. en Allemagne, obtint aussi un délai suffisant, quoique moins étendu qu'en Angleterre, pour se subordonner l'économie agricole telle qu'elle était sortie d'une révolution bourgeoise inachevée19. »

Trotsky montre ensuite comment la réforme de la paysannerie en Russie en 1861 fut réalisée par la monarchie et menée par des nobles et des fonctionnaires, sous la pression de la société bourgeoise où la bourgeoisie était cependant impuissante. Il ajoute:

« Le caractère de l'émancipation des paysans était tel que la transformation accélérée du pays dans le sens du capitalisme faisait inévitablement du problème agraire un problème de révolution. Les bourgeois russes rêvaient de [...] tout ce qu'on voudrait, sauf d'une évolution russe. Les intellectuels démocrates [...] se rangèrent, à l'heure décisive, du côté de la bourgeoisie libérale et des propriétaires nobles, non du côté des campagnes révolutionnaires20. »

Il conclut cette introduction sur la loi du développement inégal et combiné par son application, en vue d'explication, à la Russie et à sa révolution de 1917 :

« La loi d'un développement combiné des pays arriérés - dans le sens d'une combinaison originale des éléments retardataires avec des facteurs des plus modernes - se formule ici pour nous dans les termes les plus parfaits et donne en même temps la clef de l'énigme de la révolution russe. Si la question agraire, héritage de la barbarie, de l'histoire ancienne de la Russie, avait reçu sa solution de la bourgeoisie, si elle avait pu en recevoir une solution, le prolétariat russe ne serait jamais parvenu à prendre le pouvoir en 1917. Pour que se fondât un Etat soviétique, il a fallu le rapprochement et la pénétration mutuelle de deux facteurs de nature historique tout à fait différente: une guerre de paysans, c'est-à-dire un mouvement qui caractérise l'aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c'est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise. Toute l'année 1917 se dessine là21

Nous examinerons les arguments de M. Knei-Paz à la lumière d'un second exemple de « loi » énoncée par Trotsky, celle de l'apparition, dans chaque révolution, d'une « dualité de pouvoirs ».

Dans le chapitre consacré dans le premier volume à la « Dualité de pouvoirs », Trotsky commence effectivement par un exposé et une définition générale, montrant que la dualité de pouvoirs ne surgit qu'à une époque révolutionnaire et en constitue un élément essentiel. Il développe :

« Le mécanisme politique de la révolution consiste dans le passage du pouvoir d'une classe à une autre. [...] La préparation historique d'une insurrection conduit, en période révolutionnaire, à ce que la classe destinée à réaliser le nouveau système social sans être encore devenue maîtresse du pays, concentre effectivement dans ses mains une partie importante du pouvoir de l'Etat, tandis que l'appareil officiel reste encore dans les mains des anciens possesseurs22. »

L'existence de deux pouvoirs rivaux ne correspond à aucun équilibre durable : à chaque étape, la victoire de la révolution ou celle de la contre-révolution sont à l'ordre du jour: « Le morcellement du pouvoir n'annonce pas autre chose que la guerre civile» qui va donner à la dualité de pouvoir son expression la plus manifeste, la division du territoire23.

Trotsky illustre ce qu'il vient d'énoncer comme une loi générale par l'histoire des révolutions antérieures qui ont précisément permis de dégager ce qu'il appelle cette loi.

La révolution anglaise du XVII° a commencé par opposer - à travers une dualité de pouvoirs puis une guerre civile ouverte - le pouvoir royal, appuyé sur les classes privilégiées ou du moins leurs sommets, et celui du Parlement presbytérien, appuyé par la bourgeoisie et les petits gentilshommes proches d'elle. Après la défaite et la capture du roi, c'est l'armée du Parlement qui devient une force politique nouvelle, opposée à la bourgeoisie riche, et s'exprime à travers un nouvel organe qui s'adjuge des pouvoirs d'Etat, celui du conseil des «agitateurs», délégués de l'armée: «Nouvelle période de double pouvoir […] le parlement presbytérien (et) l'armée "indépendante".» Le conflit est de nouveau tranché par les armes, avec l'épuration du Parlement par Cromwell : la tentative des « Niveleurs » de dresser contre le général un nouveau pouvoir, basé sur les couches sociales urbaines les plus pauvres, ne parvient pas à se développer24.

Trotsky retrouve un développement analogue dans le cours de la Révolution française. La première période de dualité de pouvoirs est celle qui oppose l'Assemblée constituante et le roi, et se termine avec la fuite de ce dernier. Une nouvelle dualité apparaît avec la Commune de Paris, appuyée sur les «sections» et dressée ensuite contre la Législative, puis la Convention :

« Par les degrés d'un double pouvoir, la Révolution française, durant quatre années, s'élève à son point culminant. A partir du 9 Thermidor, de nouveau par les degrés d'un double pouvoir, elle commence à descendre. Et encore une fois, la guerre civile précède chaque retombée, de même qu'elle avait accompagné chaque montée25. »

Incontestablement, à travers l'énoncé de ces « lois », l'écrivain se conforme à l'idée qu'il se fait de l'Histoire comme un conflit entre les classes et du devoir de l'historien de les mettre au jour. Il débusque les « faits» à travers les exemples et énonce les « lois» qu'il en déduit. Avant de conclure qu'il s'agit là de postulats, il faut démontrer la fausseté de ses arguments sur le terrain où il les a développés, et, par exemple, contester le passage où il montre à propos des « journées de Juillet » comment les intérêts divergents de classe peuvent se dissimuler derrière les mêmes mots, venus du passé avec l'héritage culturel :

« Si la lutte avait eu lieu vers la fin du Moyen Age, les deux parties, en se massacrant mutuellement, auraient cité les mêmes proverbes bibliques. Les historiens formalistes en seraient ensuite venus à conclure que la lutte avait eu lieu pour des questions d'exégèse : les artisans et les paysans illettrés du Moyen Age mettaient, comme on sait, une étrange passion à se faire tuer pour des subtilités philologiques dans les révélations de Jean l'Evangéliste, de même que les dissidents de l'Eglise russe se faisaient exterminer à propos de savoir si l'on devait faire le signe de la croix avec deux ou trois doigts. En réalité, au Moyen Age, non moins qu'à présent, sous les formules symboliques se dissimulait une lutte d'intérêts vitaux qu'il convient de discerner. Un seul et même verset de l'Évangile signifiait pour les uns le servage et pour les autres la liberté26. »
* * *

M. Baruch Knei-Paz, qui ne semble malheureusement pas s'être penché sur ses propres « préconceptions », dans l'intéressant travail qu'il a consacré à la pensée politique et sociale de Trotsky, se décide cependant à l'absoudre :

« Malgré toutes ses préconceptions théoriques, Trotsky porte légèrement son marxisme. Ce dernier imprègne le livre, ne l'inonde pas ; il gouverne l'interprétation des événements mais ne déforme pas les événements eux-mêmes. Il ne prêche pas ni ne moralise, et ce n'est que rarement qu'il prend le temps d'une pause pour instruire le lecteur des subtilités de la dialectique27. »

L'auteur de ce jugement, sans s'en rendre compte, pénètre en réalité ici dans une querelle entre « marxistes » derrière laquelle le chercheur doit retrouver les forces sociales qui les conduisent à s'opposer, et ce qui est en jeu dans leur débat. Dans la préface de la deuxième partie de l'Histoire, consacrée à la révolution d'Octobre, Trotsky répond à l'historien soviétique M.N. Pokrovsky, le plus sérieux sans doute de tous ceux qui ont essayé de démontrer, au contraire de l'opinion de M. Knei-Paz, que la conception de Trotsky de l'histoire et du mouvement historique relevait de l'idéalisme philosophique.

« Le professeur Pokrovsky insistait [...] sur ce point que nous aurions sous-estimé les facteurs objectifs de la Révolution : "Entre février et octobre, s'est produite une formidable désorganisation économique"; "pendant ce temps. la paysannerie [...] s'est soulevée contre le Gouvernement provisoire" ; c'est précisément dans ces "déplacements objectifs" et non pas dans les processus psychiques variables qu'il conviendrait de voir la force motrice de la révolution. Grâce à une louable netteté dans sa manière de poser les questions, Pokrovsky dévoile au mieux l'inconsistance d'une explication vulgairement économique de l'histoire que l'on fait assez fréquemment passer pour du marxisme28. »

Trotsky rétorque à Pokrovsky que « les changements radicaux qui se produisent dans le cours d'une révolution » sont provoqués moins par « les ébranlements épisodiques de l'économie » qui se traduisent au même moment que par « les modifications capitales [...] accumulées dans les bases mêmes de la société au cours de l'époque précédente ». Il écrit :

« En réalité, les privations ne suffisent pas à expliquer une insurrection - autrement les masses seraient en soulèvement perpétuel : il faut que l'incapacité définitivement manifeste du régime social ait rendu ces privations intolérables et que de nouvelles conditions et de nouvelles idées aient ouvert la perspective d'une issue révolutionnaire. Ayant pris conscience d'un grand dessein, les masses se trouvent ensuite capables de supporter des privations doubles ou triples29. »

En ce qui concerne le « facteur objectif» du « soulèvement paysan » , il répond sur ce point à Pokrovsky :

« Pour le prolétariat, la guerre paysanne était, on le comprend, une circonstance objective, [...] mais la cause immédiate de l'insurrection paysanne même fut en des modifications dans l'état d'esprit de la campagne. [...] N'oublions pas que les révolutions sont accomplies par des hommes, fût-ce par des anonymes. Le matérialisme n'ignore pas l'homme sentant, pensant et agissant, mais l'explique. En quoi d'autre peut être la tâche de l'historien30 ? »
* * *

Il reste à essayer de répondre ici à la question de savoir si Trotsky a finalement réussi à éclairer, ainsi qu'il le désirait, l'histoire de la révolution russe.

Il est indiscutable qu'il a réussi à dépeindre, mieux que quiconque avant lui, la foule révolutionnaire. Deutscher, dans son chapitre « Le Révolutionnaire historien », a donné libre cours à son talent de critique et d'essayiste et à ses qualités littéraires :

« La façon dont Trotsky dépeint la masse en action a beaucoup de points communs avec la méthode d'Eisenstein dans le classique Cuirassé Potemkine. Il choisit dans une foule quelques individus et éclaire leurs moments d'exaltation ou d'abattement, puis les laisse exprimer leur humeur par une phrase ou un geste ; et alors il nous montre à nouveau la foule, une foule dense et échauffée, emportée par la houle de l'émotion et passant à l'action, et nous reconnaissons immédiatement que c'est là l'émotion ou l'action que la phrase ou le geste annonçait. Il a le don particulier de surprendre les paroles des multitudes lorsqu'elles pensent tout haut. Par la conception et l'image, il mène constamment du général au particulier et vice versa, et le passage de l'un à l'autre est toujours naturel, jamais forcé31. »

C'est d'un pinceau de maître qu'il nous dépeint les dirigeants de Vyborg, « faméliques, fourbus, grelottants », ployant « sous le fardeau d'une énorme responsabilité historique », pour conclure que « plus on se rapproche des usines, plus on découvre de résolution ». La façon dont il analyse les changements d'état d'esprit des masses tient à la fois de la fresque et de la miniature. Ainsi, du fameux face à face de février entre la troupe et les manifestants dans les rues de la capitale :

« L'ouvrier dévisageait le soldat bien en face, avidement et impérieusement, et celui-ci, inquiet, décontenancé, détournait son regard ; ce qui marquait que le soldat n'était déjà plus bien sûr de lui. L'ouvrier s'avançait plus hardiment vers le soldat. Le troupier, morose, mais non point hostile, plutôt repentant, se défendait par le silence et parfois, de plus en plus souvent, répliquait d'un ton de sévérité affectée pour dissimuler l'angoisse dont battait son cœur. C'est ainsi que s'accomplissait la brisure32. »

Ces masses, cette foule, Deutscher les compare aux foules de Carlyle, l'historien britannique de la Révolution française, pour conclure que les foules de Trotsky « possèdent le caractère des éléments » et que, pourtant, elles sont humaines. Il poursuit :

« Trotsky brosse ses scènes de masses avec un élan non moins imaginatif, mais aussi avec une clarté cristalline et il nous fait sentir que, dans le moment même, les hommes font leur propre Histoire, qu'ils le font en accord avec les lois de l'Histoire, mais également par des actes de leur conscience et de leur volonté. Il est fier de tels hommes, même s'il arrive qu'ils soient illettrés et grossiers et il veut que nous soyons fiers d'eux. La révolution est, pour lui, ce moment bref, mais chargé de sens où les humbles et les opprimés ont enfin leur mot à dire et, à ses yeux, ce moment rachète des siècles d'oppression. Et il y revient avec une nostalgie qui prête à sa reconstitution un relief intense et éclatant33. »

Bien entendu, Trotsky ne néglige rien de ce qui concerne les partis, notamment le parti bolchevique et ses militants qui furent, tout au long de la révolution, capables de nourrir les aspirations des masses et d'orienter leur activité. Il ne dissimule rien des désaccords, hésitations, oscillations à l'intérieur de son parti, sans jamais noircir le trait. Il analyse minutieusement les relations entre les autres partis et les masses et, sur la question générale des relations classes-partis, fait des remarques qui semblent définitives.

Après bien des détours et des circonlocutions, le professeur Baruch Knei-Paz, finit tout de même par reconnaître que l'Histoire de la Révolution russe n'est pas une histoire marxiste, mais... une œuvre importante d'art dramatique34.

Il loue donc les qualités de la langue de Trotsky, l'élégance de son style, l'enchaînement souple de ses récits, l'abondance des images, des métaphores, des formules saisissantes, des comparaisons, des descriptions. Il relève le rapport entre l'Histoire et la façon de Trotsky de la conter, la correspondance établie ainsi entre l'époque et l'homme. Nous sommes enfin d'accord : c'est d'un très grand écrivain que nous traitons tous deux !

* * *

Auteur d'une étude sur « Trotsky historien35 », M. Peter Beilharz reconnaît ses mérites littéraires. Rappelant la formule de Lounatcharsky sur Trotsky, « littéraire dans son art oratoire et orateur en littérature », il analyse l'Histoire de la Révolution russe comme « de l'histoire en tant que théâtre et du théâtre en tant qu'histoire36 », Reconnaissant le caractère prenant du récit, l'excellence de la description, la fascination qu'ils exercent sur le lecteur, il fait une critique qui a le mérite de ne pas dissimuler ses fondements idéologiques.

« Une lecture plus approfondie révèle la même métaphore génératrice en action, construisant d'avance une structure textuelle qui fait que le lecteur ne peut qu'être d'accord avec l'auteur. Le terrain de la métaphore choisie est avant tout celui, organique, de l'évolution, si fondamental dans la pensée de la II° Internationale. [...] Les "métaphores usées" envahissent l'Histoire de la Révolution russe. Le contexte de leur utilisation est une métaphysique appelée "dialectique" qui confond la vie sociale et la science naturelle, de sorte que l'une et l'autre soient soumises au règne des lois et donc vulnérables à la prédictabilité. Trotsky établit ainsi une téléologie préétablie qui assure à la fois la défaite des divers ennemis et l'inévitabilité de la victoire bolchevique par le moyen de la métaphore37. »

Et après avoir ironisé sur les « difficultés ultérieures » de Trotsky à expliquer la victoire de Staline, M. Peter Beilharz de conclure, non sans une joie maligne, mais peut-être un peu prématurément :

« Les bourreaux de l'histoire mondiale sont exécutés par des moyens littéraires, réalisant une justice poétique pour le Trotsky qui ne pouvait tirer d'autre vengeance de Staline ou de l'Histoire. Fidèle à son premier pseudonyme, la "Plume" n'a jamais pleinement compris les limites de son pouvoir contre l'épée38. »

Là ne s'arrête pas la leçon qu'il prétend donner, puisqu'il qualifie, en toute modestie, ce qu'il appelle la téléologie de Trotsky comme « une foi creuse dans un avenir socialiste exprimée à travers le mythe et la métaphore et combinée avec une défense réticente du stalinisme » (sic) et accuse Trotsky de la substituer « à une compréhension marxiste de l'histoire, elle-même nécessaire à une discussion adéquate des problèmes de transition39 ».

Il n'y a pas lieu de contester ce genre de verdict, qui obéit à la poursuite d'objectifs particuliers. On se contentera de relever que M. Beilharz, parlant de l'Histoire de la Révolution russe le qualifie de « texte (sic) d'une influence et d'une valeur extraordinaires40 ».

Il est vrai que la qualité de la forme de l'Histoire de la Révolution russe en fait, même en traduction, un très grand livre. Le parallèle entre Louis XVI et Marie-Antoinette d'un côté, le couple impérial russe de l'autre, est une page d'anthologie. Les portraits des acteurs, hommes politiques éminents ou militants obscurs, sont marqués du coup de patte d'un portraitiste au talent immense, avec de l'ironie pour les premiers, de la tendresse pour les seconds. Il faut un énorme talent littéraire - et l'homme qu'on appela « la plume » le possédait pour dépeindre en quelques scènes les « moments » de la révolution, le face à face entre les troupes aux armes chargées et la foule exaspérée en février, l'interpellation brutale du s.r. Tchernov par un ouvrier qui lui montre le poing tout en lui criant au visage: « On te le donne, le pouvoir41. »

* * *

L'activité littéraire de Trotsky lui a valu incontestablement une certaine réputation et, du coup, des revenus qui lui ont permis non seulement de vivre avec la maisonnée de Turquie, collaborateurs compris, mais aussi de financer les premières activités en direction de l'U.R.S.S., avec la publication du Biulleten Oppositsii, puis sur le plan international, avec l'aide accordée à bien des activités, nationales ou internationales, de ses partisans. Elle lui a valu également bien des déboires et deux procès retentissants dont l'un fut gagné et l'autre perdu.

L'éditeur allemand Harry Schumann, directeur de la maison Reissner de Dresde, fut l'un des premiers visiteurs, anxieux de signer un contrat avec Trotsky et en obtint la signature. Quelques semaines plus tard, l'ami de Trotsky à Berlin, Franz Pfemfert, découvre que le même éditeur a publié les Mémoires de Kerensky dans lesquelles celui-ci attaque violemment Trotsky et surtout Lénine, les traitant d'« agents des Hohenzollern allemands », reprenant les calomnies répandues dans les mois qui ont précédé la révolution d'Octobre42. Bien entendu, Trotsky ignore l'existence de cet ouvrage dans les publications de la maison Reissner et ne le découvre qu'en recevant un exemplaire que lui envoie Franz Pfemfert.

Sa réaction, dans une lettre à Schumann, est immédiate : le 8 mai 1929, il lui demande comment il est possible à un éditeur d'envisager la publication des livres de Trotsky et d'un auteur qui reprend les plus vieilles calomnies contre Lénine et lui43. La question est d'importance : les staliniens, à Moscou et ailleurs, peuvent exploiter contre lui une telle éventualité et le lier, dans l'esprit des lecteurs, aux initiateurs de la grande calomnie contre les bolcheviks.

Schumann s'affole devant la perspective de perdre un auteur qui lui promet de bonnes rentrées d'argent44. Les promesses ne coûtent rien, et il assure d'abord que les Mémoires de Kerensky vont être retirés de la circulation. La réponse de Trotsky, le 5 juin 1929, ne lui laisse aucune échappatoire : il préfère n'être pas publié du tout que de l'être dans une maison qui a édité les calomnies de Kerensky contre Lénine, ce qui est le cas de Reissner45.

La réponse de Schumann ne laisse à Trotsky aucune illusion : il va devoir plaider. C'est un dialogue de sourds qui s'est engagé, Schumann étant prêt à reconnaître que Kerensky calomnie Lénine, à la condition que Trotsky lui remette son premier manuscrit. Celui-ci, toujours sur les conseils de Pfemfert, engage pour le procès l'avocat berlinois Gerhardt Frankfurter.

Mais l'astuce du marchand de livres va faire de la question du contrat une affaire politique. Dans sa déposition devant le juge, Schumann assure que Trotsky annule le contrat sur ultimatum de Moscou, qui menace de ne plus lui payer les droits du Gosizdat et cite comme témoin... un fonctionnaire de l'ambassade soviétique de Berlin. Le 1° février, on apprend que Schumann a conclu un important accord d'édition avec le gouvernement soviétique. Trotsky est dès lors absolument convaincu - et non sans arguments de poids - d'une alliance entre Schumann et le gouvernement de Staline sur la question de l'édition.

La victoire au procès, en première instance, permettra à Trotsky d'être publié en Allemagne par Fischer Verlag, bien que Schumann ait fait traîner l'affaire dans des procès successifs, qui amenèrent même une cour d'appel à enquêter... sur la véracité des accusations lancées au sujet des liens entre Lénine et le gouvernement des Hohenzollern pendant la guerre !

Le deuxième procès pour lequel Trotsky prit feu et flamme concernait la traduction française de Ma Vie et était loin de présenter le même caractère de gravité. Trotsky était d'abord extrêmement mécontent de la décision des éditions Rieder de publier l'ouvrage en trois tomes, ce qu'il qualifiait de « démembrement ». Il découvrait, presque au même moment, que le traducteur, Maurice Donzel, dit Parijanine, capable dans sa profession et personnellement sympathique et désintéressé, s'était arrogé le droit de rédiger, sans le consulter, des notes explicatives longues, inutiles et qui, parfois, contredisaient sottement l'auteur qu'elles étaient censées éclairer. Il s'indignait en outre que l'éditeur français ait pu organiser sa publicité autour d'une phrase de l'avant-propos isolée de son contexte : « Je ne puis nier que ma vie n'a pas été des plus ordinaires ».

Débouté en première instance alors qu'il demandait la saisie des volumes, Trotsky fit appel. L'affaire fut plaidée pour lui par son camarade Gérard Rosenthal qui trouva pour la circonstance l'aide éclairée du grand avocat Maurice Garçon. Mais, dans l'intervalle, il avait fini par obtenir des éditions Rieder la suppression des notes dans le deuxième et le troisième volume, ainsi que dans les éditions à venir. Il ne restait plus en appel qu'une demande en dommages et intérêts qu'il destinait à ses camarades français, et il fut débouté. La « défaite », comme il disait dans une lettre à Gérard Rosenthal, n'était cependant pas tragique, puisqu'elle entérinait une satisfaction, au moins partielle, dans une affaire qui n'avait pas la gravité du conflit avec Schumann46.

* * *

Les autres travaux historiques originaux de Trotsky pour la période de Prinkipo sont restés à l'état de manuscrit inachevé, comme cet ouvrage sur les diplomates soviétiques où le brouillon donne déjà des esquisses brillantes pour Tchitchérine, Joffé, Krestinsky, Krassine et surtout un très émouvant témoignage sur Khristian Rakovski47.

Ce sont donc exclusivement Ma Vie et l'Histoire de la Révolution russe qui lui ont permis de vivre et de faire vivre les siens, y compris Ljova à Berlin, et les proches collaborateurs qui ont vécu chez lui pendant ces années. Selon les calculs effectués par Isaac Deutscher, ses dépenses annuelles se sont élevées jusqu'à environ l'équivalent de 12 000 à 15 000 dollars par an. La première somme reçue par Trotsky pour ses articles était de 10 000 dollars, sur lesquels il préleva 6 000 pour les besoins de la presse internationale de l'opposition, La même année il recevait plusieurs avances, dont 7 000 dollars pour l'édition américaine de Ma Vie, et Deutscher mentionne un versement de 45 000 dollars du Saturday Evening Post pour la publication en séries de l'Histoire48. Le revers de la médaille était, bien entendu, l'accusation de collaboration avec « la presse bourgeoise » et « les éditeurs bourgeois ». Il n'y avait pas d'autres choix et, de toute façon, à moins de se taire totalement - ce qui était l'objectif de ses ennemis -, Trotsky ne pouvait songer à modérer ses adversaires en s'auto-limitant ! Et il n'était pas question de faire « des concessions » pour élargir l'audience.

Il reste la question de savoir dans quelle mesure ses ouvrages historiques ont rencontré les lecteurs qu'il souhaitait et de mesurer l'influence qu'ils ont pu exercer. Les traductions - anglaise par Max Eastman, française par Parijanine, allemande par Alexandra Ramm étaient de bonne facture, et il n'y eut pas à leur sujet de conspiration du silence. Peut-être cependant l'emprise stalinienne sur les militants communistes était-elle déjà suffisamment grande pour écarter de l'achat et de la lecture de ces deux ouvrages l'écrasante majorité d'entre eux. Mais Trotsky fut lu en Allemagne avant 1933 et en France plus longtemps. Il devait en tout cas être lu très longtemps et connut, même après la Seconde Guerre mondiale, au moins en ce qui concerne l'Histoire, un réel succès.

Faut-il, pour conclure, ajouter quelques déceptions au titre du travail littéraire ? Trotsky parla longuement, dans sa correspondance avec les éditeurs, d'un Lénine et les épigones dont, finalement, les éléments épars prirent place ici ou là sous d'autres titres. Il réunit sous le titre La Révolution défigurée en français, quelques éléments importants de la bataille de 1926-1927, sa lettre à l'Institut d'histoire du parti (Istpart), les procès-verbaux de certaines de ses comparutions devant la commission de contrôle et le comité central, des lettres choisies. L'équivalent américain porte le titre The Stalin School of Falsification (L'Ecole stalinienne de la falsification), composé de façon légèrement différente.

Au mois de mars 1929, il écrit une lettre entière sur les publications qu'il envisage alors : celle des procès-verbaux de la conférence de mars 1919 du parti bolchevique, celui du 1° novembre 1917 du comité de ce parti à Petrograd, celui de la conférence des délégués militaires au VIll° congrès du P.C. en 1919, des lettres de Lénine sur les questions du monopole du commerce extérieur, du Gosplan, des nationalités, des discours et fragments d'intervention au XV° congrès, des articles et discours de Staline entre 1917 et 1923, tous censurés par la direction stalinienne49. Quelques-uns de ces textes ont finalement trouvé place, isolément dans des recueils ou sous la forme d'abondantes citations. En revanche. ses archives de 1918-1920, et notamment sa précieuse correspondance avec Lénine durant la guerre civile, qu'il n'avait pu faire publier de son vivant, l'ont été bien après sa mort par les soins de l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam.

Le lecteur me permettra d'exprimer en conclusion de ce chapitre une idée qui n'a été qu'indirectement introduite et étayée par les développements de ce chapitre. Jusqu'à la réhabilitation de Trotsky, qui ne saurait être que la publication en U.R.S.S. de ses écrits, et notamment de ses œuvres historiques, il ne peut être considéré comme clos.

Références

1 Ce chapitre repose évidemment sur les deux œuvres historiques rédigées par Trotsky à Prinkipo, Ma Vie et l'Histoire de la Révolution russe. On peut y ajouter le chapitre du vol. III de Deutscher intitulé Le Révolutionnaire historien, Baruch Knei-Paz, The Social and Political Thought of Leon Trotsky. Oxford, 1978. et Peter Beilharz, « Trotsky as Historian », Historical Workshop Journal. n° 20. 1985, pp. 36-55.

2 Edmund Wilson, « Trotsky », The New Republic. 4 janvier 1933.

3 1905 . p. 43.

4 Trotsky à Sokolovskaia, mai 1928, A.H., T 1494.

5 M.V., I. p. 13.

6 Ibidem. p. 14.

7 Trotsky à A.K. Kliatchko, 1er juin 1929, A.H. 8675.

8 Deutscher, op. cit., III, p. 305.

9 F. Mauriac, Mémoires intérieurs, p. 196.

10 E. Wilson, « Trotsky » (2e partie), The New Republic, 11 janvier 1933, pp. 237-238.

11 Histoire de la Révolution russe (ci-après H.R.R.), I, p. 8.

12 Ibidem, pp. 8-10.

13 Ibidem, p. 13.

14 Ibidem.

15 B. Knei-Paz, op. cit., p. 500.

16 Ibidem.

17 H.R.R., I. p. 21.

18 Ibidem, I, p. 84.

19 Ibidem, pp. 84-85.

20 Ibidem, p. 85.

21 H.R.R ., I, pp. 85-86.

22 Ibidem, p. 297.

23 Ibidem, p. 298.

24 Ibidem, pp. 299-300.

25 Ibidem, p. 303.

26 Ibidem, III, p. 101.

27 Knei-Paz, op. cit., pp. 500-501.

28 H. R. R., III. p. 11.

29 Ibidem, p. 12.

30 Ibidem, p. 13.

31 Deutscher, op. cit., III, pp. 18-19.

32 H.R.R., I, p. 275.

33 Deutscher, op. cit., III, p. 319.

34 Knei-Paz, op. cit., p. 501.

35 Peter Beilharz, « Trotsky as Historian », Historical Workshop Journal. n° 20, 1985, pp. 36-55.

36 Ibidem, p. 39.

37 Ibidem, p. 40.

38 Ibidem.

39 Ibidem, p. 51.

40 Beilharz, op. cit., p. 39.

41 H.R.R., III, p. 101.

42 Pfemfert à Trotsky, 8 avril 1929, A.H., 39R6.

43 Trotsky à Schumann, 8 mai 1929, A.H., 10081.

44 Schumann à Trotsky, 16 mai 1929, A.H., 4748.

45 Trotsky à Schumann, 5 juin 1929, 10084.

46 On trouve un récit complet de l' « affaire Parijanine », dans Gérard Rosenthal, Avocat de Trotsky, chap. 9, « Un Procès littéraire », pp. 105-116.

47 Ces études inachevées se trouvent sous le titre « Diplomaty », A.H., 3488 à 3492.

48 Deutscher, op. cit., III, p. 51.

49 Publiée dans Contre le Courant, 6 mai 1929.

 

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