1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XLVI - Le 4 août du stalinisme1


Celui qui voudrait écrire aujourd'hui l'histoire du dernier mois d'existence du Parti communiste allemand entre l'arrivée de Hitler au pouvoir et l'incendie du Reichstag, aurait intérêt à se tourner vers les archives de Trotsky où il trouverait lettres, témoignages, comptes rendus adressés à l'exilé par des militants connus ou inconnus de lui.

Il se dégage avant tout de cette correspondance l'image d'un parti profondément démoralisé et même, au sens propre, décomposé. Le 12 février, Lev Sedov écrit à son père en lui donnant des informations terriblement significatives sur le nombre élevé de trésoriers partis avec la caisse et le nombre croissant de militants qui ne répondent plus aux exercices d'alerte2.

Les premiers jours de la répression, à partir du 1er mars, révèlent des traits plus tragiques encore. L'effondrement rapide de la direction du parti fait apparaître l'extrême fragilité de l'appareil et particulièrement de son secteur qui devrait être le plus solidement trempé, celui du travail « illégal », ainsi que la médiocrité des apparatchiki proches de la direction, dont il semble indiscutable que certains aient mis la police sur la voie de la planque de Thälmann.

Plus grave encore est la découverte, en ces journées de deuil, qu'en de nombreuses localités, le K.P.D. - Parti communiste allemand - a été infiltré par les services de renseignements du parti nazi. Des hommes connus jusqu'alors comme des dirigeants du Front rouge, des comités de chômeurs et autres organisations de masse, proches des organismes de direction, inflexibles dans la persécution des oppositionnels, apparaissent du jour au lendemain en uniformes de S.A. ou dans un bureau de police, dirigeant personnellement perquisitions et arrestations, interrogatoires même de militants arrêtés grâce à eux et par leurs soins. De telles découvertes, on s'en doute, accélèrent l'effondrement de l'appareil, le découragement et l'isolement des militants qui tentent de maintenir des éléments d'organisation.

Tout s'est déroulé très vite à partir de l'incendie du Reichstag, pièce maîtresse de la provocation au moyen de laquelle Hitler cherche à se débarrasser du Parti communiste dans un premier temps. Ce dernier est interdit le 1er mars, 4 000 de ses membres, des cadres essentiellement, sont arrêtés le jour même et le lendemain. A partir du 3 mars, se déroule, sur une plus vaste échelle, une véritable chasse aux communistes qui ne provoque que peu de réactions. Pourtant, à Oranienburg, un détachement de défense ouvrière organisé par un oppositionnel du P.C., Helmuth Schneeweiss, accueille à coups de feu le commando S.A. qui tente de pénétrer dans le quartier ouvrier. Le même jour, Thälmann, chef du K.P.D. est arrêté dans l'appartement où il se cachait à Berlin : la Pravda assurait à Moscou que le fascisme ne pourrait pas briser le Parti communiste, car on ne pouvait ni « exterminer l'avant-garde ouvrière », ni détruire un parti qui a obtenu « 6 millions de voix ouvrières3 ».

Dans un premier temps, Trotsky semble avoir cru encore à la possibilité d'un sursaut de l'appareil en danger de mort. Il explique, le 2 mars, à ses secrétaires qu'il y a toujours quelque chose à faire avec du courage, de la prudence et de la perspicacité : van Heijenoort se souvient de sa comparaison avec la paroi lisse d'une montagne qui semble de loin impossible à escalader, mais qui révèle de près pitons et aspérités4. Mais il se rend rapidement compte que tout est fini. Le 12 mars, il adresse à Sedov et au secrétariat international une lettre qui donne son premier bilan :

« Le stalinisme allemand est en train de s'effondrer, moins sous les coups des fascistes que par suite de sa propre décomposition interne. De même qu'un médecin n'abandonne pas un malade tant qu'il lui reste un souffle de vie, notre devoir était d'essayer de le réformer tant qu'en subsistait le moindre espoir. Mais ce serait criminel que de rester liés à un cadavre. Et le K.P.D. n'est plus qu'un cadavre5. »

L'instrument historique détruit, il faut en construire un autre. Un nouveau parti communiste est nécessaire en Allemagne :

« Bien évidemment, notre tournant ne consiste pas à nous "proclamer" nous-mêmes le nouveau parti. Il ne saurait en être question. Mais nous disons : le parti allemand officiel est politiquement liquidé, il ne pourra pas ressusciter ; nous ne voulons pas hériter de ses crimes. L'avant-garde des ouvriers allemands doit constituer un nouveau parti. Nous, bolcheviks-léninistes, nous leur proposons notre collaboration6. »

La comparaison historique qui conduit Trotsky à parler du « 4 août du stalinisme » établit une symétrie entre la faillite de la social-démocratie allemande, votant les crédits de guerre le 4 août 1914, et celle du stalinisme, impuissant à appeler la classe ouvrière au combat contre le nazisme.

Trotsky, contrairement à ce qu'il a laissé entendre l'année précédente, ne se prononce pas de la même façon sur l'Internationale communiste et ses autres sections. Il reconnaît que l'écroulement du K.P.D. diminue les chances de régénérer l'Internationale communiste. Mais il lui est impossible d'exclure qu'il se produise des réactions saines dans un certain nombre de sections et l'Opposition de gauche doit être prête à les aider. Il ajoute :

« La question n'a pas été réglée en ce qui concerne l'U.R.S.S. pour laquelle il serait faux de lancer le mot d'ordre de second parti. Nous appelons aujourd'hui à la création en Allemagne d'un nouveau parti afin d'arracher l'Internationale communiste des mains de la bureaucratie stalinienne. La question n'est pas de créer la IVe Internationale, mais de sauver la IIIe7»

Deux jours plus tard, le 14 mars, il écrit son premier article destiné au public - article de « discussion », précise-t-il en l'envoyant - sur « La Tragédie du prolétariat allemand », signé G. Gourov, dans lequel il développe avec des formules moins algébriques la ligne exposée dans sa lettre du 12 :

« Le prolétariat le plus puissant d'Europe par sa place dans la production, son poids social, la force de ses organisations, n'a manifesté aucune résistance lors de l'arrivée de Hitler au pouvoir et de ses premières attaques violentes contre les organisations ouvrières. Tel est le fait sur lequel il faut s'appuyer pour les calculs stratégiques ultérieurs8

Rien ne sert, assure-t-il, de revenir une fois de plus sur le rôle criminel qui a été celui de la social-démocratie allemande : c'est précisément cela qui a justifié en 1919 la fondation de l'Internationale communiste. Il affirme, en revanche, que c'est de la faute directe et immédiate de l'Internationale communiste si le prolétariat allemand s'est trouvé, au moment décisif, « impuissant, désarmé, paralysé ».

Sa responsabilité, celle de sa direction, était déjà pour lui incontestable dans le cas de la défaite de la révolution chinoise en 1927. Mais la réalité de la politique stalinienne n'avait été connue que de très loin et fort mal : la voix de l'Opposition russe n'était parvenue aux sections et aux militants que longtemps après la défaite. Cette fois, en Allemagne, les événements se sont déroulés sous les yeux du prolétariat mondial, avec, à chaque étape, des prises de position publiques de la part de l'Opposition, avertissements et mises en garde. Il reprend en conclusion les affirmations de sa lettre du 12 mars 1933 :

« Il faut le dire clairement, nettement, ouvertement : le stalinisme en Allemagne a eu son 4 août. Dès aujourd'hui, les ouvriers avancés de ce pays ne parleront de la période de domination stalinienne qu'avec un âpre sentiment de honte, des paroles de haine et de malédiction. Le Parti communiste allemand officiel est condamné. »

Il le répète :

« Dans quelle mesure l'expérience tragique de l'Allemagne pourra impulser la renaissance des autres sections de l'Internationale communiste, l'avenir le montrera. En Allemagne, la chanson funeste de la bureaucratie stalinienne est en tout cas finie. Le prolétariat allemand se relèvera, le stalinisme jamais9. »

* * *

La façon dont Trotsky, tout en prenant position pour la construction d'un nouveau parti communiste en Allemagne, ne se prononçait pas pour un « nouveau parti » en U.R.S.S. et laissait ouverte la question de l'Internationale elle-même, peut surprendre. Elle indique cependant clairement combien il ressentait le caractère totalement nouveau de la situation créée par l'accession du nazisme au pouvoir : il ne s'engageait qu'avec prudence dans un contexte intégralement renouvelé et rendu considérablement plus difficile.

Toute la bataille sur l'Allemagne s'était déroulée les années précédentes, depuis 1931 au moins, sous le signe du court terme, et sa conclusion était intervenue incontestablement beaucoup plus tard que Trotsky ne l'avait pensé, à partir de 1931 et au début de 1932, où il la considérait comme imminente.

La victoire hitlérienne ouvre en effet une période très différente. La faillite du K.P.D. est un indice de la gravité de la dégénérescence de l'Internationale communiste et de ses sections nationales. Peut-on penser que, dans un autre pays, une autre de ses sections pourrait mener à la victoire une révolution ? C'est évidemment peu probable. Par ailleurs, il est clair que, si c'est la création mondiale de nouveaux partis et d'une nouvelle Internationale qui est mise à l'ordre du jour dans une situation de reflux marquée du sceau de la catastrophe, il faudra aussi beaucoup de temps avant que ces nouvelles organisations, si tant est qu'elles y parviennent, puissent devenir à leur tour un facteur de l'Histoire. Ces développements sont-ils mesurables à l'échelle de la vie d'un homme ? C'est un problème que Trotsky ne se pose pas.

Comme il le prévoyait quand il indiquait, en 1932, le lien étroit entre le destin de la révolution en Allemagne et en Union soviétique, la catastrophe allemande porte un très rude coup au travail de l'Opposition de gauche en U.R.S.S. et aux perspectives un instant entrevues avec la naissance du bloc des oppositions dont le sort est finalement scellé par l'incendie du Reichstag, comme celui de l'Opposition unifiée en 1927 l'avait été par le coup d'Etat de Tchiang Kai-chek à Shanghai. Par le désespoir qu'elle engendre et par la peur qu'elle crée, la victoire de Hitler est un élément majeur dans l'effondrement des oppositions et, à terme, dans un renforcement du pouvoir de la bureaucratie.

Pour Jean van Heijenoort - qui nous l'a dit, mais ne l'avait pas écrit aussi nettement -, Trotsky comprit à cette date que son exil était à la fois le dernier et le bon, et qu'il ne reviendrait jamais en Union soviétique, contrairement à ce qu'il avait pu penser au cours des années précédentes. Il en voyait un élément de preuve dans le profond changement physique qui se produisit en Trotsky pendant les premiers mois de 1933, au cours desquels, comme il le relève, la tragédie personnelle qu'était pour lui le suicide de Zina se fondit avec la tragédie politique de la catastrophe allemande. Observateur affectueux en même temps qu'impitoyable, il a vu blanchir les cheveux du « Vieux », relevé un peu moins de soin dans son habillement et surtout l'extinction de l'appétit physique pour la chasse et la pêche, incontestables signes d'une blessure profonde. Il a même noté la disparition dans les propos familiers de Trotsky de la traditionnelle menace de les « fissiller10 », une menace qui ne peut plus faire rire...

Ces premiers mois de 1933 sont aussi ceux de la coupure définitive avec l'Union soviétique d'où n'arriveront plus guère au cours des années qui suivent que quelques cartes postales, essentiellement de la proche famille. Sedov, contraint de quitter Berlin pour se réfugier en France, s'efforce, bien entendu, de reconstruire un réseau d'information analogue à celui qui avait fonctionné jusque-là. Mais les conditions sont différentes et il n'aura que des contacts occasionnels. Les seules nouvelles intéressantes qui viendront d'U.R.S.S., dans les années qui suivent cette coupure, viendront de prisonniers, libérés pour une raison ou une autre, comme Ciliga et Victor Serge, évadés comme Davtian-Tarov, ou encore de hauts fonctionnaires faisant défection comme Ignace Reiss et Krivitsky.

Un sérieux problème est posé à l'historien avec la rédaction, le 15 mars, le lendemain de celle de son article sur la faillite du stalinisme en Allemagne, d'une lettre de Trotsky au bureau politique du P.C. de l'U.R.S.S.11 qui restera secrète pendant deux mois et ne sera publiée qu'en mai par le Biulleten Oppositsii. Trotsky explique alors que cette lettre a été adressée « aux responsables du parti et du gouvernement », aux proches collaborateurs de Staline au sommet, par conséquent, « en présumant - en fait en étant certain - qu'au milieu d'éléments à courte vue, lâches et carriéristes, s'[y] trouvent aussi d'honnêtes révolutionnaires dont les yeux ne peuvent continuer à rester fermés devant l'état réel des choses12 ».

Le texte du 15 mars est « un appel au sens des responsabilités » des dirigeants soviétiques au sommet, dont il est convaincu qu'ils connaissent au moins aussi bien que lui la gravité de la situation intérieure et extérieure de l'U.R.S.S. Il leur écrit :

« Que faire? Avant tout, faire revivre le parti. [...] L'Opposition de gauche [...] sera disposée à offrir au comité central une totale coopération pour ramener le parti sur la voie de son existence normale. [...] Le destin de l'Etat ouvrier et de la révolution internationale pour des années est en jeu [...]. Seule la collaboration honnête et franche des deux fractions qui ont des racines historiques, avec l'objectif de devenir des tendances à l'intérieur du parti, et, à terme, de se dissoudre dans son sein, peut rétablir la confiance dans la direction et ressusciter le parti dans les circonstances actuelles13. »

Il revient sur cette question le 30 mars en expliquant pour la première fois dans un texte destiné à publication que « la liquidation du régime de Staline » est « absolument inévitable et [...] plus guère éloignée ». Il redoute cependant qu'elle ne conduise à un effondrement du régime soviétique lui-même. Défendant, une fois de plus, la nécessité de revenir à la démocratie dans le parti, il assure :

« On peut dire que le degré du risque au cours du passage vers la démocratie dépend dans une large mesure de la façon dont prendront forme les relations entre les staliniens et demi-staliniens d'un côté et l'Opposition de gauche de l'autre14. »

Cette fois, « sous les yeux du parti et du prolétariat international », selon son expression, il propose au nom de l'Opposition de gauche, un « accord honorable» à « tous les groupes de la fraction dirigeante ». Il répète les mêmes arguments en mai en rédigeant un commentaire pour expliquer la lettre ouverte au bureau politique et sa publication :

« La clique de Staline marche vers sa propre destruction avec des bottes de sept lieues. La seule question est de savoir si elle va entraîner aussi à l'abîme avec elle le régime soviétique15. »

Il est très difficile à l'historien d'analyser et d'interpréter correctement et de façon précise ce moment de la politique de Trotsky en direction de l'Union soviétique. La première tentation est évidemment de voir dans ces démarches réitérées sous diverses formes en direction de groupes dirigeants de la fraction stalinienne, une initiative en rapport avec la démarche relatée par Marcel Body, d'un émissaire de Kirov, membre du bureau politique et du secrétariat, qui voulait connaître les conditions auxquelles Trotsky accepterait sa réintégration et son retour en U.R.S.S.16. Mais cette explication trop facile se heurte au témoignage de Body lui-même qui date la démarche en question du « début de l'été 1934 », et ce sont seulement sans doute les archives du Kremlin qui pourraient donner la date et du coup la signification de cette mission exploratoire.

Le seul témoignage utilisable à ce propos est apparemment celui que donne Ruth Fischer dans ses Mémoires inédits. L'ancienne dirigeante du K.P.D., alors exclue depuis des années, réfugiée à Paris, après Prague, raconte comment elle vivait au cœur de l'émigration allemande fréquentant quotidiennement des militants comme Wilhelm Pieck, Münzenberg ou Eberlein et des dirigeants du P.C.F. comme les Français Doriot ou Paul Vaillant-Couturier. L'ambiance qu'elle décrit, même si, à certains égards, elle résulterait de bavardages d'émigrés, ne peut pas ne pas avoir été un reflet plus ou moins déformé de la réalité de la situation à Moscou dans les premiers mois de 1933. En tout cas, Ruth Fischer écrit :

« Tout ce monde à Paris s'accordait à penser que Staline, après le terrible désastre allemand, avait totalement et définitivement perdu toute autorité en tant que dirigeant communiste international. Une révision générale était en cours dans le parti russe de sorte que les camarades oppositionnels qui étaient encore en résidence forcée hors de Moscou, pourraient bientôt revenir chez eux. C’est là, à ce moment, que l'on mentionnait le nom de Rakovsky, comme celui d'un homme qui pourrait rendre encore au parti de grands services et, bien entendu, le fait que Zinoviev et Kamenev aient été réintégrés dans le parti six mois après l'affaire Rioutine, était interprété comme une indication du changement en cours. [...] On nous encourageait à critiquer Staline, à voix haute et vivement, à travers une division du travail entre ceux qui devaient agir dans le cadre de la discipline du parti et ceux qui étaient à l'extérieur, parce que le redressement de la politique du parti et la réconciliation avec les oppositionnels ne pouvaient être réalisés que sous la pression de l'extérieur17. »

Trotsky, commentant la capitulation de Zinoviev et de Kamenev en mai 1933, part de la constatation - identique à celle de Ruth Fischer - selon laquelle « depuis quelque temps, l'appareil du parti lui-même estime que la direction de Staline coûte déjà trop cher au parti », et que « même Staline l'a senti ». Pour lui, la réintégration de Zinoviev et de Kamenev, tout comme l'invitation à Boukharine et Rykov de prendre place sur la tribune de la grande manifestation du 1er mai, relèvent d'une collecte des « âmes mortes » - une opération de Staline pour démontrer qu'il n'est pas seul et qui ne s'est pas déroulée sans « médiations et intercessions d'un côté, exhortations cyniques de l'autre, de la part de vieux bolcheviks18 ».

Il reste que, durant les cinq premiers mois de 1933, compte tenu de la tragique situation créée pour l'U.R.S.S. par la catastrophe allemande et s'appuyant sans doute sur des éléments d'information venus directement ou non d'Union soviétique, Trotsky, avec conscience et opiniâtreté, a tendu la main aux membres du bureau politique dont il avait raison de penser qu'ils souhaitaient en finir avec Staline, sa dictature et ses méthodes - et que chancelleries et journaux occidentaux semblent avoir tout à fait pris au sérieux l'éventualité d'une réussite de cette tentative de rapprochement, que l'allié ait porté le nom d'Ordjonikidzé, de Kirov ou d'un autre.

* * *

Le point de vue exprimé par Trotsky dès mars 1933 sur la faillite du K.P.D. et l'abandon de la politique de réforme en faveur de celle d'un « nouveau parti » n'était pourtant encore qu'une position personnelle - comme il demandait à ses camarades de le souligner en indiquant que son premier article était « un article de discussion ». Il ne fut pas, il s'en faut, immédiatement accepté par tous ses camarades et bien entendu au premier chef par les Allemands. Les 11 et 12 mars, une conférence clandestine de l'Opposition de gauche allemande s'était tenue à Leipzig avec une dizaine de délégués. Reprenant la stratégie d'« opposition » et de « redressement » récemment affirmée à la préconférence internationale de Paris, elle s'était prononcée à une écrasante majorité contre l'idée d'un « nouveau parti » défendue par le jeune délégué Heinz Epe. La majorité, animée par E. Bauer, maintenait fermement l'ancienne position.

Résumant et parfois imaginant les arguments des adversaires du tournant vers le nouveau parti, Trotsky commence à argumenter pour convaincre. Il insiste beaucoup sur le fait que la victoire du fascisme comme l'effondrement du K.P.D. ne sont plus un simple pronostic, voire une simple hypothèse, mais « un événement historique considérable qui va pénétrer de plus en plus profondément dans la conscience des masses » et dont les conséquences commandent désormais perspectives et stratégie.

Il ne nie pas la possibilité de la renaissance du K.P.D. sous la forme d'une organisation illégale et la juge même probable dans un avenir proche. Mais il ne croit pas à la possibilité qu'elle dure, le dévouement total qu'exige une telle entreprise ne pouvant naître que d'« une politique juste et d'une honnêteté idéologique de la direction » que la soumission de l'Internationale rend impossible comme le montre l'exemple italien. Toute régénérescence du parti allemand est à ses yeux impossible :

« L'appareil est rongé de fonctionnaires rétribués, d'aventuriers, de carriéristes, d'agents fascistes d'hier et d'aujourd'hui. Les éléments honnêtes seront privés de toute boussole. La direction stalinienne instaurera dans le parti illégal un régime plus infâme et plus honteux encore que dans le parti légal. Dans ces conditions, le regain du travail illégal ne sera qu'une flambée, même héroïque. Il n'en résultera que pourriture19. »

Insistant sur la nécessité de ne pas « se cramponner aux anciennes formules » et de repenser ses perspectives en fonction d'une situation nouvelle, il se défend contre l'accusation de vouloir « proclamer » le nouveau parti, alors qu'il s'agit seulement, selon lui, pour le moment, de « créer un axe indépendant pour permettre la cristallisation de tous les éléments révolutionnaires indépendamment de leur pensée de parti20 ».

Quant à la critique la plus fréquente, selon laquelle la décision de construire un « nouveau parti » en Allemagne aurait comme corollaire logique celle de fonder aussi une nouvelle Internationale, il se contente d'assurer à la fois que ce raisonnement relève plus de la logique formelle que de la logique dialectique et que la « vérification », sur ce point, « revient aux événements » et à l'action de l'opposition de gauche21.

Tel est le sens de la participation, qu'il fait décider, de l'Opposition de gauche au congrès mondial de lutte contre le fascisme, avec une déclaration où il brosse un impitoyable tableau de la politique récente de l'Internationale communiste. Il y mentionne aussi son incroyable retournement du 5 mars, sa prise de position, pour quelques jours, non seulement en faveur du front unique au sommet, mais au renoncement des deux partis ouvriers à la critique mutuelle - transformant ainsi le front unique des socialistes et des communistes en ce qu'il appelle « un complot silencieux contre les masses ».

Les arguments se renouvellent un peu avec l'entrée en lice contre lui de nombreux contradicteurs, les Espagnols Arien et Vela et les Allemands Bauer et Stoi. Trotsky guerroie contre ceux de ses camarades qui avancent l'idée qu'il faut condamner l'appareil de l'Internationale communiste pour sa « stupidité » et son « incapacité » : il faut, écrit-il, le condamner pour la raison précise que ce sont les intérêts de la bureaucratie soviétique qui ont prévalu dans sa politique en Allemagne. Il polémique également contre ce qu'il appelle « la considération sentimentale inexprimée » de ceux qui refusent de constater la mort du K.P.D. parce que ses militants tombent tous les jours sous les coups des fascistes et souffrent la torture aux mains de l'ennemi. Vers la fin d'avril, il constate avec satisfaction, à travers un texte de la direction allemande, que les points de vue des clandestins commencent à se rapprocher du sien : le différend sera définitivement réglé en juillet.

Dans le même temps, ses camarades de Tchécoslovaquie, Grylewicz et Heinz Epe - sorti d'Allemagne et devenu Held -, Otto Schüssler, qui vient de Prinkipo, Alois Neurath - qui vit à Reichenberg en pays sudète et a des liens dans tous les pays de langue allemande - se retrouvent et renouent avec d'autres militants allemands. Les plus importants sont les représentants du Parti socialiste ouvrier, le S.A.P., un parti de 25 000 à 30 000 membres né de la scission à gauche du Parti social-démocrate en 1931, renforcé en 1932 par l'entrée d'un millier d'anciens communistes.

Au premier rang de ces contacts, deux hommes qui ont eu pas mal d'importance dans le mouvement communiste international, Walcher et Thomas. Jakob Walcher est un vétéran spartakiste spécialisé dans le « travail syndical ». Organisateur de qualité et bon tribun, c'est lui qui, en 1923, a donné à Trotsky les informations qui ont permis à ce dernier de se prononcer pour l'insurrection en Allemagne. Proche de Brandler, il a été exclu en même temps que lui, l'a suivi dans la minorité de droite, puis dans l'opposition du Parti communiste (K.P.-O) où il a été en minorité jusqu'à son départ. « Le camarade Thomas », de son vrai nom Jakob Reich, ancien diplomate soviétique en Suisse en 1918, a été l'un des hommes clés du Comintern, fondateur de son secrétariat d'Europe occidentale à Berlin. Celui qu'on appelle communément « le Gros » - à cause d'une corpulence exceptionnelle a été en contact avec Lev Sedov au début des années trente, l'a même aidé à trouver pour Trotsky les ouvrages indispensables.

Les deux hommes sont d'anciens oppositionnels de droite. En 1932, ils ont mené à bien une expérience que Trotsky a, sur le moment, sous-estimée, mais qu'il va bientôt réexaminer avec passion dans la nouvelle conjoncture : avec les 800 à 1 000 militants communistes oppositionnels qu'ils ont entraînés avec eux dans le S.A.P., ils ont réussi à s'emparer de la direction de ce dernier au moment où il plongeait dans la clandestinité.

Neurath, dont on se souvient qu'il est un vétéran de la direction de l’I.C., a d'abord été zinoviéviste, puis est passé à l'Opposition de droite, rompant avec elle en 1932 pour rejoindre l'Opposition de gauche. Il s'intéresse de près à la crise de la social-démocratie en pays sudète et ses initiatives irritent certainement les jeunes oppositionnels, plus « conservateurs » et surtout plus attachés à la lettre de l'enseignement de Trotsky. Dès son premier contact avec Walcher et Thomas, Neurath leur fait en tout cas une proposition dont la formulation va avoir des conséquences à longue portée. Il s'agit pour lui, selon Gilles Vergnon, « non seulement de la constitution d'un axe S.A.P. - Opposition de gauche pour regrouper immédiatement tout ce qui se dégage des ruines et des décombres du K.P.D. et du S.P.D., mais aussi un rassemblement international des forces de gauche rompant avec la IIe et la IIIe Internationale »22.

Cette position n'est pas exactement celle de Trotsky. Mais ce dernier est convaincu que la question du jour est ce qu'il appelle « le développement des fondements d'une politique révolutionnaire pour une longue période ». Ainsi les entretiens entre Walcher-Thomas et Neurath, puis Held et Schüssler, arrivent-ils au bon moment. Trotsky commence en effet à penser que le S.AP., « la plus grande, mais aussi la moins ferme des organisations communistes d'opposition [...], constitue dès aujourd'hui le matériau brut des forces du communisme23 ». Au cours des mois de mai et juin ces questions de l'émigration allemande et particulièrement celle du S.A.P. tiennent une place importante dans ses préoccupations et ses thèmes de réflexion. Et cela le conduit à passer insensiblement, à propos de ce parti, du terrain « allemand » au terrain international.

C'est le 15 juin qu'il débouche, adressant à ses camarades un texte de discussion capital, signé G. Gourov et intitulé « Les Organisations socialistes de gauche et nos tâches24 ».

C'est la première fois, depuis qu'il est hors de l'Union soviétique, que Trotsky s'intéresse à la crise que vit la social-démocratie. Le contact et le travail sur la question du S.A.P. l'ont amené à se poser la question de la nature des perspectives qui s'ouvrent devant les organisations nées, au cours des dernières années, principalement de scissions à gauche de la social-démocratie et devant les tendances « gauches » qui commencent à se développer dans ses principaux partis. De ce nombre, l'I.L.P. - dont l'existence est, à vrai dire, plus ancienne - qui est fort courtisée par l'I.C., mais aussi le S.AP., l'O.S.P. des Pays-Bas. Il ne fait pour Trotsky aucun doute que l'évolution de ces partis, qui se fait de la droite vers la gauche, a été jusqu'à présent freinée, voire bloquée par la politique stalinienne qui a servi de repoussoir et les a éloignés du communisme vers lequel ils tendaient. Alors que les vieilles organisations sont compromises par la défaite allemande, l'apparition de ces nouvelles organisations, leurs perspectives, imposent à l'Opposition de gauche la tâche nouvelle d'essayer d' « accélérer (leur) évolution vers le communisme, en introduisant dans ce processus ses idées et son expérience25 ».

L'existence des organisations socialistes de gauche ouvre à l'Opposition de nouvelles possibilités. Jusqu'à présent, elle a recruté les militants individuellement dans la mesure où l'appareil l'empêchait d'exercer sur les partis une influence d'ensemble. Or, pour Trotsky, il est possible maintenant de gagner, ou au moins d'influencer des organisations entières :

« Les organisations socialistes indépendantes ou les fractions d'opposition de gauche à l'intérieur de la social-démocratie sont soit des organisations centristes manifestement, soit incluant des tendances ou des survivances centristes très fortes. Leur côté positif, c'est que, sous l'influence du choc historique qu'elles ont subi, elles se développent dans un sens révolutionnaire. Nous rapprocher sérieusement de ces organisations sur une base principielle claire signifierait un nouveau chapitre du développement de l'Opposition de gauche et, de ce fait, de la renaissance du marxisme révolutionnaire dans le mouvement ouvrier mondial. Une grande organisation internationale révolutionnaire inspirée par les idées de l'Opposition de gauche deviendrait un pôle d'attraction pour les éléments prolétariens des partis communistes officiels. »

Il ajoute ces mots décisifs :

« On ne peut pas dissimuler que c'est dans cette voie, prise dans son ensemble, que réside la possibilité de nouveaux partis communistes26. »

Bien entendu, l'histoire prend ici un détour imprévu. L'Opposition de gauche a longtemps cru qu'elle recruterait avant tout dans les rangs des P.C. officiels et l'expérience a montré que nombre d'ex militants sombraient dans l'indifférence. Les membres des organisations socialistes de gauche manquent sans doute de trempe révolutionnaire, mais, « libres de tout fétichisme à l'égard de la bureaucratie soviétique », ils cherchent honnêtement une issue dans la voie du communisme. Et Trotsky de conclure :

« Telle est la combinaison originale de nouvelles conditions historiques qui ouvre aux bolcheviks-léninistes une nouvelle possibilité, en un certain sens "imprévue" d'activité et de progrès. Il faut l'utiliser jusqu'au bout27. »

* * *

Au moment où Trotsky aborde la question des organisations socialistes de gauche, « imprévue » à son programme, les événements ont presque rendu leur définitif verdict en ce qui concerne l'Internationale elle-même ainsi que ses sections et la possibilité de les voir opérer un redressement. Après le bref intermède « autocritique » du mois de mars, l'Internationale communiste en revient à toutes les affirmations passées. Ainsi, en avril, le comité exécutif, adopte-t-il à l'unanimité une résolution d'autosatisfaction sans doute exigée par les hommes de Staline et qui déclare notamment :

« Après avoir entendu le rapport du camarade Heckert sur la situation en Allemagne, le présidium du comité exécutif de l'Internationale communiste déclare que la ligne politique et d'organisation suivie par le comité central du K.P.D. avec le camarade Thälmann à sa tête jusqu'au coup de Hitler et au moment où il s'était produit, a été entièrement juste28. »

La responsabilité de la défaite allemande - le mot n'est pas prononcé - est rejeté sur les social-démocrates accusés d'avoir refusé le front unique avec les communistes et de l'avoir conclu avec la bourgeoisie. La résolution du présidium se termine par l'affirmation que l'établissement de la dictature nazie, « en détruisant dans les masses les illusions démocratiques et, en les affranchissant de l'influence social-démocrate, accélère le rythme de la marche en Allemagne vers la révolution prolétarienne29 ».

La correspondance de Trotsky ne manque pas d'informations concernant dirigeants ou personnalités communistes qui se prononcent ouvertement en 1933 contre la politique passée ou présente de l'Internationale stalinisée. Mais il ne se produit de résistance sérieuse et de véritable conflit politique que dans le seul parti de Tchécoslovaquie.

Déjà, en août et septembre 1932, lors du XIIe plénum de l'exécutif, la délégation tchécoslovaque formée de Gottwald, Guttmann et Sverma, avait exprimé les réserves de leur parti sur la politique ultimatiste du K.P.D. et le caractère néfaste de la théorie du « social fascisme ». Guttmann s'en était pris à l'idée selon laquelle la victoire du fascisme constituerait en quelque sorte l'étape intermédiaire inévitable entre démocratie bourgeoise et révolution prolétarienne. La réaction des dirigeants avait été très violente et avait surtout revêtu la forme d'une énorme pression sur Gottwald pour obtenir de lui le désaveu de Guttmann, jugé à juste titre comme l'inspirateur de ces critiques.

La question rebondit après l'arrivée au pouvoir de Hitler : la direction du P.C. admet, au moins tacitement en public, que la victoire hitlérienne constitue une grave menace pour les travailleurs tchécoslovaques. Guttmann, soutenu par le gros des communistes de la région des Sudètes, est chargé du rapport au comité central. Gottwald reçoit mandat de faire une proposition de front unique qui est repoussée par les social-démocrates... Mais cela se passe pendant l'intermède de mars. Le 21 avril, l'Internationale communiste dans une lettre adressée au P.C.T., reprend tous les thèmes et les idées qui ont été critiqués depuis une année par les dirigeants de ce dernier. La direction du P.C.T. résiste, refusant pendant trois semaines de publier dans Rudé Pravo la résolution d'avril, censurant un article de son envoyé à Moscou, Bruno Koehler.

Mais il est très vite clair que cette résistance ne peut aller loin : Gottwald et Sverma craquent et plient. Guttmann reste seul et se battra jusqu'au bout, rejoignant Trotsky. C'est la seule véritable résistance qui se soit manifestée dans un parti communiste au plan mondial. Et c'est peu.

Quand le jeune dirigeant allemand E. Bauer, sur décision du secrétariat international, quitte l'Allemagne pour se rendre à Prinkipo, il commence par de longues discussions avec Trotsky. Finalement, il écrit au S.I. une longue lettre proposant une nouvelle modification d'orientation :

« Dans leur marche vers la gauche, les ouvriers réformistes se heurtent à la IIIe Internationale et à ses partis, qui n'ont pas leur confiance et ne la méritent pas. Devrons-nous donc poser à ces ouvriers la question de la réforme de ces partis et de leur entrée dans la IIIe Internationale30 ? »

Il était désormais évident que Trotsky également considérait que la question de l'Internationale devait être réglée dans le sens indiqué par l'article sur « les organisations socialistes de gauche ».

* * *

Un événement important et nouveau était venu, dans l'intervalle, mettre un terme au séjour de Prinkipo : l'octroi d'un visa pour la France. A la suite des élections de mai 1932 la gauche y était revenue au pouvoir avec un ministère Herriot, constitué le 2 juin. Trotsky fit alors une demande de visa ; elle fut refusée. Une note d'un haut fonctionnaire précisait :

« M. Trotsky, privé de ses droits civiques, avec interdiction de rentrer en U.R.S.S., ne semble pas avoir vu s'améliorer depuis lors ses rapports avec Staline. Dans ces conditions, au moment où des négociations peuvent être reprises en vue de la conclusion d'un pacte de non-agression et peut-être d'un accord commercial, il semblerait inopportun de donner à nos interlocuteurs un motif de nous croire enclins à ménager un homme qui est l'adversaire déclaré du gouvernement actuel et de leur fournir à cet égard des griefs qui pourraient agir défavorablement sur leurs dispositions31. »

La décision de refuser, pour le moment, est prise en septembre, Chautemps, ministre de l'Intérieur. précisant qu'en cas de demande nouvelle, celle-ci serait soumise au Conseil des ministres32.

Fin mai 1933, le traducteur de Trotsky en français, Maurice Parijanine, le prévient qu'il a, de sa propre initiative, sondé le député radical Henri Guernut, qui est aussi l'un des dirigeants de la Ligue des Droits de l'Homme. Il espère obtenir par son intervention l'annulation du décret d'expulsion de 1916 et l'obtention d'un visa de séjour. Le 14 juin, l'arrêté d'expulsion est rapporté, et Trotsky informé par Parijanine. Le 12 juillet 1933, Van fait tamponner les passeports de la maisonnée au consulat français d'Istanbul.

Ici aussi, l'historien doit confesser qu'il ne sait pas tout et qu'il sent que certaines informations lui échappent. Dans les archives du ministère des Affaires étrangères ouvertes aux chercheurs, plusieurs notes permettent de reconstituer au moins dans ses grandes lignes l'accueil fait à la proposition d'Henri Guernut par les milieux gouvernementaux et le cheminement de l'affaire. Une note du ministre de l'Intérieur, Camille Chautemps, datée du 16 mai 1933, fait allusion à la démarche du sénateur radical, qui semble avoir parlé d'un séjour de cure dans le Midi ou en Corse. Le ministre n'oppose à la demande « aucun motif d'ordre public ». Il se contente de formuler deux réserves : Trotsky doit s'engager à ne pas intervenir dans la vie politique française, d'une part, et, de l'autre, « du fait de ses graves démêlés avec certaines fractions du Parti communiste », il ne saurait être admis en France qu'« à ses risques et périls33 ».

Les Affaires étrangères - le ministre est Paul-Boncour - donnent un avis favorable pour une cure thermale, mais estiment qu'une décision du Conseil des ministres est nécessaire pour une autorisation de résidence. Le secrétaire général du ministère, Alexis Léger (en poésie Saint-John Perse) semble avoir été déterminant dans l'adoption de cette position : il est favorable à l'accueil de Trotsky34. Il apparaît, à travers les échanges de notes, qu'il n'y a pas d'obstacle tenant aux relations avec les Soviétiques puisqu'il n'y a aucune négociation en cours avec eux, à laquelle la décision de recevoir Trotsky risquerait de nuire35. L'hypothèse d'une résidence limitée à un département du Midi ou à la Corse n'est pas retenue. Elle avait probablement constitué un élément de la manœuvre de Guernut pour introduire l'affaire.

Pourquoi le gouvernement radical-socialiste Daladier a-t-il finalement accordé le visa à l'exilé, un peu moins d'un an après qu'il lui eut été refusé par le gouvernement Herriot ? La version implicite dans les notes - la volonté de mener une politique démocratique d' « asile », sans pour autant tendre les rapports avec le gouvernement soviétique - n'est pas totalement convaincante. Ce geste humanitaire ne risquait-il pas de compliquer la vie d'un gouvernement qui ne pouvait apparemment en tirer aucun avantage ? Une explication a été proposée par Ruth Fischer, qui ne repose sur aucune documentation, mais qui mérite d'être citée en tant qu'interprétation :

« C'est une de ces coïncidences bizarres que le gouvernement français donna à Trotsky le droit de vivre en France à peu près au moment où se faisait son rapprochement avec le Kremlin. On peut à coup sûr supposer que le gouvernement français avait reçu des informations semblables aux nôtres quant à la fragilité de la position de Staline et le fait que l'opposition se regroupait contre lui. On considérait donc comme possible, en 1933, d'accorder à Trotsky un traitement amical, avec un œil sur l'avenir après un remaniement du Politburo russe. La vigoureuse campagne de Trotsky contre le national-communisme de Thälmann était bien connue, et les cercles français l'avaient considérée favorablement. Le gouvernement de Paris pouvait donc s'attendre raisonnablement à ce que Trotsky, une fois revenu à Moscou, y défende une coopération étroite entre France et Russie contre l'Allemagne. Son opposition au traité de Brest-Litovsk en 1918 peut aussi avoir été rappelée alors, ainsi que le fait qu'il avait même envisagé alors la reprise de la guerre contre l'Allemagne avec une nouvelle alliance avec les Français36. »

Quoi qu'il en soit des motifs profonds des dirigeants français, une période capitale de la vie de l'exilé prenait fin. Non seulement du fait de son départ de Turquie où il avait passé plus de quatre ans, mais du fait de sa décision de rompre avec cette Internationale communiste dont il avait été l'un des fondateurs et dirigeants, dont il avait écrit le premier manifeste et avec laquelle il s'était si longtemps identifié.

Références

1 Il n'existe pas de travaux sur la question traitée par ce chapitre. La thèse en préparation de Gilles Vergnon comblera cette lacune.

2 Sedov à Trotsky, 7 février 1933, A.H.F.N.

3 Pravda, 3 mars 1933.

4 Van, op. cit., p. 63.

5 Trotsky à Sedov, 12 mars 1933, Œuvres, l, p. 55.

6 Ibidem, p. 57.

7 Ibidem.

8 « La Tragédie du prolétariat allemand », B.O. n° 34, mai 1933, pp. 7-11, ici, p. 7.

9 Ibidem, p. 11.

10 Van, op. cit., pp. 68-70.

11 Trotsky au bureau politique, 15 mars 1933, A.H., T 3521 a), Œuvres, l, pp. 59-61.

12 Trotsky,« Une explication », 10 mai 1933, A.H., T 3522 b).

13 Œuvres, l, p. 60.

14 « Il faut un accord honnête dans le parti »., Œuvres, I, pp. 77-82, ici p. 81.

15 Ibidem.

16 M. Body, « Pages d'histoire et de sang », Le Réfractaire, n° 37, mars 1978.

17 R. Fischer « Trotsky à Paris », archives Ruth Fischer. Harvard, traduction française Cahiers Léon Trotsky, n° 22, juin 1985, pp. 56-74, ici p. 58.

18 Trotsky, « Zinoviev et Kamenev capitulent une fois de plus » A.H., T. 3551.

19 « Il faut un nouveau parti », 29 mars 1933, A.H., T. 3530, Œuvres, l, p.74.

20 Ibidem, p. 75.

21 Ibidem.

22 Gilles Vergnon, « Les Bases du Tournant de Trotsky vers la IV », Cahiers Léon Trotsky n° 29, juin 1985, p. 30.

23 Ibidem, p. 32.

24 Trotsky « Les Organisations socialistes de gauche et nos tâches », A.H., T, 3559, traduction française dans Œuvres, l, pp. 209-214.

25 Ibidem, p. 210.

26 Ibidem, p. 211.

27 Ibidem, p. 214.

28 Rundschau n° 6, 12 avril 1933, p. 229.

29 Voir dans Jacques Rupnik, Histoire du Parti Communiste tchécoslovaque, Paris, 1981, le sous-chapitre sur « l'affaire Guttmann », pp. 95-104 et surtout l'article de Z. Hradilak : « Jozef Guttmann Konflikt rozumu a svedomi », Dejin socialismu, N° 4, 1968, pp. 483-509.

30 Bauer, Lettre au S.I., 16 juillet 1933, La Vérité, 28 août 1933.

31 Les renseignements qui suivent se trouvent dans les Archives du quai d'Orsay. Z 895, carton 608, Dossier 6, U.R.S.S., Renseignements sur personnalités politiques, ici note du 5 août 1932.

32 Ibidem, note du 9 septembre 1933.

33 Ibidem, Intérieur à Affaires étrangères, 16 mai 1933.

34 Ibidem, note manuscrite non datée.

35 Ibidem, notes des 16 juin et 1er juillet 1933.

36 Ruth Fischer, Mémoires inédits, Houghton Library Harvard, traduction française, cf. n. 17 (ici pp. 58-59).

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