1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

LVI - La grande traque1

Il faut, à ce point du récit, quitter le domaine des idées et de la politique, même malodorante, pour se plonger dans l'univers, moins connu, très proche du « milieu », des services secrets qui constituent l'un des éléments les plus importants de la conspiration stalinienne contre Trotsky.

Nous ne manquons pas d'informations fiables sur cette question, pourtant par nature difficile à éclairer. Les services ont en effet connu à la fin des années trente une crise sévère et la défection d'agents importants comme ceux qui furent connus en Occident sous les noms de Reiss, Krivitsky et Orlov.

Plusieurs enquêtes de police, dont les conclusions ont été rendues publiques nous ont apporté de précieux éléments d'information. La véritable histoire reste pourtant à écrire, car les responsables des archives des pays dits démocratiques continuent à défendre les secrets - sans que les raisons de cette attitude soient claires*.

* * *

Le chapitre qui commence ici est consacré à la grande traque contre les révolutionnaires menée en ces années principalement en Europe par les agents du département politique spécial de ce N.K.V.D. que Trotsky s'obstine alors à appeler du nom ancien de G.P.U. L'agent du G.P.U. est homme de l'ombre, et la description qui suit de l'action des hommes de Moscou est évidemment une reconstitution a posteriori.

C'est dans le vivier de l'émigration blanche que les services secrets staliniens ont recruté leurs agents les plus précieux, et notamment les tueurs qu'ils ont lancés contre Trotsky et ses amis, après leur avoir, dans un premier temps, envoyé leurs provocateurs. Le double enlèvement du général Koutiépov en 1930, puis du général Miller en 1937 ont fait apparaître des aspects bien intéressants sur l'utilisation par Staline de la main-d'œuvre blanche pour les opérations d'enlèvements et d'exécutions sommaires. Dans les années vingt, c'est probablement l'officier letton Eduard Oupeninch, connu sous le nom d'Opperput dans l'affaire du Trust. cette organisation antisoviétique créée de toutes pièces par... Moscou, qui a été, dans l'affaire de la plate-forme de l'opposition, le fameux « officier de Wrangel ». Le général fasciste Turkul, ainsi que le mari de la cantatnce Plévitzkaia, le général N. V. Skobline, adjoint du général Miller, sont également des agents soviétiques2.

Plus ou moins tolérés et protégés par les polices et les services de renseignements occidentaux, constituant une véritable petite société employant des hommes dans toutes les professions, les organisations blanches d'émigrés, pénétrées d'agents doubles ou triples, constituent un milieu extraordinaire pour de telles activités. Faut-il ajouter qu'on imagine sans peine qu'un officier de Wrangel, un vrai, devenu agent des services soviétiques par cupidité, nécessité, amour de l'aventure ou au terme d'un chantage, ne devait pas éprouver un chagrin excessif lorsqu'il s'agissait de liquider un « communiste », fût-il d'opposition, et surtout s'il était proche de Trotsky, ennemi n° 1 des hommes de cette espèce ?

Le G.P.U. en cette période est présent dans l'entourage de Lev Sedov3. Nous avons aperçu déjà sa silhouette auprès de lui, rue Lacretelle, quand il a découvert à la une l'exécution des seize et éclaté en sanglots en pleine rue.

L'homme qui est à ses côtés, ce jour-là comme bien d'autres, et qui rend compte au G.P.U. de tous ses faits et gestes, s'appelle Mordka Zborowski. Né en 1908, fils de parents russes émigrés à Lodz, il est venu en France pour y faire des études supérieures. Il s'installe d'abord à Grenoble où il travaille comme polisseur de pierres tombales, puis dans un hôtel, où il est homme à tout faire. C'est dans cet hôtel qu'il rencontre, selon lui, un dénommé Afanassiev, citoyen soviétique, qui lui conseille de revenir en Union soviétique pour y faire ses études dans de bonnes conditions4. Le jeune Mordka, qui prétend avoir été déjà membre du P.C. en Pologne, accepte de demander à l'ambassade d'U.R.S.S. à Paris la permission du « retour » et s'entend répondre qu'il faut la « mériter»5. A-t-il, comme on l'a dit, été, dès 1934, en contact avec l'organisation de l'« Union pour le rapatriement » qui abrita en fait un nid d'agents du G.P.U. ? Ou, comme il le prétend, a-t-il aussitôt été mis en contact avec un responsable secret des services - un communiste polonais - qui lui prescrit d'adhérer à la Ligue communiste, à Paris, où il se fixe désormais et milite obscurément, tout en fournissant régulièrement à l'homme auprès de qui l'ambassade l'a introduit, des rapports généraux sur l'activité des « trotskystes » français pendant l'année 1934 ?

C'est apparemment en 1935 que Zborowski reçoit de ses chefs hiérarchiques une mission plus précise et, de toute évidence, plus importante que la précédente. Il s'agit d'essayer de se rapprocher de Lev Sedov et de se lier à lui6. La première partie de l'opération se révèle d'une dérisoire facilité, la marche d'approche se réduisant pour lui à la rencontre - sans aucune difficulté - de Jeanne Martin, laquelle, apprenant par ses soins que le russe est sa langue maternelle, lui propose immédiatement de travailler avec « Durand », dont elle ne lui dit pas qu'il s'agit de Lev Sedov, ce qu'il comprend vite7. C'est alors qu'il commence à collaborer avec le fils de Trotsky, sans connaître ni son adresse ni celle de ses correspondants, traduisant pour lui des textes ou des lettres dont il ne sait rien par ailleurs, gagnant peu à peu sa confiance personnelle8.

C'est, selon lui, en mars 1936, que s'interrompt la routine de ce travail de renseignements. Il est mis en contact par les services avec un personnage de toute évidence important, vraisemblablement le haut fonctionnaire du G.P.U. Mikhail Spiegelglass, visiblement engagé dans la préparation du procès de Moscou. Celui-ci montre à Zborowski une liste d'une vingtaine de noms - il dira en 1955 se souvenir de ceux de Zinoviev, I. N. Smirnov, Olberg, Kurt Landau - au sujet desquels il doit chercher dans les papiers de Sedov des traces éventuelles ; Spiegelglass lui explique que ces hommes conspirent contre l'U.R.S.S., qu'ils ont partie liée avec Sedov et que la surveillance qu'il exerce pourrait peut-être permettre de les démasquer. Bien entendu, Zborowski exécute sa mission avec tout autant de zèle, mais n'obtient guère de résultats9. En revanche, il obtient d'un dirigeant trotskyste français l'adresse personnelle de Sedov - 26, rue Lacretelle - et se présente chez lui, à son grand mécontentement. Quelques mois plus tard, on constatera qu'un groupe d'agents du G.P.U. est installé dans l'appartement contigu, au numéro suivant de la rue Lacretelle10.

Zborowski est l'agent de renseignements du G.P.U., mais il existe à Paris un groupe d'intervention et d'action qui opère à plusieurs reprises sur ses indications et avec qui il ne semble pas avoir eu de rapports directs. La couverture de cette bande se trouve rue de Buci, dans le VIe arrondissement, dans les locaux d'une organisation de Russes blancs dénommée « Union pour le rapatriement ». Parmi ses responsables, Piotr Schwarzenberg, qui part pour l'Espagne en 1936, et l'ancien officier blanc Sergéi Efron, mari de la poétesse Maria Tsvitaieva. Il y a dans ce groupe des Russes blancs, comme Dmitri Smirensky, Anatoli Tchistoganov, des Français comme Ducomet et Martignat, dont nous ne savons rien, et un curieux personnage de la pègre internationale, le Monégasque Roland Abbiate, dit François Rossi*. C'est peu avant son départ en 1936 que Schwarzenberg introduit dans le groupe sa maîtresse - une jeune Suissesse de vingt-huit ans qui veut, elle aussi, mériter d'aller habiter en Union soviétique -, Renata Steiner, qui va devenir spécialiste des filatures11.

A l'été de 1936, le groupe est sur Sedov. Quand celui-ci - que Jeanne Martin rejoindra un peu plus tard - se rend pour un petit séjour de repos dans la pension de famille que dirige, avec son mari, le peintre André Savanier, Hélène, la jeune femme dont il est épris, Renata Steiner vient en touriste y prendre, elle aussi, des vacances, cherche à se lier avec le jeune homme et conserve d'étroits rapports avec deux hommes de la bande qui l'ont accompagnée à Antibes où ils séjournent à l'hôtel12. La filature antiboise doit être interrompue avec le retour brusque de Sedov pour Paris, à la suite de l'annonce du premier procès de Moscou.

Il ressort des aveux de Renata Steiner, faits plus tard devant un juge d'instruction suisse, qu'elle s'est beaucoup intéressée, au cours des mois suivants, aux faits et gestes d'un réfugié d'Europe orientale, M. Bardach dont on sait seulement qu'elle devait surveiller les visiteurs et faire rapport sur chacun d'entre eux. Elle est déjà bien payée, a touché par exemple pour l'épisode d'Antibes 2 000 francs net, tous frais payés. On saura plus tard que son activité de filature est dirigée vers la surveillance d'un contact possible d'un important agent du G.P.U. à l'étranger qu'on soupçonne de songer à faire défection.

La bande parisienne est-elle mêlée à l'affaire du cambriolage, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1936, de l’annexe parisienne, rue Michelet, de l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam ? Il est certain que Zborowski a signalé à ses chefs le dépôt de ces paquets de coupures de presse et de journaux et même de correspondance - les lettres entre Trotsky et Andrés Nin font partie des documents volés - que Sedov, sur les instructions de son père, avait fait déposer dans cette institution, pour qu’ils y soient en sécurité. Mais il dit s’être plaint d'une opération qui le compromettait. L’affaire a été, en tout cas, menée par des hommes qui disposent d’un matériel ultra-moderne. C'est également un homme de la bande, Tchistoganov, dit Lunettes, qui file Sedov pendant l’enquête. Celui-ci le fait arrêter par la police en plein Palais de Justice, où il l’a suivi, mais l’affaire demeure sans suite, la plainte de Sedov n’étant pas officiellement prise au sérieux13.

La bande se déplace de nouveau, quelques mois plus tard, toujours sur la base d'informations qu'elle tient de Zborowski. Elle est en effet informée que Sedov doit se rendre par le train à Mulhouse aux environs du 20 janvier pour y rencontrer à l'hôtel de Paris un avocat et des camarades suisses sur la question, toujours d'actualité, du procès intenté à Bâle14. La surveillance, qui s'étale sur plusieurs jours, est vaine car Sedov malade, a décommandé le rendez-vous : c'était bien, en tout cas, au minimum, son enlèvement qui était préparé là et un assassinat, probablement en Union soviétique même, après un interrogatoire poussé.

Dans le courant de l'année 1937 cependant, une autre affaire va accaparer la bande parisienne des tueurs du G.P.U., et elle va cette fois déboucher sur un meurtre. Un communiste polonais, membre des services secrets, Ignacy S. Poretski, dit Ludwig, chargé notamment en 1936 de la fourniture clandestine d'armes à l'Espagne républicaine, est arrivé en effet à la conclusion que lui dictent les procès de Moscou : que Staline est bel et bien le fossoyeur de la révolution, et que c'est Trotsky qui a raison contre lui15. Il annonce donc sa rupture au Néerlandais Sneevliet, qu'il connaît depuis longtemps, professionnellement, et adresse au comité central du P.C. de l'U.R.S.S. une lettre de rupture, dans laquelle il annonce son ralliement à la IVe Internationale16. Il demande en outre un rendez-vous à Sedov qu'il doit rencontrer, avec Sneevliet, dans les premiers jours de septembre, à Reims.

La bande d'Efron et Abbiate est tournée tout entière contre lui désormais. Repéré dans son refuge suisse par la trahison d'une de ses anciennes collaboratrices du service, l'Allemande Gertrude Schildbach, il est intercepté à Chamblandes, près de Lausanne, et assassiné. Son cadavre, muni de papiers d'identité au nom du citoyen tchécoslovaque Hans Eberhardt, est formellement identifié, au bout de quelques jours, par sa compagne, Elsa Bernaut, et par Sneevliet sous le nom d'Ignace Reiss qui lui est resté pour l'histoire. L'enquête de la police suisse permet de démasquer les gens de la bande parisienne, d'Efron à Abbiate en passant par Renata Steiner, mais elle ne réussit à mettre la main que sur les exécutants et les « seconds couteaux ». Elle montre aussi qu'Abbiate et Martignac se sont rendus, en mars 1937, à Mexico et qu'ils s'y sont notamment intéressés aux conditions matérielles de la résidence de Trotsky.

Abbiate, dont on découvre qu'il a été identifié comme un agent soviétique aux Etats-Unis et qu'il a de la famille à Moscou, se volatilise ; Sergéi Efron et Vadim Kondratiev*, chef de l'équipe de rechange, qui a attendu, l'arme en poche, le succès de l'opération, mais a été repéré par la police suisse, ont pris la fuite. On ne saura qu'un demi-siècle plus tard, avec certitude, qu'ils se sont réfugiés en U.R.S.S. et qu'ils y ont été fusillés pour s'assurer de leur discrétion définitive. Il faudra en effet les révélations de l'ancien agent soviétique Henkine17 pour apprendre leur mort et la confirmation du rôle important joué dans la bande du G.P.U. de Paris par un tueur spécialisé dans la disparition des cadavres, Nikolai Podzniakov, à l'égard duquel la police française en était restée aux soupçons. L'enquête révèle aussi la complicité de plusieurs diplomates soviétiques de l'ambassade de Paris, dont Lydia Grosovskaia, que la police du Front populaire a laissé filer sous son nez.

Un ouvrage récent consacré aux « agents de Staline » apporte quelques pistes nouvelles et des noms de personnes susceptibles d'avoir appartenu aux services secrets soviétiques et d'avoir été mêlées à plusieurs meurtres dont celui de Reiss. Alain Brossat désigne notamment Konstantin Rodzévitch, ancien officier rouge puis combattant d'Espagne et Vera Traill, la fille de l’ancien ministre Goutchkov18.

Ému par les circonstances de l'assassinat de Reiss - dont il juge qu'il a été imprudent en ne donnant pas à sa rupture le maximum de publicité -, Trotsky est également frappé par le fait qu’un bureaucrate de haut rang ait choisi la IVe Internationale. Quelques mois plus tard, quand le diplomate Boutenko choisira de faire à son tour défection pour se rallier au régime fasciste Italien, il opérera une distinction, au sein de la bureaucratie, entre la « fraction Reiss », prête a rallier la IVe Internationale, et la « fraction Boutenko » gagnée d’emblée à l'impérialisme et à la réaction.

1937 marque en U.R.S.S. le début de la grande purge connue sous le nom d'Ejovtchina - du nom du successeur de Iagoda, et chef du N.K.V.D., N. L. Ejov. Selon la formule de L. Schapiro, c’est la « victoire de Staline sur le parti19 ». Les chiffres sont impressionnants : 1 108 délégués au XVIIe congrès, sur 1 968, sont arrêtes pour« crimes contre-révolutionnaires », ainsi que 98 membres du comité central sur 139 : presque tous sont passés par les armes, et plusieurs centaines de milliers de cadres du Parti communiste à tous les niveaux connaissent le même sort.

On annonce la mort, d'une crise cardiaque, d'Ordjonikidzé, vieux compagnon de Staline et longtemps son complice : s’il ne s’est pas suicidé, on l'a assassiné*. Les condamnations à mort se succèdent : on annoncera celles du diplomate Karakhane, des dirigeants et oppositionnels géorgiens Mdivani et Okoudjava, les principaux dirigeants du P.C d'Ukraine et de Biélorussie, des anciens et des nouveaux dirigeants des Jeunesses, la plupart des oppositionnels mentionnés dans les pages qui précèdent. Lominadzé s'est suicidé quand la police secrète l'a convoqué. Préobrajensky comme Slepkov, Rioutine comme Smilga sont abattus en secret. Effroyablement torturé, le général Dimitri Schmidt, qui n'est plus « présentable », est achevé. Gaven, l'ancien « émissaire » de Trotsky, est fusillé sur une civière. Parmi les fusillés, on compte encore les anciens chefs de l’administration politique de l'armée, Antonov-Ovseenko, Boubnov, Jan Gamarnik, le dirigeant de l'I.C Piatnitsky, le Hongrois Béla Kun, des dizaines de communistes allemands, le Suisse Fritz Platten, l’ancien ambassadeur en Norvège Iakoubovitch, des chefs de P.C nationaux, plus d’officiers du rang que n'en a jamais perdu l'armée dans, une guerre et la presque totalité des chefs militaires, dont toute la génération d’Octobre et de la guerre civile. Juristes, historiens, philosophes et pédagogues, mathématiciens, physiciens, biologistes paient un lourd tribut. Le grand metteur en scène Meyerhold, le romancier Isaac Babel périssent également. Il faut arrêter cette énumération, faute de place...

La question se pose de savoir si les hommes ainsi exterminés étaient aux yeux du peuple des traîtres, comme on le lui assurait, ou simplement des dirigeants démonétisés, au sort desquels il demeurait indifférent. Seules les archives du N.K.V.D. peuvent donner une réponse à cette question. Les seules qu'il soit possible de consulter en Occident, celles de Smolensk, présentées en un volume par l'historien américain Merle Fainsod20, donnent de sérieuses indications sur le nombre de ceux que les rapports qualifient de « contre-révolutionnaires », mais en qualifiant leurs activités ou leurs propos avec assez de détails pour permettre une caractérisation politique.

En 1936, dans le cours d'une discussion officielle de la nouvelle Constitution, alors qu'il est question du procès Zinoviev, un ouvrier, le charpentier Stepan Danine, appuyé par les ouvriers de sa brigade, s'exprime nettement :

« Il nous faut permettre l'existence de plusieurs partis politiques chez nous : ils seront mieux à même de relever les erreurs du Parti communiste.
« L'exploitation n'a pas été éliminée chez nous ; les communistes et les ingénieurs emploient et exploitent des domestiques.
« Les trotskystes Zinoviev et Kamenev ne seront pas fusillés - et il ne faut pas qu'ils le soient, car ce sont des vieux-bolcheviks21. »

A un agitateur du parti qui lui demande qui il considère comme « vieux-bolchevik », un ouvrier de Smolensk répond : « Trotsky ». Un jeune ouvrier, membre du Komsomol, proteste dans une réunion contre les « calomnies » à l'adresse de Zinoviev, qui, assure-t-il, a « tant fait pour la Révolution22 ». On découvre chez une kolkhozienne, à « Octobre rouge », en juin 1936, un portrait de Trotsky23. Le directeur du kolkhoze « Combinat rouge », Lustenberg, se voit reprocher d'avoir fait un rapport favorable sur « un trotskyste » et de se taire obstinément au moment où la propagande, à la veille du premier procès de Moscou, se déchaîne contre les « trotskystes »24.

Merle Fainsod relève la présence, au milieu de bien d'autres, d'une lettre d'ouvriers qu'il trouve « incohérente » et que nous aurions tendance à juger « ambiguë » - et sans doute l'est-elle délibérément. Ils parlent de ces « communistes qui se sont bureaucratisés, sont gonflés de vanité, sont devenus de grands magnats, se sont coupés des masses et ne veulent rien entendre » et à cause de qui « nos grands tribuns bolcheviques vont mourir ». Le secrétaire régional, lui, ne s'y trompe pas : il a mis la lettre de côté et y a consigné ses remarques sur « la méthode de l'ennemi25 ».

Ces éléments - que Trotsky ne connaissait pas - démontrent clairement que la grande épuration n'était pas seulement une opération d'appareil en coulisse, mais, par ses objectifs, son ampleur, ses formes, une véritable guerre civile préventive, comme il le disait alors.

* * *

Le bras séculier de la bureaucratie, le « service spécial » du N.K.V.D., ne s'arrête pas aux frontières de l'Union soviétique. L'année 1937 est aussi celle où l'organisme que Trotsky continue à appeler le « G.P.U. » étend son activité au monde entier, dirigeant son effort contre ceux que Staline désigne à sa vindicte comme « trotskystes ».

La liste est longue également des meurtres qui lui sont attribues en Espagne à travers ses agences locales qu'on appelle les tchékas. Sous l'autorité d'hommes comme les Soviétiques Orlov et Eitingon (général Kotov) de l'Italien Vittorio Vidali, dit « comandante Carlos », de l'Allemand Herz, du Hongrois Geroe, de l'italo-Américaine Tina Modotti et d'autres, se succèdent enlèvements et meurtres d'adversaires politiques de Staline.

On connaît assez bien quelques affaires qui n’ont pourtant jamais été officiellement élucidées sur le plan judiciaire. Le fils du menchevik russe Rafail Abramovitch, Marc Rein, correspondant en Espagne d'un journal scandinave, a disparu de son hôtel à Barcelone, sans laisser de traces, vraisemblablement enlevé, puis assassiné ou transporté en U.R.S.S.*. Kurt Landau, qui est venu en Espagne rejoindre le P.O.U.M., est longuement pourchassé par les limiers de Staline et, à son tour, disparaît. C'est le même scénario qui se répète avec le jeune allemand Hans Freund, dit Moulin. Le plus énorme scandale est provoqué par l'enlèvement, des mains de la police qui le détenait officiellement, d'un vétéran du Parti communiste espagnol, ancien secrétaire de l'Internationale syndicale rouge et ancien militant de l'Opposition de gauche espagnole puis russe. Ami de Trotsky, traducteur de ses œuvres en espagnol, Andrés Nin, secrétaire national du P.O.U.M., arrêté en juin 1937 à Barcelone par la police officielle, livré aux services, soumis à un interrogatoire terrible dans une prison privée d'Alcalá de Hénarès et finalement exécuté, selon l'ancien ministre Jesús Hernández, sur ordre du responsable de l'opération, le communiste italien Vidali26. De Berneri, anarchiste hostile à la collaboration gouvernementale, arrêté, avec son ami Barbieri, par des hommes en uniforme de policiers, munis de cartes en règle, on retrouvera seulement le cadavre, vingt-quatre heures plus tard.

L'un des meurtres d'Espagne, celui d'Erwin Wolf, atteint tout particulièrement Trotsky27. Cet homme jeune, qui a trente-quatre ans au moment de sa disparition, militant depuis 1932, a été son secrétaire à Wexhall, de novembre 1935 à juillet 1936. Il a gagné sa confiance et son amitié. Il est devenu le compagnon de Hjørdis Knudsen que les Trotsky aiment tendrement. A la conférence de juillet 1936, au sein du secrétariat international ensuite, il a été l'homme de confiance de Trotsky qu'il a conquis par ses initiatives sur la question des procès de Moscou et la publicité qu'il a su donner à son propre témoignage dans le Manchester Guardian. Arrivé à Barcelone à la fin de mai, il y réorganise le groupe bolchevik-léniniste et se prépare à rentrer en France, quand il est arrêté le 27 juillet et libéré le jour même, ses papiers étant en règle. Mais l'homme du G.P.U. à Barcelone, le Hongrois Gerö, est désormais sur sa trace et ne le lâche plus. Wolf est arrêté une seconde fois le 28 juillet, et l'on suit quelque temps sa trace dans les cellules des tchékas catalanes. Il est officiellement « libéré » le 13 septembre, mais personne ne l'a revu. Des rumeurs parlent de son expédition en Union soviétique, de son exécution après d'épouvantables tortures. U.R.S.S. ou Espagne, Wolf, en tout cas, n'a pas parlé aux mains des bourreaux. Trotsky évoque amèrement, à son sujet, le sort de ses anciens secrétaires : Glazman, qui s'est suicidé en 1924 ; G.V. Boutov, mort d'une grève de la faim en 1928, Sermouks, Poznansky, V.B. Eltsine, dont il est sans nouvelles. Natalia envoie à Hjørdis, qui s'est battue jusqu'au bout, des lettres émouvantes et dignes.

Le G.P.U. opère également en Tchécoslovaquie. C'est un complot préparé par ses agents et une intoxication de la police et des magistrats tchécoslovaques qui y vient à bout du Comité pour le Droit et la Vérité, jugé embarrassant. Le vieil émigré allemand Anton Grylewicz est la victime de cette provocation : après la découverte d'une valise lui appartenant et qui contient des papiers pouvant faire croire à une affaire d'espionnage, il est arrêté en février 1937, inculpé d'espionnage et mis au secret. Les sympathisants du comité dont il est l'un des animateurs, effrayés, s'en détournent. Les juges tchécoslovaques, ayant décelé la provocation, rendent un non-lieu, et il est libéré en novembre. Dans l'intervalle, le comité est mort, et probablement aussi l'agent Bartanyi, qui a dissimulé les papiers dans sa valise et s'est enfui en U.R.S.S. quand l'affaire a éclaté28.

Une grosse affaire éclate en Amérique, avec l'arrestation à Moscou d'un nommé Donald L. Robinson, présenté comme un espion « trotskyste » en liaison avec les Japonais, les trotskystes américains et des membres de la commission Dewey. La réaction très vive des camarades de Trotsky, l'enquête du remarquable journaliste qu'est Herbert Solow révèlent bientôt qu'il s'agit d'une machination destinée seulement à compromettre la commission Dewey par un procès public à Moscou où Robinson jouerait le rôle d'accusé docile. Mais l'homme, qui ne s'appelle pas Robinson, et s'est appelé successivement aux Etats-Unis A.C. Rudewitz et A.A. Rubens, ne sera jamais identifié29.

En revanche, l'enquête sur l'origine de son faux passeport fait apparaître les complicités dont il a bénéficié et l'aide d'un réseau du G.P.U. On se demandera, au cours de l'année 1938, si l'affaire Robinson a un lien avec la disparition de la vieille militante Juliet Stuart Poyntz, une intellectuelle américaine passée au G.P.U., enlevée en plein New York et disparue pour toujours : le militant libertaire italo-américain Carlo Tresca, qui l'affirme, met en cause deux anciens du P.C. américain qu'il accuse d'être passés au G. P. U., Shachno Epstein et George Mink, mais ils ne seront jamais retrouvés30. Le nom de Whittaker Chambers, plus tard un des « informateurs» sur le réseau du G.P.U. aux Etats-Unis, apparaît dans l'enquête de Solow ; elle met en relief de façon saisissante les éléments qui incitent à croire à la préparation, dans cette entreprise manquée, d'un amalgame entre les trotskystes et la Gestapo dont l'arrestation de Robinson à Moscou aurait été le point de départ...

Toutes les entreprises du G.P.U. ne se terminent pas sur un avortement, comme l'affaire Robinson-Rubens. Lev Sedov, mort dans une clinique parisienne en février 1938, a-t-il été victime du G.P.U. ? Tout semble l'indiquer, en dépit des conclusions en sens inverse d'une enquête récente et, de ce fait, fragile31. Le fils aîné de Trotsky, épuisé par les privations et le travail, malheureux en ménage et épris d'une femme mariée qui vit loin de lui, houspillé par son père qui n'est que rarement satisfait de son travail, a été hospitalisé pour une appendicite ; sur décision d'un médecin, qui est la belle-sœur d'une autre de ses collaboratrices, Lola Estrine, il l'a été dans la clinique Mirabeau tenue en principe par des Russes blancs, rue Narcisse-Diaz, dans le XVe arrondissement. En réalité le propriétaire de l'établissement est un personnage éminemment suspect, le docteur Boris Girmounski, ancien médecin de la Tchéka, sorti légalement d'U.R.S.S. et qui l'a achetée comptant pour un prix très coquet. C'est Zborowski lui-même qui a amené Sedov à la clinique et il a informé les services de cette hospitalisation.

Sedov meurt quelques jours plus tard, victime, selon certains, d'une occlusion intestinale mal soignée et, selon les bavardages de certains agents de la C.I.A., d'une orange empoisonnée apportée par Zborowski. Son état, au cours des dernières heures, était tel, en tout cas, qu'un simple verre d'eau eût suffi à le tuer. Trotsky, que la mort de son fils aîné a très durement frappé, ne doute pas, après les premiers résultats de l'enquête sur sa mort, qu'il s'agisse d'un nouveau coup des tueurs de Staline.

Jean van Heijenoort, prévenu à la maison de Coyoacán, par des journalistes, du décès de Sedov, s'est rendu avec Diego Rivera à Chapultepec où Trotsky s'est temporairement installé. Il raconte :

« Lorsque nous entrâmes dans la pièce où se trouvait Trotsky, Rivera s'avança et lui annonça la nouvelle. Trotsky, le visage durci, demanda : " Est-ce que Natalia le sait ? - Non ", dit Rivera. Trotsky répliqua : " C'est moi-même qui le lui dirai ! " Nous partîmes rapidement. Je conduisais. Rivera était à côté de moi. Trotsky, assis à l'arrière, se tenait droit et silencieux. A Coyoacán, il s'enferma immédiatement avec Natalia dans leur chambre. Ce fut de nouveau la réclusion que j'avais connue à Prinkipo lors de la mort de Zina. Par la porte légèrement entrouverte, on leur passait du thé. Le 18, à une heure de l'après-midi, Trotsky me remit quelques feuillets écrits de sa main en russe, qu'il me demanda de faire taper, de traduire et de distribuer aux journalistes. Dans ces lignes, il réclamait une investigation sur les circonstances de la mort de son fils32. »

Il écrit ensuite, d'un seul jet, son ultime hommage « à Lev Sedov, le fils, l'ami, le militant », qui se termine par ces lignes se suffisant à elles-mêmes :

« Adieu, Lev! Adieu, cher et incomparable ami ! Ta mère et moi ne pensions pas, ne nous sommes jamais attendus à ce que la destinée nous impose la terrible tâche d'écrire ta nécrologie. Nous vivions avec la ferme conviction que, longtemps après notre départ, tu serais le continuateur de notre cause commune. Mais nous n'avons pas su te protéger. Adieu, Lev ! Nous léguons ton irréprochable mémoire à la jeune génération de travailleurs du monde. Tu auras droit de cité dans les cœurs de tous ceux qui travaillent, souffrent et luttent pour un monde meilleur33. »

La mort tragique de Ljova marque aussi le début d'une terrible crise dans les rapports de Trotsky avec Jeanne, d'abord au sujet de la remise des archives que Trotsky considère comme siennes et que Jeanne prétend garder en tant que légataire universelle de Ljova alors qu'elle appartient au P.C.I. concurrent, de Raymond Molinier. L'affaire se prolonge et rebondit plus douloureusement encore au sujet de la garde de Sieva, le petit garçon de Zina, élevé jusqu'alors à Paris par son oncle et Jeanne. L'affaire passe devant les tribunaux, fait l'objet d'un scandale dans la presse34. Il faudra toute l'énergie de Marguerite Rosmer et l'acharnement de Gérard Rosenthal pour retrouver finalement « le garçonnet », comme dit Trotsky, dans l'établissement religieux où Jeanne a cru pouvoir le cacher comme pensionnaire sous le nom de Stève Martin35. Après bien des rebondissements, c'est en août 1939 que le jeune Sieva, escorté par Alfred et Marguerite Rosmer, arrive enfin à la maison de Coyoacán.

A cette date-là, les quatre enfants de Trotsky sont morts. Ce petit Volkov est tout ce qui lui reste de sa famille, et il ne connaîtra jamais le sort de ses autres petits-enfants disparus avec Maria Lvovna, la sœur d'Aleksandra...

* * *

Au moment où Ljova meurt, en février 1938, le militant espagnol M. Fernández Grandizo, qui, sous le nom de G. Munis, dirige depuis 1936 les bolcheviks-léninistes espagnols, est arrêté, avec son camarade italien venu de Marseille, Domenico Sedran dit Adolfo Carlini. Les deux hommes sont inculpés d'un meurtre qu'ils n'ont pas commis, celui d'un agent du G.P.U. venu en Espagne pour y infiltrer les organisations trotskystes et le P.O.U.M. et a réussi, semble-t-il, au moins une partie des deux opérations : Léon Narvitch, recruté en Belgique et transféré ensuite en France, puis en Espagne36.

Quelques mois plus tard, c'est encore le service secret soviétique qui se profile derrière l'accusation, lors du procès des dirigeants du P.O.U.M., « procès de Moscou en Espagne », selon une expression heureuse : les documents présentés par l'accusation portent la marque de leur fabrication. Pourtant des hommes que Trotsky a bien connus, Juan Andrade, David Rey, qu'il a même rencontrés à Mexico à son arrivée, sont condamnés à de lourdes peines de prison37.

1938 est aussi l'année de l'affaire Klement, parfaitement réussie puisque la police n'a pu, semble-t-il, relever aucune piste et parce que le meurtre, incontestable, n'a même pas connu un début de châtiment38. Rudolf Klement, qui avait été le secrétaire de Trotsky à Prinkipo, puis à Barbizon, était devenu, en juin 1934, secrétaire administratif du secrétariat international dont il portait sur ses frêles épaules la charge écrasante39. Solitaire et secret, renfermé, il vivait dans une solitude misérable marquée par les veilles et les privations - et peut-être une liaison homosexuelle qui put lui être fatale40. Il était en tout cas incontestablement suivi par le G.P.U. comme l'étaient, avant lui, Sedov et Reiss. Le 8 juillet, dans le métro parisien, il se fait voler sa serviette contenant des documents politiques, imprudemment déposée dans le filet à bagages. Une semaine après, il disparaît de son domicile. On ne le retrouvera que par petits morceaux et seulement en partie. Découpé par un professionnel - un boucher, disent les enquêteurs -, son cadavre a été jeté dans la Seine en plusieurs paquets, dont ceux qui ont été retrouvés ont permis de l'identifier.

Le G.P.U. a signé son crime en adressant à un certain nombre de camarades de Klement une lettre dans laquelle il est fait état de la « collaboration » de Trotsky « avec le fascisme » et de la« banqueroute de la IVe Internationale ». Cette prétendue lettre de rupture n'explique nullement le cadavre alors, qu'elle porte, dans la forme et le fond, les marques de son origine, comme le démontre Trotsky. J .-P. Joubert a magnifiquement montré depuis, à la lecture de L’Humanité, comment, à travers ses comptes rendus de l'enquête, l'organe central du P.C.F. « couvre les traces des tueurs », ce qu'il n'aurait pas à faire s'il ne s'agissait pas des gens du G.P.U.41. On pourra discuter longtemps encore pour savoir si la lettre est de la victime, écrite sous la menace, ou, au contraire, l'œuvre d'un habile faussaire, mais cela ne change rien au fond, le meurtre de Klement.

C'est à la même époque que la jeune trotskyste américaine Sylvia Ageloff arrive à Paris et qu'elle y rencontre l'agent du G.P.U. Ramón Mercader et devient sa maîtresse. La rencontre a été organisée à New York avec beaucoup de soin et préparée par deux intermédiaires, une jeune militante du P.C. américain qui a voyagé avec Sylvia et une femme des services qui a pris le relais à Paris.

Une enquête sur ces gens révélerait la présence à ce moment à Paris de la mère de Mercader, Caridad et de son compagnon, le dirigeant du N.K.V.D. N.la Eitingon, qui porte alors le pseudonyme de Kotov. Elle révélerait aussi les liens de Ramón Mercader avec un agent français du N.K.V.D., Daniel Béranger et avec sa femme. L'homme avait, en 1935, tenté de gagner les dirigeants des Jeunesses socialistes, où il s'était infiltré, à la politique de Moscou et avait organisé une rencontre entre eux et les dirigeants des J.C. russes venus clandestinement en France. Mais il est probable que la police française ignorait ces hommes et ces détails. Quant aux militants internationaux liés à Trotsky, ils accueillirent amicalement le compagnon de Sylvia, qui rencontra ainsi à Paris, au moins, l'Américain James P. Cannon, venu pour la conférence de septembre, et sans doute quelques autres.

Là encore, les enquêtes ultérieures n'ont rien révélé. Mercader a-t-il été mêlé au meurtre de Klement, comme l'a fait supposer son absence de Paris au moment de la disparition de l'ancien secrétaire de Trotsky ? Cherchait-il, dès cette époque, en se liant avec Sylvia, comme l'avaient décidé ses chefs au plus haut niveau, un accès ultérieur à la maison de Trotsky, qu'elle devait effectivement lui ouvrir en 1940 ? Il faut se contenter de ces questions sans réponses.

On peut également se demander dans quelle mesure l'entourage de Trotsky aurait pu mieux se protéger et surtout le protéger de l'entreprise qui se tramait dans l'ombre. La réponse ne fait aucun doute : il eût peut-être suffi d'un peu de continuité dans les précautions. L'affaire Zborowski en est la preuve. Des hommes comme Naville le soupçonnent ouvertement et le disent. Trotsky reçoit une lettre anonyme - elle émane en réalité de Feldbine, dit Alexandre Orlov - qui lui révèle son rôle et les rapports qu'il entretient avec les « services » à Paris42. Rien de cela n'est vérifié, alors qu'une simple filature aurait permis de découvrir ses rencontres et les hommes qu'il retrouvait régulièrement. Mais on ne sait même pas - et c'est finalement peu probable - si la lettre de Trotsky sur cette affaire est arrivée en France43.

Seul, semble-t-il, le hasard permet à Trotsky et à ses amis d'avoir la quasi-certitude du rôle exact joué dans le passé par Roman Weil et Sénine. La certitude ne viendra qu'après la guerre, quand ces deux-là, ainsi que Zborowski, seront démasqués par les services secrets américains...

Trotsky n'avait guère confiance dans les autorités policières et judiciaires de la France sous le gouvernement du Front populaire pour faire le ménage sur leur territoire et se débarrasser des agents du G.P.U. Déjà, en 1937, il avait suggéré au juge d'instruction chargé de l'enquête du vol de ses archives d'interroger l'homme qu'il présentait comme le représentant du G.P.U. dans le P.C.F. et son principal agent en France, Jacques Duclos. Le 24 août 1938, il s'adressa au juge d'instruction chargé de l'enquête sur la mort de Sedov et lui dit qu'il ne trouvait, de la part des autorités françaises, aucun désir de faire la lumière sur cette affaire comme, de façon générale, sur toutes celles où le G.P.U. était impliqué :

« Iagoda a conduit l'une de mes filles à une mort prématurée et l'autre au suicide. Il a arrêté mes deux gendres qui, par la suite, ont disparu sans laisser de traces. Le G.P.U. a arrêté mon fils cadet, Serge, sous l'invraisemblable accusation d'avoir empoisonné des ouvriers : après quoi le prisonnier a disparu. Le G.P.U., par ses persécutions, a poussé au suicide deux de mes secrétaires, Glazman et Boutov, qui ont préféré mourir que de faire, sous la dictée de Iagoda, des déclarations déshonorantes. Deux autres de mes secrétaires russes, Poznansky et Sermouks, ont disparu en Sibérie sans laisser de traces. Tout récemment, le G.P.U. a enlevé en France un autre de mes anciens secrétaires, Rudolf Klement. La police française le retouvera-t-elle ? Voudra-t-elle le rechercher ? Je me permets d'en douter. La liste des personnes énumérées ci-dessus ne comprend que les personnes les plus proches de moi. Je ne parle pas des milliers et des dizaines de milliers d’hommes qui ont péri en U.R.S.S. des mains du G.P.U. Comme " trotskystes "44. »

Trotsky sentait juste, bien qu'il ne fût en possession d'aucune information concernant le massacre systématique en U.R.S.S. de ses camarades d'idées. Ce n'est que dans les années soixante, plus de vingt ans après sa mort qu'ont été publiées sur ce point les premières informations, complétées en 1978 par Maria Mikhailovna Joffé, unique rescapée d'une génération exterminée.

Bien des « trotskystes » connus ont disparu en 1938 au moment où commença le dernier acte de la tragédie. Nous ignorons, par exemple, ce que fut, en 1935 le procès au cours duquel des hommes dont nous connaissons les noms, comme Solntsev et Iakovine, des compagnons de déportation de Victor Serge, Pankratov et Pevzner, furent impliqués. Nombre d'entre eux ont vraisemblablement disparu dans le cours des préparatifs des procès de Moscou où l'on ne peut douter que les dirigeants du G.P.U. auraient éprouvé beaucoup de satisfaction à présenter un « trotskyste » authentique, ce que la résistance acharnée de ces derniers rendit finalement impossible. Certains sont peut-être morts de maladie, d'épuisement, sans que personne puisse transmettre l'information. Au nombre de tous ces « disparus », mentionnons Pankratov et Pevzner, justement, Man Nevelson et P.I. Volkov, les maris de Nina et Zina, et les anciens proches collaborateurs de Trotsky, V.B. Eltsine et N.I. Sermouks.

En revanche, ce sont des noms très connus de nos lecteurs que nous retrouvons au cours de l'année 1936 quand les « trotskystes » sont regroupés dans la nébuleuse des camps de la Petchora, au-delà du cercle polaire, autour du bagne de Vorkouta. Il y a là des hommes et des femmes qui ont été les dirigeants de la fraction dans les isolateurs et dans les camps : I.M. Poznansky est là, ainsi que V.V. Kossior, Grigori Iakovine et F.N. Dingelstedt, les anciens de Leningrad, Sokrat Gevorkian, les frères de Tsintsadzé, les étudiants Melnais et Slitinsky, des femmes qui ont joué un rôle important comme Moussia Magid, Ida Choumskaia, M.M. Joffé et la vieille amie personnelle de Natalia Ivanovna, la compagne d'Aleksandr Beloborodov, Faina Viktorovna Iablonskaia, professeur d'histoire à l'Institut du journalisme au temps de Lénine. On trouve aussi à leurs côtés des membres des familles de victimes des procès, assimilées au trotskysme : la sœur de Zinoviev, un médecin, Varvara, la fille d'I.N. Smirnov, Sonia, la fille de Dreitsel. Ces hommes et ces femmes se sont battus jusqu'au bout. Citons à ce sujet un article qui résume ce combat :

« Le menchevik M. B., rescapé de Vorkouta, dépeint ces militants - ses adversaires politiques - qu'il évalue à plusieurs milliers, dont mille dans le camp où il vivait lui-même : ils refusent de travailler au-delà de huit heures, ignorent systématiquement le règlement, de façon organisée, critiquent ouvertement Staline et la ligne générale, tout en se déclarant prêts à la défense inconditionnelle de l'U.R.S.S. A l'automne de 1936, après le premier procès de Moscou, ils ont organisé meetings et manifestations de protestation, puis fait décider en assemblée générale, après intervention de leurs dirigeants, une grève de la faim. Leurs revendications sont, selon Maria M. Joffé : 1) Le regroupement des politiques, avec séparation des éléments criminels de droit commun ; 2) La réunion des familles dispersées dans des camps différents ; 3) Un travail conforme à la spécialité professionnelle ; 4) Le droit de recevoir livres et journaux ; 5) L’amélioration des conditions de nourriture et de vie. Le menchevik M. B. ajoute la journée de huit heures, l'envoi hors des régions polaires des invalides, des femmes et des personnes âgées. Le comité de grève élu comprend G.Ja. Iakovine, Sokrat Gevorkian, Vasso Donadzé et Sacha Milechine, tous bolcheviks-léninistes, les trois premiers vétérans des grèves de la faim de 1931 et 1933 à Verkhnéouralsk45. »

Tous les éléments d'information se recoupent : la grève, commencée le 27 octobre 1936, date symbolique, dure cent trente-deux jours, tous les moyens étant employés pour la briser, de l'alimentation forcée à l'arrêt du chauffage par des températures extérieures de -50°. Les grévistes tiennent, et, au début mars, l'ordre vient de Moscou de satisfaire les revendications et de commencer la réalimentation des grévistes sous contrôle médical.

Les autorités n'ont pas l'intention de tenir leurs promesses, et tous les abus recommencent après quelques mois de trêve. finalement les « trotskystes » et ceux qui les ont accompagnés dans la grève de la faim sont regroupés à Vorkouta dans une vieille briquetterie entourée de barbelés, militairement gardée jour et nuit. Nous avons quelques bribes d'information sur ce dernier asile des militants de la fraction bolchevik-léniniste. Un vieux détenu raconte:

« Nous avions un journal oral, La Pravda derrière les barreaux, nous avions de petits groupes, des cercles où il y avait beaucoup de gens intelligents et instruits. De temps en temps on publiait une feuille satirique. Vilka, le délégué de notre baraquement, était journaliste, les gens dessinaient des illustrations sur le mur. On riait aussi. Il y avait beaucoup de jeunes46. »

Maria Mikhailovna Joffé, elle, atteste :

« La briquetterie avait réuni sous son toit délabré le meilleur de l'élite créatrice des camps ; le peuple des esprits vaillants et courageux. Avec leurs arguments et leur entraînement, leur capacité à donner des réponses logiques, parfois prophétiques, ils avaient apporté un dynamisme de vie dans l'existence statique intolérable de cette boîte incroyablement gelée et pleine de malades47… »

C'est un matin de mars 1938 que commence pour eux le dernier voyage. Trente-cinq détenus reçoivent une ration de tabac et l'ordre de se tenir prêts pour un « transport ». Les trente-cinq, hommes et femmes, bolcheviks-léninistes, sont emmenés dans une clairière, alignés le long de fosses préparées à l'avance et exécutés sur place à la mitrailleuse. Ils chantent jusqu'à ce que leurs corps s'effondrent enchevêtrés par grappes. Le commandant du camp, Kachkétine, est présent. C'est lui qui a donné l'ordre de tirer : il veillera, tous les jours qui suivent, à l'exécution de ces prisonniers-là, jusqu'au dernier. Nous retiendrons encore, des images transmises par Maria Joffé, celle de la mort de Faina Iablonskaia, « belle et qui gardait la tête haute malgré ses mains liées derrière le dos48 », au-dessus du manteau rouge de sang de l'ancienne komsomol Raia V. Loukinova gisant sans vie dans la neige.

Les haut-parleurs des camps donnent la liste des exécutés: le nom de Iakovine vient en premier, suivi des membres du comité de grève, Donadzé, Milechine, Gevorkian... M. M. Joffé a échappé à ce massacre-là : le commandant Kachkétine, caressant des rêves de grandeur, se l'était gardée sous la main dans l'espoir de lui arracher des « aveux » qui eussent pu lui valoir un avancement juteux. Convoqué par Staline avant d'avoir abouti, il est fusillé en arrivant à Moscou, sans doute comme témoin gênant et trop bien informé de ce massacre de masse.

Maria Mikhailovna l'a écouté éructant après boire, et évoquant le discours de Staline au plénum d'août 1927 sur la croissance de l'Opposition, « ces cadres qu'on ne pourrait extirper que par la guerre civile49 ». Et elle comprend alors ce qu'elle n'écrira que quarante ans plus tard :

« Émergeant de ces paroles, que Kachkétine avait apprises par cœur, la tragédie commençait par des tortures, des meurtres, des exécutions de masse de plusieurs milliers de trotskystes à Vorkouta et Kolyma - et la complète destruction de la génération d'Octobre et de la guerre civile " infestée par l'hérésie trotskyste "…
« Puisqu'il y a " de plus en plus d'oppositionnels " dans le parti et que c'est une menace directe pour l'autorité du Grand Homme - il n'y a pas de temps à perdre. Aussi invoque-t-on pour les représailles les raisons les plus incroyables et les plus extraordinairement monstrueuses : tentatives d'assassinat, préparation de l'insurrection armée jusqu'à des négociations secrètes avec les pays capitalistes. Jusqu'à ces procès impossibles, impensables.
« Ce sont en réalité les procès de Lénine, de Trotsky et de la Révolution d'Octobre50. »
* * *

Trotsky n'a jamais connu les conditions de ce massacre... On peut cependant penser qu'il s'est douté du sort de ses camarades et de ses amis. L'expérience de la guerre civile, qui l'a vacciné contre la nausée devant les holocaustes, le protège-t-elle aussi contre le sentiment désespérant que Victor Serge disait la vérité quand il lui parlait en 1936 de ces hommes voués au massacre :

« Une seule autorité subsiste : la vôtre. Vous avez là-bas une situation morale incomparable, des dévouements absolus51. »

Depuis 1936, en vérité, à travers Lev Sedov comme à travers Ignace Reiss, à travers Klement comme Poznansky, à travers Erwin Wolf comme Iakovine, c'est vers lui qu'est tournée ce qu'il appelle « la gueule des Mausers ».

Notes

* Véronique Lossky, auteur de Marina Tsvétaeva. Un itinéraire politique, Malakoff, 1987, nous apprend par exemple qu'elle a eu la chance de lire deux dossiers d'archives françaises, de police d'environ deux cents pages, consacrées à Reiss et à son meurtre (p. 372, n.48). Apparemment aucun historien spécialiste n'a eu la même chance. Mais nous avons lu à Stanford un document de la Sûreté qui est sans doute la traduction anglaise de l'un d'eux !!

* Thémistokles Papasissis, Der König muss sterben, pp. 55-75, a étudié la période 1932- 1934 dans laquelle Abbiate tenait à Belgrade un restaurant de luxe, couverture d'activités d'espionnage. Il s'enfuit après l'assassinat du roi Alexandre auquel il semble avoir été mêlé.

* Dans une lettre récente au New York Times. du 6 mars 1988, le fils de Kondratiev, qui vit aujourd'hui aux Etats-Unis, accuse Reiss d'avoir divulgué des secrets militaires à l'Allemagne nazie et poursuit ainsi la vengeance stalinienne.

* La mort d'Ordjonikidzé d'une crise cardiaque a été annoncée par un communiqué officiel du 19 février 1937. C'est dans son discours au XXIIe congres que N. S. Khrouchtchev a assuré qu'il s'était suicidé. Roy Medvedev récapitule dans Let History Judge, pp. 193-196, les témoignages qui suggèrent la possibilité d’un meurtre.

* Ma demande de consulter aux Archives nationales le dossier concernant la disparition de Marc Rein s'est heurtée à un refus du ministre de l'Intérieur, M. Pasqua.

Références

1 Il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sérieux. La « grande traque » des révolutionnaires en Espagne fera l'objet d'un prochain travail.

2 P Broué, « La main-d'œuvre blanche de Staline », Cahiers Léon Trotsky, n° 24, décembre 1985, pp. 73-84.

3 Michel Lequenne, « Les demi-aveux de Zborowski », Cahiers Léon Trotsky, n° 13, mars 1983, pp. 25-43 et Gérard Rosenthal, op. cit., pp. 271-273. voir également l'enquête parlementaire aux Etats-Unis et le compte rendu des dépositions de Zborowski et de Lola Dallin dans Scope of Soviet Activity in The United States, n° 4 et 5, séances du 29 février et du 2 mars 1956, Washington, 1956.

4 Scope, n° 4, pp. 82-83 ; Lequenne, op. cit., p. 29.

5 Ibidem, p. 30.

6 Ibidem.

7 Ibidem.

8 Ibidem, pp. 30-31.

9 Ibidem, p. 32.

10 Témoignage de Raymond Molinier.

11 Multiples renseignements sur tous ces personnages dans les pièces de l'enquête sur l'assassinat de Reiss, A.H., 17299, 148 pages, et dans un résumé en anglais du dossier aux archives de l'Institution Hoover.

12 Trotsky, Œuvres, 16, p. 190.

13 Note, Préfecture de Police, 27 et 28 janvier 1937, archives Préfecture de Police.

14 Œuvres, 16, p. 90.

15 Sur Reiss, le récit de sa veuve, Elsa Poretski, Les Nôtres, Paris, 1969.

16 Texte reproduit dans L'Assassinat d'Ignace Reiss, Paris 1938, pp. 32-36.

17 Cyril Henkin, L'Espionnage soviétique, Paris, 1981, p. 50.

18 Alain Brossat, Agents de Staline, Paris 1988, notamment les chapitres où Rodzévitch et Véra Trail avaient été interrogés dans le cours de l'enquête sur le meurtre de Reiss.

19 « Victoire de Staline sur le parti » est le titre du chapitre 22 du livre de L. Schapiro The Communist Party of The Soviet Union.

20 Merle Fainsod, Smolensk under Soviet Rule, Cambridge, Ma., 1958.

21 Ibidem. p. 322.

22 Ibidem. p. 422.

23 Ibidem, p. 234.

24 Ibidem. p. 235.

25 Ibidem, p. 237.

26 J. Hernandez, La Grande trahison, Paris, 1953, pp. 103-107.

27 P. Broué « La dernière Mission de Wolf », Cahiers Léon Trotsky, n° 10, juin 1982, pp. 75-84.

28 P. Broué « Procès manqué à Prague » : l'affaire Grylewicz », Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1979, pp. 141-150.

29 P. Broué, « Procès d'Américains à Moscou ou Procès de Moscou à New York : l'affaire Robinson-Rubens », ibidem., pp.151-200.

30 Ibidem, pp. 160-164.

31 M.F. Kahn et J.M. Krivine, « La mort de Sedov », Cahiers Léon Trotsky, 13 mars 1983, pp. 25-43.

32 Van, op. cit., pp. 176-177.

33 Trotsky, « Léon Sedov, l'homme, l'ami, le militant », Œuvres, 16, p. 194, 20 février 1938, A.H., T 4281.

34 Trotsky, A. & M. Rosmer, Correspondance, pp. 258-263.

35 Rosenthal, op. cit., pp. 305-308.

36 R. Revol « Procès de Moscou en Espagne », Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1971, pp. 130-132.

37 Ibidem. pp. 121-130.

38 Rosenthal, op. cit., pp. 275-280.

39 P. Broué, « Quelques collaborateurs de Trotsky », Cahiers Léon Trotsky, n° 1, janvier 1979, pp. .73-76.

40 L'homme qui aurait été recherché par la police, appelé Kauffman par certaines sources policières, serait en réalité appelé Toman, selon des documents des archives Robrieux ; indication donnée verbalement par Philippe Robrieux.

41 Jean P. Joubert, « Quand L'Humanité couvrait les traces des tueurs », Cahiers Leon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1979 pp. 203-206.

42 Orlov à Trotsky, 27 décembre 1937, A.H., 6137.

43 Trotsky à ses camarades des Etats-Unis, 1er janvier 1939, A.H., 8105 ; Œuvres, 20, pp. 29-30.

44 Trotsky à Pagenel, 24 octobre 1938. A.H., T 4389, Œuvres 18, pp. 251-252.

45 P. Broué, « Les trotskystes en U.R.S.S., 1929-1938 », Cahiers Leon Trotsky, n° 6, 1980, pp. 5-65, ici p. 58.

46 Cité par Maria Joffé, One Long Night, pp.41-42.

47 Ibidem, p. 44.

48 Ibidem, p. 34.

49 Ibidem, p. 188.

50 Ibidem, p. 190.

51 Serge à Trotsky, 27 mai 1936, A.H., 5013, cité par P. Broué, « Les Trotskystes », p. 56.

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