1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
IX - Notre travail révolutionnaire et la diplomatie des réformistes

Grâce aux trafiquants de toute sorte et aux nombreux émigrés touchés par la mobilisation qui se rendaient en Russie, les relations avec Saint-Pétersbourg étaient relativement faciles. Les premiers temps, on pouvait transmettre directement les lettres aux passagers des bateaux qui faisaient le service entre Stockholm et les ports finlandais d'Abo et de Raumo. Mais, à mesure que se développaient les hostilités, les frontières étaient plus sévèrement gardées, tous les voyageurs étaient fouillés, de sorte qu'au début de l'hiver il me fallut chercher d'autres moyens de communication.

Dans ce but, je fis connaissance de plusieurs militants syndicaux. Construits sur le modèle des syndicats allemands, dont ils suivaient à peu près la tactique, les syndicats suédois étaient très forts et avaient déjà une expérience considérable. J'entrai en relations avec le président de l'organisation centrale, les ouvriers des métaux, du cuir et des transports. Le président du syndicat des transports, Carl Lindley, admirateur enthousiaste des Anglais, trade-unioniste par tempérament, me fut d'un grand secours dans l'organisation de la liaison avec la Finlande. Il avait de nombreuses relations avec les pêcheurs et les marins du golfe de Bothnie et, grâce à ses indications, je vis qu'il n'était pas difficile d'organiser par mer un service de transport clandestin entre la Suède et la Russie ; mais il fallait y mettre le prix. J'exposai la chose au Comité de St-Pétersbourg et à notre fraction parlementaire, mais ils me firent savoir qu'il leur était impossible de me délivrer la somme nécessaire (de trois à cinq cents roubles par mois). Mon entretien même leur était à charge, de sorte qu'un jour, dans une lettre à laquelle ils joignaient cent roubles, ils me prévinrent d'avoir désormais à me débrouiller par mes propres moyens. Il ne fallait pas songer à trouver du travail, la guerre ayant provoqué au début un fort chômage en Suède. Quant à la colonie russe, qui comptait pourtant un grand nombre de riches commerçants, je savais fort bien qu'il était inutile de m'adresser à elle. De son côté, le Comité Central de notre Parti à l'étranger était trop pauvre pour m'assigner les fonds nécessaire. Pour continuer mon action, j'eus recours aux emprunts ; néanmoins, je dus limiter considérablement le nombre de mes envois.

Dans les premiers jours de novembre parut le 33e numéro du Social-Démocrate. Il s'agissait de le faire parvenir en Russie. C'est alors que je résolus d'utiliser mes relations parmi les cordonniers.

Comme on fouillait les gens à la frontière, les voyageurs allant en Russie refusaient de se charger de documents compromettants. Il fallait trouver un moyen de dissimuler les envois. Je donnai mes souliers à un cordonnier qui m'avait été spécialement recommandé comme un homme sûr et lui demandai d'en évider le talon et la semelle et d'y mettre les numéros du Social-Démocrate, imprimé sur papier extrêmement mince. La chose faite, je portai quelque peu mes chaussures pour qu'elles ne parussent pas nouvellement réparées. Dans la première paire, on ne put faire entrer que très peu de numéros, qui furent expédiés par des voies détournées au camarade Pétrovsky à St-Pétersbourg. Mais mon ami le cordonnier acquit bientôt une telle habileté qu'il parvint à insérer jusqu'à vingt numéros dans une paire de chaussures.

La parution de l'organe de notre Parti, où se trouvait nettement déterminée l'attitude à adopter par la social-démocratie révolutionnaire envers la guerre, ainsi que la diffusion dans la presse Scandinave des nouvelles de Russie et de la réponse de la fraction parlementaire au télégramme de Vandervelde, eurent pour effet de mettre en branle toutes les forces hostiles à la révolution russe. Parmi les émigrés fixés à Stockholm, nous avions alors des ennemis acharnés : les liquidateurs comme Larine (M. Lourier), représentant du Comité d'organisation et correspondant des Rousskie Viédomosti, Lévine (Daline), etc. Quoique je ne les connusse pas personnellement, ils m'honoraient d'une haine particulière. Ils accueillaient avec une hostilité, une fureur incompréhensibles toutes les communications de St-Pétersbourg que je faisais passer à la presse locale. Ils allaient trouver les camarades suédois et s'efforçaient par tous les moyens de discréditer notre Parti et nos organisations illégales en Russie. Mais leurs efforts échouèrent. Les jeunes social-démocrates comprirent rapidement à qui ils avaient affaire et n'attribuèrent aucune importance aux intrigues de Larine. Quoique malade, ce dernier était d'une activité inlassable et, fréquemment, je ne pouvais m'empêcher d'admirer son dévouement sans borne à la cause de l'opportunisme.

Vers la fin d'octobre 1914, Troelstra, chef des social-démocrates hollandais et opportuniste avéré, arriva à Stockholm pour s'acquitter d'une mission diplomatique que lui avaient confiée les social-démocrates allemands. Il s'agissait d'obtenir le consentement des Suédois au transfert du Bureau socialiste international à Amsterdam et d'expliquer aux socialistes Scandinaves hésitants que les Allemands avaient raison de « défendre leur patrie ».

Ayant appris que le parti social-démocrate ouvrier russe avait un représentant à Stockholm, Troelstra demanda à me voir. J'y consentis. L'entrevue eut lieu dans un hôtel en présence de Kollontaï et de quelques autres camarades. Larine, qui en avait eu connaissance, vint également accompagné de Daline. Je communiquai à Troelstra les renseignements que j'avais sur la Russie et lui transmis notre Manifeste ainsi que la réponse à Vandervelde. Troelstra me demanda de lui exposer sous forme de lettre l'attitude des ouvriers pétersbourgois envers la guerre et de lui expliquer pourquoi celle des révolutionnaires russes était maintenant tout autre qu'au moment du conflit russo-japonais. Voici cette lettre dont j'ai conservé le brouillon :

Cher camarade,
Vous me demandez de vous écrire ce que pense le prolétariat pétersbourgeois de la façon dont les Allemands posent la question de la « lutte contre le tsarisme ». Tout d'abord, je dois vous dire qu'au moment de la déclaration de guerre, nous, ouvriers de Saint-Pétersbourg, Moscou, Riga, Bakou, etc., nous étions dans une période de grèves économiques et politiques. A Saint-Pétersbourg, nous venions de nous battre sur les barricades. Aux jours de la mobilisation, accompagnant les réservistes aux points de rassemblement, les masses ouvrières, en signe de protestation, défilaient par la ville avec des drapeaux rouges, Au début, nous, ouvriers de St-Pétersbourg, nous ne pouvions croire à la possibilité de ia guerre. Nous savions que, de l'autre côté de la frontière, dans les pays libres, il y avait de puissantes armées d'ouvriers organisés qui, nous l'espérions, ne permettraient pas qu'on les menât s'entretuer.
Mais de tristes nouvelles nous parvinrent. La grande social-démocrate allemande trahissait le socialisme et la solidarité internationale ; l'état-major allemand escomptait vaincre les troupes russes avec le concours de notre révolution. Quant à nos anciens maîtres (Kautsky et autres), ils assignaient à l'impérialisme allemand le rôle de « libérateur » du peuple russe. Nous connaissons trop bien nos ennemis de classe pour nous laisser abuser sur la nature de cette guerre et passer un compromis avec un gouvernement bourgeois quelconque. Notre gouvernement, lui aussi, prétend au rôle de libérateur des nations slaves, quoiqu'il tienne son propre peuple dans l'ignorance et l'esclavage. Mais, quelque horribles que soient les conditions de notre existence, maintenant que nous n'avons plus de presse, notre classe ouvrière, à quelques exceptions prés, est loin de donner dans le chauvinisme, et d'accorder sa confiance au gouvernement tsariste.
Nous sommes profondément indignés de la fraternisation de la « démocratie » française avec le tsarisme ; par contre nous nous réjouissons en voyant qu'une partie des socialistes anglais, malgré l'apostasie générale, n'a pas oublié les éléments du socialisme et combat de toutes ses forces les visées de l'impérialisme britannique.
Vous êtes étonné que les révolutionnaires russes aient modifié leur attitude envers la guerre ; en particulier, vous ne comprenez pas la conduite de la « société russe » qui, autrefois, protestait tout entière contre la guerre avec le Japon et qui, maintenant, au contraire, semble s'être réconciliée avec le tsarisme.
En principe, l'attitude des socialistes russes envers la guerre est restée la même ; mais, depuis 1904, la situation a beaucoup changé dans notre pays. Nous avons traversé une époque révolutionnaire où se sont manifestés d'une façon éclatante l'esprit réactionnaire et la poltronnerie du libéralisme. La guerre russo-japonaise a été accueillie défavorablement par la bourgeoisie russe parce que la Mandchourie et les autres territoires d'Extrême-Orient ne présentaient, par suite de leur éloignée et de leur population extrêmement faible aucun intérêt pour le capital. Aussi, cette guerre était-elle considérée comme une entreprise dynastique, une aventure destinée à favoriser les spéculations de la Cour sur les bois d'Extrême-Orient. La guerre actuelle menée soi-disant pour la liberté de la Galicie, la République française et la démocratie belge, a également pour le tsarisme un intérêt dynastique ; mais elle a en outre pour les grands propriétaires fonciers et les capitalistes russes un intérêt économique. Pour te tsarisme, la « Grande Russie », c'est le salut contre la révolution imminente ; pour les capitalistes et les seigneurs terriens, c'est l'ouverture des Détroits et la révision du traité commercial par lequel les diplomates du tsar ont vendu en 1900 les intérêts de la Russie au capital allemand. C'est ainsi seulement que s'explique la « volte-face » de la « société russe », le prolétariat excepté.
L'étonnement des socialistes allemands de ne pas nous voir nous réjouir de la « guerre sainte » qu'ils ont déclarée avec leur gouvernement au « tsarisme russe » n'est ni plus ni moins qu'une hypocrisie destinée à masquer aux yeux de la masse leur propre trahison envers l'Internationale et le socialisme.
Dans notre lutte pénible contre le tsarisme nous avons toujours été heureux de recevoir l'aide de tous ceux qui sont nos frères par le travail et par les idées, mais nous n'avons jamais demandé ni attendu de la féodalité allemande, de l'empereur Guillaume, conseiller et ami du tsar, un secours à la révolution russe.
Nous ne renonçons pas à la lutte contre le tsarisme, mais, dans celle lutte, nous comptons uniquement sur nos forces.
Au lieu d'envoyer Guillaume II à notre aide, les social-démocrates allemands feraient mieux de tourner leurs pièces de 420 contre leurs hobereaux. Quant à nous, nous espérons bien employer contre le tsarisme lui-même son propre matériel de guerre.
C'est là le point de vue que soutiennent également nos frères, les travailleurs de Finlande, qui ont repoussé toutes les avances du capitalisme belliqueux d'Allemagne.
Le prolétariat révolutionnaire russe, avec toutes les nationalités opprimées, espère triompher sans composer avec aucun gouvernement.
Salut fraternel.
A. BELENINE.
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