1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
XIII - En Angleterre

Pendant la guerre, les communications entre la Norvège et l'Angleterre s'effectuaient par Bergen et Newcastle. Les bateaux risquant à chaque instant de tomber sur une mine ou de rencontrer un sous-marin ou un navire de guerre allemand, les armateurs en avaient profité pour élever considérablement le prix de la traversée et réalisaient des bénéfices fabuleux.

La ligne de Christiania à Bergen est une des plus belles de l'Europe septentrionale. Contournant des pics, traversant des gorges, longeant des lacs cristallins ou de profonds ravins, tantôt elle s'enfonce sous terre et tantôt escalade des monts recouverts d'une neige éternelle. Paysage merveilleux ! Des milliers de touristes viennent chaque année lui payer leur tribut d'admiration.

La petite ville de Bergen est située au pied de hautes montagnes sur le rivage du fjord du même nom. Malgré la guerre, le port était très animé. Les Anglais contrôlaient rigoureusement tous les départs de bateaux.

Les transports maritimes étaient assurés par quelques navires assez inconfortables, d'un déplacement maximum de 2 000 tonnes. Avant de s'embarquer, les passagers devaient, munis d'un passeport en bonne et due forme et déjà visé, se présenter personnellement à des délégués anglais qui les soumettaient à un interrogatoire serré et, selon les cas, leur délivraient ou leur refusaient le laissez-passer pour le bateau. Je fus assez heureux pour ne pas exciter leurs soupçons et je m'embarquai pour l'Angleterre.

Le départ ainsi que l'arrivée des bateaux étaient tenus secrets. En vue des côtes d'Angleterre, il était interdit aux passagers de monter sur le pont. L'embouchure du Tyne était minée et, tout le long du fleuve, les passagers devaient rester dans leurs cabines. Après 40 heures de traversée, le bateau jeta l'ancre à Newcastle. Là, nouvel examen des passeports et visite des bagages, après quoi on put débarquer. Je me rendis à la gare où, après avoir erré par d'innombrables escaliers et couloirs, je trouvai enfin le train de Londres qui, quelques minutes plus tard, sans l'affairement, le vacarme effroyable, les coups de sonnette multiples habituels dans notre pays, se mit tranquillement en marche. Il n'y avait que des wagons de première et de troisième classe, tous confortables et pratiques. Chaque compartiment avait une porte donnant sur le quai. Le train glissait silencieusement, sans cahots aucuns, sur une voie idéale où le danger de déraillement est réduit au minimum. Partout, de la propreté, de l'ordre, du confort. Quelques heures plus tard, j'étais à Londres.

J'avais déjà, avant la guerre, fait plusieurs séjours dans la vieille capitale brumeuse et enfumée de la Grande-Bretagne où j'avais travaillé notamment au parc d'aviation. Rien dans les rues ne faisait encore sentir la guerre, sauf la circulation inusitée des militaires et, pendant la nuit, la faiblesse de l'éclairage : par crainte des zeppelins, les réverbères avaient été coiffés d'abat-jour ou étaient coloriés et ne donnaient qu'une lumière diffuse.

J'allai trouver un de mes anciens amis le « père » Harrison (Litvinov). Grâce à son concours et aux indications d'un vieil émigré, je parvins à dénicher un logement et me mis immédiatement à la recherche d'un travail. A cet effet, j'achetai chaque matin le Daily Chronicle où il y avait une rubrique spéciale pour la demande de main-d'œuvre. J'envoyai également une carte postale à mon ancienne place à Hendon. Étant tombé sur une annonce où l'on réclamait des tourneurs dans une usine d'automobiles de Wembley, j'allai m'y présenter. Le gérant, un Suisse parlant le français, m'accepta immédiatement et, le lendemain, je me mis au travail. Après avoir éprouvé mes capacités, on m'affecta à la première catégorie des tourneurs à raison de un shilling l'heure.

Au début, je retournai chaque soir coucher chez moi à Londres, mais cela me prenait journellement deux heures. Aussi m'établis-je bientôt à Wembley même, où mes camarades avaient des chambres meublées avec pension complète pour 18 shillings par semaine. Nous travaillions 9 heures et demie par jour et 5 heures le samedi. La liberté était très grande. Les Anglais travaillaient sans se presser, mais abattaient beaucoup d'ouvrage et n'aimaient pas qu'on cherchât à faire de la vitesse. Dès les premiers jours, je fus avec eux en excellents rapports. Ils apprirent que j'étais révolutionnaire, ennemi de la guerre et souvent nous avions autour de nos machines des discussions peu compliquées, parfois avec l'aide d'un traducteur. La plupart étaient affiliés à l'Amalgamated Society of Engineers, c'est-à-dire à l'union des ouvriers mécaniciens. Il était extrêmement difficile aux étrangers de se faire admettre. Les dirigeants des trade-unions étaient des nationalistes forcenés et, quoique leurs organisations adhérassent formellement aux unions internationales, elles n'en suivaient guère les règles.

J'exhibai au représentant de l'Amalgamated Society mes cartes de syndiqué des autres pays où j'avais travaillé et lui demandai de m'inscrire parmi les membres de son organisation. Il se rendit au siège de cette dernière qui se trouvait à Chiswick et, à son retour, me déclara que ma « connaissance du métier et des usages ouvriers » me donnant le droit d'entrer dans l'union, je devrais venir le samedi suivant à l'assemblée où aurait lieu ma réception définitive. Une semaine plus tard, je me rendis à Chiswick. L'union occupait plusieurs pièces dans un des restaurants de la ville. Dans l'une d'elles, on conservait dans une malle spéciale les dossiers, registres, documents et papiers divers de l'organisation. Lorsque je pénétrai dans la petite salle affectée aux réunions, une cinquantaine de camarades, et parmi eux quelques ouvriers devant être reçus ce jour-là dans l'union, étaient assis, attendant l'ouverture de l'assemblée. La séance ouverte, le président annonça que de nouveaux camarades désiraient s'affilier à l'organisation. J'étais le premier candidat. Le représentant de notre atelier déclara que je connaissais parfaitement mon métier, les coutumes des ouvriers et que je me conformais aux dispositions de l'union sur le salaire minimum. Le président ajouta que j'avais été déjà durant plusieurs années membre de divers syndicats de France et d'Allemagne, mais que néanmoins je devais être mis au courant de mes nouvelles obligations. Après avoir rassemblé autour de la table tous les candidats, il déploya un petit papier et nous lut une instruction sur les droits et les devoirs des membres de l'Union. Cette intronisation avec son caractère quelque peu mystérieux, rappelait les us et coutumes du compagnonnage, à l'époque où les ouvriers constituaient leurs unions secrètes contre les patrons.

La guerre avait suscité dans le Parti Socialiste, le Parti Ouvrier Indépendant et les trade-unions, les mêmes divergences de vues et les mêmes scissions que dans les organisations analogues des autres pays. Le leader de l'Indépendant Labour Party, Keir Hardie, considéré en Russie comme un opportuniste, était un adversaire acharné du parti militaire anglais. Il mourut au début de la guerre à son poste de militant et ce fut une perte extrêmement sensible pour le mouvement anglais. Un autre leader, considéré en Russie comme le « seul marxiste » d'Angleterre, l'aristocrate Hyndman, était alors un nationaliste et un chauvin avéré. Quelques camarades russes qui avaient eu affaire à lui de 1905 à 1908 le représentaient comme un politicien équivoque. L'ingénieur Mertens, émigré en Angleterre, certifiait que Hyndman était actionnaire et membre de la direction d'une fabrique de mitrailleuses et de fusils, ce qui expliquait jusqu'à un certain point son bellicisme.

Le Parti Indépendant menait une propagande active contre la guerre. Dès le début, il avait lancé un « manifeste » dans lequel il exposait nettement sa position pacifiste et antimilitariste, mais ne montrait aux ouvriers aucune issue pratique à leur situation. Dans son hebdomadaire, le Labour Leader, il développa inlassablement les mots d'ordre pacifistes dirigés contre la guerre. En outre, il édita un grand nombre de livres, brochures et pamphlets dans lesquels il dévoilait la culpabilité du gouvernement britannique dans le conflit mondial. Parmi ces ouvrages, il convient de signaler particulièrement celui intitulé : La diplomatie secrète, où il mettait à jour toute une série de machinations anglo-françaises contre l'Allemagne. Aussi, la presse bourgeoise menait-elle une campagne furieuse contre les Indépendants, qu'elle accusait d'être vendus aux Allemands. Le gouvernement interdit l'hebdomadaire, fit saisir les brochures, ferma l'imprimerie, mais les Indépendants n'en continuèrent pas moins leurs publications. Ils organisèrent également un grand nombre de réunions publiques, que la police ne cessa de saboter en envoyant des voyous et des espions pour y faire du tapage.

Le Parti Socialiste Britannique n'avait pas une action aussi brillante. Néanmoins, il publia un grand nombre de pamphlets et feuilles volantes contre le chauvinisme. Avec l'Independent Labour Party il chercha par tous les moyens à organiser la liaison internationale.

Par l'intermédiaire de Litvinov, un des plus anciens émigrés, je fis la connaissance d'un membre du Parlement, le socialiste indépendant Andersen, qui me mit au courant de l'action parlementaire de son parti. Vivement intéressé par le mouvement révolutionnaire russe, il me demanda d'écrire un article ou une brochure pour y exposer la situation de notre pays.

Dans la question de la guerre, les syndiqués anglais, sous la conduite de leurs dirigeants, s'étaient rangés du côté de leur gouvernement. La confédération des trade-unions publia un manifeste servile revêtu des signatures de la plupart des fédérations, mais où par bonheur pourtant ne figurait point le nom de l'Amalgamated Society of Engineers. Sans être aussi nationalistes que la majorité des autres corporations, ses métallurgistes étaient néanmoins politiquement très arriérés. Lorsque, le lendemain du 1er Mai, pendant lequel j'avais chômé, je vins à l'atelier, plusieurs de mes compagnons me demandèrent si je n'avais pas été malade la veille. Je leur expliquai que je n'avais pas travaillé à l'occasion du 1er Mai. Quelques jeunes ouvriers ne purent cacher leur étonnement et me demandèrent pourquoi je fêtai ce jour là plutôt qu'un autre. Et dire que de tels ouvriers vivent et travaillent au cœur même du mouvement ouvrier, à Londres !

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