1945

« Quoique écrit en novembre 1945, cet article est d'une actualité brûlante. Du Maroc à l'Iran, la révolte gronde. La Palestine, l'Égypte sont soulevées contre l'impéria­lisme anglais. L'Algérie, le Maroc veulent se délivrer du joug de l'impérialisme français. L'article de notre camarade T. Cliff permet de comprendre ce qui se dé­roule, condition première pour apporter notre aide aux exploités en lutte. »
(Introduction de l'article dans la revue IVeInternationale)
Numérisé par l'association Ra.d.a.r,  corrections et formatage HTML par la MIA.

Tony Cliff

Le Proche et le Moyen-Orient à la croisée des chemins

I

1945

Les récents événements du Proche et du Moyen Orient ont attiré l'attention du monde entier sur la situa­tion dans cette région. Les actions terroristes des formations militaires sionistes, les grèves et les manifes­tations des masses arabes au Caire, à Alexandrie, Damas, Beyrouth et Bag­dad contre le sionisme, et la con­centration de troupes anglaises en Palestine ont soulevé de nombreuses questions et pour y répondre il est nécessaire d'examiner les racines socialo-économiques du nœud de rela­tions dans lequel cette partie du monde est comprise.

Nous commencerons par un exa­men du facteur dont le rôle a été jus­qu'à maintenant déterminant : l'impé­rialisme.

L'enjeu impérialiste dans le Proche et le Moyen Orient

Le Moyen-Orient est de la plus grande importance pour les puissan­ces impérialistes, en particulier pour les quatre raisons suivantes: premiè­rement, en tant que voie de pénétra­tion vers d'autres contrées : Indes, Australie, Chine, etc. ; deuxièmement, en tant que source de matières pre­mières ; troisièmement, c'est un mar­ché important pour les produits ma­nufacturés : quatrièmement, c'est un champ ouvert aux investissements de capitaux. Il saute d'ailleurs aux yeux qu'il existe une étroite dépendance entre ces différents aspects de la question.

L'importance de cette région com­me voie de pénétration est bien con­nue. Le canal de Suez raccourcit la route Europe-Orient d'une manière considérable et une production vitale le traverse (90 à 100 % du total des importations anglaises de jute, thé et caoutchouc, de 70 à 90 % du chan­vre et du manganèse, 40 à 65% du riz, laine, café, zinc, plomb, etc...).

Le Moyen Orient constitue aussi une région à travers laquelle passent des voies de pénétration territoriales. Le Kaiser projetait de construire une voie de chemin de fer qui aurait mis l'Allemagne en communication avec le golfe Persique, la ligne Berlin-Bag­dad. Ce projet fut l'une des causes immédiates de la première guerre im­périaliste. La défaite de l'Allemagne y mit un terme. De son côté, la Grande-Bretagne mit sur pied une longue voie ferrée unissant presque toutes les colonies anglaises d'Afri­que (ligne du Cap au Caire) qui rejoint un large réseau unissant les pays du Proche et Moyen Orient : ligne du Cap à Haïfa, ligne Haïfa-Beyrouth-Tripoli (cette dernière rejoignant l'Anatolie et Constantinople), les li­gnes Haïfa-Hedjaz et Haïfa-Bagdad. Ces voies ferrées constituent un cer­cle de fer qui consolide et maintient l'Empire britannique.

Avec le développement de l'avia­tion, la possession de bases dans le Moyen Orient devint une arme déci­sive dans la lutte pour la suprématie aérienne. La ligne aérienne de Lon­dres à Bombay, Singapour, Hong-Kong et l'Australie passe à Haïfa. La ligne aérienne qui traverse l'Afrique orientale et va jusqu'au Cap, part du Caire. La ligne aérienne française de Saïgon, avant la guerre, passait par Marseille, Beyrouth, Bagdad, Bombay, Saïgon.

L'importance décisive de l'Orient arabe en tant que voie rie pénétration fut l'une des raisons principales des luttes qui opposèrent les puissances européennes au cours du siècle der­nier — les expéditions napoléonien­nes, la guerre contre la Turquie en 1832, la guerre de Crimée et la con­quête de l'Égypte en furent les con­séquences directes — et de même ce fut l'une des causes immédiates des première et seconde guerres mondia­les. Les voies de communications en­tre les pays et les peuples ne sont pas, dans la période capitaliste, des moyens de coopération internationale ou des garanties de paix, mais des su­jets de compétitions impérialistes et de guerres.

Renan était on ne peut plus dans le vrai lorsqu'il mentionnait la phra­se bien connue : « Je suis venu apporter non la paix, mais la guerre », en recevant Ferdinand de Lesseps, constructeur du canal de Suez, à l'Académie Fran­çaise, en avril 1885 : « Le grand mot : « Je suis venu apporter non la paix, mais la guerre, » a dû se présenter fréquemment à votre esprit. L'isthme coupé devient un détroit, c'est-à-dire un champ de bataille. Un seul Bosphore avait suffi jusqu'ici aux embarras du monde ; vous en avez créé un second, bien plus important que l'autre, car il ne met pas seulement en communication deux parties de mer intérieure : il sert de couloir de communication à toutes les grandes mers du globe. En cas de guerre maritime, il serait le suprême intérêt, le point pour l'occupation duquel tout le monde lutterait de vitesse. Vous aurez ainsi marqué la place des grandes batailles de l'avenir. »

Le creusement du canal de Suez transforma le Moyen-Orient en un vaste champ de bataille, mais le dé­veloppement de l'aviation a jeté et jettera à nouveau de l'huile sur le feu.

Le pétrole est la ressource la plus importante du Proche et du Moyen Orient. Jusqu'à maintenant une fai­ble partie seulement des champs pétrolifères a été l'objet d'évaluations, et il semble que toutes les estimations concernant les réserves de pétrole dans cette région soient bien au-des­sous de la vérité. Dans un rapport préparé pour la United States Petro­leum Resources Corporation, l'agent pétrolier K. Degolyer déclare : « Le centre de gravité de la production mondiale du pétrole se déplace du golfe du Mexique et de la sphère Caribéenne vers la région du Moyen Orient et du golfe Persique et il est probable qu'il continuera à se dépla­cer jusqu'à ce qu'il s'établisse défini­tivement dans cette région. »

L'exactitude de ce rapport est mise en lumière par les estimations des ressources en pétrole du Moyen Orient, vu que l'on a pu dire que l'Arabie saoudite, à elle seule, pour­rait satisfaire la demande mondiale durant quinze années. De plus il est prouvé que les possibilités de l'Iran et de l'Irak ne sont pas moindres que celles de l'Arabie saoudite.

Présentement la Grande-Bretagne détient une position décisive dans la production pétrolière au Moyen-Orient, comme on peut le voir d'après les détails suivant de ses participations dans les différentes exploita­tions (chiffres donnés pour 1 000 barils) :


Irak

Bahreïn

Arabie

Egypte

Iran

Total

%

Grande-Bretagne

13 067

_

_

9 125

75 000

97 192

79

U. S. A

6 533

7 300

5 475

_

_

19 308

16

France

6 533

_

_

_

_

6 533

5

Total

26 133

7 300

5 475

9 125

75 000

123 033

100


Il n'est pas douteux qu'avec l'ac­croissement de l'exploitation en Ara­bie saoudite et à Bahreïn, l'importan­ce des compagnies pétrolières amé­ricaines dans le Moyen Orient va con­sidérablement augmenter. Harold Gui­se, dans un article du Wall Street Magazine du 3 mars 1945, voit clair lorsqu'il affirme : « Aujourd'hui, la région du Moyen Orient ressemble à un énorme échiquier de manœuvres politiques et économiques comme on en a rarement vu s'affronter en d'autres lieux... La lutte complexe d'après guerre pour la prépondéran­ce économique et politique n'est nulle part potentiellement aussi explosive que dans cette partie du monde. »

Le coton est aussi l'une des pro­ductions importantes de cette région. Face au monopole quasi complet des U.S.A. sur la production mondiale du coton (environ deux tiers de la pro­duction mondiale et usinage de la moitié de cette dernière) et face à l'éviction du Lancashire par les ma­nufactures des Indes, du Japon, du Canada, du Brésil, etc..., particuliè­rement en ce qui concerne les pro­duits à bon marché, c'était une ques­tion vitale pour les capitalistes an­glais d'établir leur monopole sur le coton égyptien, d'une exceptionnelle qualité, d'autant plus pour le Lancashire qui, justement, a une production de qualité supérieure.

Cette région produit en outre d'au­tres matières premières telles que po­tasse, brome, magnésium, en grande quantité. La valeur potentielle de celte production est bien plus importante qu'elle ne l'a semblé jus­qu'ici si l'on tient compte des accords des monopoles internationaux visant à « l'organisation de la rareté », politique qui fut suivie coûte que coûte dans le Proche et le Moyen Orient.

Un autre aspect de l'importance de ce marché ne doit pas être négligé : en effet, malgré les progrès de l'in­dustrialisation, les importations, avant la guerre, atteignaient 78 à 80 millions de livres, somme non négli­geable.

Mais en définitive, ce qui donne le plus d'importance à cette région c'est qu'elle constitue un vaste champ d'ac­tivité pour les investissements de ca­pitaux,

Les capitaux impérialistes dominent le proche et le moyen orient

L'Égypte, qui comprend la majo­rité des Arabes habitant cette région, en est jusqu'à maintenant la plus ri­che contrée. En conséquence, les impérialismes y portent une attention toute particulière. Durant des décennies, les principaux investissements se firent sous forme de prêts à l'Etat égyptien, qui gardait une indépen­dance formelle. C'était une proprette source de pillage. Ainsi, durant les années 1883-1910, les intérêts d'une dette de 95 millions de livres s'éle­vèrent à eux seuls à I05,6 millions de livres. Il faut d'ailleurs remarquer que l'Egypte ne reçut que 60 millions de livres sur les 95 de cette dette, le reste ayant été pris par diverses ma­nipulations financières, de teille sorte que pour une dette de 60 millions de livres, l'Égypte paya 105,6 millions de livres d'intérêts, tout en ayant encore une dette de 95 millions de livres. Durant ces mêmes 28 années, le fel­lah égyptien paya une somme de 30 millions de livres pour maintenir des troupes d'occupation au Soudan dont la seule raison d'être était de proté­ger les plantations anglaises.

Au même moment, des Anglais, des Français, des Italiens, des Belges, des Allemands et d'autres entrepreneurs étrangers, extrayaient des millions de livres du peuple égyptien au moyen de travaux entrepris à des prix dé­mesurés. Prenons le cas du barrage d'Assouan. Ce dernier, d'après les estimations de Sir William Willcooks, l'expert britannique, qui aurait dû re­venir à 2,5 millions de livres revient actuellement à 7 millions de livres, sans compter les 1,2 millions de li­vres de réparations. Alors que pen­dant ces 28 années l'impérialisme étranger draina hors d'Égypte envi­ron 200 millions de livres, le Minis­tère de l'Instruction égyptien reçut la somme dérisoire de 3,6 millions de livres (moins de 130 000 livres par an), et. le Ministère de la Santé, 3,4 millions de livres. Peut-on trouver meilleure preuve de la mission civi­lisatrice impérialiste !

Dans ces dernières décennies, il y a eu un changement dans l'orientation des capitaux. La place des emprunts d'État a été prise par des investisse­ments dans les chemins de fer, tram­ways, électrification et centrales hy­drauliques, banques et industries, etc. A l'heure actuelle toutes les positions-clefs de l'économie du Proche et Moyen Orient sont entre les mains de capitalistes étrangers.

En Égypte, d'après l'estimation de cercles français d' « Egypte indé­pendante par le Groupe d'Etudes de l'Islam » , Paris, 1938, pages 144-5), les capitaux étrangers s'élevaient, en 1937, à 450 millions de livres, la richesse nationale s'élevant à 950 mililions, ce qui signifie que l'étranger en possède 47 %.

D'après une autre estimation, les in­vestissements de capitaux, outre la propriété terrienne, s'élevaient à 550 millions de livres (A. Bonne, The economic development of the Middle East, Jérusalem, 1943, p. 73). Etant donné que le prix des terrains est estimé à 500-600 millions de livres (et même jusqu'à 670 millions d'après une autre étude), la propriété totale en Egypte s'élève à 1 000-1 100 millions de livres. D'après un autre examen de 1937, fait par les Anglais, le capital étran­ger investi en Egypte s'élevait à 500 millions de livres sterling. Ainsi la puissance financière étrangère s'élèverait à 40-50 % de la propriété totale de l'Egypte. Les experts an­glais arrivent donc à des conclusions identiques à celles des experts fran­çais.

En ce qui concerne les terres, les capitalistes étrangers possèdent di­rectement 8 % des terres cultivées d'une valeur de 50 millions de livres. Si nous déduisons cette somme du total du capital étranger investi en Égypte, nous obtenons, d'après l'une des estimations 400 millions de li­vres, d'après l'autre 450 millions.

En prenant l'étude de Bone sur les investissements, outre les terres, nous voyons que le capital étranger s'élève à 73-81 %. Ainsi les capitalistes étrangers possèdent à peu près la moitié des richesses nationales égyptiennes, et environ les 3/4 si l'on excepte les terres.

La situation en Palestine est semblable. Ici aussi l'impérialisme étran­ger joue un rôle écrasant. Ce fait est mis en lumière par le recensement de 1939 pour l'industrie. Ce dernier mon­tre que les concessions possèdent 53,2 % du capital total investi dans l'industrie et 74,9 % de la force motrice, sans compter que quelques-unes des plus importantes entreprises appartenant au capital étranger (les raffineries de Haïfa, la Steel Bros., etc.) ne sont pas comprises dans le rapport.

Si toutes les entreprises aux mains des capitalistes étrangers y étaient comprises, il sauterait aux yeux qu'au moins les trois quarts du capital in­dustriel du pays est dans les mains de l'impérialisme, et qu'au moins les neuf dixièmes de la force motrice est concentrée dans ses entreprises. Avec la mise sur pied du plan gigantesque des compagnies pétrolières américai­nes dans le Moyen-Orient (pipelines, raffineries, etc...), ce qui nécessite au bas mot des investissements d'au moins 300 millions de livres, l'assujettissement de cette région sera très sensi­blement accru.

L'impérialisme tient à monopoliser les marchés de l'Orient arabe pour son propre développement industriel dans ce secteur, particulièrement pour barrer la route au développement de l'in­dustrie lourde des machines-outils, dé­veloppement qui œuvrerait dans le sens d'une indépendance économique. Comprenant que les profits impéria­listes dépendent du bas niveau des salaires payés aux ouvriers arabes et du bas taux des prix pour les pro­duits paysans, l'impérialisme a inté­rêt à maintenir le pays à un niveau le plus arriéré possible, de telle sorte qu'il soit une réserve inépuisable de main-d'œuvre et de matières pre­mières à bon marché.

L'impérialisme a par ailleurs inté­rêt à ce genre de méthode pour des raisons socialo-politique :

  1. parce que seules des masses arriérées, illet­trées, déprimées, dispersées dans de petits villages éloignés les uns des au­tres, peuvent être facilement domi­nées ;

  2. parce que ses valets les plus fidèles aux colonies sont les seigneurs féodaux. Par là la question du rôle de l'impérialisme est intimement liée à la question agraire.

La question agraire

Les trois quarts de la population arabe vivent à la campagne, soumis à une petite poignée de grands pro­priétaires fonciers. En Égypte, 0,5 % des propriétaires fonciers détiennent 37,1 % des terres, alors que 70,7 % n'en ont que 12,4 %. Trois cent trente et un propriétaires ont trois fois plus de terres que 1 million et demi de paysans pauvres, et il y a plus d'un million de travailleurs agricoles qui n'ont pas le moindre lopin de terre. Une compagnie terrienne d'exploita­tion possède à elle seule une telle su­perficie qu'elle peut y employer 35 000 ouvriers agricoles. Les terres royales ont une superficie analogue et y occupent environ 30 000 petits pay­sans, D'après une estimation d'Émile Minost, directeur général du Crédit Foncier Égyptien, banque indissolu­blement liée à l'ordre social et éco­nomique existant et par là même peu susceptible d'exagérer le taux d'ex­ploitation des masses, donne les pré­cisions suivantes sur les revenus agraires nets :

Pour les impôts

6,3 %

Pour les grands propriétaires

56,6 %

Pour les commerçants

12,1 %

Pour les fellahs

25,0 %


100,0 %


Ainsi un millier à peine de proprié­taires terriens ont un profit double de celui de 3 millions de fellahs. En moyenne, avant la guerre, un paysan pauvre ne gagnait guère plus de 7 à 8 livres par an. Durant la guerre son revenu nominal augmenta, mais le coût de la vie augmenta dans de bien plus grandes proportions, et par là même son revenu réel diminua. L'ouvrier agricole gagne encore moins. Le salaire quotidien d'un ou­vrier agricole était, avant la guerre, de 3 piastres (7,2 pence), cetlui d'une ouvrière 3 piastres, celui d'un en­fant de 1 à 1 piastre et demie. De plus, de longues périodes de chô­mage étaient chose fréquente, la sai­son de travail annuel n'étant que de 6 à 8 mois. Par ailleurs, même un contremaître ne gagnait guère plus de 2 livres par mois, un employé 3 livres, et un chauffeur de 1 à 1 li­vre et demie. Malgré que les salaires aient doublé durant la guerre, le coût de la vie augmenta bien plus ; et même aujourd'hui il y a des ré­gions où le salaire d'un ouvrier agri­cole n'atteint même pas un shilling.

Avec des revenus aussi maigres, la situation alimentaire est évidemment terrible. Elle n'est en fait comparable qu'à celle des Indes. On a calculé que la consommation de l'égyptien moyen, qui est évidemment supérieur à celle de l'ouvrier ou du paysan pauvre, at­teint seulement 46 % de la normale pour le blé, 25 % pour le sucre, 23 % pour la viande et le poisson et 8 % pour les produits laitiers. Bien plus, la valeur nutritive n'est pas en voie d'amélioration, mais continuellement en baisse.

En raison de la terrible pauvreté des masses, leur situation sanitaire est très mauvaise, et le taux de mortalité est extrêmement élevé, comme on peut s'en rendre compte d'après le tableau suivant établi en 1938.


Taux de mortalité pour 1000

Taux de mortalité chez les enfants de moins d'un an
(pour 1 000 enfants nés vivants)

Grande-Bretagne

11,6

52

Belgique

13,0

73

Pologne

13,8

140

Indes

24,3

167

Egypte

26,4

163


Seules les Indes peuvent être com­parées à l'Égypte sur ce plan !

Outre les morts « normales », la famine et les épidémies prélèvent leur rançon. Ainsi, en 1944, dans la Haute Égypte, la malaria emporta des dizaines de milliers de fellahs dont la santé, affaiblie par une continuelle sous-alimentation, était une proie fa­cile pour l'épidémie dans ses formes les plus violentes. D'après une esti­mation dont on peut dire certain qu'elle n'est pas exagérée, 140 000 moururent de malaria (Al-Ahram, 14 avril 1944). Rien que dans les planta­tions de la Compagnie Kom Ombo, 500 ouvriers moururent (Al-Ahram, 1er mars 1944).

En raison des mauvaises conditions sanitaires, la durée de la vie moyenne est très basse: 31 ans pour les hom­mes, 30 pour les femmes. Dans le Royaume-Uni, celle-ci est de 60 ans pour les hommes et 64 pour les fem­mes. Ceux qui deviennent adultes sont très faibles. Parmi les conscrits originaires des campagnes, en 1941, seulement 11 % furent reconnus aptes au service militaire. 90 % de la popu­lation souffre de trachome, 50 % de vers intestinaux, 75 % de bilharziose, 50 % d'ankylostome. Le nombre de personnes atteintes de tuberculose dépasse 300 000.

La misère est inévitablement ac­compagnée de l'ignorance, qui atteint des dimensions effrayantes en Égypte. On peut s'en faire une idée relative d'après la très brève remarque qu'Al Mussawar fît au sujet du recensement de 1937 : « Pour 14 millions de gens qui ne savent ni lire ni écrire, nous avons 30 000 titulaires de diplômes. »

L'ignorance est le produit du sys­tème social existant, et aussi l'un de ses fondements. La classe dirigeante sait fort bien que l'analphabétisme des masses est la plus forte assise du régime. C'est pourquoi un sénateur égyptien rendait grâces à Dieu du fait que son pays était en première place du point de vue ignorance (Al Ahram, 7 juillet 44).

D'une part des richesses, les plai­sirs et les distractions pour quelques dizaines de milliers d'Égyptiens et d'étrangers, d'autre part la maladie et l'ignorance pour des millions d'hom­mes, voilà le tableau de l'Égypte pay­sanne !

Le problème agraire des pays ara­bes autres que l'Égypte n'est guère différent. Ainsi en Palestine, environ la moitié des terres est entre les mains de 250 familles féodales. Les seigneurs féodaux, qui sont en même temps usuriers, détiennent un pouvoir exorbitant, comme on peut le voir d'après les paroles d'un officiel an­glais : « Dans une région militaire s'étendant suc trois sous-districts, il y a 14 percepteurs gouvernementaux ; un seul usurier dans un seul de ces sous-districts emploie 28 hommes pour collecter ses intérêts. » (L. French, Rapport sur le développement et les entreprises agraires en Palestine, Jé­rusalem, 1931-32, page 77).

D'après le « Rapport dit Comité d'étude des conditions économiques des agriculteurs en Palestine », com­munément appelé le rapport Johnson-Crosbie, seulement 23,9 % de ce que le fellah produit lui reviennent en mains propres, alors que 48,8 % pas­sent en impôts gouvernementaux, ren­tes de propriétaires fonciers, et inté­rêt à l'usurier. Pour comprendre à quel point le standard de vie du pay­san arabe est bas, en raison de la forme arriérée de son économie, et de son exploitation par divers parasites (qui constituent d'ailleurs la barrière principale à un développement de l'é­conomie), j'ai fait la comparaison en­tre le régime du fellah et celui que le gouvernement est censé accorder aux condamnés (bien qu'évidemment une grande part de ce dernier aille dans les poches des fonctionnaires de la prison). Je suppose qu'un fellah et sa femme sont en prison, et que qua­tre de ses enfants sont dans une « école de redressement » :


Famille en prison

Fellahs

Blé et mil

15,1 £

10 £

Olives et huile d'olive

3,8 £

3 £

Légumes, lentilles et laitages

12,9 £

4 £

Riz, sucre et autres produits achetés par le fellah en dehors de ses terres

4,7 £

1 £

Viande

6,7 £

Presque rien

Total

43,2 £

18 £


(Les prix étant plus bas en Égypte qu'en Palestine, ces chiffres ne peu­vent être utilisés comme base de com­paraison entre la Palestine et l'Égypte),

Quoique ces calculs soient peu pré­cis, ils donnent néanmoins une idée des terribles conditions de vie qu'ont à supporter la masse des fellahs en Palestine.

En Syrie et en Irak les conditions sont semblables. En Irak on trouve des seigneurs féodaux dont les pro­priétés englobent des régions de dizaines de milliers d'hectares. Ainsi la majeure partie du district de Muntafiq, d'une superficie de 6 260 km2, est entre les mains d'une seule famil­le. Les revenus du fellah dans cette région sont de 7 à 8 livres par an.

Les conditions de vie des masses citadines ne sont pas moins dures que celles supportées par les masses paysannes.

Conditions de vie des masses citadines

Sous la double pression de la con­centration du capital impérialiste et du féodalisme, en raison du maigre développement de l'industrie et du bas niveau de vie des ouvriers agri­coles, le chômage officiel et non officiel atteint une grande extension et la condition des ouvriers des villes est très misérable. Ceci peut être il­lustré par la description des condi­tions de travail dans une grosse en­treprise industrielle. Prenons par exemple les filatures et tissages de Mahalla el Kubra, qui emploient 26 000 ouvriers et 3 000 employés, inspecteurs et agents de maîtrise. Les débutants sont payés 1 shilling 6 par jour, les ouvriers spécialisés 2 shil­lings 7, les ouvriers qualifiés 10 livres par mois. Les ouvriers ont un jour de repos par quinzaine, et travaillent 10 heures par jour. Il n'y a pas de service social et le docteur n'est là que pour délivrer des congés de ma­ladie. La discipline est maintenue d'une manière militaire. De plus des amendes constantes viennent grever le budget de l'ouvrier. En ce qui con­cerne les conditions de logement, 15 ouvriers vivent dans une seule pièce, avec seulement 3 chemises pour dor­mir et 5 matelas (Al Ahram, 21 dé­cembre 1944). Dans d'autres entre­prises les conditions sont les mêmes.

Il est clair que les bas salaires et les prix élevés portent sérieusement atteinte à la santé des ouvriers. Ain­si on sait que sur 6 000 ouvriers imprimeurs d'Egypte, 62 % souffrent de maladies du système digestif, 85 % d'anémie, 45 % d'empoisonnements par le plomb (Al Ahram, 23 février 1944). Deux incidents témoignent de l'extrême pauvreté dans les villes égyptiennes : en septembre 1943, qua­tre personnes furent piétinées mor­tellement lorsque des aumônes furent distribuées et en mars 1944, une jeune égyptienne vendit sa fille juste née à un marchand pour 20 livres.

Les conditions de vie à Jaffa et Haïfa, Damas et Beyrouth, Bagdad et Bassorah sont très légèrement meil­leures qu'au Caire et à Alexandrie,

Les rapports entre les classes dominantes et l'impérialisme

L'impérialisme ne pourrait renfor­cer sa domination sur des millions de coloniaux s'il ne trouvait un ap­pui dans les classes dominantes de ces nattons.

D'après ce qu'on a vu plus haut, les causes qui poussent la classe féodale à devenir un agent de l'impérialisme sont claires. Quelles sont les relations de la bourgeoisie arabe avec l'impé­rialisme ?

Pour répondre à cette question, il faut d'abord considérer que la bour­geoisie arabe n'est pas une classe ho­mogène. Capital bancaire et capital commercial s'entrelacent selon les di­vers modes de production. Dans les colonies, la majeure partie de ce ca­pital est liée au mode de production féodal, aux entreprises du capitalis­me étranger ou aux importations de marchandises extérieures. Toutes ces couches de la bourgeoisie s'identifient au système féodal et au système im­périaliste. La bourgeoisie industrielle n'est que la plus petite partie de la bourgeoisie arabe. Elle se développe à une époque où l'économie mon­diale, dominée par la concentration du capital financier, est en déclin. Elle ne peut mettre sur pied son in­dustrie, entrer en compétition avec celle de la « mère patrie », etc.. qu'en surexploitant les masses ouvrières et paysannes et en cherchant une main-d'œuvre et des matières premières à bon marché, ce qui ne lui est rendu possible qu'en raison de l'existence du système féodal et de l'impérialisme.

Cette charpente constituée de la dictature du capital financier sur un sou­bassement capitaliste en déclin liée à l'existence de rapports féodaux de propriété, détermine aussi la faibles­se de la bourgeoisie coloniale industrielle et sa dépendance dans une large mesure envers le capital étran­ger. Ceci se voit dans l'association des capitaux étrangers et nationaux, et la dépendance des entreprises locales envers les banques étrangères. L'exis­tence de la bourgeoisie coloniale, la bourgeoisie industrielle incluse, est par là même conditionnée par la surexploitation des masses ouvrières et paysannes, ce qui est le résultat et la condition sine qua non de l'impérialisme et par sa dépendance di­recte envers les capitaux étrangers et de l'impérialisme. La bourgeoisie co­loniale n'est pas l'antipode de l'impé­rialisme et du féodalisme, mais l'an­tipode des masses ouvrières et pay­sannes. La liaison de la bourgeoisie coloniale avec le capital étranger et les féodaux d'un côté, et la lutte de classes des prolétaires et des paysans de l'autre (ces deux facteurs dépen­dant l'un de l'autre), fixent ses limites au combat que la bourgeoisie colo­niale mène pour obtenir des conces­sions de la part de l'impérialisme.

La bourgeoisie arabe de Palestine a une situa-lion particulière. En effet, dans ce pays, les jeunes partenaires de l'impérialisme ne sont pas les bourgeois arabes, mais les bourgeois sionistes. Les positions économiques secondaires — l'industrie légère par exemple — ne sont pas aux mains du capitalisme indigène, comme en Égypte on eu Syrie, mais aux mains du capitalisme sioniste. Ainsi, d'après le recensement industriel de 1939, les industries palestiniennes étaient réparties de la manière sui­vante :


Investissements en valeur

Puissance des machines

Arabes et autres non-juifs

6,5 %

2,2 %

Juifs

40,3 %

22,9 %

Concessions

53,2 %

74,9 %


Comme il en a déjà été fait mention, d'importantes entreprises étrangères ne sont pas comprises sous la rubri­que « Concessions ». D'autre part des entreprises appartenant à des non-arabes sont incluses dans les pre­miers chiffres. Si nous corrigeons ce tableau, nous voyons que le capital étranger possède au moins les trois quarts du capital total investi dans l'industrie, le capital juif un cinquiè­me et le capital arabe 2 à 3 % seule­ment.

La situation de la bourgeoisie arabe en Palestine ne la rend d'ailleurs pas pour cela anti-impérialiste, mais au contraire la pousse à faire des efforts pour expulser la bourgeoisie sioniste en vue fie devenir elle-même l'agent de l'impérialisme.

La bourgeoisie arabe ne peut et ne désire pas s'engager à fond dans la lutte anti-impérialiste. En dépit de ses conflits avec l'impérialisme pour lui arracher quelques concessions, il est clair que son sort est intimement lié à celui de l'impérialisme.

Les problèmes auxquels la classe dominante arabe a à faire face avec la fin de la guerre

A la fin de la deuxième guerre mon­diale, l'impérialisme anglais doit fai­re face à de nombreuses difficultés en Orient et doit adopter des mesures extrêmes pour sauvegarder ses intérêts. La classe exploiteuse arabe se trouve devant des difficultés sembla­bles liées à celles de l'impérialisme. Pour avoir une idée claire de ce fait, il est nécessaire d'examiner la situa­tion socio-économique durant la guerre.

Pendant la guerre, les capitalistes et spécialement les grosses compa­gnies travaillant en Orient réalisèrent d'immenses profits. Alors que durant la dernière guerre l'armée anglaise dépensa 45 millions de livres en Égypte, le montant de ses dépenses fut beaucoup plus élevé dans cette guerre-ci. Le budget de guerre en Égypte en 1940 s'élevait à 34 millions de livres, en 1941 à 100 millions de livres et en 1942, 1943 et 1944, il était au moins aussi élevé qu'en 1941. Le Times du 20 septembre 1943 estimait que l'armée dépensait 200 millions de li­vres par an dans le Proche et le Moyen Orient. La bourgeoisie a réalisé des profits extraordinaires. Ainsi la gran­de compagnie sucrière d'Egypte (une compagnie française) termina l'an­née 1941 avec 266 000 livres ; l'année 1942 avec 1 350 000 livres. Les filatures nationales payaient 11 % de di­videndes en 1938 et 22 % en 1942, Les filatures Misr, à Mahalla, payaient 7 % de dividendes en 1938, et 28 % en 1943. La branche de Dawar de ces mêmes filatures payait 12 % en 1941 et 20 % en 1942. La Marconi Broadcasting Company payait 7 % de divi­dendes en 1935 et 25 % en 1940. Les compagnies hôtelières égyptiennes payaient 10 % en 1938 et 25 % en 1941. Il y avait 50 millionnaires en Égypte avant la guerre et 400 en 1943.

La bourgeoisie fit aussi du consi­dérables bénéfices dans le commerce. Ainsi dans les années 1941, 1942 et 1943, les commerçants de Beyrouth firent 16 millions de livres de bénéfices. Sur ces 16 millions, 10 furent ramassés par 10 commerçants, 2 millions par 20 commerçants, et les 4 derniers millions allèrent dans les poches de plusieurs centaines de plus petits commerçants.

Les banques prospérèrent de la même manière. Les dépôts dans les banques commerciales d'Égypte pas­sèrent de 44,8 millions de livres en 1939 à 116,6 millions en 1942. Au Li­ban, durant la même période, ils pas­sèrent de 26,5 millions à 84,5 millions de livres, et en Syrie de 6,1 millions à 36,4 millions. Les banques arabes de Palestine payèrent un dividende de 20 % en 1943.

Pendant la même période. La misè­re des masses travailleuses augmenta considérablement. Il en résulta une forte exacerbation de la tension so­ciale, qui atteint son summum en Égypte. En janvier 1943 déjà, un dé­puté bourgeois de la Chambre égyp­tienne déclarait : « Nous avons déjà défendu ce programme auparavant et averti le gouvernement du danger de famine, et nous notions déjà qu'il est juste de dire que la famine est une hérésie qui ne connaît ni compromis ni manœuvres. Car celui qui jette un regard dans l'histoire sait pertinem­ment que la faim fut la cause de nom­breuses révolutions. Et si l'histoire nous enseigne que les couches révo­lutionnaires dans l'un des plus grands États d'Europe crièrent du plus pro­fond du cœur : « Nous voulons du pain », nous entendions dernièrement le même cri de révolte qui résonnait de façon semblable avant la dernière « Fête du Sacrifice » dans les rues du Caire, clameurs jaillies des bou­ches des populations affamées qui attaquèrent les chariots à pain dans le but de ravir du pain. » L'orateur carac­térisa ensuite la situation du pays comme une « situation révolution­naire » (Al-Misri, 6 janvier 194-2).

Un autre sénateur décrivait la si­tuation en mai 1943 de la façon sui­vante: « La guerre a entraîné la con­centration des capitaux dans les mains de quelques centaines d'indi­vidus. Les richesses des privilégiés se sont accrues tandis que les pauvres gens ont été acculés de plus en plus à une misère indescriptible ; le gouf­fre existant entre les classes s'est en­core creusé. La société s'est lézardée et de grands dangers la menacent. On ne peut prophétiser un bel avenir pour ce pays. »

La paix signifie une aggravation de la misérable condition des masses. L'action des autorités pour dévelop­per la production vers des normes atteignant des dizaines de millions de livres va cesser, ce qui, conséquence immédiate, va jeter sur le pavé plu­sieurs centaines de milliers de tra­vailleurs employés dans les industries de guerre. La grande majorité des 800 000 travailleurs employés direc­tement par l'armée va aussi se trou­ver sans travail. Même les industries travaillant pour, la population civils vont se trouver devant de graves dif­ficultés en raison de la concurrence étrangère qui était presque inexis­tante durant la guerre, en raison des difficultés de renouvellement des ma­chines, etc... Les classes dirigeantes se préparent à faire porter le fardeau de la crise par les ouvriers et les paysans, et ne cachent d'ailleurs pas leurs intentions. Ainsi, Fouad Saraj ed-Din, grand propriétaire foncier, qui fut Ministre de l'Agriculture, de l'Intérieur et de la Santé publique, déclara que pour que le coton égyp­tien puisse concurrencer celui des In­des, de la Chine et du Brésil, et con­currencer la soie artificielle et le ny­lon, on devait bloquer les salaires dans l'agriculture. Hafez Afifi, direc­teur de la grande banque Misr, dé­clara de même que l'accroissement des salaires interdisait à l'industrie égyptienne la possibilité rie concur­rencer la production étrangère. Le journal Al-Ahram du 19 juillet 1943 écrivait que les ouvriers touchaient de tels salaires que ceux-ci leur don­naient le goût du luxe (sic !).

L'antagonisme croissant entre la bourgeoisie et l'impérialisme

Pendant ce temps l'antagonisme entre les industriels arabes et l'impérialisme va croissant. Il y a essentiellement deux sujets de conflit : pre­mièrement, comment protéger les industries existantes de la concurrence étrangère ; deuxièmement, la question de la dette énorme que l'Angleterre a contractée envers les pays du Proche et du Moyen Orient (350 millions de li­vres à l'Égypte, 100 millions de livres en Palestine — principalement aux capitalistes juifs — 60 millions à l'I­rak), La position des diverses cou­ches de la bourgeoisie arabe envers ces questions est différente. La bour­geoisie « compradore » est bien plus intéressée par le commerce extérieur que par le développement de l'in­dustrie locale.

D'autre part les industriels insis­tent pour qu'on élève les tarifs doua­niers et sont aussi plus exigeants en ce qui concerne la question de la dette anglaise, son remboursement étant pour eux une impérieuse néces­sité en vue de renouveler leur vieil outillage. Ainsi, à la séance du Sénat du 20 janvier 1945, le sénateur Ahmed Ramzi Bey déclara que les restric­tions dues à la concurrence signi­fiaient que l'Égypte ne pouvait acquérir des dollars ni acheter aux États-Unis, mais seulement en Angleterre et que ce fait était un sérieux handi­cap. Il proposa que l'Angleterre four­nisse des dollars ou même remette à l'Égypte quelques-unes de ses actions investies dans des Compagnies d'Égypte, comme celles de la Compagnie de Suez, de l'Anglo Egyptian Compa­ny, etc... Il nota aussi la dépréciation réelle, sinon théorique, de la livre égyptienne par rapport à la livre an­glaise. Al-Ahram du 19 avril 1944 dé­clara que la dette du Royaume Uni envers l'Égypte était une dette du fort envers le faible, et que le mode de paiement dépendait du fort. Une semaine plus tard le même journal annonçait que le sénateur Mohammed Barakat Pasha avait fait une déclara­tion selon laquelle l'Angleterre était incapable de payer ses dettes et con­seillant à l'Égypte de quitter le bloc sterling. Le même refrain de quitter le bloc sterling et de transférer les actions de Suez et quelques autres à l'Égypte revient continuellement dans la presse égyptienne.

La bourgeoisie arabe des pays voi­sins est plus faible et par là moins exigeante. La position des classes ex­ploiteuses arabes peut se résumer ainsi : toutes s'orientent vers la compres­sion du standard de vie des masses. Quelques-uns, les industriels, feraient volontiers pression sur l'Angleterre pour arracher quelques concessions. Mais quoiqu'il en soit, une chose doit être absolument claire : même pour les industriels arabes le premier fait l'emporte de loin sur le second.

Face au profond fossé qui sépare les masses ouvrières et paysannes de l'impérialisme, ce dernier a intérêt, et il en sera de plus en plus ainsi, à détourner, la colère des masses dans une voie fausse. La majeure partie des exploiteurs arabes — les féodaux, la bourgeoisie compradore, les com­merçants et les usuriers — s'identi­fient complètement à l'impérialisme de ce point de vue. (Il ne s'agit pas nécessairement de l'impérialisme an­glais, ce peut être lui aussi bien qu'un autre, par exemple l'impérialisme américain). La bourgeoisie industriel­le cherchera probablement à utiliser la colère des masses dans le but d'ar­racher quelques concessions à l'im­périalisme, mais il est certain qu'avant peu elle devra se joindre à ce der­nier pour s'efforcer de détourner les masses affamées de la lutte nationale et d'émancipation de classe en les entraînant dans le cul-de-sac des émeutes chauvines entre communau­tés différentes.


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