1955

Le premier travail important de Tony Cliff, publié en anglais en 1955, extraits traduits en français 1983.

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Tony Cliff

Le capitalisme d’État en Russie

Extraits


Introduction [des traducteurs]

Le texte qui suit est un extrait du livre de Tony Cliff, écrit en 1948 [publié en 1955] , State Capitalism in Russia. Ce livre fut écrit au moment où l’apparition des Démocraties Populaires posait le problème aux marxistes de savoir si seule une révolution prolétarienne pouvait être à l’origine de la formation d’État  où l’économie était entièrement étatisée. Cliff répondit aux partisans de la majorité de la Quatrième Internationale en analysant la contre-révolution russe ; il revient aux bases du marxisme: l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même ; il lui faudra détruire l’État  russe de fond en comble et prendre aussi le pouvoir économique ; la révolution russe sera une révolution sociale par excellence.

Mais l’analyse de Cliff ne concerne pas seulement la révolution russe. La forme que la classe dominante russe a prise est plus la marque de la dynamique de l’économie mondiale que celle de conditions nationales spécifiques.

Il analyse le fonctionnement de la loi de la valeur dans le capitalisme moderne à travers l’exemple de la Russie.

Le livre de Cliff, ouvrage fondamental pour la compréhension sur des bases réellement marxistes, n’a malheureusement pas trouvé d’éditeur en France jusqu’à présent. Ce livre est en traduction actuellement et nous espérons qu’il sera bientôt disponible en français.

Les extraits que nous publions ici ont été à l’origine publiés par Lutte Ouvrière, comme Bulletin Intérieur. Nous prenons la responsabilité de cette publication car il nous semble indispensable de faire connaître au plus tôt  ne serait-ce que des parties de son travail.

Ces extraits, qui sont la traduction d’une partie du chapitre 4 et des chapitres 5 et 6 ainsi qu de l’annexe du livre de Cliff, ne comportent pourtant pas une partie très intéressante sur les sociétés arabes féodales, qui sont un exemple de société où la classe dominante possède collectivement les moyens de production.

Le reste du livre comporte un chapitre fondamental sur le fonctionnement de la loi de la valeur en Russie, son expansion impérialiste, le type de la lutte de classe, les différences entre un capitalisme d’État  et un État  ouvrier.


Chapitre IV :

( ... )

La fonction capitaliste

La mission historique de la bourgeoisie est résumée dans les deux postulats de Lénine : “Accroissement des forces productives de travail social et socialisation du travail”. A l’échelle mondiale, cette tâche a déjà été accomplie. En Russie la révolution se débarrassa des obstacles au développement des forces productives, balaya les vestiges de féodalisme, mit sur pied le monopole du commerce extérieur qui protège le développement des forces productives du pays de la pression dévastatrice du capitalisme mondial, et donna aussi une prodigieuse impulsion au développement des forces productives par l’étatisation des moyens de production. Dans de telles conditions, ont été abolis tous les obstacles à la mission historique du capitalisme - la socialisation du travail et la concentration des moyens de production qui sont nécessairement les conditions préalables à l’établissement du socialisme et que la bourgeoisie n’a pas été capable d’effectuer. La Russie d’après Octobre était confrontée à l’accomplissement de la mission historique de la bourgeoisie.

Même dans un pays avancé, une révolution prolétarienne victorieuse aura à accomplir certaines tâches bourgeoises. Par exemple, dans certains secteurs aux État s-Unis (principalement l’agriculture) le développement des forces productives est freiné, sous le système capitaliste, si bien que la socialisation de la production et la concentration des moyens de production ne sont pas encore réalisées. Mais comme l’ensemble des forces productives des U.S.A. est hautement développé, ces tâches bourgeoises ne seront qu’accessoires, subordonnées à l’oeuvre de construction d’une société socialiste. Ainsi, par exemple, la socialisation de la production et la concentration des moyens de production là où elles n’existent pas encore, ne seront pas accomplies par la constitution d’un prolétariat d’un côté et du capital de l’autre ; dès le départ, il n’y aura pas divorce entre les travailleurs et les moyens de production. A l’opposé, l’accomplissement des tâches bourgeoises était le problème central dans la Russie d’après Octobre, avec son bas niveau de revenu national. Aux État s-Unis, l’addition de nouveaux moyens de production nécessaires à la socialisation du travail peut être accompagnée d’une élévation du niveau de vie des masses, d’un renforcement progressif du contrôle ouvrier, de la réduction progressive des différences de revenus entre travailleurs manuels et intellectuels, etc. Mais peut-on accomplir cela dans un pays arriéré en état de siège ? Est-ce qu’une discipline du travail fondée principalement sur la conviction peut prévaloir quand le niveau de production est très bas ? Est-il possible de tenir un rythme rapide d’accumulation, rendu nécessaire par l’arriération du pays et de la pression du capitalisme mondial, sans que la société soit divisée d’une part en organisateurs de ses affaires générales et d’autre part en organisés, en directeurs du travail et en dirigés ? Pourrait-on mettre fin à une telle séparation avant que ceux qui dirigent la production n’aient aussi pris la direction de la distribution en fonction de leurs intérêts propres ? Est-ce qu’une révolution ouvrière dans un pays arriéré isolé par le capitalisme international triomphant peut être autre chose “qu’une étape dans le processus” du développement du capitalisme, même si la classe capitaliste est abolie ?

Pourquoi le plan quinquennal signifie la transformation de la bureaucratie en classe dirigeante

Dans les chapitres 1 et 2 nous avons vu que l’inauguration du plan quinquennal marquait un tournant dans le développement des rapports de distribution, entre la productivité du travail et le niveau de vie des travailleurs, dans le contrôle sur la production, dans les droits légaux des travailleurs, dans l’institution du travail forcé, dans les rapports des agriculteurs avec les moyens de production,  dans le gonflement énorme de l’impôt sur le chiffre d’affaires, et finalement, dans la structure et l’organisation de l’appareil d’État . La réalité de l’industrialisation et de collectivisation se trouva être en contradiction absolue avec les espoirs que les masses mettaient en elles, et même avec les propres illusions de la bureaucratie. Elles pensaient que les plans quinquennaux emmèneraient la Russie loin en avant sur le chemin du socialisme. Cependant, ce n’est pas la première fois dans l’histoire que les résultats des actions humaines sont en complète contradiction avec les souhaits et les espoirs des acteurs eux-mêmes.

Comment pouvons-nous répondre à cette question: pourquoi le premier plan quinquennal a-t-il marqué un tel tournant ?

C’était alors que, pour la première fois, la bureaucratie essayait d’accomplir le plus vite possible la mission historique de la bourgeoisie. Une accumulation rapide du capital sur la base d’un bas niveau de production, d’un faible revenu national par tête, doit peser lourdement sur la consommation des masses, sur leur niveau de vie. Dans de telles conditions, la bureaucratie, transformée en incarnation du capital, pour qui l’accumulation du capital représente tout, doit se débarrasser de tous les vestiges de contrôle ouvrier, doit remplacer, dans le processus du travail, la conviction par la coercition, doit atomiser la classe ouvrière, doit faire entrer de force toute la vie sociale et politique dans une moule totalitaire. Il est évident que la bureaucratie, qui est devenue nécessaire dans le processus de l’accumulation du capital, et qui est devenue l’oppresseur des ouvriers, ne pouvait tarder à utiliser sa suprématie sociale dans les rapports de production afin d’obtenir des avantages pour elle-même dans les rapports de distribution. Ainsi l’industrialisation et une révolution technique dans l’agriculture (la “collectivisation”) dans un pays arriéré, en état de siège, transforme la bureaucratie, de couche sous la pression et le contrôle direct et indirect du prolétariat, en classe dominante, en directeur des “affaires générakes de la société : direction du travail, des affaires d’État , de la justice, de la science, de l’art, etc.”

Le développement historique dialectique, plein de contradictions et de surprises, fit que le premier pas accompli par la bureaucratie dans l’intention subjective de hâter la construction du “socialisme dans un seul pays” jetait en fait les bases de la construction du capitalisme d’État .

Chapitre V : Les traits communs et les différences entre le capitalisme d’État  et un État  ouvrier

Aucun théoricien marxiste ne met en doute que si la concentration du capital pouvait atteindre un stade tel qu’un capitaliste, un groupe de capitalistes ou l’État , concentre entre ses mains la totalité du capital national alors que la concurrence sur le marché international subsiste, une telle économie serait encore une économie capitaliste. En même temps, tous les théoriciens marxistes insistent sur le fait que, bien avant que la concentration du capital ait pu atteindre un tel niveau, soit l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie amènerait une révolution socialiste victorieuse, soit les antagonismes entre les État s capitalistes les conduiraient à une guerre impérialiste tellement destructrice que la société péricliterait.

Alors que le capitalisme d’État  est possible théoriquement, il ne fait aucun doute dans la pratique que le capitalisme individuel, à travers un développement évolutif, n’arrivera jamais à la concentration de tout le capital social dans les mains d’une seule main. Trotsky a clairement expliqué pourquoi cela ne se produirait pas :

On peut, sur le plan de la théorie, se représenter une situation dans laquelle la bourgeoisie tout entière se constituerait en société par actions pour administrer, avec les moyens de l’État , toute l’économie nationale. Le mécanisme économique d’un régime de ce genre n’offrirait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses propres ouvriers, mais une fraction de la plus-value du pays entier, proportionnelle à sa part de capital. Dans un ‘capitalisme d’État ’ intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s’appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple opération de comptabilité. Il n’y a jamais eu de régime de ce genre et il n’y en aura jamais par suite des profondes contradictions qui divisent les possédants entre eux – d’autant plus que l’État , représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la révolution sociale un objet vraiment trop tentant”. (La Révolution trahie).

Les deux derniers facteurs, les “contradictions entre les possédants eux-mêmes” et le fait que, s’il était le “dépositaire universel de la propriété capitaliste, l’État  serait un objet trop tentant pour la révolution sociale”, expliquent pourquoi il est tout à fait improbable que le capitalisme individuel traditionnel se développe progressivement jusqu’à ce qu’il atteigne le capitalisme d’État  à 100%. Mais est-ce que ces deux facteurs excluent-ils la possibilité qu’après le renversement d’une classe ouvrière au pouvoir, ce soit non pas le capitalisme traditionnel, mais le capitalisme d’État  qui soit restauré ? Le prolétariat révolutionnaire a déjà concentré les moyens de production dans les mains d’un seul corps social, et a ainsi éliminé le premier facteur. En ce qui concerne le second, dans tous les cas, toute oppression et toute exploitation des travailleurs par l’État  en font un “objet ( ... ) tentant pour la révolution sociale” , l’expropriation politique de la classe ouvrière est donc identique à son expropriation économique.

Le seul argument que l’on puisse donner contre la possibilité de l’existence du capitalisme d’État  est que, si l’État  devient dépositaire de tout capital, l’économie cesse d’être capitaliste ; en d’autres termes, théoriquement le capitalisme d’État  est impossible. En fait cet argument a été avancé par Burnham, Dwight MacDonald et d’autres. Ainsi, par exemple, Burnham écrit dans L’ère des managers :

Le terme ‘capitalisme d’État ’ semble du à une incompréhension ( . . .) Quand l’État  possède seulement une partie, et une partie minime de l’économie, le reste de l’économie restant aux mains de l’entreprise privée capitaliste, on pourrait à juste titre parler de ‘capitalisme d’État ’ pour cette partie mineure possédée par l’État  : étant donné que, comme nous l’avons vu, l’économie reste, à tout prendre, capitaliste et que même la partie étatisée peut être dirigée avant tout au profit de la partie capitaliste. Mais le ‘capitalisme’, dans le ‘capitalisme’ d’État  ne provient pas de la partie contrôlée par l’État . Quand cette dernière disparaît ou devient négligeable, alors le capitalisme a disparu. Il n ’y a pas de paradoxe à dire que 10 fois 10% de capitalisme d’État , loin d’égaler 100% de capitalisme, font 0 % de capitalisme. On multiplie l’État , pas le capitalisme. Bien que les mathématiques soient beaucoup plus complexes, ce serait une meilleure analogie de dire que, tout comme 10 % d’économie capitaliste d’État  font seulement 90 % d’économie capitaliste, de même 100% (ou même 90% ou 70 %) d’économie d’État  auraient complètement éliminé le capitalisme.”

Bien sûr si le capitalisme d’État  renferme une contradiction dans les termes, on choisira tout à fait arbitrairement le nom d’une société dans laquelle la concurrence sur le marché mondial, la production de marchandises, le travail salarié, etc., dominent. On peut l’appeler société des managers ou collectivisme bureaucratique, en déterminant arbitrairement ses lois. Bruno R. nous dit que le collectivisme bureaucratique conduit automatiquement au communisme. Burnham nous affirme que, dans la société des managers, la production s’accroîtra sans interruption (p. 115-6), que n’éclateront pas de crises capitalistes de surproduction (p. 114), que le chômage n’existera jamais, que la société des managers développera les pays arriérés (p.154-5), qu’elle deviendra de plus en plus démocratique et, en raison de tout cela, elle reçoit le soutien enthousiaste des masses (p. 160). Alors qu’au contraire, Max Shachtman nous dit que le collectivisme bureaucratique, c’est la barbarie.

Si Adam Smith ressuscitait de nos jours, il aurait de grandes difficultés à découvrir quelque ressemblance que ce soit entre, disons, l’économie de l’Allemagne nazie, avec ses énormes organisations monopolistiques, sa réglementation étatique de la distribution des matières premières, sa réglementation étatique du marché du travail, l’accaparement par l’État  de plus de la moitié du produit national, etc., et la manufacture du 19ème siècle fondée sur l’emploi de quelques ou tout au plus quelques dizaines de travailleurs, la libre concurrence entre les entreprises, la participation active des capitalistes à l’organisation de la production, l’inexistence des crises capitalistes de surproduction, etc. Il est plus facile de voir ce qui est commun aux deux économies, et de constater qu’elles obéissent toutes deux aux lois capitalistes en examinant attentivement le passage progressif du capitalisme d’un stade à l’autre. La différence entre l’économie russe et l’économie nazie est beaucoup plus réduite que la différence entre l’économie nazie et l’économie de l’époque d’Adam Smith. C’est seulement parce que le développement ne s’est pas fait progressivement, en passant par le stade du capitalisme monopoliste, qu’il est difficile d’appréhender les ressemblances et les différences entre l’économie russe, le capitalisme et le capitalisme monopoliste traditionnel d’une part, et un État  ouvner de l’autre. Lorsqu’on considère que le capitalisme d’État  est la limite théorique extrême que le capitalisme puisse atteindre, il est nécessairement le plus éloigné du capitalisme traditionnel. C’est la négation du capitalisme sur les bases du capitalisme même. De même, lorsqu’on considère qu’un État  ouvrier est le stade le plus bas de la nouvelle société socialiste, il doit nécessairement avoir de nombreux traits communs avec le capitalisme d’État . Ce qui les distingue catégoriquement, c’est la différence fondamentale, essentielle entre le système capitaliste et le système socialiste. La comparaison du capitalisme d’État  avec le capitalisme traditionnel, d’une part, et avec un État  ouvrier, de l’autre, montrera que le capitalisme d’État  est un stade transitoire vers le socialisme avant la révolution socialiste, alors qu’un État  ouvrier est un stade transitoire vers le socialisme, après la révolution socialiste.

Le capitalisme d’État , négation partielle du capitalisme

La régulation de l’activité économique par l’État  est, en elle-même, une négation partielle de la loi de la valeur, même si l’État  n’est pas,jusqu’à maintenant, le dépositaire des moyens de production.

La loi de valeur assume la régulation des fonctions économiques de façon anarchique. Elle détermine les rapports d’échange entre les différentes branches de l’économie et explique comment les rapports entre les gens n’apparaissent pas comme des rapports directs, clairs comme du cristal, mais de façon indirecte, noyés dans le mysticisme. Cependant, la loi de la valeur n’est absolument déterminante que dans les conditions de la libre concurrence, c’est-à-dire lorsqu’il y a libre circulation du capital, des marchandises et de la force de travail. Par conséquent, même les formes les plus élémentaires de l’organisation monopoliste sont déjà dans une certaine mesure une négation de la loi de la valeur. Ainsi quand l’État  réglemente l’affectation du capital et de la force de travail, le prix des marchandises, etc., il ne fait aucun doute que c’est une négation partielle du capitalisme. C’est encore plus vrai lorsque l’État  devient important acheteur de produits. Sur cette question, Lénine a écrit :

Quand les capitalistes travaillent pour la défense, c’est-à-dire pour le compte du gouvernement, il ne s’agit évidemment plus de capitalisme ‘pur’, mais d’une forme particulière d’économie nationale. Le capitalisme pur signifie la production de marchandises. La production de marchandises signifie la production pour un marché inconnu et libre. Mais le capitaliste qui ‘travaille’ pour la défense ne travaille pas du tout pour le marché. Il exécute la commande du gouvernement, et dans la plupart des cas pour de l’argent qui lui a été avancé par le Trésor.” (Lénine, Oeuvres Complètes, vol. 25.)

Avec la monopolisation croissante de l’économie, la négation partielle de la loi de la valeur s’étend progressivement. Le capital bancaire prend une forme sociale bien avant le capital industriel.

Comme Marx le notait :

Le système bancaire (. . . ) se présente en fait sous la forme d’une comptabilité commune et d’une commune distribution de production à l’échelle sociale mais ce n’est que formel”. (Marx ­– Le Capital.)

C’est encore plus vrai quand I’État  devient la principale forme d’investissement pour le capital-argent. Et ce fait est poussé à l’extrême quand l’État  capitaliste prend en main le système bancaire.

La propriété privée capitaliste trouve aussi sa négation partielle dans la structure monopoliste. Alors que, à l’époque de libre concurrence, le capitaliste était le possesseur absolu des sa propriété privée, à l’époque du capitalisme monopoliste, et tout particulièrement à l’époque de sa forme la plus poussée, le capitalisme d’État , le capitaliste individuel n’a plus la propriété absolue des moyens de production. Dans les sociétés par actions, le capital prend

directement la forme du capital social ( ... ) C’est l’abolition du capital en tant que propriété privée dans les limites de la production capitaliste elle-même.” (Marx ­– Le Capital.)

C’est, encore plus vrai lorsque l’État  réglemente la circulation du capital. Dans ce cas la propriété privée perd sa liberté de passer ses contrats. Le capital privé disparaît, alors que l’appropriation individuelle se poursuit. Cela est poussé à l’extrême lorsque l’État  prend en main les moyens de production. Le détenteur d’actions, en tant qu’individu, perd tout contrôle sur sa part de capital social.

Bien plus, le capitalisme d’État  représente une négation partielle la force de travail en tant que marchandise. Pour que la force de travail apparaisse comme une marchandise “pure” sur le marché, deux conditions doivent être réunies : d’abord, le travailleur doit être “libéré” des moyens de production ; et ensuite, il ne doit rencontrer aucun obstacle légal à la vente de sa force de travail. Lorsque l’État  réglemente le marché du travail, par exemple à l’époque du fascisme, le travailleur n’est plus libre de vendre sa force de travail. Si, alors, l’État  devient le véritable propriétaire des moyens de production, le choix d’un employeur est totalement aboli, et le choix du lieu de travail est très restreint. Et si le capitalisme d’État  s’accompagne d’un blocage des salaires, d’une mobilisation obligatoire, etc., cette liberté est encore plus niée.

Cependant la négation partielle de la loi de la valeur ne libère pas l’économie de cette loi. Au contraire, l’ensemble de l’économie lui est encore plus subordonnée. La différence réside seulement dans la forme sous laquelle la loi de la valeur se manifeste. Quand un monopole accroît son taux de profit par rapport à d’autres industries, il accroît simplement sa part de la plus-value totale, ou il accroît le degré d’exploitation de ses ouvriers en les forçant à produire davantage de plus-value. Quand une industrie reçoit des subventions de l’État  et ainsi vend des marchandises au-dessous du coût de production, une partie du coût total de production est simplement transférée d’une branche à une autre. Quand l’État  réglemente les prix, le point de départ reste toujours les coûts de production. Dans toutes ces circonstances, quelles que soient les formes particulières qu’elles prennent, l’antagonisme du travail salarié et du capital persiste, on continue à produire de la plus-value et à la convertir en capital. La totalité du temps de travail consacré à la production des moyens d’existence des travailleurs dans leur ensemble détermine le tau d’exploitation, le taux de plus-value. La totalité du temps de travail destiné à la production de nouveaux moyens de production détermine le taux d’accumulation. Alors que les prix de chaque marchandise ne reflètent pas exactement leur valeur (ce n’était même pas le cas, sauf exception, à l’époque du capitalisme individuel), la division de toute la production de la société entre les différentes classes, ainsi que son orientation vers l’accumulation et la consommation dépendent de la loi de la valeur. Là où l’État  possède tous les moyens de production et où les travailleurs sont exploités alors que l’économie mondiale est encore divisée et atomisée, cette dépendance prend sa forme la plus pure, la plus directe et la plus absolue.

Le capitalisme d’État , phase transitoire vers le socialisme

Tout ce qui concentre les moyens de production concentre la classe ouvrière. Le capitalisme d’État  pousse cette concentration des moyens de production au stade le plus haut possible dans le système capitaliste ; le capitalisme d’État  concentre la classe ouvrière autant qu’il est possible.

La négation partielle du capitalisme sur la base des rapports de production capitalistes signifie que les forces productives qui se développent au sein du système capitaliste le débordent tellement que la classe capitaliste est contrainte d’utiliser des mesures “socialistes” et les manipule dans son propre intérêt.

On voit que malgré eux les capitalistes sont entraînés dans un nouvel ordre social, un ordre social transitoire, de la libre concurrence absolue à la socialisation absolue.” (Engels – Anti-Dühring.)

Les forces productives sont trop développées pour le capitalisme et des éléments “socialistes” pénètrent par conséquent dans l’économie. (Engels parlait de “l’envahissement de la société socialiste”). Mais ces éléments sont subordonnés aux intérêts de la préservation du capitalisme. De même, dans un État  ouvrier, la classe ouvrière est contrainte d’utiliser des mesures capitalistes (par exemple la loi capitaliste appliquée à la distribution) dans l’intérêt de la construction du socialisme, parce que les forces productives sont insuffisamment développées pour le socialisme.

Le capitalisme d’État  et l’État  ouvrier sont deux stades de la période transitoire du capitalisme au socialisme. Le capitalisme d’État  est l’extrême-opposé du socialisme : ils sont symétriquement opposés et dialectiquement unis.

Alors que sous le capitalisme d’État  le travail salarié est partiellement nié en ce sens que le travailleur n’est pas libre de choisir son employeur, à l’époque de la dictature du prolétariat, le travail salarié est partiellement nié en ce sens que les travailleurs pris dans leur ensemble cessent d’être “libérés” des moyens de production. En même temps, dans un État  ouvrier, le travail salarié cesse d’être une marchandise. La “vente” de la force de travail est différente de ce qu’elle est dans le capitalisme. Parce que dans un État  ouvrier les travailleurs en tant qu’individus ne vendent pas leur force de travail mais la mettent à leur propre service dans le rôle qu’ils jouent en tant que collectivité. La force de travail cesse vraiment d’être une marchandise, parce qu’ici l’échange a lieu entre les travailleurs en tant qu’individus et ces mêmes travailleurs en tant que collectivité, et non entre deux entités totalement indépendantes l’une de l’autre sauf dans leurs échanges. Alors que le capitalisme d’État  amène la fusion les syndicats dans l’État  jusqu’a ce qu’ils soient finalement abolis en tant que tels, l’État  ouvrier accroît au maximum l’influence des syndicats. Alors que le capitalisme d’État  signifie d’un point de vue historique le totalitarisme de l’État , un État  ouvrier amène le plus haut degré de démocratie que la société ait jamais connu. Le capitalisme d’État  signifie la soumission totale de la classe ouvrière à une classe capitaliste qui contrôle les moyens de production. Un État  ouvrier signifie la répression des capitalistes par une classe ouvrière contrôlant les moyens de production.

Lénine a formulé clairement le rapport entre le capitalisme d’État  et le socialisme en ces termes :

( . . .) la mesure que les Plekhanov allemands (Scheidemann, Lensch et autres) appellent ‘socialisme de guerre’, est en réalité un capitalisme monopoliste d’État  de temps de guerre. Ou pour parler plus carrément et clairement, ce sont les travaux forcés militaires pour les travailleurs, la défense militaire des profits des capitalistes.

Mais essayez de substituer à l’État  capitaliste des Junkers, des propriétaires fonciers, un État  démocratique révolutionnaire, c’est-à-dire un État  qui détruirait tous les privilèges de façon révolutionnaire, la démocratie la plus complète possible – et vous verrez que dans un État  véritablement démocratique révolutionnaire, le capitalisme monopoliste d’État  signifie inéluctablement le progrès en direction du socialisme !

( ... ) Car le socialisme n’est rien d’autre que le pas suivant, après le monopole capitaliste d’État . En d’autres termes, le socialisme n’est rien d’autre que le monopole capitaliste d’État  créé au profit du peuple entier ; du même coup, il cesse d’être un  monopole capitaliste.” (Lénine – Œuvres complètes, t. 21.)

Boukharine, qui a largement traité de la question du capitalisme d’État  a formulé  le rapport entre le capitalisme d’État  et la dictature du prolétariat très clairement:

Dans le système du capitalisme d’État , le sujet économique est l’État  capitaliste, le capitaliste collectif. Dans la dictature du prolétariat, le sujet économique est l’État  prolétarien, la classe ouvrière organisée collectivement, ‘le prolétariat organisé comme pouvoir d’État ’. Dans le capitalisme d’État , le processus de production est celui de la production de plus-value qui tombe dans les mains d’une classe capitaliste qui essaie de transformer cette valeur en surproduit. Sous la dictature du prolétariat le processus de production est un moyen de satisfaire de façon planifiée les besoins sociaux. Le système du capitalisme d’État  est la forme la plus complète d’exploitation des masses par une poignée d’oligarques. La dictature du prolétariat rend toute exploitation complètement impensable, en transformant la propriété collective capitaliste et sa forme capitaliste privée en ‘propriété’ prolétarienne collective ! Nonobstant leur ressemblance formelle, elles sont diamétralement opposées par leur contenu. Cet antagonisme détermine aussi l’antagonisme de tous les aspects des systèmes en discussion, même si formellement ils sont semblables. Ainsi, par exemple, l’obligation générale du travail dans le capitalisme d’État  signifie l’esclavage des masses laborieuses ; alors qu’au contraire sous la dictature du prolétariat elle n’est que l’auto-organisation du travail par les masses ; dans le premier cas la mobilisation de l’industrie signifie le renforcement du pouvoir de la bourgeoisie et du régime capitaliste, alors que dans le second cas elle signifie le renforcement du socialisme. Dans la structure du capitalisme d’État  toutes les formes de contrainte d’État  représentent une pression qui assurera, élargira et approfondira le processus d’exploitation, alors que la contrainte d’État  sous la dictature du prolétariat représente une méthode de construction de la société communiste. En bref, la contradiction fonctionnelle entre des phénomènes formellement similaires est ici totalement déterminée par la contradiction fonctionnelle entre les systèmes d’organisation, par leurs caractéristiques antagonistes de classes contradictoires.” (Boukharine – Economie de Transition.)

Bien plus tôt que Lénine ou Boukharine, Engels avança une idée fondamentalement semblable dans L’Anti-Dühring :

Plus (l’État ) prend en main de forces productives, plus il devient le véritable organisme collectif de tous les capitalistes, plus il exploite de citoyens. Les travailleurs restent des salariés, des prolétaires. Les rapports capitalistes ne sont pas abolis ; il sont poussés à l’extrême. Mais, arrivés à cette extrémité, ils se transforment en leur contraire. La propriété étatique des forces productives n’est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle les moyens formels, la clé de la solution.”

Chapitre VI : De nouveau sur la société stalinienne, son économie et sa politique

La bureaucratie stalinienne est une classe

Un examen des définitions d’une class sociale données par différents théoriciens marxistes montre que, selon tous, la bureaucratie stalinienne possède les caractères d’une classe. Ainsi, par exemple, Lénine écrit:

Nous appelons classes d’importants groupes de personnes qui se distinguent par la place qu’elles occupent dans un système de production sociale donné, historiquement établi, par leurs rapports avec les moyens de production (la plupart de temps [pas toujours] formulés et fixés par des lois), par leur rôle dans le système social de travail, et par conséquent, par la façon dont ils obtiennent la part du revenu national dont ils disposent et par l’importance de cette part. Les classes sont des groupes d’hommes tels que l’un de ces groupes peut s’approprier le travail d’un autre groupe grâce à la différence de leur situation dans un système donné d’économie sociale.” (Lénine, Œuvres).

Boukharine donne une définition très semblable :

Une classe sociale … est l’agrégat de personnes qui jouent le même rôle dans la production, qui ont les mêmes rapports avec d’autres personnes dans le processus de production, ces rapports existant aussi en ce qui concerne les objets (les instruments de travail).” (Boukharine, Le matérialisme historique).

Si l’on peut encore douter que la bureaucratie stalinienne soit une classe, il n’y a qu’à étudier soigneusement l’analyse que fait Engels de la classe marchande qui n’avait même pas un rôle direct dans le processus de production. Il écrit :

Elle (la civilisation) y ajoute une troisième division du travail qui lui est propre (…) elle engendre une classe qui ne s’occupe plus de la production, mais seulement de l’échange des produits – les marchands. Jusqu’alors, tous les rudiments de la formation des classes se rattachaient exclusivement à la production ; ils divisaient ceux qui participaient à la production en dirigeants et exécutants, ou encore en producteurs sur une échelle plus ou moins vaste. Ici, pour la première fois, entre en scène une classe qui, sans participer de quelque manière à la production, en conquiert la direction dans son ensemble (et s’assujettit) économiquement les producteurs ; une classe qui s’érige en intermédiaire indispensable entre deux producteurs et les exploite tous les deux. Sous prétexte d’enlever aux producteurs la peine et le risque de l’échange, sous prétexte d’étendre la vente de leurs produits à des marchés plus lointains et de devenir ainsi la classe la plus utile de la population, il se forme une classe de profiteurs, de véritables parasites sociaux, qui écrème aussi bien la production indigène que la production étrangère, comme salaire pour des services réels très minimes, qui acquiert rapidement d’énormes richesses et l’influence sociale correspondante et qui, justement pour cela, est appelée pendant la période de la civilisation à des honneurs toujours nouveaux et à une domination toujours plus grande de la production, jusqu’à ce qu’elle engendre finalement, elle aussi, un produit qui lui est propre – les crises commerciales périodiques.” (Engels, L’Origine de la famille).

A la lumière de cette définition, on comprend pourquoi Marx pouvait désigner les prêtres, hommes de loi, etc., comme des “classes idéologiques”, comme les classes qui ont un monopole de classe sur ce que Boukharine appelle à juste titre les “moyens de production intellectuelle”.

Il serait erroné d’appeler caste la bureaucratie stalinienne pour les raisons suivantes : alors qu’une classe est un groupe de gens qui ont une position déterminée dans le processus de production, une caste est un groupe politico-judiciaire. Les membres d’une caste peuvent appartenir à différentes classes et ceux d’une classe à différentes castes. Une caste est le produit de la relative immobilité de l’économie – division rigide du travail, stagnation des forces productives – alors que la bureaucratie stalinienne est devenue une classe dominante portée par le dynamisme de l’économie.

La bureaucratie stalinienne, pure et ultime incarnation du capital

Marx a écrit:

Le capitaliste n’a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d’être sociale, qu’autant qu’il fonctionne comme capital personnifié. (…) . Le but déterminant de son activité n’est donc ni la valeur d’usage, ni la jouissance, mais bien la valeur d’échange et son accroissement continu. Agent fanatique de l’accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire (…). Sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les besoins du capital qu’il représente, dans sa consommation personnelle il ne saurait guère voir qu’une sorte de vol, d’emprunt au moins, fait à l’accumulation (…) Par conséquent, épargnez, épargnez toujours, c’est-à-dire retransformez sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire (…)” (Marx, Le Capital, vol 1, chap. XXIV).

Les deux fonctions qui sont les fondements du capitalisme, l’extraction de la plus-value et sa transformation en capital, se trouvent divisées avec la séparation du contrôle et de la direction. Alors que la fonction de la direction est d’obtenir la plus-value des travailleurs, le contrôle la fait se transformer en capital. Seules ces deux fonctions sont nécessaires à l’économie capitaliste ; les actionnaires n’apparaissent de plus en plus que comme consommateurs d’une certaine partie de la plus-value. La consommation d’une partie du surproduit par les exploiteurs n’est pas spécifique au capitalisme, elle a existé dans tous les systèmes de classes. Ce qui est spécifique au capitalisme, c’est l’accumulation pour l’accumulation, dans le but de soutenir la concurrence.

Dans les entreprises capitalistes la majeure partie de l’accumulation est institutionnelle ; l’entreprise s’auto-finance de façon interne, alors que la plus grande partie des dividendes distribués aux actionnaires est consommée. Dans un capitalisme d’État  qui a émergé progressivement du capitalisme monopoliste, les actionnaires apparaîtraient surtout comme consommateurs et l’État  comme celui qui accumule.

Plus importante est la proportion de plus-value consacrée à l’accumulation par rapport à celle consacrée à la consommation, et mieux le capitalisme se révèle dans toute sa pureté. Plus important est le poids relatif du facteur contrôle par rapport à celui de l’actionnariat, en d’autres termes, plus les dividendes sont subordonnés à l’accumulation interne par l’entreprise ou l’État -propriétaire, mieux le capitalisme se révèle dans toute sa pureté.

(Tout le monde sait que ceux qui ont en main le contrôle du capital, ceux qui sont l’ultime incarnation du capital ne se refusent pas les plaisirs de ce monde, mais la signification de leurs dépenses est bien moins importante que celle de l’accumulation, et n’a aucune importance historique fondamentale).

Nous pouvons donc dire que la bureaucratie russe “possédant” comme elle le fait l’État , et contrôlant le processus d’accumulation, est l’incarnation du capital sous sa forme la plus pure.

Cependant, la Russie est différente de la norme – c’est-à-dire du concept de capitalisme d’État  émergeant progressivement du capitalisme monopoliste. Cette différence avec le concept du capitalisme d’État  qui émerge progressivement, organiquement, du capitalisme monopoliste, n’ôte pas son importance au problème du concept de capitalisme d’État . Bien au contraire il est extrêmement significatif de voir que l’économie russe se rapproche de ce concept bien plus qu’aurait jamais pu le faire un capitalisme d’État  qui aurait émergé progressivement sur des fondations capitalistes. Parce que la bureaucratie accomplit les tâches de la classe capitaliste, et ainsi se transforme en classe, elle est la plus pure incarnation du capital. Bien que différente de la classe capitaliste, elle est en même temps la plus proche de son essence historique. La bureaucratie russe en tant que négation partielle de la classe capitaliste traditionnelle est en même temps la plus véridique incarnation de la mission historique de cette classe.

Dire qu’une classe bureaucratique règne en Russie et s’en tenir là, ce n’est que tourner autour de l’essentiel : les rapports de production capitalistes qui prévalent en Russie. Dire que la Russie est capitaliste d’État  est parfaitement correct, mais insuffisant ; il est aussi nécessaire de souligner les différences dans les rapports juridiques entre la classe dominante en Russie et celle du capitalisme d’État . Par conséquent le nom qui définit le plus précisément la société russe est le capitalisme bureaucratique d’État .

La forme d’appropriation de la bureaucratie est différente de celle de la bourgeoisie

En Russie l’État  apparaît comme un employeur, les bureaucrates seulement comme des directeurs. Il y a une séparation complète entre la fonction de propriété et celle de direction. Cependant, ce n’est que formel. Dans son essence, la propriété est aux mains des bureaucrates, collectivement ; l’État  de la bureaucratie en est investi. Mais le fait que le directeur pris individuellement n’apparaît pas comme le propriétaire des moyens de production, et que l’appropriation de sa part du revenu national se fait sous forme de salaire peut tromper, et faire croire qu’il reçoit seulement le prix de sa force de travail de la même façon que l’ouvrier. En plus, comme le travail de direction est nécessaire dans chaque processus de production sociale et en tant que tel n’a rien à voir avec les rapports d’exploitation, la différence entre la fonction du travailleur et celle du directeur est obscurcie parce que toutes deux font partie du processus social de production. Ainsi des rapports de classe antagonistes ont une apparence harmonieuse. Le travail de l’exploité et le travail qui consiste à organiser l’exploitation apparaissent tous deux comme du travail. L’État  semble se tenir au-dessus du peuple, comme la propriété incarnée, alors que les bureaucrates qui dirigent le processus de production et sont ainsi historiquement l’incarnation du capital dans son essence, apparaissent comme des travailleurs, et en tant que tels, producteurs de valeurs par leur travail même.

Il est clair, cependant, que les revenus de la bureaucratie sont directement proportionnels au travail des ouvriers et non à son propre travail. L’importance de ces revenus suffit en elle-même à révéler la différence qualitative entre les revenus de la bureaucratie et les salaires des travailleurs. S’il n’y avait pas de différence qualitative entre eux nous devrions dire, par exemple, que le mieux payé des directeurs aux EU ne fait que vendre sa force de travail. Par ailleurs, l’État , qui est l’employeur, et semble s’élever au-dessus de tous, est en fait l’organisation de la bureaucratie en tant que collectivité.

Par quoi est déterminée la division de la plus-value entre l’État  et les bureaucrates en tant qu’individus ?

Alors que la division quantitative de la totalité de la valeur produite entre les salaires et la plus-value dépend de deux éléments qualitativement différents – la force de travail et le capital – la division de la plus-value entre la bureaucratie prise collectivement (l’État ) et les bureaucrates individuels ne peut être fondée sur aucune différence qualitative entre eux. On ne peut pas par conséquent parler des lois générales exactes de la division de la plus-value entre l’État  et la bureaucrates de la part qui revient à la bureaucratie. De même on ne peut pas parler de lois générales exactes qui régleraient la distribution du profit entre profit d’entreprise et intérêt, ou entre les propriétaires de diverses sortes d’actions dans les sociétés capitalistes. (Voir Marx, Le Capital, vol. 3).

Il serait faux, cependant, de conclure que c’est l’arbitraire le plus absolu qui réglemente cette division. On peut dégager des tendances générales. Elles dépendent de la pression du capitalisme mondial qui exige une accélération de l’accumulation, du niveau matériel déjà atteint par la production, de la baisse tendancielle du taux de profit qui diminue relativement les sources d’accumulation, etc. En tenant compte de ces circonstances, on comprend pourquoi une part sans cesse croissante de la plus-value est accumulée. En même temps, la bureaucratie qui dirige le processus d’accumulation ne dédaigne pas la satisfaction de ses propres désirs et la quantité de plus-value qu’elle consomme s’accroît en valeur absolue. Ces deux processus ne sont possibles que s’il y a accroissement constant du degré d’exploitation des masses et si on trouve constamment de nouvelles sources de capital. (Cela explique le processus d’accumulation primitive qui a vu le pillage de la paysannerie russe et des pays d’Europe de l’Est).

Les rapports de production et le droit

En Russie l’immense majorité des moyens de production est aux mains de l’État . Les actions ou les autres formes de droit légal sur les moyens de production en recouvrent une proportion si petite qu’elles n’ont qu’une signification minime.

Pourquoi en est-il ainsi ? N’y a-t-il aucune tendance visant à introduire une telle forme de droit privé à grande échelle ? Pourquoi y-a-t-il une différence entre le droit sur la propriété qui prévaut en Russie et celui qui prévaut dans le reste du monde capitaliste ? Pour répondre à ces questions on doit tout d’abord analyser les relations entre les rapports de production et les lois de la propriété.

Le droit est fondé sur l’économie. Les rapports de propriété sont l’expression juridique des rapports de production. Mais il n’y a pas coïncidence exacte et absolue entre les rapports de production et l’évolution du droit de la même façon qu’il n’y a pas coïncidence exacte entre les bases économiques et les autres éléments de la superstructure. Ceci parce que le droit ne reflète pas les rapports de production directement, mais indirectement. S’il en était le reflet direct, chaque changement progressif des rapports de production étant accompagné d’un changement du droit immédiat et parallèle, le droit aurait cessé d’être le droit. La fonction du droit est, pour ainsi dire, d’harmoniser les intérêts de classes antagonistes, de combler les fissures qui ont tendance à se faire jour dans le système socio-èconomique. Pour cela, il doit s’élever au-dessus de l’économie, alors qu’il y trouve son fondement.

Du point de vue de son contenu, le droit est le reflet indirect de la base matérielle sur laquelle il s’élève, mais du point de vue de sa forme, il n’est que l’assimilation et le complément du droit hérité du passé. Il y a toujours un laps de temps entre les changements qui interviennent dans les rapports de production, et dans la loi. Plus profonds et plus rapides sont les changements dans les rapports de production, plus il est difficule pour la loi de les suivre tout en préservant la continuité formelle de son développement passé. Il y a de nombreux exemples historiques de montée d’une nouvelle classe qui a répugné à proclamer publiquement sa venue au pouvoir et a par conséquent essayé d’adapter son existence et ses droits aux cadres du passé, même s’ils sont en contradiction complète avec eux. Ainsi, pendant très longtemps la bourgeoisie montante a essayé de prouver que le profit et l’intérêt ne sont qu’une sorte de rente – à cette époque la rente du propriétaire était justifiée aux yeux des classes dirigeantes. La classe capitaliste anglaise a essayé de fonder ses droits politiques sur la Grande Charte, charte des droits de la classe féodale, qui est en contradiction fondamentale avec le droit bourgeois du point de vue du contenu comme du point de vue de la forme. Une classe dominante tente encore davantage de cacher ses privilèges sous le manteau du droit hérité du passé dans le cas d’une contre-révolution qui n’ose pas déclarer son existence.

Le socialisme révolutionnaire ne cache pas ses buts, et la loi qu’il dicte en prenant le pouvoir est par conséquent révolutionnaire à la fois dans son contenu et dans sa forme. Si les armées d’intervention avaient été victorieuses après la Révolution d’Octobre, leur règne sanglant aurait été accompagné de la restauration de la plupart des vieilles lois condamnés par la Révolution d’Octobre. Mais, comme en Russie la bureaucratie s’est transformée progressivement en classe dominante, les changements dans les rapports de production n’ont pas trouvé leur expression immédiate dans un changement total des lois. Pour diverses raisons, principalement la nécessité pour la politique étrangère stalinienne d’une propagande pseudo-révolutionnaire parmi les ouvriers du monde entier, la bureaucratie russe ne déclara pas ouvertement qu’une contre-révolution avait eu lieu.

Cependant, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la bureaucratie ne restaure pas la propriété privée sous forme d’obligations ou d’actions couvrant l’ensemble de l’économie de telle sorte que chaque bureaucrate puisse léguer à son fils une position économique sûre. On doit tenir compte d’autres facteurs. Les désirs d’une classe, d’une caste ou d’une couche sociale sont forgés par ses conditions matérielles de vie. Non seulement chaque classe a sa place spécifique dans le processus de production, mais encore chaque classe dominante a une mainmise différente sur la richesse sociale. Si le simple désir du maximum de jouissance matérielle et culturelle, dans l’abstrait, avait été la force conductrice de l’humanité, alors ce n’est pas seulement la classe ouvrière mais aussi la petite et moyenne bourgeoisie et même la grande bourgeoisie qui auraient désiré le socialisme ; d’autant plus que cette génération-ci vit sous la menace de la guerre atomique. Mais tel n’est pas le cas. Lorsque les hommes font l’histoire, ils la font selon la réalité extérieure, objective, dans laquelle ils se trouvent et qui moule leurs désirs. Ainsi le seigneur féodal lutte pour agrandir ses domaines et ceux de son fils ; le marchand essaie d’assurer la sécurité à ses fils en leur léguant une grande quantité d’argent, le médicin, l’homme de loi et les autres membres des professions libérales tentent de passer leurs privilèges à leurs fils en leur donnent les “moyens de production intellectuelle” : l’instruction. Parce qu’il n’y a pas de muraille de Chine entre les différentes classes et couches, chacune bien sûr, essaiera cependant de léguer plus que ses privilèges spécifiques ; les membres des professions libérales hériteront des moyens de production à la fois matérielle et intellectuelle, les marchands recevront une instruction plus poussée, etc.

La bureaucratie d’État , comme Marx l’a dit dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, possède l’État  comme une propriété privée. Dans un État  dépositaire des moyens de production, la bureaucratie d’État  – la classe dominante – lègue ses privilèges de façon différente des seigneurs féodaux, des bourgeois ou des membres de professions libérales. Si la cooptation est le mode dominant de sélection des directeurs d’entreprise, des chefs de département, etc., ce que chaque bureaucrate essaiera de léguer à son fils, ce seront davantage ses “relations” que, disons, un million de roubles (même si cela aussi a son importance). Il est évident qu’il essaiera en même temps de limiter le nombre de concurrents pour les postes de la bureaucratie en restreignant pour les masses les possibilités d’une éducation plus poussée, etc.

La synthèse de deux extrêmes du développement

La Russie nous place devant la synthèse d’une forme de propriété née d’une révolution prolétarienne et de rapports de production résultant d’une combinaison de forces productives arriérés et de la pression du monde capitaliste. Le contenu de la synthèse montre une continuité historique avec la période pré-révolutionnaire ; la forme une continuité historique avec la période révolutionnaire. Lors du recul de la révolution, la forme ne revient pas exactement à son point de départ. En dépit de sa subordination au contenu, elle a cependant une importance considérable.

L’histoire fait souvent un bond en avant ou en arrière. Quand elle fait un bond en arrière, elle ne revient pas directement à la même position, mais parcourt une spirale, combinant les éléments des deux systèmes, le système passé et le système actuel. Par exemple, dans le capitalisme d’État , comme prolongement organique, progressif du développement du capitalisme, une forme de propriété dominerait : la possession d’obligations et d’actions, mais nous ne devons pas pour autant en conclure que tel serait le cas pour le capitalisme d’État  qui s’est élevé progressivement sur les ruines d’une révolution ouvrière.

Dans le cas d’un capitalisme d’État  évoluant à partir du capitalisme monopoliste, on trouve la continuité historique dans l’existence de la propriété privée (les actions). Dans le cas d’un capitalisme d’État  né de la dégénérescence et de la mort d’un État  ouvrier, on la trouve dans l’inexistence de la propriété privée.

Ce développement en spirale amène des deux extrêmes du développement capitaliste en Russie : une synthèse du stade le plus élevé que le capitalisme puisse jamais atteindre, et que probablement aucun autre pays n’atteindra, et d’un stade de développement si bas qu’il n’en est pas encore à la préparation des prémisses matérielles du socialisme. La défaite de la révolution d’Octobre a servi de tremplin au capitalisme russe qui en même temps se traîne loin derrière le capitalisme mondial.

Cette synthèse se révèle dans la concentration extrême du capital, dans sa composition organique extrêmement élevée ; et de l’autre côté, en tenant compte du niveau de technique, dans la faible productivité du travail, dans le faible niveau culturel. Cela explique la rapidité de développement des forces productives en Russie, qui distance de loin ce que le capitalisme à ses débuts avait accompli, et qui se situe à l’opposé de ce qu’accomplit le capitalisme décadent et stagnant.

Le capitalisme dans sa jeunesse s’est montré brutal et inhumain envers les travailleurs, comme on en voit la preuve dans la lutte contre les “vagabonds”, les lois sur les pauvres, les journées de travail forcé de 15 à 18 heures pour les femmes et les enfants, etc. Le capitalisme vieillissant commet à nouveau bon nombre des brutalités de sa jeunesse, avec la différence qu’il est capable, le fascisme l’a montré, de les exécuter de façon bien plus efficace. Les deux périodes sont caractérisées par l’utilisation de la contrainte en plus du mécanisme automatique des lois économiques. La synthèse du capitalisme d’État  et des tâches de jeunesse du capitalisme donne à la bureaucratie russe un appétit illimité pour la plus-value et une grande aptitude à la brutalité inhumaine, tout en lui donnant les moyens d’exercer son oppression de la façon la plus efficace.

Quand Engels disait que “l’homme s’est élevé à partir des animaux et a dû par conséquent utiliser des moyens barbares et presque bestiaux pour se sortir de la barbarie”, il ne décrivait certainement pas la révolution socialiste, lorsque l’histoire devient “consciente d’elle-même”. Mais il décrivait bien l’humanité pré-historique. Pierre le Grand restera dans l’histoire comme un de ceux qui ont lutté contre la barbarie en utilisant des méthodes barbares. Herzen a écrit qu’il “a accompli une oeuvre de civilisation le knout à la main, et le knout A la main a persécuté la lumière”. Staline restera dans l’histoire comme l’oppresseur de la classe ouvrière, comme le représentant du pouvoir qui aurait pu faire avancer les forces productives et la culture de l’humanité sans le knout, parce que le monde était suffisamment mûr pour cela, mais qui néanmoins les a fait avancer “le knout à la main”, plaçant en même temps toute l’humanité sous la menace du déclin au travers des guerres impérialistes.

La révolution prolétarienne a balayé sous ses pas tous les obstacles au développement des forces productives et aboli une grande partie de l’ancienne barbarie. Mais à cause de son isolement, à cause de l’arriération du pays, elle a été vaincue, laissant le champ libre à la lutte contre la barbarie par des méthodes barbates.

Economie et politique

L’État , c’est “des corps spéciaux d’hommes armés, des prisons, etc.”, c’est une arme aux mains d’une classe pour en opprimer une ou des autres. En Russie, l’État  est une arme aux mains de la bureaucratie pour l’oppression de la masse des travailleurs. Mais cela ne suffit pas à décrire toutes les fonctions de l’État  stalinien. L’État  répond aussi aux besoins directs de la division sociale du travail, de l’organisation de la production sociale. Une tâche semblable a été accomplie, mutatis mutandis, par les État s de la Chine ancienne, de l’Egypte et de Babylone. Dans ces cas-là, parce qu’il était si absolument nécessaire d’effectuer de grands travaux d’irrigation qui ne pouvaient se faire qu’à grande échelle, l’État  s’est développé non seulement comme conséquence de l’apparition des divisions de classes et ainsi, indirectement, comme conséquence de la division sociale de travail, mais aussi directement, en tant que partie prenante du processus de production. L’interdépendance et l’influence réciproque des divisions de classes et de l’apparition de l’État  et de son renforcement, sont tellement imbriquées qu’elles rendent impossible toute séparation de l’économie et de la politique. De même, en Russie, l’État  stalinien n’est pas né seulement comme conséquence du gouffre grandissant entre les masses et la bureaucratie et par conséquent du besoin sans cesse accru de “corps spéciaux d’hommes armées”. C’est aussi une réponse directe aux besoins des forces productives elles-mêmes, en tant qu’élément nécessaire du mode de production.

Un des rois chaldéens a dit :

Je me suis rendu maître des secrets des rivières au profit de l’homme … J’ai conduit les eaux des rivières à travers des lieux sauvages ; j’en ai empli les fossés asséchés … J’ai arrosé les plaines désertes ; je leur ai apporté la fertilité et l’abondance ; je les ai transformés en habitations de la joie.”

Plekhanov, qui le cite, remarque :

En dépit de toute sa vantardise, c’est une très exacte description du rôle de l’État  oriental dans l’organisation du processus social de production”.

Staline pourrait aussi proclamer qu’il a mis sur pied les industries, qu’il a mené de l’avant les forces productives de la Russie, etc., bien que, évidemment, la tyrannie du roi chaldéen fut historiquement nécessaire et progressive à son époque, alors que celle de Staline était historiquement superflue et réactionnaire.

En Russie aujourd’hui, tout comme dans les sociétés antiques, la double fonction de l’État , gendarme de la classe dominante et organisateur de la production sociale, amène une fusion totale de l’économie et de la politique.

Cette fusion est caractéristique du capitalisme à son stade le plus élevé, de même que d’un État  ouvrier. Mais alors que, dans un État  ouvrier, cette fusion signifie que les travailleurs, politiquement dominants, s’approchent encore davantage de la situation où “le gouvernement des personnes est remplacé par l’administration des choses et à la direction du processus de production”, sous le capitalisme à son stade le plus élevé, cette fusion signifie que la coercition politique est ajoutée à l’automatisme de l’économie et joue, en fait, le rôle primordial.

Le régime capitaliste a ceci de particulier, que tous les éléments de la société future, en se développant, au lieu de s’orienter vers le socialisme, s’en éloignent, au contraire (…). Dans l’armée, l’évolution du capitalisme entraîne l’extension du service militaire obligatoire, la réduction du temps de service ; il semble que l’on tende vers un système de milice populaire. Mais cette évolution s’accomplit dans le cadre du militarisme moderne ; la domination du peuple par l’État  militariste s’y manifeste nettement, ainsi que le caractère de classe de l’État .” (Rosa Luxemburg, Réforme et Révolution).

Cette dusion prouve que notre époque est à ce point mûre pour le socialisme que le capitalisme est forcé d’en absorber des éléments de plus en plus nombreux. Comme Engels l’a dit, c’est l’invasion du capitalisme par la société socialiste. Cependant, cette absorption n’allège pas le fardeau de l’exploitation et de l’oppression ; au contraire, elle le fait peser d’autant plus lourdement. (Dans un État  ouvrier, les travailleurs sont économiquement libres parce qu’ils le sont politiquement. Un État  ouvrier, c’est aussi la fusion de l’économie et de la politique, mais avec des résultats diamétralement opposés).

Partout où il y a fusion de l’économie et de la politique, il est théoriquement faux de faire une distinction entre révolution politique et économique ou entre contre-révolution politique et économique. La bourgeoisie peut exister en tant que telle, possédant la propriété privée sous diverses formes de gouvernement : sous une monarchie féodale, une monarchie constitutionnelle, une république bourgeoise, un régime bonapartiste comme ceux de Napoléon I et III, une dictature fasciste and pendant un certain laps de temps même dans un État  ouvrier (les koulaks et Nepmen ont existé jusqu’en 1928). Dans tous ces cas, il y a un rapport  de propriété direct entre la bourgeoisie et les moyens de production. Dans tous ces cas, l’État  n’est pas sous le contrôle direct de la bourgeoisie, et pourtant dans aucun d’entre eux la bourgeoisie ne cesse d’être la classe dominante. Là où l’État  est dépositaire des moyens de production, il y a fusion absolue entre l’économie et la politique ; l’expropriation politique signifie aussi l’expropriation économique. Si le roi chaldéen cité précédemment avait été politiquement exproprié, il aurait nécessairement été aussi exproprié économiquement. On peut en dire autant de la bureaucratie stalinienne et, mutatis mutandis, d’un État  ouvrier. Etant donné que les travailleurs en tant qu’individus ne sont pas propriétaires des moyens de production même dans un État  ouvrier, et que leur propriété collective s’exprime à travers leur possession d’un État  qui est dépositaire des moyens de production, s’ils sont politiquement expropriés, ils sont aussi économiquement expropriés.

Peut-il y avoir passage progressif d’un État  ouvrier à un État  capitaliste ?

Le prolétariat ne peut reprendre à son compte l’appareil d’État  bourgeois, il doit le détruire. Ne s’ensuit-il pas qu’une transition progressive de l’État  ouvrier de Lénine et Trotsky (1917-1923) à l’État  capitaliste de Staline contredit les fondements de la théorie marxiste de l’État  ? C’est un des arguments majeurs en faveur de la théorie selon laquelle la Russie aujourd’hui est encore un État  ouvrier. Les partisans de cette théorie citent Trotsky en 1933 (mais omettent de citer l’affirmation contraire qu’il fit ensuite). Il a écrit dans L’Union Soviétique et la Quatrième Internationale :

La thèse marxiste du caractère catastrophique du transfert du pouvoir des mains d’une classe à une autre classe ne s’applique pas seulement aux périodes révolutionnaires, lorsque l’histoire va follement de l’avant, mais aussi à la période de contre-révolution, lorsque la société revient en arrière. Celui qui affirme que le gouvernement soviétique s’est transformé progressivement d’État  prolétarien en État  bourgeois ne fait pour ainsi dire que dérouler à lienvers le film du réformisme.”

La question est de savoir si la dernière phrase est valable ou non.

La restauration capitaliste peut se faire de nombreuses façons. La restauration politique peut précéder la restauration économique ; cela aurait été le cas si les Gardes Blancs et les armées d’intervention avaient réussi à renverser les bolchéviks. Ou bien la restauration économique, même incomplète, peut précéder la restauration politique : cela aurait été le cas si les koulaks et les Nepmen qui ont farouchement défendu leurs privilèges économiques jusqu’en 1928 avaient réussi à renverser le régime. Dans les deux cas, le passage d’un État  ouvrier à un État  capitaliste se serait effectué progressivement. En fait, lorsqu’on dit qu’il aurait pu se faire progressivement, on pourrait appeler ça à juste titre “dérouler à l’envers le film du réformisme”. Mais là où la bureaucratie d’un État  ouvrier se transforme en classe dominante, la restauration économique et la restauration politique sont indissolublement liées. Progressivement le divorce s’approfondit entre l’État  et les travailleurs, leurs relations deviennent de plus en plus celles d’un employeur capitaliste et de ses ouvriers. Dans ce cas, la clique bureaucratique qui apparaît d’abord comme une déformation se transforme progressivement en classe qui accomplit les tâches de la bourgeoisie dans le cadre des rapports de production capitalistes. Progressivement, la bureaucratie a échappé au contrôle des masses. Ce phénomène, qui s’est poursuivi jusqu’en 1928, a atteint le stade d’un changement qualitatif radical avec le premier plan quinquennal.

Cependant, la question se pose toujours : n’est-ce pas en contradiction avec la théorie marxiste de l’État  ?

Du point de vue de la logique formelle, il est irréfutable que si le prolétariat ne peut transformer progressivement l’État  bourgeois en État  ouvrier, mais doit détruire l’appareil d’État , la bureaucratie, en devenant classe dominante, ne peut non plus transformer progressivement l’État  ouvrier en État  bourgeois, mais doit détruire l’appareil d’État . D’un point de vue dialectique, cependant, on doit poser le problème différemment. Quelles sont les raisons pour lesquelles le prolétariat ne peut transformer progressivement l’appareil d’État  bourgeois, et constituent-elles un obstacle insurmontable au changement progressif de la nature de classe d’un État  ouvrier ?

Marx et Engels ont dit que seule l’Angleterre pourrait se passer de la destruction de l’appareil d’État  comme premier pas de la révolution prolétarienne. Cela ne s’applique pas au reste de l’Europe. Ils ont dit qu’en Angleterre, “la révolution sociale pourrait se faire entièrement par des moyens pacifiques et légaux”. A ce propos, Lénine fait ce commentaire :

Cela se concevait en 1871, quand l’Angleterre était encore un modèle du pays purement capitaliste, mais sans militarisme et, dans une large mesure, sans bureaucratie.” (Lénine, L’État  et la Révolution).

C’est donc dans la bureaucratie et l’armée permanente qui constituent l’obstacle à la prise du pouvoir pacifique par les travailleurs. Mais l’État  ouvrier n’a ni bureaucratie ni armée permanente. Par conséquent, il peut y avoir passage pacifique d’un État  ouvrier, dans lequel ces institutions n’existent pas, à un régime capitaliste d’État , où elles existent.

Voyons maintenant si ce qui exclut une révolution sociale s’effectuant progressivement exclut aussi une contre-révolution de même type.

Si les soldats, dans une armée organisée de façon hiérarchisée, luttent pour un véritable contrôle sur l’armée, ils se heurtent immédiatement à l’opposition de la caste des officiers. Il n’y a aucun autre moyen de se débarrasser de cette caste que la violence révolutionnaire. Alors qu’à l’opposé, si les officiers d’une milice populaire deviennent de plus en plus indépendants de la volonté des soldats, comme ils le poirraient très bien, voyant qu’ils ne rencontrent aucune bureaucratie institutionnalisée, leur transformation en caste d’officiers indépendante des soldats pourrait très bien se faire progressivement. Le passage d’une armée permanente à une milice ne peut pas ne pas être accompagné d’une énorme explosion de violence révolutionnaire ; d’un autre côté, le passage d’une milice à une armée permanente, dans la mesure où il est le résultat de tendances qui existent à l’intérieur de la milice même, peut et doit être progressif. L’opposition des soldats à la bureaucratie montante peut amener cette dernière à utiliser la violence contre les soldats. Mais ce n’est pas l’essentiel. Ce qui s’applique à l’armée s’applique également à l’État . Un État  sans bureaucratie ou avec une bureaucratie faible dépendant de la pression des masses peut se transformer progressivement en État  dans lequel la bureaucratie n’est pas contrôlée par les travailleurs.

Les procès de Moscou ont été la guerre civile de la bureaucratie contre les masses, une guerre dans laquelle un seul des adversaires était armé et organisé. Ils ont témoigné de ce que la bureaucratie avait complètement et définitivement échappé au contrôle populaire. Trotsky, qui pensait que les procès de Moscou et la “Constitution” étaient les premiers pas vers la restauration du capitalisme individuel par des moyens légaux, a alors abandonné l’idée que le passage progressif d’un État  prolétarien à un État  bourgeois peut être qualifié de “déroulement à l’envers du fil du réformisme”. Il a écrit:

En réalité, la nouvelle constitution … ouvre pour la bureaucratie des voies “légales” vers la contre-révolution économique, c’est-à-dire la restauration du capitalisme au moyen d’une “grève froide” …” (Trotsky, La IV° Internationale et l’Union Soviétique).

Le stalinisme, est-ce la barbarie ?

Le mot “barbarie” a diverses significations. Nous parlons de l’exploitation barbare des travailleurs, de l’oppression barbare des peuples colonisés, du meurtre barbare des juifs par les nazis, etc. Dans ces cas-là, la “barbarie” ne désigne pas un stade dans l’histoire de l’humanité, un certain contenu des relations sociales, mais un certain aspect des actions d’une classe qui peut même être une classe montante, jouant un rôle progressif : nous parlons par exemple de l’expropriation barbare de la paysannerie en Grande-Bretagne à l’époque du capitalisme montant, ou du pillage barbare de la population d’Amérique du Sud, etc. Cependant la “barbarie” peut désigner quelque chose qui, tout en ayant quelque rapport avec le premier sens, n’en est pas moins entièrement différent. Elle peut désigner la destruction totale de la civilisation par le déclin de la société qui entrerait dans une ère a-historique. Dans cette acceptation, la “barbarie” englobe toute une époque de l’histoire de l’humanité. En fait un évènement particulier peut être barbare dans les deux sens, l’action des classes dominantes dans une troisième guerre mondiale, par exemple, le serait dans le premier sens du terme et aussi dans le second, comme cause du déclin total de la société. Cependant les deux sens sont fondamentalement différents et on doit établir une distinction entre eux. La barbarie, si on utilise le terme pour notre époque dans son premier sens, désigne le prix que l’humanité paie pour le retard de la révolution socialiste. Utilisé dans son deuxième sens, le terme désigne la perte de tout espoir en une société qui a dégénéré et qui est sur son déclin. Il s’ensuit que ce serait une erreur de définir le nazisme comme la barbarie au deuxième sens du terme, comme le “féodalisme renouvelé”, comme “l’État  des termites”, comme une période a-historique, etc., alors que le système nazi était fondé sur le travail des prolétaires qui, historiquement, sont ses fossoyeurs et les sauveurs de l’humanité. Il serait encore moins justifié de qualifier le régime stalinien de barbarie dans le deuxième sens du terme, alors que ce régime, confronté à l’arriération de la Russie et à la crainte d’être annihilé par la concurrence internationale, accroît rapidement le nombre d’ouvriers.

Cela, ce n’est pas couper des cheveux philologiques en quatre, c’est quelque chose d’une importance primordiale. Utiliser le terme barbarie dans son deuxième sens serait aussi erroné qu’utiliser le terme esclave pour désigner les travailleurs russes, si esclave est utilisé dans un autre sens que prolétaire. Utiliser le terme esclavage, comme le terme barbarie dans son premier sens, pour désigner un aspect de la situation du travailleur russe sous Staline, ou du travailleur allemand sous Hitler : son manque de libertés légales, sa négation partielle en tant que travailleur – cela serait correct. Mais il serait faux de l’utiliser comme définition fondamentale du régime. Nous devons donc nous opposer fermement à l’utilisation du terme barbarie dans son deuxième sens pour désigner le régime stalinien. Nous devons, en fait, nous opposer à son utilisation en général pour désigner le stade atteint par la société aujourd’hui, et nous pouvons seulement accepter son utilisation dans le premier sens, c’est-à-dire pour décrire certains aspects du capitalisme déclinant dans son ensemble, qu’il soit américain, russe, britannique ou japonais. La Russie stalinienne est-elle un exemple de barbarie capitaliste ? Oui. Un exemple de cette barbarie qui est la négation totale du capitalisme ? Non.

Le régime stalinien est-il progressif ?

Un ordre social nécessaire pour développer les forces productives et préparer les conditions matérielles d’un stade plus élevé de la société est progressif. Nous devons insister sur les conditions matérielles, car si nous prenons toutes les conditions (la conscience de classe, l’existence de partis révolutionnaires de masse, etc.), alors n’importe quel ordre social sera progressif, étant donné que son existence même prouve que toutes les conditions de son renversement n’existent pas.

Il ne découle pas de cette définition que lorsque un ordre social devient réactionnaire, devient un obstacle au développement des forces productives, ces forces productives cessent de croître ou que le taux de croissance tombe de façon absolue. Il ne fait aucun doute que le féodalisme en Europe était devenu réactionnaire du XIIIe au XVIIIe siècle, mais cela n’empêcha pas les forces productives de se développer à un rythme encore plus rapide. De même, alors que Lénine disait que la période de l’impérialisme (qui est apparue dans les dernières décades du XIXe siècle) signifiait le déclin et la dégénérescence du capitalisme, il disait en même temps :

Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme. Non, telles branches d’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l’une, tantôt l’autre de ces tendances. Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant. Développement qui, en principe, devient plus inégal, mais cette inégalité se traduit en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre).” (Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).

Lénine parlait du déclin du capitalisme, et dans la foulée, il disait que la révolution démocratique en Russie, en balayant les restes du féodalisme, ouvrirait d’énormes possibilités au développement du capitalisme russe qui s’élancerait de l’avant à un rythme comparable à celui des EU. Et c’est ce qu’il pensait au moment où “la dictature démocratique des ouvriers et des paysans” accomplirait les tâches de la révolution bourgeoise en Russie.

Lorsqu’on regarde les chiffres de la production mondiale depuis 1891, on voit que dans la période de l’impérialisme les forces productives mondiales sont très loin de la stagnation absolue :

Production industrielle mondiale
(1913 : 100)
189133
190051
190673
1913100
1920102
1929148

En ce qui concerne la capacité de production, il suffit de considérer l’utilisation de l’énergie atomique pour voir quels importants pas en avant ont été faits.

Si les pays arriérés étaient isolés du reste du monde, on pourrait certainement dire que le capitalisme y serait progressif. Par exemple, si les pays occidentaux déclinaient et disparaissaient, le capitalisme indien aurait un non moins long et glorieux avenir que le capitalisme britannique au XIXe siècle. C’est aussi vrai pour le capitalisme d’État  russe. Les marxistes révolutionnaires, cependant, prennent le monde comme un point de départ, et par conséquent concluent que le capitalisme, partout où il existe, est réactionnaire. Car le problème que l’humanité doit maintenant résoudre, sous peine d’anéantissement, ce n’est pas de savoir comment développer les forces productives, mais à quelles fins et dans le cadre de quels rapports sociaux les utiliser.

Cette conclusion, en ce qui concerne le caractère réactionnaire du capitalisme d’État  russe, nonobstant le développement rapide de ses forces productives, ne peut être réfuté que si l’on peut prouver que le capitalisme mondial n’a pas préparé les conditions matérielles nécessaires à la construction du socialisme ou que le régime stalinien prépare de nouvelles conditions nécessaires à cette construction, autres que celles existant à l’échelle mondiale. La première hypothèse amène à la conclusion que nous ne sommes pas encore dans la période de la révolution socialiste. L’argument le plus favorable qu’on puisse avancer à l’égard de la seconde, c’est que la Russie stalinienne léguera au socialisme une concentration du capital et de la classe ouvriére plus élevée que dans aucun autre pays. Mais c’est seulement une différence quantitative ; si l’on compare l’économie des EU et celle de l’Angleterre, on trouve que la concentration du capital et la socialisation du travail sont beaucoup plus élevées dans le premier cas que dans le second, mais le capitalisme aux EU à l’heure actuelle n’est pas pour autant historiquement progressif.

On peut prétendre que la planification en Russie est un élément qui rend l’économie russe progressive par comparaison avec le capitalisme des autres pays. C’est totalement injustifié. Tant que la classe ouvrière n’a aucun contrôle sur la production, les travailleurs ne sont pas les agents de la planification mais son objet. Cela s’applique tout aussi bien à la planification à l’intérieur de la gigantesque entreprise Ford qu’à l’ensemble de l’économie de la Russie. En tant que les travailleurs sont objets, la planification n’a d’importance pour eux que comme élément des conditions matérielles nécessaires au socialisme, en tant qu’aspect de la concentration du capital et des ouvriers.

Dans une usine qui emploie 100.000 travailleurs, la planification est plus poussée, plus élaborée que dans une usine qui en emploie 100, et elle l’est encore davantage dans le capitalisme d’État  qui emploie 10 millions d’ouvriers. Cela ne rend pas les rapports de production de la grosse entreprise progressifs par rapport à ceux de la petite. Dans chacune d’entre elles, le plan est dicté par la force extérieure aveugle de la concurrence entre producteurs indépendants.

Le fait même de l’existence du régime stalinien proclame sa nature réactionnaire, puisque sans la défaite de la révolution d’Octobre, le régime stalinien n’aurait pas existé, et sans la maturité du monde pour le socialisme, la Révolution d’Octobre n’aurait pas éclaté.

Chapitre VII : Examen de la définition par Trotsky de la Russie comme État  ouvrier dégénéré

L’analyse par Trotsky du régime stalinien prend son point de départ dans le bolchévisme, oppose marxisme et stalinisme, la révolution socialiste d’Octobre et la contre-révolution bureaucratique. Etant disciple de Trotsky et croyant comme lui qu’il est vital pour examiner le stalinisme de l’approcher du point de vue de ses rapports avec le marxisme-léninisme, l’auteur trouve nécessaire de consacrer la plus grande attention à un examen critique de l’analyse stalinien par Trotsky.

Un État  qui n’est pas sous le contrôle des travailleurs peut-il être un État  ouvrier ?

Dans les oeuvres de Trotsky, nous trouvons deux définitions différentes et tout à fait contradictoires d’un État  ouvrier. Selon l’une, le critère pour définir un État  ouvrier est de savoir si le prolétariat exerce un contrôle direct ou indirect, quelque limité qu’il soit, sur le pouvoir d’État  : c’est-à-dire si le prolétariat peut se débarrasser de la bureaucratie uniquement par des réformes, sans avoir besoin d’une révolution. En 1931, il écrivait :

La reconnaissance de l’État  soviétique actuel comme un État  ouvrier ne signifie pas seulement que la bourgeoisie ne peut conquérir le pouvoir que par un soulèvement armé mais aussi que le prolétariat d’U.R.S.S. n’a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, ou de faire à nouveau revivre le parti et de remettre sur pied le régime de la dictature – sans nouvelle révolution, par la méthode et sur la voie des réformes.” (Problème du développement de l’U.R.S.S. – Projet de thèse de l’O.G.I. sur la question russe, 1931).

Dans une lettre à Barodaï, membre du groupe d’opposition qui s’appelait les Centralistes Démocratiques, il exprime cette idée encore plus clairement. La lettre n’est pas datée mais tout tend à montrer qu’elle a été écrite fin 1928. Il écrit :

La dégénérescence de l’appareil et du pouvoir soviétique est-elle un fait ? C’est la question qui vient en second, écrivez-vous.
Il ne fait aucun doute que la dégénérescence de l’appareil soviétique est considérablement plus avancée que le même processus dans l’appareil du Parti. Cependant, c’est le Parti qui décide. A l’heure actuelle, cela signifie : l’appareil du Parti. Le problème en revient ainsi au même point : le noyau prolétarien du Parti, aidé par la classe ouvrière, est-il capable de triompher de l’autocratie de l’appareil du parti qui se dissout dans l’appareil d’État  ? Quiconque répond à l’avance qu’il en est incapable, indique par là, non seulement la nécessité d’un nouveau parti sur de nouvelles bases, mais aussi la nécessité d’une seconde et nouvelle révolution prolétarienne.” (New International, 1943).

Plus loin, dans la même lettre, il dit :

Si le Parti est un cadavre, il faut construire un nouveau parti, et on doit en parler ouvertement à la classe ouvrière. Si Thermidor est accompli et si la dictature du prolétariat est liquidée, on doit déployer le drapeau de la seconde révolution prolétarienne. C’est ainsi que nous agirions si la route des réformes, que nous préconisons, se révélait sans espoir.”

La deuxième définition de Trotsky repose sur un critère fondamentalement différent. Aussi indépendant des masses que soit l’appareil d’État , et même si la seule façon de se débarrasser de la bureaucratie, c’est la révolution, tant que les moyens de production sont étatisés, l’État  reste un État  ouvrier, et le prolétariat la classe au pouvoir. Ainsi, dans La Révolution Trahie, Trotsky écrit:

La nationalisation du sol, des moyens de production, des transports et des échanges, et aussi le monopole du commerce extérieur forment les bases de la société soviétique. Et cet acquis de la révolution prolétarienne définit à nos yeux l’U.R.S.S. comme un État  prolétarien.”

On doit en tirer trois conclusions :

  1. La seconde définition de Trotsky de l’État  ouvrier est la négation de la première.
  2. Si la seconde définition est correcte, le Manifeste Communiste avait tort de dire :
    Le prolétariat utilisera sa domination politique pour arracher, par étapes, tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’État  …”
    et de dire :
    Le premier pas fait dans la révolution par la classe ouvrière est d’élever le prolétariat au rang de classe dominante …”
    Bien plus, dans ce cas, ni la Commune de Paris ni la dictature bolchévique ne furent des État s ouvriers puisque la première n’étatisa pas du tout les moyens de production, et que le deuxième ne le fit pas avant un certain temps.
  3. Si l’État  est dépositaire des moyens de production et que les travailleurs ne le contrôlent pas, ils ne possèdent pas les moyens de production, par conséquent ils ne sont pas la classe dominante. Cela, la première définition l’admet. La seconde évite d’en parler, mais ne le désavoue pas.

La définition de la Russie comme État  ouvrier et la théorie marxiste de l’État

L’affirmation que la Russie est un État  ouvrier dégénéré doit amener à des conclusions diamétralement contradictoires avec le concept marxiste d’État . Une analyse du rôle de ce que Trotsky appelait révolution politique et contre-révolution sociale le prouvera.

Dans La Révolution Trahie, Trotsky écrit :

Formulons, pour mieux comprendre le caractère social de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, deux hypothèses d’avenir. Supposons la bureaucratie soviétique chassée du pouvoir par un parti révolutionnaire ayant toutes les qualités du vieux bolchévisme et enrichi, en outre, de l’expérience mondiale de ces derniers temps. Ce parti commencerait par rétablir la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait et devrait rétablir la liberté des partis soviétiques. Avec les masses, à la tête des masses, il procéderait à un nettoyage sans merci des services de l’État . Il abolirait les grades, les décorations, les privilèges et ne maintiendrait de l’inégalité dans la rétribution du travail que ce qui est nécessaire à l’économie et à l’État . Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser librement, d’apprendre, de critiquer, en un mot, de se former. Il introduirait de profondes modifications dans la répartition du revenu national, conformément à la volonté des masses ouvrières et paysannes. Il n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires en matière de propriété. Il continuerait et pousserait à fond l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique, après le renversement de la bureaucratie, le prolétariat aurait à accomplir dans l’économie de très importantes réformes, il n’aurait pas à faire une nouvelle révolution sociale.”

Examinons cela. Pendant les révolutions bourgeoises politiques, par exemple les révolutions françaises de 1830 et d 1848, la forme de gouvernement changea dans une plus ou moins grande mesure, mais le type d’État  resta le même – “des corps spéciaux d’hommes armés, des prisons, etc.,” indépendants du peuple et au service de la classe capitaliste.

La victoire d’Hitler en Allemagne amena certainement une purge à grande échelle de l’appareil d’État , mais dans son ensemble il ne fut pas détruit, restant fondamentalement le même. Il y a une liaison bien plus étroite entre le contenu et la forme dans un État  ouvrier que dans tout autre État . Cependant, même si on admet que des révolutions politiques peuvent avoir lieu dans un État  ouvrier, une chose est claire : le même appareil d’État  ouvrier doit continuer à exister en tant que tel après, comme avant la révolution politique prolétarienne. Si la Russie est un État  ouvrier, même si le parti ouvrier révolutionnaire peut effectuer une “purge” à grande échelle de l’appareil d’État  quand il vient au pouvoir, il doit être capable d’utiliser et utilisera l’appareil d’État  existant ; d’un autre côté, si la bourgeoisie arrive au pouvoir, elle ne pourra pas utiliser l’appareil d’État  existant, mais sera obligée de le détruire et d’en construire un autre sur ses ruines.

Est-ce cela, la situation instaurée en Russie ? Poser la question correctement, c’est déjà y répondre à moitié. Il est bien évident que le parti révolutionnaire n’utilisera pas le MVD, ni la bureaucratie, ni l’armée permanente. Le parti révolutionnaire devra détruire l’État  existant et le remplacer par les soviets, la milice populaire, etc.

A l’opposé, si la bourgeoisie arrive au pouvoir, elle peut sans aucun doute utiliser le MVD, l’armée régulière, etc. C’est en partie en disant que le parti révolutionnaire “commencerait par la restauration de la démocratie dans les syndicats et les soviets” que Trotsky évite l’application de la théorie marxiste de l’État  à la révolution politique et à la contre-révolution sociale en Russie. Mais en fait, il n’y a en Russie ni syndicats, ni soviets dans lesquels on puisse restaurer la démocratie. La question n’est pas de réformer l’appareil d’État  mais de le détruire et de construire un nouvel État .

Si nous admettons que le prolétariat doit détruire l’appareil d’État  existant en arrivant au pouvoir alors que la bourgeoisie peut l’utiliser, ou si nous admettons que ni le prolétariat ni la bourgeoisie ne peuvent  utiliser l’appareil d’État  existant (la “purge” de l’appareil d’État  impliquant obligatoirement un changement si profond qu’il le transformerait qualitativement) – dans ces deux cas, nous devons en venir à la conclusion que la Russie n’est pas un État  ouvrier. Admettre que le prolétariat et la bourgeoisie peuvent utiliser le même appareil d’État  comme instrument de leur domination revient à répudier le concept révolutionnaire d’État  exprimé par Marx, Engels, Lénine et Trotsky.

La forme de propriété considérée indépendamment des rapports de production : une abstraction métaphysique

Tous les marxistes reconnaissent que le concept de propriété privée en lui-même, indépendamment des rapports de production, est une abstraction supra-historique. L’histoire humaine a connu la propriété privée du système esclavagiste, du système féodal, du système capitaliste, toutes fondamentalement différentes les unes des autres. Marx a ridiculisé la tentative de Proudhon de définir la propriété privée indépendamment des rapports de production. Ce qui transforme les moyens de production en capital est la somme totale des rapports de production. Comme Marx l’a dit :

A chaque époque historique la propriété s’est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Aussi définir la propriété bourgeoise n’est autre chose que faire l’exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise.
Vouloir donner une définition de la propriété comme d’un rapport indépendant, d’une catégorie à part, d’une idée abstraite et éternelle, ce ne peut être qu’une illusion de métaphysique ou de jurisprudence.” (Misère de la Philosophie).

Marx a montré très clairement qu’une certaine propriété pouvait avoir un caractère historique différent de celui d’une autre, pouvait être la citadelle d’une autre classe. Que l’on puisse en dire autant de la propriété étatisée n’est pas aussi évident. La principale raison en est que l’histoire connue de l’humanité a en majeure partie été l’histoire des luttes de classe sur la base de la propriété privée. Les cas de différenciation de classes sur des bases autres que la propriété privée ne sont pas très nombreux et dans l’ensemble pas très connu. Néanmoins, ils ont existé.

Comme exemple, prenons un chapitre de l’histoire de l’Europe : l’Église catholique au Moyen-Age. L’Eglise avait d’énormes étendues de terres sur lesquelles des centaines de milliers de paysans travaillaient. Les rapports entre l’Eglise et les paysans étaient les mêmes rapports féodaux qui existaient entre le châtelain féodal. En même temps, aucun évêque, cardinal, etc. n’avait de droits individuels sur la propriété féodale. Ce sont les rapports de production qui définissent le caractère de classe de la propriété féodale, en dépit du fait qu’elle n’était pas privée.

On pourrait dire que l’Eglise catholique n’était qu’un appendice du système féodal dans son ensemble – d’où son caractère féodal – mais cet argument est en dehors de la question, puisque nous ne voulons pas expliquer ici la montée de l’Église catholique qui concentre entre ses mains d’énormes étendues de terrain et noua des rapports féodaux avec les paysans qui les cultivaient. Nous voulons seulement montrer que les mêmes rapports de production peuvent s’exprimer dans diverses formes de propriété, l’une privée, l’autre institutionnelle.

On peut tirer de l’histoire de l’Orient de nombreux exemples de systèmes économiques avec de profondes différenciations de classe, non pas fondées sur la propriété privée, mais sur la propriété étatique. De tels systèmes existaient dans l’Egypte des Pharaons, dans l’Egypte musulmane, en Irak, en Perse et en Inde. Le fait que l’État  possèdait la terre était, semble-t-il, principalement dû au fait que l’agriculture dépendait entièrement dans ces pays du système d’irrigation, qui dépendait lui-même de l’activité de l’État .

La bureaucratie russe, gendarme dans le processus de distribution ?

Trotsky écrit que la coercition exercée sur les masses par l’État  stalinien résulte du fait

que la période transitoire actuelle est encore pleine de contradictions sociales qui, dans le domaine de la consommation – le plus familier et le plus sensible à tout le monde – revêtent un caractère extrêmement grave, menaçant à tout moment de se faire jour dans le domaine de la production.”

C’est pourquoi

L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle “sait” à qui donner et qui doit patienter.”

Est-il vrai que la bureaucratie apparaît comme “gendarme” seulement dans le processus de distribution, ou bien apparaît-elle comme tel dans le processus de reproduction dans son ensemble, auquel est soumis le processus de distribution ? Cela a une importance théorique et politique immense.

Avant d’essayer de répondre à cette question, examinons ce que Marx et Engels pensaient de la liaison entre les rapports de production et de distribution. Marx écrit :

Par rapport à l’individu isolé, la distribution apparaît naturellement comme une loi sociale qui conditionne sa position à l’intérieur de la production dans le cadre de laquelle il produit, et qui précède donc la production. De par son origine, l’individu n’a pas de capital, pas de propriété foncière. Dès sa naissance, il est réduit au travail salarié par la distribution sociale. Mais le fait même qu’il y soit réduit résulte de l’existence du capital, de la propriété foncière comme agents de production indépendants.
Si l’on considère des sociétés entières, la distribution, à un autre point de vue encore, semble précéder la production et la déterminer; pour ainsi dire comme un fait prééconomique. Un peuple conquérant partage le pays entre les conquérants et impose ainsi une certaine répartition et une certaine forme de la propriété foncière : il détermine donc la production. Ou bien il fait des peuples conquis des esclaves et fait ainsi du travail servile la base de la production. Ou bien un peuple, par la révolution, brise la grande propriété et la morcelle ; il donne donc ainsi par cette nouvelle distribution un nouveau caractère à la production. Ou bien enfin la législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou fait du travail un privilège héréditaire et lui imprime ainsi un caractère de caste. Dans tous ces cas, et tous sont historiques, la distribution ne semble pas être organisée et déterminée par la production, mais inversement la production semble l’être par la distribution.
Dans sa conception la plus banale, la distribution apparaît comme distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée de la production et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais, avant d’être distribution des produits, elle est : 1° distribution des instruments de production, et 2°, ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de production. (Subordination des individus à des rapports de production déterminés.) La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production.” (Introduction à la critique de l’économie politique).

Cet extrait de Marx, dont l’essence est répétée maintes et maintes fois dans ses oeuvres, est un point de départ suffisant pour analyser la place de la bureaucratie dans l’économie.

Posons ces questions en liaison avec la bureaucratie russe :

La bureaucratie administre-t-elle seulement la distribution des biens de consommation parmi les hommes, ou bien adminstre-t-elle la distribution des hommes dans le processus de production ? La bureaucratie exerce-t-elle son monopole seulement sur le contrôle de la distribution, ou bien aussi sur le contrôle des moyens de production. Rationne-t-elle seulement les biens de consommation, ou bien distribue-t-elle aussi la totalité du temps de travail de la société entre l’accumulation et la consommation, entre la production de moyens de production et celle de biens de consommation ? La bureaucratie ne reproduit-elle pas la rareté des biens de consommation et ainsi certains rapports de distribution ? Les rapports de production qui dominent en Russie ne déterminent-ils pas les rapports de distribution qui en comprennent une partie ?

Révolution sociale ou révolution politique ?

Si l’on admet avec Trotsky qu’une révolution de la classe ouvrière russe contre la bureaucratie n’est pas une révolution sociale, on entre immédiatement en contradiction avec la sociologie marxiste.

Marx a défini la guerre civile aux État s-Unis comme une révolution sociale. La libération des esclaves et leur transformation en salariés fut une révolution sociale ; une classe de la société disparut et laissa place à une autre. Pourquoi le renversement de la bureaucratie de Staline et la libération des millions d’esclaves dans les camps de travail ne serait-elle pas une révolution sociale mais simplement politique ? La révolution agraire, transférant les propriétés féodales aux mains des paysans, transformant les serfs en paysans libres, fut une révolution sociale. Pourquoi la cessation du pillage étatique, des “livraisons obligatoires”, la transformation des kolkhozes en propriété réelle des membres des kolkhozes, possédée et contrôlée par eux, ne serait-elle pas une révolution sociale ?

Une révolution politique, cela veut dire qu’avec le gouvernement changent seulement des individus, des groupes, des couches au pouvoir. Par conséquent, le bureaucrate et l’ouvrier, le garde du NKVD et son prisonnier appartiennent à la même classe. Comment peut-il en être ainsi, alors que leurs positions dans le processus de production, non seulement ne sont pas les mêmes, mais en fait se heurtent même violemment ?

Si nous admettons que les travailleurs et les bureaucrates appartiennent effectivement à la même classe, nous devons en conclure qu’en Russie il y a lutte à l’intérieur d’une classe. Est-ce que cela ne dérobe pas le sol sous les pieds de Trotsky lorsqu’il attaque l’affirmation de Staline comme quoi il n’y a pas de lutte de classe en Russie ?

Le dernier livre de Trotsky

Comme la classe ouvrière russe a été la seule à détenir le pouvoir pendant un certain temps, comme son renversement s’est fait d’une façon imprévisible, dans la situation économique et politique très complexe de la Russie, ce n’est pas par hasard que Trotsky lui-même, avec ses brillantes facultés d’analyse, ait dû revoir de temps en temps son analyse fondamentale du régime stalinien. Il y a eu un changement de taille dans la position de Trotsky, ne serait-ce que dans l’importance accordée au problème, depuis l’époque où l’acceptation de la théorie de l’État  ouvrier dégénéré était une condition d’appartenance à l’opposition de gauche, jusqu’à l’époque où Trotsky ne proposa pas l’exclusion des anti-défensistes de l’Internationale, bien qu’il n’acceptât pas leur position. Ce n’est pas par hasard que dans ses polémiques avec Shachtman fin 1939 et en 1940, il pouvait dire que même s’il lui arrivait d’être en minorité contre Schachtman et Burnham, il s’opposerait à une scission et continuerait à lutter pour sa position dans le parti uni. (Trotsky, Défense du Marxisme).

Il y a clairement un pas de fait en direction d’une nouvelle évaluation de la bureaucratie en tant que classe dominante dans le dernier livre de Trotsky, Staline. En expliquant la nature sociale de l’accession au pouvoir de la bureaucratie stalinienne, il dit :

La substance de Thermidor était, est et ne pouvait manquer d’être sociale en son caractère. Elle représentait la cristallisation d’une nouvelle couche privilégiée, la création d’un nouveau substratum pour la classe économiquement dominante. Deux prétendants ambitionnaient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même. Elles devaient lutter coude à coude dans la bataille pour briser la résistance de l’avant-garde prolétarienne. Quand cette tâche eut été accomplie, une lutte sauvage se déchaîna entre elles. La bureaucratie prit peur de son isolement, de son divorce d’avec le prolétariat. Seule elle était incapable d’écraser le koulak et pas davantage la petite bourgeoisie, qui avait crû et continuait de croître sur la base de la Nep ; il lui fallait l’aide du prolétariat. De là ses efforts concertés pour présenter sa lutte contre la petite bourgeoisie pour les excédents et pour le pouvoir comme la lutte du prolétariat contre des tentatives de restauration capitaliste.”

La bureaucratie, dit Trotsky, tout en faisant semblant de lutter contre une restauration capitaliste, en fait n’utilise le prolétariat que pour écraser les koulaks pour “la cristallisation d’une nouvelle couche privilégiée, la création d’un nouveau substratum pour la classe économiquement dominante”. L’un des prétendants au rôle de classe économiquement dominante, dit-il, est la bureaucratie. Cette formulation est extrêmement significative, en particulier se on fait la liaison de cette analyse de la lutte entre la bureaucratie et les koulaks avec la définition donnée par Trotsky de la lutte de classe. Il dit :

La lutte de classe n’est rien d’autre que la lutte pour le surproduit. Celui qui possède le surproduit est maître de la situation – il possède la richesse, l’État , les clefs de l’Eglise, des tribunaux, des sciences et des arts.” (Karl Marx et sa doctrine).

La lutte entre la bureaucratie et les koulaks fut, d’après la dernière conclusion de Trotsky, la “lutte … pour le surproduit”.

Les forces intérieures ne sont pas capables de restaurer le capitalisme individuel en Russie : qu’en conclure sur son caractère de classe ?

Quand Trotsky parlait du danger de contre-révolution sociale en Russie, il voulait parler de la restauration du capitalisme, fondé sur la propriété privée. Le bonapartisme stalinien est représenté comme un facteur oscillant entre deux forces dans l’arène nationale : d’une part la classe ouvrière, soutenant la propriété étatisée et la planification et d’auttre part les éléments bourgeois luttant pour la propriété individuelle. Il écrit :

Elle (la bureaucratie) continue à défendre la propriété étatisée par crainte du prolétariat. Cette crainte salutaire est nourrie et entretenue par le parti illégal des bolcheviks-léninistes, qui est l’expression la plus consciente du courant socialiste contre l’esprit de réaction bourgeoise dont est profondément pénétrée la bureaucratie thermidorienne. En tant que force politique consciente la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse, fort heureusement, n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser.” (La Révolution Trahie).

Cette présentation met très évidemment en lumière l’abstraction juridique de la forme de propriété, et par conséquent met aussi évidemment en lumière les contradictions internes de l’analyse. Le prolétariat russe n’a pas été assez fort pour garder le contrôle des moyens de production, et a été chassé par la bureaucratie, mais il est assez fort pour empêcher que ce rapport soit promulgué sous forme de loi ! Le prolétariat n’a pas été assez fort pour empêcher une distribution des produits qui lui est tout à fait défavorable, pour empêcher la bureaucratie de diminuer brutalement son niveau de vie, de lui nier ses droits les plus élémentaires, pour empêcher la condamnation de millions des siens à un travail d’esclave en Sibérie, mais il est assez fort pour défendre la forme de propriété ! Commis s’il y avait d’autres rapports entre les hommes et la propriété que ceux fondés sur les rapports de production.

Bien plus, si la crainte du prolétariat était le seul facteur qui empêche la restauration du capitalisme privé en Russie ; si, comme Trotsky l’a dit, les bureaucrates sont des partisans conscients de la restauration, son affirmation que le régime stalinien est aussi stable qu’une pyramide tenant sur la pointe, se serait révélée exacte et son pronostic sur le sort de l’économie étatisée pendant la guerre se serait réalisé. C’est ainsi qu’il a résumé sa position :

Dans l’atmosphère brûlante de la guerre, on peut s’attendre à des tournants brutaux vers des principes individualistes en agriculture et dans l’industrie artisanale, vers des essais pour attirer le capital étranger et  “allié”, des brèches dans le monopole du commerce extérieur, l’affaiblissement du contrôle gouvernemental sur les trusts, l’aggravation de la compétition entre eux, des conflits entre eux et les travailleurs, etc. Dans la sphère politique, ce processus peut signifier l’achèvement du bonapartisme avec les changements correspondants – ou quelques-uns d’entre eux – dans les rapports de propriété. En d’autres termes, dans le cas d’une longie guerre et de la passivité du prolétariat mondial, les contradictions sociales internes de l’U.R.S.S., non seulement pourraient, mais encore devraient mener à une contre-révolution bourgeoise bonapartiste” (La Quatrièmw Internationale et la guerre).

Avant l’expérience de la deuxième Guerre mondiale, il était compréhensible, sinon correct, d’avancer l’hypothèse que le capitalisme privé pourrait être restauré en Russie sans occupation par une puissance impérialiste. Mais la victoire de l’économie russe concentrée, étatisée, sur la machine de guerre allemande a rendu caduque toute discussion de cette possibilité.

Le fait que les forces extérieures pourraient restaurer le capitalisme individuel, ou même qu’une guerre dévastatrice, accompagnée de l’anéantissement de la plus grande partie de la population russe, pourrait ramener la Russie à un niveau de développement historique bien plus bas que le capitalisme privé, n’est cependant pas exclu.

Quand Trotsky définissait la Russie comme une société de transition, il mettait à juste titre l’accent sur le fait qu’en tant que telle, elle devait de par ses propres lois immanentes, conduire soit à la victoire du socialisme, soit à la restauration du capitalisme. Si l’on exclut la deuxième possibilité, il reste une de ces trois hypothèses :

  1. En Russie les forces internes ne vont que dans une direction – vers le communisme. C’est le point de vue des staliniens et aussi de Bruno R. (dans La bureaucratisation du monde).
  2. La société russe n’est ni capitaliste ni socialiste, et bien que les forces productives s’accroissent sans cesse elle ne mènera pas au communisme ; bien que l’exploitation des masses se poursuive sans être amoindrie, elle ne mènera pas au capitalisme. C’est la théorie de l’“Ere des Managers” et du Collectivisme bureaucratique dans la formulation de Shachtman en 1943.
  3. La société russe est soit une société de transition qui a deux voies possibles devant elle : le capitalisme d’État  ou le socialisme, ou bien c’est déjà le capitalisme d’État .

Si nous nions que les forces internes puissent amener au capitalisme privé et en même temps répudions le stalinisme, le collectivisme bureaucratique (d’après la formulation de Bruno R ; comme d’après celle de Shachtman) et le burnhamisme, il ne nous reste que la troisième alternative.

L’État  est dépositaire des moyens de production dans le capitalisme d’État  comme dans un État  ouvrier. La différence entre les deux systèmes ne peut résider dans les formes de propriété. Par conséquent le fait que l’État  posséde les moyens de production sur lequel Trotsky fonde sa définition du caractère de classe de la Russie, doit être écarté comme critère impropre.

Les “Démocraties Populaires” et la définition de la Russie comme État  ouvrier

L’apparition des “Démocraties Populaires” a permis de mettre à l’épreuve la définition de la Russie comme État  ouvrier.

Si l’étatisation, la planification et le monopole du commerce extérieur permettent de définir un pays comme État  ouvrier, alors sans aucun doute la Russie ainsi que les “Démocraries Populaires” sont des État s ouvriers. Cela veut dire que dans ces dernières des révolutions prolétariennes ont eu lieu. Elles furent menées par les staliniens sur la base de l’unité nationale, de coalitions gouvernementales avec la bourgeoisie, et d’un chauvinisme qui a amené l’expulsion de millions de travailleurs allemands et de leurs familles. Une telle politique a simplement servi à huiler les roues de la révolution prolétarienne.

Alors, quel est l’avenir du socialisme international, quelle sa justification historique ? Les partis staliniens disposent de tous les avantages sur les socialistes internationalistes : un appareil d’État , des organisations de masse, de l’argent, etc., etc. Le seul avantage qui leur manque c’est une idéologie de classe internationaliste. Mais s’il est possible d’accomplir la révolution prolétarienne sans cette idéologie, pourquoi les travailleurs devraient-ils rompre avec le stalinisme ?

Si une révolution sociale a eu lieu dans les pays d’Europe de l’Est sans direction révolutionnaire prolétarienne nous devons en conclure que dans les révolutions sociales de l’avenir comme dans celles du passé, les masses lutteront, mais ne dirigeront pas cette lutte.

Admettre que les “Démocraties Populaires” sont des État s ouvriers signifie accepter au niveau des principes que dans la révolution prolétarienne, tout comme dans les guerres bourgeoises, on dupe le peuple.

Si les “Démocraties Populaires” sont des État s ouvriers, Staline a réalisé la révolution prolétarienne ; qui plus est, il l’a réalisée très rapidement. Quarante-sept années se sont écoulées entre la Commune de Paris et l’apparition du premier État  ouvrier dans un pays de plus de 140 millions d’habitants. Moins de 40 années se sont écoulées avant que toute une série d’autres pays devienne des État s ouvriers. A l’ouest, la Pologne, la Yougoslavie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Tchécoslovaquie ont amené leurs 75 millions d’habitants (sans compter les État s baltes, la Pologne de l’Est et la Bessarabie, comprenant 20 millions d’habitants, qui ont été annexés à la Russie). A l’est, la Chine s’est ajoutée, avec 600 millions d’habitants. Si ces pays sont des État s ouvriers, alors pourquoi le marxisme, pourquoi la Quatrième Internationale ?

Si les “Démocraties Populaires” sont des État s ouvriers, cela réfute ce que Marx et Engels ont dit de la révolution socialiste : qu’elle est “l’histoire consciente d’elle-même”. De même pour l’affirmation d’Engels :

Ce n’est qu’à partir de ce moment (la révolution socialiste), que les hommes feront eux-mêmes leur histoire, en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront, d’une façon prépondérante et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.” (Engels, Anti-Dühring).

Rosa Luxemburg, elle aussi, doit avoir dit des âneries dans son résumé de tout ce que les professeurs marxistes ont écrit sur le rôle de la conscience prolétarienne dans une révolution :

Dans toutes les luttes de classes passées, qui furent menées dans l’intérêt de minorités, et où, pour parler avec Marx, “tout le développement s’est effectué en opposition à la grande masse du peuple”, une des conditions essentielles de l’action était l’inconscience de la masse quant aux buts véritables, au contenu matériel et aux limites de ce mouvement. Cette discordance était d’ailleurs la base historique spécifique du “rôle dirigeant” de la bourgeoise “instruite” auquel correspondait le suivisme de la masse. Mais, ainsi que Marx l’écrivait déjà en 1845, “avec la profondeur de l’action historique croîtra le volume de la masse engagée dans cette action”. La lutte de classe du prolétariat est la plus “profonde” de toutes les actions historiques qui se sont déroulées jusqu’à présent, elle embrasse la totalité des couches inférieures du peuple et, depuis qu’existe une société divisée en classes, c’est la première action qui corresponde à l’intérêt propre de la masse. C’est pourquoi l’intelligence propre de la masse quant à ses tâches et moyens est pour l’action socialiste une condition historique indispensable, tout comme l’inconscience de la masse fut autrefois la condition des actions des classes dominantes.” (Rosa Luxemburg, Masse et Chefs, 1904).

Les victoires militaires de la Russie prouvent-elles que c’est un État  ouvrier ?

Alors que Trotsky, en déduction de son analyse de la Russie comme État  ouvrier dégénéré, prédisait que la bureaucratie ne pourrait faire face à une guerre, de nombreux trotskystes aujourd’hui concluent de ces victoires mêmes que la Russie est un État  ouvrier. Cet argument après-coup, cependant, ne soutient pas la critique.

On peut distinguer deux parties dans l’argumentation :

  1. L’enthousiasme des masses pendant la guerre prouve qu’elles ont autre chose à perdre que leurs chaînes, qu’elles sont la classe dominante.
  2. La force militaro-industrielle de la Russie prouve la supériorité historique du régime russe sur le capitalisme.

La première partie de l’argumentation qui prévalait dans la presse de la Quatrième Internationale en 1941-43, s’est effondrée devant le cours des événements. L’armée allemande, elle aussi, dans les années où tout espoir de victoire était déjà perdu, lutta de toutes ses forces aux portes mêmes de Berlin. Les soldats allemands eux aussi avaient-ils autre chose à perdre que leurs chaînes ? La classe ouvrière allemande était-elle aussi la classe dominante ?

En ce qui concerne la seconde partie de l’argumentation, il ne fait aucun doute qu’une entreprise à grande échelle offre d’énormes avantages par rapport à une entreprise à petite échelle. Cela explique effectivement dans une large mesure la supériorité de la production américaine sur la production britannique bien qu’elles soient toutes deux fondées sur le même système social. L’industrie russe, plus récente et techniquement moderne est bâtie à une échelle encore plus grande que l’industrie américaine. Par ailleurs, le gaspillage et le manque de coordination qui dominent dans les pays de capitalisme individuel sont évités en Russie parce que l’État  possède les moyens de production. Et la Russie a encore un autre avantage dans une guerre, dont beaucoup d’autres État s ne peuvent se vanter, c’est que ses travailleurs n’ont aucun droit démocratique. En Russie, comme dans l’Allemagne nazie, il est possible de produire des fusils au lieu de beurre, de transférer des millions de travailleurs de l’ouest jusqu’au delà de l’Oural, de les loger dans des tranchées à même le sol, sans craindre une opposition organisée. L’autorité de l’État  sur l’économie et sur les travailleurs, voilà les points forts de la production militaro-industrielle russe. Mais ce sont précisément les facteurs qui expliquent la supériorité militaire de l’Allemagne nazie sur la France démocratique bourgeoise, qui, comme on le sait, s’écroula comme un château de cartes devant l’avance des armées allemandes, et même sur la Grande-Bretagne cet ex-“atelier du monde” ne fut sauvé de l’invasion que par la Manche, l’aide américaine à l’ouest et la menace que faisait peser sur l’Allemagne la Russie à l’est.

Les victoires militaires allemandes au début de la guerre induirent en erreur des gens qui pensèrent que l’Allemagne n’était pas un pays capitaliste, mais représentait un nouveau système social supérieur. On remarqua parmi eux Burnham.

La croyance que les victoires militaires de la Russie prouvent par elles-mêmes que la Russie représente un nouveau système social n’est pas plus fondée que ne l’était cette même croyance pour l’Allemagne nazie.

Qu’est-ce qui a empêché Trotsky de renoncer à la théorie de l’État  ouvrier ?

On a tendance à voir l’avenir à travers les lunettes du passé. Pendant de longues années les socialistes qui combattaient l’exploitation ont combattu contre les détenteurs de la propriété privée : la bourgeoisie. Quand Lénine, Trotsky et les autres dirigeants bolchéviques disaient que si l’État  ouvrier restait isolé il était condamné, ils voyaient cette condamnation sous une forme précise : la restauration de la propriété privée, la propriété étatisée étant vue comme le fruit de la lutte des travailleurs. Il n’y avait qu’un pas de là à la conclusion que si l’étatisation existait en Russie, c’était grâce à la crainte qu’avait la bureaucratie de la classe ouvrière, et à l’inverse, si la bureaucratie luttait pour accroître ses privilèges (y compris le droit d’héritage) c’était pour restaurer la propriété privée. L’expérience passée fut le principal obstacle qui empêcha Trotsky d’appréhender le fait qu’un triomphe de la réaction ne veut pas dire le retour au point de départ originel, mais qu’elle peut mener à un déclin en spirale dans lequel se combinent des éléments du passé pré-révolutionnaire et du passé révolutionnaire, les derniers étant subordonnés aux premiers ; le vieux contenu de classe capitaliste émergea alors sous une nouvelle forme “socialiste”, confirmant ainsi à nouveau la loi du développement combiné, loi au développement de laquelle Trotsky lui-même a tant contribué.

Pour résumer on peut dire que, alors que Trotsky a contribué incomparablement plus que tout autre marxiste à la compréhension du régime stalinien, son analyse souffrait d’une limitation sérieuse : un attachement conservateur au formalisme, qui est par nature en contradiction avec le marxisme qui subordonne la forme au contenu.


Archives T. Cliff Archives Internet des marxistes
Haut de la page Archive T. Cliff