1998

Tony Cliff, né en Palestine en 1917, et installé en Angleterre après la Deuxième Guerre Mondiale analyse l’oppression des juifs sous le capitalisme, les vices consubstantiels au sionisme et la seule solution réelle qu’il voit pour le Proche-Orient.

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Les juifs, Israël et l’Holocauste

Tony Cliff


La naissance du sionisme

Camp de réfugiés palestiniens, 1970La Révolution française a émancipé les juifs. Entre 1789 et les unifications allemande et italienne un siècle plus tard, le ghetto économique et intellectuel a disparu. Mendelssohn, Heine et Marx, tous trois juifs, étaient des représentants de la culture allemande. L’antisémitisme était répandu, il y avait même des pogroms, mais cela se passait en Russie, où le poids du féodalisme se faisait encore sentir et où le capitalisme moderne avait à peine mis le pied. Quand le capitalisme devint sénile et décadent, en particulier après la grande dépression de 1929, il se retourna contre l’œuvre démocratique de sa jeunesse. Les juifs ne furent alors plus rejetés dans le ghetto, mais bien pire - dans les chambres à gaz.

Entre ces deux périodes, la France avait connu un terrible épisode antisémite. En 1895, un officier juif, Dreyfus, fut accusé d’être un espion allemand. Ce qui avait commencé comme un procès - chasse aux sorcières dégénéra en hystérie collective contre les juifs. Cette vague d’antisémitisme était le sous-produit de la bataille que se livraient l’impérialisme français naissant et l’empire germanique. Un journaliste viennois en résidence à Paris à l’époque, Theodor Herzl, tira des événements la conclusion que l’antisémitisme était naturel et inévitable. Il écrivait en juin 1895 :

« A Paris, comme je l’ai dit, j’ai fini par adopter une attitude plus libérale envers l’antisémitisme, que je commençai alors à comprendre historiquement et à pardonner. Par dessus tout, je reconnus la vacuité et la futilité de toute tentative de ‘combattre l’antisémitisme. »

Hertzl critiqua Zola et d’autres Français, essentiellement des socialistes, qui prenaient la défense de Dreyfus. Il se plaignait que les juifs

« rechercheraient la protection des socialistes et des destructeurs de l’ordre social existant… En vérité, ce ne sont plus des juifs. Assurément, ils ne sont pas davantage français. Ils vont probablement devenir les dirigeants de l’anarchisme européen ».

Son opinion était qu’en réponse à l’antisémitisme les juifs devaient quitter les pays où ils étaient indésirables et fonder leur propre Etat. Dans cet effort, déclara-t-il, « les antisémites seront nos amis les plus sûrs… nos alliés ». Il alla jusqu’à rencontrer le ministre de l’Intérieur du tsar, Plehve, celui-là même qui avait organisé le pogrom de Kichinev en 1903. L’appât qu’il agita devant lui était que la sortie des juifs de Russie affaiblirait le mouvement révolutionnaire, le pire ennemi de Plehve.

Si l’antagonisme entre juifs et non-juifs est donc ainsi inévitable, il en va bien évidemment de même pour l’antagonisme entre juifs et arabes en Palestine. Au départ, dans la définition de Herzl, le sionisme consistait à « donner une terre sans peuple à un peuple sans terre. » Quand on attira son attention sur le fait qu’il y avait des arabes en Palestine, Herzl se déclara convaincu qu’il suffirait de s’en débarrasser. Il écrivait le 12 juin 1895 : « Nous essayerons de convaincre la population pauvre de traverser la frontière en lui procurant des emplois dans les pays limitrophes, tout en lui interdisant tout emploi dans notre pays ». Quelle manifestation éhontée d’intention ethno-purificatrice !

Une économie sioniste fermée

Les sionistes qui ont émigrés en Palestine à la fin du XIX° siècle n’avaient pas le projet de mettre en place une économie semblable à celle des blancs d’Afrique du Sud. Là, les blancs étaient des capitalistes, et les noirs des travailleurs. Les sionistes voulaient que toute la population soit juive. Avec le niveau de vie très bas des arabes comparé à celui des européens, et avec un taux de chômage tant réel que caché très élevé, la seule façon d’atteindre ce but était de fermer le marché du travail juif aux Arabes. Pour cela, un certain nombre de méthodes furent mises au point. D’abord, le Fonds National Juif, propriétaire d’une grande partie des terres possédées par des juifs, avec entre autre un gros morceau de Tel-Aviv, s’était doté d’un statut qui spécifiait que seul les juifs pouvaient être employés sur ces terres.

Au surplus, la fédération des syndicats sionistes, la Histadrout (Fédération Générale Hébraïque du Travail) percevait sur ses membres deux cotisations : l’une pour la défense de la main-d’œuvre, l’autre pour la défense de la production hébraïque. La Histadrout organisait des piquets contre les propriétaires de vergers qui employaient des travailleurs arabes, obligeant les patrons à les renvoyer. Il était également courant de voir des jeunes gens patrouiller sur les marchés parmi les femmes vendant des légumes et des œufs, et s’ils y trouvaient une marchande arabe, ils versaient de la paraffine sur ses légumes et brisaient ses œufs.

Je me souviens qu’en 1945 à Tel-Aviv un café fut attaqué et presque entièrement détruit parce que le bruit courrait qu’un Arabe était employé à la plonge. J’ai aussi le souvenir, lorsque j’étais étudiant à l’Université Hébraïque de Jérusalem entre 1936 et 1939, de manifestations répétées contre le vice-recteur de l’Université, le Docteur Magnus, un juif américain libéral, dont le seul crime était d’être le locataire d’un arabe. 

Dépendance de l’impérialisme

Sachant qu’ils auraient à faire face à la résistance des Palestiniens, les sionistes ont toujours été conscients qu’ils avaient besoin de l’aide des impérialistes dont l’influence était dominante en Palestine à l’époque.

Le 19 octobre1898, Herzl alla à Constantinople rencontrer le Kaiser Guillaume II. A cette époque, la Palestine faisait partie de l’empire ottoman, qui était un allié des Allemands. Herzl expliqua au Kaiser qu’un établissement juif en Israël, augmenterait l’influence allemande, puisque le centre du sionisme était en Autriche, alliée de l’empire allemand. Puis il agita une autre carotte : « Je lui expliquai que nous détournions les Juifs des partis révolutionnaires. »

Vers la fin de la première guerre mondiale, quand il fut clair que les Anglais allaient s’emparer de la Palestine, le dirigeant sioniste de l’époque, Chaim Weitzmann, contacta le secrétaire du Foreign Office britannique, Arthur Balfour, et obtint de lui, le 2 novembre 1917, une déclaration promettant aux juifs la création d’un foyer national en Palestine. Sir Ronald Storrs, le premier gouverneur militaire de Jérusalem, expliqua que l’entreprise sioniste bénéficiait aussi bien à celui qui donnait qu’à celui qui recevait, en réalisant pour l’Angleterre « un petit Ulster juif loyaliste » dans une mer d’arabisme potentiellement hostile. Les sionistes devenaient ainsi les Orangistes de Palestine.

Après la Deuxième Guerre Mondiale, il était évident que la puissance désormais dominante au Moyen-Orient n’était plus l’Angleterre mais les USA. Ben Gourion, le dirigeant sioniste de l’époque, se précipita par conséquent à Washington pour établir des accords avec les Américains. Israël est aujourd’hui le satellite le plus sûr des Etats-Unis. Ce n’est pas pour rien qu’Israël reçoit plus d’aide économique américaine qu’aucun autre pays, bien qu’il soit si petit. Il reçoit aussi plus d’aide militaire qu’aucun autre pays au monde. 

L’holocauste

Comprenant la barbarie du nazisme, Trotsky avait prévu l’extermination des juifs. Le 22 décembre 1938, il écrivait :

« Il est possible de s’imaginer sans difficultés ce qui attend les Juifs lorsque la guerre qui vient va éclater. Mais même sans guerre, les prochains développements de la réaction mondiale signifie avec certitude l’extermination physique des Juifs... Seule une audacieuse mobilisation des travailleurs contre la réaction, la création de milices ouvrières, une résistance physique directe aux bandes fascistes, accroissant la confiance, l’activité et l’audace de tous les opprimés, peut provoquer un changement dans le rapport des forces, stopper la vague mondiale de fascisme, et ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de l’humanité. »

Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, l’écrasante majorité des juifs dans le monde, en particulier les ouvriers juifs, ne soutenaient pas le sionisme. Ainsi en Pologne, où vivait la communauté juive la plus nombreuse d’Europe, des élections municipales eurent lieu en décembre 1938 et janvier 1939 à Varsovie, Lodz, Cracovie, Lvov, Vilna, et d’autres villes. Le Bund, une organisation socialiste juive anti-sioniste, obtint 70% des voix dans les quartiers juifs. Le Bund gagna 17 des 20 sièges à pourvoir à Varsovie alors que les sionistes n’en obtenaient qu’un seul.

Tout ceci fut radicalement modifié par l’Holocauste. Il est difficile de trouver un juif européen qui n’y ait pas perdu au moins un membre de sa famille. Je me souviens que peu avant la guerre, une tante de Dantzig vint nous rendre visite en Palestine. Je n’ai pas connu le reste de sa famille mais elle a, en même temps que tous les autres, disparu dans l’holocauste. Une de mes cousines, avec laquelle j’étais très lié, alla habiter en Europe avec son mari et son enfant de cinq ans, juste avant la guerre. Eux aussi furent mis à mort dans les chambres à gaz. 

La catastrophe

C’est le terme qu’utilisent les Palestiniens pour parler de la création de l’Etat d’Israël en 1948. Depuis, à l’occasion des trois guerres qui ont opposé Israël et les Arabes en 1948, 1967 et 1973, il y a eu une purification ethnique des Palestiniens. Aujourd’hui, il y a 3.400.000 réfugiés palestiniens, beaucoup plus que ceux qui sont restés. Les chiffres de la propriété foncière attestent de leur élimination : en 1917, les juifs possédaient 2,5% des terres du pays. En 1948, le chiffre progressa à 5,7%, et aujourd’hui, il est d’environ 95% à l’intérieur des frontières d’avant 1967, alors que les arabes ne possèdent que 5% des terres.

Nous sommes en présence d’un des cas les plus tragiques de l’histoire, où une nation opprimée, comme les juifs, ayant souffert de la barbarie des nazis, a exercé une oppression barbare sur une autre Nation - les Palestiniens, qui n’avaient pas la moindre responsabilité dans l’holocauste. 

La solution

Les Palestiniens ne disposent pas des forces qui leur permettraient de se libérer eux-mêmes. Ils n’ont même pas la force d’arracher des réformes sérieuses. Ils ne sont pas comme les Noirs d’Afrique du Sud, qui ont accomplis d’importantes réformes. Ils se sont débarrassés de l’apartheid, ont obtenu le droit de vote, et élu un noir comme président. Il est vrai que l’apartheid économique est toujours en place. La richesse est toujours concentrée entre les mains d’un petit groupe de blancs, avec en plus maintenant un petit nombre de noirs riches. L’immense majorité des noirs est toujours dans la plus affreuse misère. Les Noirs en Afrique du Sud sont incomparablement plus forts que les Palestiniens. D’abord, il y a cinq ou six fois plus de noirs que de blancs en Afrique du Sud, alors que le nombre des Palestiniens est plus ou moins égal à celui des Israéliens (la majorité des Palestiniens étant réfugiés). Deuxièmement, les travailleurs noirs sont au cœur de l’économie sud-africaine, alors que les Palestiniens sont économiquement très marginaux. Le syndicat Sud-africain COSATU est un syndicat puissant qui a joué un rôle crucial dans l’élimination de l’apartheid. Les Palestiniens n’ont pas d’organisation syndicale comparable.

S’il y a une situation dans laquelle la théorie trotskiste de la révolution permanente s’applique à la perfection, c’est bien celle des Palestiniens. Cette théorie proclame qu’aucune revendication démocratique, aucune libération nationale ne peut être accomplie sans révolution prolétarienne. La clef du destin des Palestiniens, et de tout le Moyen-Orient, est entre les mains de la classe ouvrière arabe, dont les principales positions de force sont en Egypte, et dans une moindre mesure, en Syrie, Irak, Liban et autres. Tragiquement, le potentiel des travailleurs arabes ne s’est pas transformé en réalité du fait du rôle néfaste du stalinisme, qui a dominé la gauche au Moyen-Orient pendant une longue période. Ce sont les staliniens qui ont ouvert la voie au parti Baas et à Saddam Hussein en Irak, qui ont permis à Assad et au Baas syrien de prendre le pouvoir, qui ont ouvert la porte à Nasser et aux islamistes qui lui ont succédé en Egypte.

Une révolution de la classe ouvrière arabe signifierait la fin de l’impérialisme et sonnerait le glas du sionisme. C’est une hypocrisie de prétendre que cela menacerait dans leur vie les Juifs de la région. Quand l’apartheid était en vigueur en Afrique du Sud, les partisans du régime proclamaient que les partisans de l’ANC étaient pour le massacre des blancs. Rien de semblable ne s’est produit. 


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