1966

« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. »

Hal Draper

Les deux âmes du socialisme

8. La scène 100 % américaine

1966

A la source du « socialisme indigène » américain le tableau est le même, en pire. Si nous laissons de côté le « socialisme allemand » d'importation (lassallien avec des ornements empruntés au marxisme) qui est celui du vieux Socialist Labour Party, la personnalité dominante est incontestablement celle d'Edward Bellamy avec son Cent ans après (1887). Juste avant lui, nous trouvons Laurence Gronlund, aujourd'hui oublié, dont le livre Communauté coopérative (1884) exerça en son temps une grande influence et se vendit à plus de 100 000 exemplaires.

Gronlund est à ce point au goût du jour qu'il ne prétend pas rejeter la démocratie - il se borne à la « redéfinir » comme une « administration par les compétences » opposée au « gouvernement par des majorités », ajoutant la modeste proposition d'éliminer tout gouvernement représentatif en même temps que tout parti politique. Tout ce que « les gens » veulent, explique-t-il, c'est « une administration - une bonne administration ». Ils devraient trouver « les bons dirigeants » et ensuite « consentir à leur confier la totalité de leur pouvoir collectif ». Le gouvernement représentatif sera remplacé par le plébiscite. S'il est tellement persuadé que ce système sera efficace, c'est qu'il fonctionne très bien dans la hiérarchie de l'Eglise Catholique. Naturellement il rejette l’idée horrible de lutte des classes. Les travailleurs sont incapables d'auto-émancipation, et il dénonce en particulier la célèbre formulation par Marx de son premier principe. Les Yahoos seraient émancipés par une élite de « compétents » issus de l'intelligentsia ; sur quoi il s'employa à organiser des étudiants dans une fraternité secrète de conspirateurs socialistes américains.

L'utopie socialiste de Bellamy, telle qu’il l’expose dans Cent ans après, est expressément copiée sur l’armée, considérée comme une forme idéale d’organisation sociale - régimentée, dirigée hiérarchiquement par une élite, organisée du haut vers le bas, avec pour but suprême la communauté douillette de la ruche. Il représente la transition comme se faisant par la concentration de la société en une seule grande entreprise, un seul capitaliste - l'Etat. Le suffrage universel est aboli, toutes les organisations de base éliminées, les décisions sont prises en haut par des technocrates administratifs. L'un de ses partisans décrivit ce « socialisme à l'américaine » de la façon suivante : « Son idée sociale est un système industriel impeccablement organisé qui, du fait de la parfaite coordination de ses rouages, fonctionnera avec un minimum de frictions et un maximum de richesse et de loisirs pour tous ».

Comme chez les anarchistes, la solution imaginaire de Bellamy au problème fondamental de l'organisation sociale - comment résoudre les divergences d'idées et d'intérêts entre les hommes - consiste à partir du principe que l’élite sera d'une sagesse surhumaine et incapable d’injustice (en gros, la même chose que le mythe stalinien de l’infaillibilité du parti), le nœud de la question étant que toute préoccupation d'un contrôle démocratique par en bas est dépourvue de nécessité. Ce contrôle est pour Bellamy impensable, parce que les masses, les travailleurs, sont tout simplement un monstre dangereux, une horde barbare. Le mouvement bellamyste - qui se proclamait « nationaliste » et se voulait au départ tout aussi antisocialiste qu’anticapitaliste - fut systématiquement organisé, comme les fabiens, sur la base des aspirations de la petite bourgeoisie.

Voilà pour les célèbres éducateurs de la fraction « indigène » du socialisme américain, dont les conceptions se sont répercutées dans les secteurs marxistes et non marxistes du mouvement socialiste jusqu'au XXe siècle, avec un retour des « Clubs Bellamy » jusque dans les années 30, lorsque John Dewey fit l'éloge de Cent ans après en le présentant comme « l'idéal américain de démocratie ». La « technocratie », qui révèle déjà des aspects ouvertement fascistes, était d'un côté la descendante en ligne directe de cette tradition. Si l'on veut se rendre compte à quel point la séparation est mince entre une chose qu'on appelle socialisme et une autre chose qui s'appelle fascisme, il est instructif de lire la monstrueuse description du « socialisme » écrite par l'inventeur naguère célèbre et prophète du Socialist Party Charles P. Steinmetz. Son livre L'Amérique et l'époque nouvelle (1916) décrit très sérieusement l'anti-utopie, satirisée dans un roman de science-fiction où le Congrès a été remplacé par des représentants directs de DuPont, General Motors et d'autres grandes sociétés. Steinmetz, en présentant les monopoles géants (parmi lesquels son propre employeur, General Electric) comme le nec plus ultra en matière d'efficacité industrielle, proposait d'abolir le gouvernement politique en faveur d'une gestion directe par les grands monopoles associés.

Nombreux furent ceux que le bellamysme mit sur le chemin des idées socialistes, mais ce chemin rencontrait une croisée. Au tournant du siècle, le socialisme américain donna naissance à la plus vibrante antithèse qui soit au socialisme par en haut sous toutes ses formes : Eugene Debs. En 1887, Debs en était encore à demander à nul autre que John D. Rockefeller de financer l'établissement d'une colonie socialiste utopiste dans un Etat de l'Ouest. Mais Debs, dont les idées s'étaient forgées dans la lutte de classe du mouvement des travailleurs, trouva bientôt son véritable chemin.

Au coeur du « debsisme » se trouve l'appel et la foi en l'activité autonome des masses par en bas. Les écrits et les discours de Debs sont tout imprégnés de ce thème. Il citait ou paraphrasait souvent, à sa manière, le « premier principe » de Marx : « La grande découverte qu’ont faite les esclaves modernes est qu’ils doivent réaliser eux-mêmes leur liberté. C'est le secret de leur solidarité, le cœur de leur espoir... ». Sa déclaration considérée comme la plus caractéristique est la suivante :

Les travailleurs ont attendu trop longtemps un Moïse qui les délivrerait de la servitude. Il n'est pas venu. Il ne viendra jamais. Je ne vous mènerais pas, même si je le pouvais. Car si vous pouviez être menés, vous pourriez être ramenés à votre point de départ. Je voudrais seulement vous aider à décider qu'il n'y a rien que vous ne puissiez faire pour et par vous-mêmes.

Il faisait écho aux paroles de Marx en 1850 :

Dans la lutte de la classe ouvrière pour se libérer de l'esclavage salarié, on ne peut pas répéter trop souvent que tout est entre les mains de la classe ouvrière elle-même. La question est simplement : est-ce que les travailleurs peuvent se rendre capables, par l'éducation, l'organisation, la coopération et l’autodiscipline, de prendre le contrôle des forces productives et de diriger l'industrie dans l'intérêt du peuple et pour le bénéfice de la société ? Tout se ramène à cela.

« Est-ce que les travailleurs peuvent se rendre capables...? » Il ne se faisait pas d'illusion romantique sur la classe ouvrière telle qu'elle était (ou est). Mais il proposait un but différent de celui des élitistes, dont la seule sagesse consiste à mettre en évidence l'arriération du peuple aujourd'hui, et à professer qu'il en sera toujours ainsi. Au gouvernement élitiste, par en haut, Debs opposait la notion directement contraire d'une avant-garde révolutionnaire (qui est aussi une minorité) que ses idées amènent à se faire l'avocat d'un chemin plus difficile pour la majorité :

« Ce sont les minorités qui ont fait l'histoire de ce monde », disait-il en 1917 dans le discours contre la guerre pour lequel le gouvernement Wilson le jeta en prison. « Ce sont les rares qui ont eu le courage de prendre leur place en première ligne pour proclamer la vérité qui est en eux, qui ont osé s'opposer à l'ordre établi, qui ont épousé la cause des infortunés qui souffrent et qui se battent, qui se sont donnés, sans s'arrêter aux conséquences personnelles, à la cause de la liberté et de la justice ».

Ce « socialisme debsien » provoqua une immense réponse du cœur du peuple, mais Debs n'eut pas de successeur comme tribun du socialisme démocratique révolutionnaire. A la suite de la période de radicalisation d'après-guerre, le Socialist Party rosit et devint respectable, en même temps que de l'autre côté le Communist Party se stalinisait. Le « libéralisme »1 américain lui-même connaissait un processus d' « étatisation » qui devait culminer dans la grande illusion du New Deal dans les années 30. La vision élitiste des bienfaits répandus d'en haut par un président-homme providentiel attira un grand nombre de libéraux, pour lesquels le gentilhomme campagnard de la Maison Blanche2 devint ce que Bismarck était pour Lassalle.

Le genre avait été préfiguré par Lincoln Steffens, le libéral collectiviste qui était (comme G.B. Shaw et Georges Sorel) tout aussi attiré par Mussolini que par Moscou, et pour les mêmes raisons. Upton Sinclair, en quittant le Socialist Party considéré comme « trop sectaire », lança son « vaste » mouvement destiné à « mettre fin à la pauvreté en Californie » à l'aide d'un manifeste appelé, de façon tout à fait appropriée Moi, gouverneur de Californie, et comment j'ai mis fin à la pauvreté (probablement le seul manifeste radical à comporter deux fois la première personne du singulier dans son titre) sur le thème du « socialisme par en haut à Sacramento ». Une des figures typiques de l'époque fut Stuart Chase, qui évolua en zigzag du réformisme de la League for Industrial Democracy au semi-fascisme de la « technocratie ». Il y avait les intellectuels stalinisants, qui parvenaient à sublimer leur admiration conjointe pour Roosevelt et la Russie en acclamant à la fois le National Recovery Act (pièce législative centrale du New Deal rooseveltien) et les Procès de Moscou. Il y avait des signes des temps, comme Paul Blanshard, qui passa du Socialist Party à Roosevelt sous le prétexte que le programme du New Deal de « capitalisme contrôlé » avait confisqué aux socialistes l'initiative du changement économique.

Le New Deal, souvent appelé - à raison - la « période social-démocrate » de l'Amérique, fut aussi le grand bond des libéraux et des sociaux-démocrates vers le socialisme par en haut représenté par l'utopie rooseveltienne de la « monarchie du peuple ». L'illusion de la « révolution par en haut » de Roosevelt fit l'unité, en un seul bloc, des socialistes rampants, du libéralisme stalinoïde, et des illusions concernant aussi bien le collectivisme russe que le capitalisme collectivisé.

Notes

1 Nous dirions en France : « la gauche » - N.D.T.

2 Franklin D. Roosevelt - N.D.T.

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