1921

Source : numéro 27 du Bulletin communiste (deuxième année), 30 juin 1921.


La conquête de l'armée

Amédée Dunois



Format ODT Format Acrobat/PDFTéléchargement
Cliquer sur le format de contenu désiré

C'est à la fois le communisme et le syndicalisme que vise le projet « sur la répression des menées antimilitaristes » dont la Chambre du 16 novembre vient d'être saisie et qu'elle votera, soyez-en sûrs, en moins de temps qu'il ne lui en faut pour ne pas équilibrer le budget !

Nouvelle loi scélérate, loi « super-scélérate », qui manquait à la gloire de ses tristes auteurs : Bonnevay, répugnant jésuite, tout tremblant de haine et de peur devant la révolution inévitable ; cette petite vipère de Barthou — frère d'un déserteur rentré en France à la faveur d'une amnistie ; et enfin, et surtout, Aristide Briand lui-même, l'aventurier cynique, l'incomparable fourbe qui trahit et qui ment aussi naturellement, aussi physiologiquement qu'il respire, et qui, croyant savoir ce qui l'attend si la révolution l'emporte (le gaillard nous juge à son aune !), quand il défend contre nous la société menacée, ne fait que défendre sa peau. Oui, c'est le syndicalisme révolutionnaire et le communisme qui sont visés : les C. S. R. et le Parti. Car il n'y a plus qu'eux aujourd'hui pour combattre à fond le militarisme et pour reprendre à leur compte, dans toute son ampleur, dans toute sa rigueur, la formule traditionnelle : Pas un homme ! pas un sou !... Pour les Bonnevay, les Barthou, les Briand, nous ne faisons, syndicalistes et communistes, qu'une même cible, nous ne sommes qu'un seul ennemi. S'il était besoin d'un argument supplémentaire à la thèse de l'unité de front entre l'organisation économique et l'organisation politique du prolétariat révolutionnaire, c'est là que nous le trouverions.

Chose curieuse : nous ne sommes pas visés en tant que syndicalistes, ni même en tant que communistes ! Nous pourrons continuer plus ou moins impunément à propager parmi les ouvriers l'idée de grève générale, l'idée même d'insurrection ; nous pourrons continuer à leur dire que la révolution est inéluctable et nécessaire ; en d'autres termes, nous pourrons, jusqu'à nouvel ordre, continuer à provoquer les masses à la grève générale, à l'insurrection armée, à la révolution. Ce qu'on prétend nous interdire, c'est de provoquer des militaires (militaires d'aujourd'hui, d'hier ou de demain) à la désobéissance « sous quelque forme et par quelque moyen que se produise la provocation ».

Sous l'ancien régime, c'étaient la religion et l'Eglise auxquelles on ne pouvait toucher sans s'exposer à d'implacables peines. Aujourd'hui c'est au militarisme et à l'armée. Tant il est vrai que la société bourgeoise, fondée sur le vol et la guerre, n'attend plus son salut, dans les périls qui la menacent, que des canons et des mitrailleuses. Quelle leçon pour nous ! Quel argument pour notre propagande ! Défense, sous peine de prison, de toucher à l'armée, de s'attaquer à la discipline et au « devoir militaire », cela revient à dire : Défense de toucher au capital qui ne règne que si l'armée lui obéit !

Quand on pense que les Poincaré et les Viviani, assistés des Bunau-Varilla du Matin et des Letellier du Journal — tous agents au service du capital anglo-français et du tsarisme russe — ont jeté ce peuple naïf sur les baïonnettes et les canons de Morhange et de Charleroi ; qu'ils l'ont fait se terrer quatre ans dans les tranchées fétides en lui criant : « Guerre au militarisme ! Guerre à la guerre ! » — et qu'aujourd'hui la paix signée, c'est dans la répression des « manœuvres antimilitaristes » que le capital aux abois va chercher son salut !... Quand on pense à ces choses, quand on rapproche ces faits, on reste confondu devant l'immensité du mensonge sous le couvert duquel les hommes du 4 août ont cru dissimuler l'immensité de leur crime !...

Le mensonge se dissipe, mais le crime demeure. Les criminels sont toujours là. Le verbe haut, le geste superbe, ils nous accusent de vouloir « affaiblir la France à tel point qu'elle n'ait plus la force de recouvrer les justes compensations de ses sacrifices ». Ces messieurs entendent que le crime paie. Ils se disent que, si le crime paie, les criminels seront sauvés !

Et non seulement ils nous accusent de vouloir affaiblir la France pour l'empêcher d'être payée, mais ils nous accusent en outre de vouloir « la désarmer devant la révolution ». Accusation à retenir, car elle est par-dessus le marché, un aveu ! Publiquement, difficilement, voici un gouvernement qui reconnaît enfin, comme l'avait fait jadis, en une heure de bravade, le vieil assassin Galliffet, que le rôle de l'armée est d'écraser la révolution — « les ennemis de l'intérieur », disait le noble marquis... Nous saurons profiter de l'aveu. Nous crierons à toutes les tribunes que l'armée n'est que le rempart de la bourgeoisie contre le peuple, du capital contre le travail, de l'ordre établi contre la révolution, et que l'avenir de cette dernière réside dans la conquête intellectuelle des soldats par le syndicalisme et par le communisme unis.

* * *

Car enfin, Bonnevay, Barthou et Briand ne se leurrent pas au point de croire que nous allons abandonner la propagande antimilitariste ! « Sous quelque autre forme et par quelque autre moyen que ce soit », nous la continuerons. Et même nous nous étudierons à la renforcer. Elle est plus indispensable que jamais à une époque où, le pouvoir civil et le pouvoir militaire s'étant réconciliés contre la révolution, l'armée tend de plus en plus à se confondre avec l'Etat, à une époque où la République, vieillie, fatiguée, « apaisée », retourne progressivement à l'Empire — tandis que les bonapartistes viennent à la République.

L'Empire s'appuyait sur le clergé et sur l'armée. La République bourgeoise, vidée de toute substance républicaine, livrée par les politiciens à la féodalité du fer, de la houille et du crédit, renonce à la lutte anticléricale et fait de son armée, commandée par des réacteurs, la clef de voûte du régime. Cette armée, aujourd'hui la plus forte du monde, reste la suprême espérance de la bourgeoisie à la veille de l'effondrement prévu des finances publiques, à l'avant-veille peut-être d'un Waterloo capitaliste. Qu'au lendemain du cataclysme financier que tout annonce, et des mouvements populaires qui fatalement s'ensuivront, l'armée refuse l'obéissance, et la bourgeoisie est par terre, le pouvoir politique étant à la merci d'un coup de main du prolétariat. Qu'au contraire l'armée demeure fidèle, et tout peut être changé : l'insurrection prolétarienne, même appuyée d'une grève générale, peut encore être surmontée, comme elle l'a été tant de fois au cours du XIXe siècle.

C'est dire si la bourgeoisie a intérêt à maintenir intact le moral de l'armée à ne pas laisser s'affaiblir dans la troupe « la notion du devoir militaire » !

Et cependant nous ne pouvons renoncer à la propagande antimilitariste. Capitalisme, impérialisme, militarisme — en d'autres termes, Capital et Etat — forment un tout indivisible. Le communisme, le syndicalisme, l'antimilitarisme en forment un autre dressé contre le premier dans un antagonisme irréductible. Le jour où le prolétariat révolutionnaire renoncerait à l'antimilitarisme, c'est qu'il renoncerait à la révolution ; c'est qu'il se renierait en tant que classe, comme tant de chefs ouvriers se sont reniés en tant qu'individus. Il n'en fera rien, quoi qu'il advienne : il n'y a pas d'exemple qu'une classe tout entière soit allée à Canossa !

La loi super-scélérate, si elle est votée — et elle le sera — ne changera donc rien à ce qui ne peut être changé. Elle nous imposera, voilà tout, de nouvelles méthodes d'action, dont nous aurons à délibérer entre nous. C'est vraisemblablement du dedans que nous combattrons désormais le militarisme ; c'est à l'intérieur même des casernes que nous aurons à installer l'idée communiste. En outre, nous aurons à intensifier, auprès des jeunes ouvriers et des jeunes paysans la propagande révolutionnaire. Plus l'armée comptera de communistes et de syndicalistes conscients et actifs, plus la propagande spécifiquement antimilitariste et anti-patriotique, où tant des nôtres, avant la guerre, s'étaient spécialisés, perdra de sa nécessité première. Elle ne disparaîtra pas : elle verra décliner son importance relative.

Encore une fois, nous aurons entre nous à délibérer de ces choses. Dès maintenant, en tout cas, un point est au-dessus des controverses : la conquête de l'armée est devenue plus que jamais pour les travailleurs, la condition préalable de la conquête du pouvoir politique. Qui a l'armée a le pouvoir. La lutte antimilitariste, désormais, c'est la lutte du prolétariat pour la conquête de l'armée.


Archives LenineArchives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire