1921

Source : numéro 41 du Bulletin communiste (deuxième année), 29 septembre 1921.


La fin du neutralisme syndical

Amédée Dunois



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On s'attendait à quelque rupture éclatante, à la répétition sensationnelle de ce qui s'était vu à Tours. C'était méconnaître la distinction fondamentale que nous avons toujours faite entre les syndicats professionnels, groupements d'intérêts, et le Parti, groupement d'idées : la scission dans le Parti devient inévitable quand les fractions qui le composent n'ont plus entre elles la commune mesure de principes identiques, quand une fraction tire à hue, l'autre à dia et que la troisième — amie, comme Sosie, de tout le monde ! — croit résoudre le conflit en piétinant sur place... Mais, contrairement à l'unité socialiste, l'unité syndicale est une nécessité organique, et ne la brise pas qui veut. A preuve les efforts jusqu'ici impuissants auxquels se livrent depuis Orléans les dirigeants de la C. G. T. pour exclure en masse les syndicalistes révolutionnaires.

On pouvait croire que, le Congrès de Lille ayant ouvert les yeux des chefs confédéraux, tout projet d'exclusion était par eux abandonné. Hélas ! on était loin de compte ! ces hommes en veulent mortellement à l'unité ouvrière, qui les gêne dans le présent et qui, dans un avenir très proche, la minorité étant devenue majorité, consommera la ruine de leur politique contre-révolutionnaire. Ils ont déclaré la guerre à l'unité et ils poursuivent avec une froide résolution, l'opération divisionniste.

Il ne fait pas de doute que si, à Lille, la majorité s'était prononcée contre eux, ils n'eussent aussitôt fait scission. Le scrutin leur ayant donné l'avantage, c'est de nouveau aux exclusions qu'ils pensent. C'est en vue des exclusions qu'ils manœuvrent. La motion qu'ils sont parvenus, non sans peine, à faire voter par le Comité confédéral aboutira, si elle est exécutée, à couper en deux toutes les organisations ouvrières, depuis le plus humble syndicat de métier jusqu'au Comité confédéral lui-même en passant par les Fédérations corporatives et les Unions départementales. Comme on comprend que, pour une telle besogne, les révolutionnaires repentis de la rue Grange-aux-Belles aient l'approbation empressée des Dulot et des Roure1, fourriers du patronat capitaliste, et que la Journée Industrielle les regarde d'un œil si doux !

Il y aura donc désormais à la Confédération Générale du Travail une doctrine officielle à laquelle chacun devra croire — ou plus exactement, faire semblant de croire. Qui ne s'inclinera pas sera exclu. Je sais bien qu'on la nie, cette doctrine officielle : parbleu ! tout mauvais cas est niable. On déclare éperdument que les opinions continuent d'être libres, au sein de la C. G. T., que ce n'est pas à elles qu'on en a, mais seulement aux C. S. R.2, qui, eux troublent la discipline et empêchent toute action commune.

Il s'ensuit qu'on demeure libre d'avoir les idées qui vous plaisent, mais qu'il est défendu de s'en servir, comme d'un bélier, contre les idées, les grandes idées, des dirigeants syndicalistes du moment ! Il s'ensuit que les idées sont libres, sauf de se manifester par des actes ! Quelle grande chose, que la casuistique confédérale ! Qui aurait dit, il y a douze ans, que Jouhaux pratiquerait un jour avec tant de finesse l'art subtil du distinguo !

Mais que devient dans cette affaire, cette bonne vieille charte d'Amiens ? La motion d'Amiens se proposait un but unique : éliminer toutes les causes de friction, de désunion, de division, en proscrivant, à l'intérieur du groupement syndical, groupement d'intérêts, et non groupement d'idées, toutes les discussions politiques ou religieuses ; tel était bien le sens de l'interprétation fameuse qui fut immédiatement donnée de la motion : le syndicalisme se suffit à lui-même ! Autrement dit : c'est en lui-même, c'est en son propre fonds que le syndicalisme doit puiser les éléments de sa pensée, les principes de son action ! Au syndicat, on ne devait être que syndicaliste.

La motion d'Amiens était une motion d'unité. Il est vrai qu'étant l'œuvre de révolutionnaires ardents, elle proclamait en passant la valeur spécifiquement révolutionnaire de l'organisation syndicale, réintroduisant ainsi au sein de cette organisation les germes de discussion qu'on en avait voulu proscrire. Seulement l'ancienne C. G. T. ne prétendit jamais avoir le droit d'exclure les non-révolutionnaires ; ni Keufer3, ni Coupat4, réformistes avérés, ni tant d'autres qui se bornaient à recouvrir d'un crépi révolutionnaire un réformisme très pratiquant, ne furent jamais inquiétés. L'idée que tous les prolétaires doivent être unis dans la même organisation de classe planait haut au-dessus de toutes les divergences de méthode.

Il a fallu l'ébranlement de la guerre, la corruption malvyste5, la fonctionnarisation du mouvement, l'obstination des chefs à demeurer en place, pour que l'idée unitaire cessât d'inspirer les esprits. La C. G. T. d'avant-guerre avait, au nom de l'unité, banni des syndicats toutes les discussions qui lui semblaient être extra-syndicales, qui lui semblaient être extraouvrières. Elle n'avait pas prévu qu'un jour viendrait où son affirmation révolutionnaire d'Amiens s'entendrait imposer silence par une majorité passée au réformisme, que les organisations confédérées deviendraient le champ clos de luttes inexpiables entre révolutionnaires restés fidèles d'une part, révolutionnaires repentis et contre-révolutionnaires avoués, d'autre part. Elle déclarait ne vouloir reconnaître aucun parti politique, fût-il même socialiste ouvrier. Elle n'avait pas prévu qu'un jour viendrait où les luttes qui la déchiraient elle-même seraient la reproduction fidèle, mieux encore, le contrecoup de luttes qui, dans tous les pays, devaient déchirer le socialisme. L'unité confédérale est aujourd'hui en grand danger ; mais il y a longtemps que la neutralité syndicale, elle, n'existe plus ; majoritaires socialistes et majoritaires syndicalistes n'ont cessé depuis le 4 août de se prêter aide et assistance mutuelles, — et les minoritaires ont fait de même. Encore une fois que devient la motion d'Amiens, quelle que soit l'interprétation, réformiste ou révolutionnaire, qu'on en donne ? Elle aussi a été emportée dans le cataclysme mondial.

Je ne sais si la motion qui, à quelques voix de majorité, l'a emporté au Comité confédéral aboutira, comme ses auteurs l'espèrent, à couper irrémédiablement en deux le syndicalisme français. Monatte ne parait pas y croire. Peut-être son pronostic est-il bon, mais d'autres, dont je suis, sont moins portés à l'optimisme, Cependant, que la rupture s'accomplisse ou qu'elle soit évitée, j'ai la quasi certitude que la vieille notion du syndicalisme conçu comme groupement d'intérêts est une notion morte. Le syndicalisme de demain sera, qu'on le veuille ou non, un syndicalisme d'idées. Il sera révolutionnaire ou réformiste, intransigeant ou opportuniste, marxiste ou proudhonien, centraliste ou fédéraliste ; il sera tout ce qu'on voudra, mais il ne sera plus ce syndicalisme qui, il y a quinze ans, avait rêvé d'unir sur le terrain économique au nom, uniquement, de l'intérêt de classe, sans distinction d'idées politiques ou religieuses, les prolétaires de tout un pays. La notion du syndicalisme neutre a vécu.

Le syndicalisme ne peut plus être neutre. Dans l'immense conflit qui se prépare, il ne peut plus, comme dans le temps de sa jeunesse, se renfermer étroitement en lui-même et faire fi, superbement, de tout ce qui n'est pas lui. Ou bien, il rejoindra les réformistes de tout poil, les démocrates petits-bourgeois qui se figurent qu'on peut harmoniser les intérêts du capital et du travail et aplanir, avec un peu de bonne volonté, les antagonismes de classes ; ou bien il rejoindra les révolutionnaires qui, sur le terrain politique — c'est-à-dire non corporatif — mènent contre le Capital et contre l'Etat une lutte sans compromission ni merci.

Le syndicalisme de l'avenir subira l'attraction ou de la bourgeoisie ou du communisme. Ou bien il acceptera servilement, contre quelques plats de lentilles, la dictature du capital, ou bien, comme le parti communiste, il inscrira sur son drapeau la dictature du prolétariat. Dans l'une ou l'autre hypothèse, c'est la fin du superbe isolement d'avant 1914, et c'est la fin de la neutralité.

Je raisonne comme si l'unité confédérale devait survivre aux coups de hache et de pic qu'on lui porte de l'intérieur. Si elle devait être brisée, si une C. G. T. syndicaliste révolutionnaire s'édifiait demain en face d'une C. G. T, réformiste, je la défierais bien plus encore de se proclamer neutre. La C. G. T. réformiste s'acoquinerait au Bloc des Gauches : néo-combisme après malvysme, c'est dans l'ordre. La C. G. T. révolutionnaire ne pourrait s'appuyer que sur le parti communiste : syndicalisme révolutionnaire et communisme, ayant le même ennemi à combattre, devraient, toutes chicanes cessant, s'unir pour cette suprême bataille sous peine d'être, séparément, impuissants et vaincus.

Employons-nous dès maintenant à faire cesser les chicanes !

Notes

1 Rémy Roure (1885-1966), journaliste à l'Information sociale, puis au Temps, à l'Eclair, à l'Avenir, puis de nouveau au Temps à partir de 1925.

2 Comités Syndicalistes Révolutionnaires.

3 Auguste Keufer (1851-1924), typographe, premier trésorier de la C. G. T., positiviste.

4 Pierre Coupat (1860-?), métallurgiste, membre du gouvernement en 1920-1921.

5 Louis Malvy (1875-1949), ministre de l'intérieur de 1914 à 1917, radical.


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