1921

Source : numéro 55 du Bulletin communiste (deuxième année), 15 décembre 1921.


Sur la centralisation

Amédée Dunois



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Je ne crois pas, à la gravité du « malaise » que certains camarades signalaient hier à la tribune du Congrès de la Fédération de la Seine. Un corbeau ne fait pas l'automne ; le malaise de quelques militants qui, en venant à nous pourraient bien s'être trompés sur eux-mêmes, ne fait pas le malaise d'un parti vigoureux et sain comme le nôtre. Que tels ou tels hommes se sentent chez nous mal à l'aise, c'est a peu près inévitable, étant donné que tout le monde ne consent pas volontiers à se soumettre à la double exigence d'une ferme discipline et d'une solide doctrine. Qui donc avait imaginé qu'en adhérant à. l'Internationale Communiste nous allions en finir avec le vieil individualisme qui est au fond de notre race ? A certains jours, l'individualisme relève soudain la tête et crie à la dictature. Encore un coup, rien de tout cela n'est bien grave.

Crier à la dictature n'est pas prouver que la dictature existe. En fait, elle n'existe pas, et il n'est pas, il ne saurait être question de l'établir. Elle n'existe pas plus dans l'Internationale que dans notre section française. Nous sommes un grand parti démocratique et c'est en bas que s'élaborent les décisions qui font loi, d'en bas que viennent les impulsions initiales qui mettent en mouvement le corps tout entier. Le Comité Exécutif de l'Internationale Communiste, même réduit aux quelques hommes qui composent son bureau permanent (« petit bureau » ou « présidium ») n'est que l'agent d'exécution des volontés du congrès annuel. Il en est de même pour la France, où le Comité Directeur ne saurait encourir le reproche d'avoir montré trop d'autoritarisme... S'il méritait un reproche, ce serait au contraire d'avoir plus administré que dirigé, d'avoir plus délibéré qu'agi. Je dis : « S'il méritait un reproche ».

En fait, il ne le mérite pas. On ne saurait demander à une assemblée de 24 ou 30 membres qui ne se réunit qu'une fois par semaine, rarement davantage, d'imprimer à un grand parti une direction énergique. (Et c'est pourquoi, quant à moi, j'ai été dès le premier jour partisan convaincu de la création d'un bureau exécutif permanent concentrant en ses mains, sous le contrôle hebdomadaire ou bi-hebdomadaire du Comité Directeur, une partie des pouvoirs et des attributions de ce dernier.

Je ne pensais pas que cette proposition si raisonnable, si conforme à l'esprit et à la pratique de la 3e Internationale pût soulever contre ses auteurs (dont je n'étais pas) le soupçon d'aspirer à la dictature. Il me semblait qu'on devait et pouvait la discuter en soi, à la lumière de l'expérience acquise par nous durant l'année, — en soi, et non comme l'expression plus ou moins exacte d'une tendance plus ou moins réelle à la dictature de quelques hommes sur l'ensemble du Parti. Ah ! la dictature ! Pour les partisans du laisser-faire et du statu quo il n'est pas d'argument plus commode ! Mais c'est un argument meurtrier : il a tué la Révolution française dans la personne de Robespierre ; il a mis fin aux jours à peine commencés de la première Internationale. Et c'est parce que la seconde Internationale, craignant de voir se renouveler en elle la lutte de Bakounine contre Marx, n'a pas cru devoir attenter au sacro-saint principe de l'autonomie des sections nationales, qu'elle n'a jamais été qu'une impuissante parlote à qui la guerre a brutalement fermé la bouche.

La 3e Internationale, ayant recueilli en héritage l'expérience de ses devancières, a voulu être une Internationale d'action. Elle s'est organisée dans cette vue, et les partis dont elle a prononcé l'admission se sont organisés sur son modèle. Est-ce à dire que l'Internationale Communiste et les Partis qui y adhèrent sont des organisations autoritaires bâties sur le principe monarchique ? Rien de plus faux. Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire d'une organisation où l'on délibère davantage ni plus librement que la 3e Internationale : ses congrès annuels en qui réside la souveraineté durent plusieurs semaines. Seulement la délibération n'est pas tout ; sans l'action qui la suit et qui la réalise, elle n'est même qu'une pauvre chose. Et de même que la Convention, qui pourtant se réunissait presque chaque jour, avait délégué ses pouvoirs d'exécution à un petit nombre de comités (salut public, sûreté générale, etc.) de même l'Internationale a délégué les siens à un Comité Exécutif qui, pour l'expédition des affaires urgentes n'a pas hésité à s'en décharger sur un Comité plus restreint siégeant pour ainsi dire en permanence.

C'est évidemment là de la centralisation. Ce n'est pas en tout cas de la centralisation oligarchique. Les hommes du Comité Exécutif et du Petit Bureau sont infiniment moins irresponsables que le commun des fonctionnaires français, et le congrès dont ils relèvent peut les briser.

Pourquoi ce qui est bon dans l'Internationale ne le serait-il pas dans sa section française ? On a lu dans l'Humanité le projet Loriot, le projet Ker et le projet Frossard (ce dernier adopté par le Comité Directeur). On ne peut pas dire de bonne foi que les projets Loriot et Ker s'inspirassent en quoi que ce soit des principes de « centralisation oligarchique ». Ils pouvaient contenir des particularités plus ou moins heureuses, mais est-ce sur des particularités accessoires, toujours faciles à modifier, qu'il convient de juger un projet ? Leur unique tort, c'est qu'ils blessaient de vieilles habitudes françaises. Le Comité Directeur s'est prononcé pour le projet Frossard qui, lui, du moins a le mérite (c'en est un) de pactiser un peu avec les contingences et aussi de ne pas nécessiter la réunion d'un nouveau congrès administratif. Le projet Frossard considéré en soi constitue simplement un progrès indéniable et, comme il est assurément perfectible, il faut se féliciter de sa mise en vigueur très prochaine.

Centralisation démocratique ! Centralisation oligarchique ! Ce sont de bien gros mots pour un « petit bureau » ! A vrai dire, ce qui vient de s'affronter pour la première fois au sein du Parti, ce sont deux vieilles tendances, vieilles et bien connues : la tendance centraliste et la tendance autonomiste. En vérité qui peut dire qu'il y ait là signe sensible de malaise ? En tout cas, le débat est ouvert, et l'on me permettra d'y participer ici, en compagnie de tous ceux qui, dans le Parti, ont sur ce grand sujet quelque chose de sérieux à dire.

Seulement il faut jouer franc jeu. Ce sont des principes, des méthodes, des tactiques que nous avons à discuter entre nous. Non pas en polémistes, encore moins en pamphlétaires, mais en disciples avertis de ce que Marx nommait le communisme critique. Ceux qui continueraient à prêter à leurs adversaires de l'heure des arrière-pensées ténébreuses ou des intentions machiavéliques ne sauraient être admis au débat. Nous sommes tous, je n'en doute pas, des partisans de la centralisation démocratique et ne différons, tout compte fait, que sur la meilleure méthode pour l'introduire dans la réalité. A chacun de prouver devant le Parti qui écoute que sa méthode est la meilleure.

Du choc des idées jaillit la lumière. Et il n'y a pas de malaise que la lumière ne dissipe.


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