1922

Source : numéro 20 du Bulletin communiste (troisième année), 11 mai 1922.


Doctrine d'action

Amédée Dunois



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On paraît s'étonner, dans certains milieux communistes, que la résolution d'Aubervilliers repoussant la tactique du front prolétarien unique, n'ait pas mis fin mécaniquement aux discussions qui, après Marseille, s'étaient ouvertes dans le Parti. Comme si les résolutions de congrès, qui ne valent qu'en vue de l'action immédiate, avaient jamais arrêté la réflexion des esprits, le mouvement de la pensée !... Comme s'il était interdit d'en appeler d'un parti mal informé, et dont la sensibilité s'est trouvée mise à vif par la brusquerie d'un mot d'ordre inopiné, à un parti mieux informé !... Comme si, enfin, le front unique parce qu'il a eu tort en première instance était irrévocablement condamné !

Avez-vous remarqué que c'est bien souvent en se déjugeant peu à peu que progressent les partis politiques ? Le socialisme français s'est déjugé sur la guerre qu'il avait tout d'abord presque unanimement acceptée ; il s'est déjugé sur la révolution soviétiste, sur l'adhésion à la IIIe Internationale. Il se déjugera tôt ou tard sur la tactique du front unique. Je professe là-dessus un optimisme inébranlable qui me permet d'accueillir sans sourciller des défaites momentanées. La défaite, je ne la crains pas ; j'en ai vu d'autres au cours de ma carrière, et qui engageaient plus gravement l'avenir !

* * *

Ce n'est pas seulement sur le fait que le front unique a pour lui l'Internationale communiste que mon optimisme se fonde. Évidemment ce n'est pas rien que d'avoir avec soi l'Internationale. Car enfin trente partis délibérant ensemble et qui aboutissent à des conclusions à peu près unanimes, ont moins de chances de se fourvoyer qu'un seul parti n'ayant pour lui que son expérience propre ! Mais au dessus de la vérité de l'Internationale, qui n'est pas rien, je le répète, il y a la vérité marxiste qui, pour des communistes, est « inaliénable et imprescriptible ». Lorsqu'on s'efforce de considérer toutes choses du point de vue du Manifeste communiste, on ne risque guère de se laisser entamer par la sentimentalité un peu creuse des arguments de l'adversaire. Le « point de vue du Manifeste communiste », c'est en d'autres termes, celui du prolétariat. Qu'importent à celui qui s'y place les canailleries de tel ou tel majoritaire confédéral, la rouerie ou l'astuce de tel ou tel chef dissident ! Tant que Jouhaux, Blum et Longuet conserveront un reste d'influence sur le prolétariat, on n'a pas le droit de les considérer comme n'existant plus ; on a le devoir, au contraire, de les appeler, avec leurs derniers bataillons, à toutes les luttes économiques et politiques qui exigent le concours de la totalité des forces ouvrières. Et cela, non pas, bien entendu, dans l'intérêt de Jouhaux et de Blum, mais dans l'intérêt du prolétariat — et je dirai plus, dans l'intérêt du communisme lui-même, auquel il ne peut suffire de livrer des batailles, mais qui se doit de les gagner.

On nous dit — c'est Daniel Renoult — que nous revenons à vingt ans en arrière, que nous retardons sur la motion d'Amsterdam elle-même, que nous désarmons la Révolution devant ses pires adversaires.

La motion d'Amsterdam, je crois la connaître bien : avant de m'inscrire au Parti, en 1912, je l'ai lue et relue longuement, pesant chaque mot, chaque syllabe. Elle ne condamne pas le front unique (comment l'eût-elle fait, puisqu'il n'était pas né !). Elle se réfère à des conjonctures pratiques bien différentes. Elle condamne à la fois le bloc des gauches et le ministérialisme, dont, en 1904, la France socialiste venait de faire quatre ans durant la piteuse expérience. Mais elle ne condamne pas le bloc prolétarien et ne prévoit aucunement — et pour cause — le cas où les communistes se trouveraient en face d'un gouvernement social-démocrate. En France, dans notre France de 1922, la question d'un gouvernement purement socialiste est loin, très loin encore de se poser ; la question qui se pose, c'est celle du bloc prolétarien, autrement dit du front unique.

Comment soutenir raisonnablement que le bloc prolétarien désarmerait la Révolution ? Peut-on concevoir sérieusement que la révolution communiste soit autre chose que le dernier anneau de cette longue chaîne qu'est la révolution prolétarienne ? S'imagine-t-on que la révolution prolétarienne puisse être l'œuvre exclusive d'un parti communiste, raidi dans son intransigeance et dans son isolement ? Mais si cela pouvait être, pourquoi se donner la peine de gagner les syndicats aux idées communistes, de manière à pouvoir entreprendre de concert avec eux de ces mouvements de masse qui seuls auront raison du régime ?

Loin de désarmer la Révolution, le front unique lui donnera une armée. Oui, la tactique du front unique fera du Parti communiste le véritable Parti de masses, qu'il a la prétention de devenir, mais qu'il n'est pas encore, tant s'en faut. La phraséologie révolutionnaire, avec ses éternels : Marchons ! Marchons ! empruntés à la tragédie classique, n'a rien à voir avec le mouvement réel ; et plus que jamais je crois que le vieux Marx avait raison quand il disait que tout pas fait en avant par la classe ouvrière, toute action entreprise par elle « vaut mieux qu'une douzaine de programmes ». Le front prolétarien unique, c'est la possibilité de vastes actions de classe contre la réaction capitaliste, où le Parti communiste pourra se déployer tout entier.

Ce qui risquerait à la longue de nous amener au désarmement révolutionnaire, ce ne peut être que l'inaction ou, si l'on préfère, la non-résistance aux brutales agressions du patronat capitaliste. Partout à cette heure dans le monde, les lock-outs et les grèves font rage, et partout où le patronat dispose du pouvoir politique, le prolétariat est écrasé. Si le capitalisme réussit cette offensive universelle, c'est sa situation historique sauvegardée pour au moins cinquante ans. Allons-nous donc, par crainte de ne pas paraître assez communistes, assez révolutionnaires, assez avancés, laisser le capital parachever son œuvre d'écrasement ouvrier ? C'est là qu'est toute la question. Il m'est assez indifférent d'apparaître, aux yeux de certains camarades, mal désenfarinés de logomachie démocratique, comme un « communiste de droite » si, par l'application du front unique, est brisée l'offensive des rois du fer et du coton ?

Car c'est cela seul qui m'occupe et m'inquiète, et non pas de savoir si le front unique est de droite ou de gauche, s'il retarde de vingt ans, ou s'il avance de dix, et si les dissidents y trouveront plaisir.

Je n'aime ni les dissidents de la rue Feydeau ni les majoritaires de la rue Lafayette. Mais enfin ce n'est pas d'eux qu'il s'agit. Il ne s'agit plus à cette heure seulement de nos querelles de partis, de nos chicanes d'organisations ; il s'agit de la lutte de classes ; il s'agit de dresser, s'il se peut, contre la bourgeoisie, tout le prolétariat.

Le front unique est une doctrine d'action ; tôt ou tard il aura raison de la phrase, fut-elle archi-révolutionnaire. Tant pis pour ceux qui ne le comprennent pas !


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