1922

Source : numéro 22 et 25 du Bulletin communiste (troisième année), 25 mai et 15 juin 1922.


Petite bourgeoisie prolétariat et communisme

Amédée Dunois



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Le mot du royaliste Jacques Bainville a fait-décidément fortune et tout le monde, depuis quinze jours, l'a plus ou moins commenté. « La France, a dit Bainville, est devenue le pays le plus réactionnaire du monde. » Mais est-ce là un fait ou bien n'est-ce qu'un mot ? C'est un fait proclament les uns, ceux qui s'en félicitent ; un mot, répliquent les autres, ceux qui s'en scandalisent.

« Puisque la France est devenue, disent les premiers, le pays le plus réactionnaire du monde, qu'elle fasse donc hardiment une politique réactionnaire ; qu'elle prenne enfin la tête de la réaction universelle !... »

« Il n'est pas vrai, disent les autres, que la France soit le pays le plus réactionnaire du monde... Le gouvernement français, oui, sans doute, mais la France non pas ; à preuves les élections cantonales... La France offre le spectacle déconcertant d'un pays resté fidèle, dans sa masse, à la constitution républicaine et aux espérances démocratiques, tandis que les politiciens qui tiennent le gouvernail sont follement conservateurs. Mais attendez la fin, et vous verrez le suffrage universel balayer sans miséricorde l'écœurante cohue des élus du Bloc national... »

Que les gouvernements qui se sont succédé depuis le 16 novembre aient reflété plus volontiers les tendances politiques et sociales de la grande bourgeoisie que celles de la petite, c'est un fait qu'on ne songe point à contester. Oui, tous nos gouvernements d'après-guerre ont été des gouvernements de droite — c'est-à-dire, pour donner à ce nom de droite la plénitude de son sens, des gouvernements de résistance à la révolution prolétarienne, des gouvernements de réaction.

Mais est-il vrai qu'ils n'aient représenté au pouvoir que les seuls intérêts et les seules idées de la grande bourgeoisie, maîtresse de la terre, de l'industrie et de l'argent ? Est-il vrai qu'à aucun moment, ils n'aient pu se prévaloir de l'acquiescement servile de cette petite bourgeoisie, fermement attachée cependant « aux institutions républicaines que la France s'est librement données », comme disent les sous-préfets en tournée ? On sait trop que cela n'est pas vrai. Les élus du Bloc national ont été sans conteste, à un moment donné, les représentants authentiques de toutes les classes qui, en France, sont opposées au prolétariat. Le Bloc national a bien été à l'origine le Bloc de toute la bourgeoisie française, grande, moyenne ou petite, urbaine ou rurale, conservatrice ou radicale.

Qu'est-ce qui unissait les unes aux autres ces diverses fractions de la bourgeoisie, de traditions si dissemblables, d'intérêts si contradictoires ? La peur, tout simplement, de la révolution. Par crainte du bolchevisme installé en en Russie et prêt à fondre sur l'Allemagne, toutes les fractions de la bourgeoisie ont réalisé le front bourgeois unique autour d'un programme de défense sociale qui n'avait de républicain que le nom. Elles ont ainsi vaincu le prolétariat socialiste, le front unique étant nécessairement toujours, pour la classe qui l'applique, un facteur décisif de victoire.

Deux années et demie ont passé sur le 16 novembre. La façade du Bloc national accuse lézardes et fissures. C'est que si le prolétariat est un, en dépit de tout ce qui le divise, il s'en faut que la bourgeoisie soit une. A peine a-t-elle pu rétablir, face au danger, un semblant d'unité de classe, où les antagonismes qui la travaillent compromettent ce qui a été fait. La petite bourgeoisie — la plus nombreuse, celle dont la situation est de beaucoup la plus précaire — ne tarde pas à s'aviser qu'elle a fait un marché de dupe. La vie est chère, les impôts sont lourds, et l'Allemagne qui ne paie pas ! Mécontentement, dépit, colère. Le trouble de la conscience des petits-bourgeois s'est exprimé à sa manière dans les élections cantonales. Ne croyez pas cependant, s'ils se détachent du Bloc, que ce soit pour se rapprocher de nous. Si le mot de Waldeck-Rousseau : Ni réaction, ni révolution a jamais eu un sens, c'est bien en France, et c'est le mot de l'utopie petite-bourgeoise qui ne sait ce qu'elle veut et qui a peur de tout.

Quand la peur de la révolution l'emporte sur ce champ de bataille qu'est l'âme du petit bourgeois, on a les élections du 16 novembre. Que la peur de la réaction devienne la plus forte, et vous aurez des élections de gauche, comme celles qui viennent d'avoir lieu.

— Pourquoi, me direz-vous, cette petite dissertation ?

« Mais parce qu'il est indispensable de connaître bien exactement le milieu où l'on vit et les classes à qui on a affaire. La société bourgeoise n'est pas un tout indivisible : c'est un amalgame d'éléments composites, les uns extrêmement résistants, à peu près impénétrables — la bourgeoisie capitaliste — les autres de nature plus friables — la petite-bourgeoisie urbaine et paysanne. Pour que la révolution prolétarienne soit possible, ce qui importe, c'est de dissocier ces éléments et de faire si bien qu'ils ne soient plus tentés de se rejoindre par la suite.

Je compte pour cela sur le Parti communiste, mais je compte bien plus — fidèle à l'enseignement marxiste — sur l'évolution de la société bourgeoise. Quelle que soit sa force apparente, la petite-bourgeoisie française est menacée dans sa vie même. La guerre, en accélérant la concentration capitaliste, a travaillé contre elle ; la paix a multiplié les difficultés de l'existence pour tous ceux qui ne vivent que d'un médiocre revenu : et c'est pourquoi, entre parenthèses, la lutte des petits fonctionnaires pour le maintien des sept cent vingt francs revêt pour nous une importance si grande. Oui, les événements eux-mêmes régleront le destin de la petite-bourgeoisie : ils ne la jetteront pas tout entière, sans doute, dans le prolétariat, mais à force d'aggraver en elle le sentiment de la dépendance sociale, de l'insécurité et de la crainte, ils ramèneront peu à peu à se demander si la révolution ne lui serait pas plus profitable, ou moins désavantageuse, que la perpétuité d'un ordre social qui la décime lentement.

Mais le Parti communiste, lui, n'a-t-il rien à dire aux petits-bourgeois ? Sans doute, il a déjà pris la parole. Sa thèse agraire s'adresse aux petits propriétaires des campagnes qu'elle tend à rassurer largement sur les suites que comporterait, pour eux, la prise du pouvoir politique par le prolétariat. Mais les autres, les petits-bourgeois de la ville, artisans, commerçants, rentiers, fonctionnaires à huit cents francs par mois, que leur avons-nous dit ?

Qu'avons-nous à leur dire ?

C'est ce qu'il me reste à examiner. Mais je crains que cet examen ne m'entraîne à dépasser fâcheusement la mesure ordinaire d'un article. Je préfère donc le renvoyer au numéro prochain.

 

* * *

J'ai tâché de montrer, il y a trois semaines (et je m'excuse auprès des camarades qui ma lisent de m'être trouvé dans l'impossibilité matérielle de terminer mon exposé plus tôt), que la petite bourgeoisie française, qu'une frayeur panique de la révolution prolétarienne et du bolchevisme avait jetée, au lendemain de l'armistice, dans les bras de la grande bourgeoisie réactionnaire, était en train de se ressaisir et que la peur de la réaction, se combinant dans son âme vacillante avec les inquiétudes que lui inspire sa lente dégradation économique et sociale, pouvait nous expliquer, dans une large mesure, cette « poussée à gauche » dont ont témoigné sans conteste les élections de mai.

C'est un fait historique d'importance que cette rupture du front bourgeois unique, et qui pose devant nous, communistes de France, la question du profit que nous en pouvons retirer. Non qu'il faille conclure, avec une précipitation excessive, que l'hypothèse de la reconstitution du front bourgeois unique et d'un recommencement du coup du 16 novembre doive être exclue à tout jamais de nos esprits. La petite bourgeoisie est de toutes les classes qui luttent pour la richesse et le pouvoir celle dont les normes politiques sont les plus incertaines, les plus changeantes, les plus foncièrement opportunistes. Son mot d'ordre favori : Ni réaction ni révolution est, à mon sens, le comble de l'imbécillité dans l'utopie. Il n'a, à aucun moment, empêché les petits bourgeois radicaux tantôt de s'associer aux pires menées de la réaction cléricale, tantôt de convoiter l'alliance des éléments de gauche les plus avancés ; ils restent à cette heure irrémédiablement ballotés entre le Bloc National allant jusqu'à Léon Daudet et le Bloc des Gauches allant au besoin jusqu'à Léon Blum ; la politique de la petite bourgeoisie française est faite d'éternels et contradictoires Canossas.

Gardons-nous donc d'exclure l'hypothèse d'un retour de cette classe débile et lâche au vomissement du 16 novembre, et contentons-nous de tirer quelques conclusions du fait que les petits bourgeois, dupés et dégrisés, ne croyant plus à l'idéologie de la victoire, affichent une tendance à se détacher du Bloc National, — décidément trop asservi aux intérêts du Capital ; du fait que les chefs radicaux après des années de silence humilié et morne cherchent à grouper autour d'eux, en un ciales1, tous les éléments laïques et républicains.

* * *

La première conclusion qui vienne à l'esprit, c'est que la bourgeoisie capitaliste — celle qui, de toutes les bourgeoisies nous intéresse naturellement le plus — n'a rien à gagner, tant s'en faut, à la désagrégation du front bourgeois unique. Vérité d'évidence sur laquelle il est inutile d'insister.

La seconde conclusion, c'est que la bourgeoisie du fait de la dislocation du front du 16 novembre, ne peut plus être exactement considérée comme « une seule masse réactionnaire », — et sur ce point, comme sur tous les autres, Marx, à nouveau, l'emporte sur Lassalle !

Troisième conclusion : Le prolétariat qui, dans les sociétés modernes modelées par l'industrie capitaliste, est indéniablement « la seule classe révolutionnaire » (c'est là l'idée marxiste fondamentale, mais tellement méconnue, tellement défigurée qu'il faut la répéter inlassablement quitte à paraître radoter), le prolétariat, dis-je, doit s'efforcer d'utiliser à son profit les conflits politiques et fiscaux secondaires qui opposent les uns aux autres grands et petits bourgeois.

Sa politique à l'égard de la grande bourgeoisie, monopolisatrice des moyens de production, de communication et d'échange, est connue : c'est une politique de guerre, sans trêve ni merci. Mais à l'égard de la petite bourgeoisie, économiquement dégradé et politiquement hésitante, quelle est la politique du prolétariat ? Doit-elle être nécessairement, elle aussi, une politique de guerre à outrance et, si j'osais le dire, d'extermination totale ?

En ce qui me concerne, je ne le pense pas.

Elle doit être une politique moins brutalement négative que la guerre, une politique qui comporte plus de diplomatie que de violence, plus de cheminement que d'assauts. En un mot, une politique d'attraction.

De quoi s'agit-il après tout ?

Il s'agit, tout d'abord, d'attirer à nous, dans la sphère d'influence du prolétariat tous les petits bourgeois dès à présent susceptibles d'abandonner les points de vue étriqués de leur classe pour adopter les larges points de vue du prolétariat révolutionnaire. Affaire de propagande bien dirigée et de recrutement communiste : il conviendra, pour la mener à bien, d'utiliser au maximum les enseignements qui résultent pour la petite bourgeoisie de la concentration capitaliste accélérée et de sa paupérisation grandissante ; il faudra notamment travailler à fond les petits fonctionnaires si nombreux en France, et aujourd'hui si menacés. Ceci fait, le but sera-t-il atteint ? Pas encore.

Nous ne pouvons songer à amener à nous que l'élite petite-bourgeoise. La masse, il ne peut être question que de l'empêcher de nous nuire, de la neutraliser. Les moyens ? Au parti de les rechercher. Qu'il me suffise de dire, d'une manière générale, que plus le prolétariat apparaîtra ferme et fort, discipliné et massif dans sa lutte contre la société capitaliste, plus il aura de chance de voir s'intéresser à sa bataille de classe la petite bourgeoisie prise dans son ensemble.

Comprenons-nous bien. On ne propose pas ici aux prolétaires de s'entendre à tout prix avec la petite bourgeoisie et de préparer, ce faisant, la voie au bloc des gauches. On ne propose pas ici de ressusciter l'aventure combiste. Ce qui a caractérisé le combisme, c'est que la petite bourgeoisie radicale y jouait les premiers rôles, le prolétariat s'y trouvant réduit aux seconds. Pareille distribution des rôles serait aujourd'hui inacceptable : c'est aux petits bourgeois à appuyer, s'ils l'osent, la lutte du prolétariat et non aux prolétaires à se faire les agents des ambitions et des rancunes de la petite bourgeoisie.

Combisme et bloc des gauches furent pour l'ancien socialisme de pernicieuses erreurs, qui eussent abouti, sans le redressement d'Amsterdam, à la capitulation complète du socialisme2. Gardons-nous de recommencer l'expérience : pas de bloc, pas de tractations, pas de confusion !... Surtout, ne pas chercher à fabriquer, à l'intention des petits bourgeois et des paysans propriétaires (qui sont socialement eux aussi des petits bourgeois, n'en déplaise à l'ami Renaud Jean !) je ne sais quelles falsifications démocratiques, je ne sais quelles contrefaçons réformistes de l'idée communiste... Ne pas abdiquer quoi que ce soit de notre esprit de classe, de notre tradition, de nos buts, de tout ce qui est à nous et n'est qu'à nous... Le communisme restera prolétarien, il restera révolutionnaire, où il ne sera qu'un simulacre ridicule. Prolétariat, Communisme, Révolution : notions historiquement et logiquement inséparables. Pas de communisme sans prolétariat, pas de révolution sans préparation communiste. Les trois termes s'enchaînent avec une rigueur toute dialectique : en répudier un seul, c'est répudier le tout.

Il s'agit de conquérir, ou mieux de neutraliser — et cela, dans l'intérêt de la révolution prolétarienne et communiste, des classes qui ne seront jamais elles-mêmes ni révolutionnaires ni communistes, à moins que de tomber à leur tour dans le prolétariat. Telle est, définie, circonscrite, l'action à mener auprès des masses petites-bourgeois et paysannes de ce pays.

C'est une action à très long terme. Elle ne comporte qu'un péril, mais il y faut penser : c'est qu'à trop vouloir se concilier les couches inférieures de la bourgeoisie, le parti communiste n'en vienne à se laisser pénétrer par des infiltrations petites-bourgeoises et paysannes.

Or, toute atténuation de doctrine, toute déformation de programme irait à contre-but. Loin d'attirer les petits bourgeois dans la sphère d'attraction du communisme, elle risquerait d'embourgeoiser le communisme. Toute action a ses difficultés spécifiques : on nous l'a fait assez voir à l'occasion du front unique ! A ce moment, nous répondions qu'avec un parti véritablement communiste, solidement agrippé à ses positions doctrinales, les « dangers » du front unique se réduiraient à rien. En ce qui concerne nos rapports avec les petits bourgeois, pas d'autre réponse à faire aux objections possibles : ici encore, intransigeance, vigueur et fermeté ! Les couches subalternes de la bourgeoisie ont à choisir entre la réaction capitaliste ou la révolution prolétarienne : la réaction capitaliste, avec toutes ses conséquences d'asservissement définitif et de totale dégradation des masses, ou la révolution prolétarienne, avec tout ce qu'elle comporte de restrictions inévitables aux sacro-saints principes de 89, mais aussi de garanties certaines pour la petite propriété personnelle, « fruit légitime du travail ».

Ni dans l'intérêt de la petite bourgeoisie ni dans celui du prolétariat, nous n'avons rien à dissimuler de ce que nous sommes et de ce que nous voulons. Ne redoutons pas trop de sembler redoutables. Que le prolétariat soit conscient de sa force, sûr de sa doctrine, confiant dans sa mission historique : c'est pour lui le plus sûr moyen de contraindre au respect une petite bourgeoisie aussi dénuée de volonté que de doctrine et de l'amener à envisager sans terreur l'éventualité de la révolution prolétarienne et communiste.

Notes

1Sic.

2Référence est faite au congrès d'Amsterdam de la 2e Internationale (1904), où la participation de ministres socialistes à des gouvernements bourgeois fut condamnée. (Note de la MIA)


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