1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

L'Assemblée de Francfort

n°1, 1° juin 1848


Cologne, 31 mai

Depuis quinze jours l'Allemagne a une Assemblée nationale constituante, issue du vote de l'ensemble du peuple allemand [1].

Le peuple allemand avait conquis sa souveraineté dans les rues de presque toutes les villes du pays, grandes ou petites, et en particulier sur les barricades de Vienne et de Berlin. Il avait exercé cette souveraineté en élisant l'Assemblée nationale.

Le premier acte de l'Assemblée nationale devait être de proclamer bien haut et officiellement cette souveraineté du peuple allemand.

Son deuxième acte devait être d'élaborer la Constitution allemande sur la base de la souveraineté du peuple et d'éliminer tout ce qui, en Allemagne, était en contradiction avec le principe de la souveraineté populaire.

Pendant toute la durée de sa session, elle devait prendre les mesures nécessaires pour déjouer toutes les tentatives de la réaction, pour défendre sa base révolutionnaire, pour mettre les conquêtes de la révolution, la souveraineté du peuple, à l'abri de toutes les attaques.

L'Assemblée nationale allemande a déjà tenu une douzaine de séances et n'a rien fait de tout cela.

En revanche, elle a assuré le salut de l'Allemagne par les hauts faits suivants :

L'Assemblée nationale s'est aperçue qu'elle devait avoir un règlement, car elle savait que là où deux ou trois Allemands sont réunis, il faut qu'ils aient un règlement, sinon ce sont les pieds des tabourets qui décident. Or, il s'est trouvé un magister pour prévoir ce cas et ébaucher un règlement spécial pour la haute Assemblée. On propose l'adoption provisoire de ce devoir d'écolier; la plupart des députés ne le connaissent pas, mais l'Assemblée l'adopte sans discussion; en effet quel aurait été, sans règlement, le sort des représentants de l'Allemagne ? Fiat reglementum [2] partout et toujours.

M. Raveaux, de Colome, déposa une proposition [3] tout à fait anodine, pour le cas d'éventuelles contestations entre l'Assemblée de Francfort et celle de Berlin [4]. Mais l'Assemblée discute du règlement définitif et, bien que la proposition de Raveaux soit urgente, le règlement est encore plus urgent. Pereat mundus [5], fiat reglementum. Pourtant ces philistins élus ne peuvent, dans leur sagesse, se refuser à faire quelques remarques au sujet de la proposition Raveaux; et petit à petit, pendant que l'on discute pour savoir ce qui, du règlement ou de la proposition, doit avoir la priorité, déjà se manifestent quelque deux douzaines d'amendements à cette proposition. On en parle, on palabre, on reste court, on fait grand bruit, on gaspille le temps et on reporte le vote du 18 au 22 mai. Le 22, l'affaire revient sur le tapis; il pleut de nouveaux amendements et de nouvelles digressions, et après de longs discours et une confusion générale, on décide de renvoyer aux commissions la question déjà mise à l'ordre du jour. Le temps s'est ainsi heureusement écoulé et Messieurs les Députés vont manger.

Le 23 mai, on se querelle d'abord au sujet du procès-verbal, puis on prend connaissance d'innombrables propositions et puis on vent revenir à l'ordre du jour, à savoir au très cher règlement, quand Zitz, de Mayence, vient à parler des brutalités des troupes prussiennes et des abus de pouvoir du commandant prussien de Mayence [6].

Il s'agissait là d'une tentative indiscutée et réussie de la réaction, d'une affaire qui était tout particulièrement de la compétence de l'Assemblée. C'était le moment de demander des comptes à ce soldat outrecuidant qui, presque sous les yeux de l'Assemblée nationale, osait menacer Mayence d'un bombardement; c'était le moment de protéger, dans leurs propres maisons, les Mayençais désarmés contre les exactions d'une soldatesque qui leur était imposée et qu'on avait ameutée contre eux. Mais M. Bassermann. le Wassermann badois [7], ne vit là que bagatelles; il fallait abandonner Mayence à son destin, les affaires d'intérêt général passaient avant; c'était ici que siégeait l'Assemblée et c'était pour le bien de toute l'Allemagne qu'elle discutait d'un règlement - en effet, qu'est-ce que le bombardement de Mayence en comparaison ? Pereat Moguntia [8], fiat reglementum ! Mais l'Assemblée a le cœur sensible, elle élit une commission qui doit se rendre à Mayence et instruire l'affaire et justement le moment est revenu de lever la séance et d'aller manger.

Le 24 mai enfin, nous perdons le fil parlementaire. Le règlement semble ou achevé ou égaré : en tout cas, nous n'en entendons plus parler. En compensation s'abat sur nous une véritable grêle de propositions bien intentionnées : de nombreux représentants du peuple souverain y manifestent avec obstination leur entendement borné de sujets [9] de Sa Majesté. Ensuite viennent messages, pétitions, protestations, etc. et finalement, les eaux sales de la nation se déversent en un fleuve d'innombrables discours qui se perd en filets. Mais ne passons pas sous silence la constitution de quatre comités.

Finalement M. Schlöffel demande la parole. Trois citoyens allemands, MM. Esselen, Pelz et Löwenstein avaient reçu l'ordre de quitter Francfort le jour même avant 4 heures de l'après-midi. La police, dans sa haute et profonde sagesse, affirmait que les sus-nommés se seraient attiré par leurs discours à l'Association ouvrière [10] la mauvaise humeur des bourgeois et que, pour cette raison, ils devaient partir. Et voilà ce que la police se permet après la proclamation par le Parlement préparatoire des droits du citoyen allemand, après leur adoption même dans le projet de Constitution des dix-sept « hommes de confiance » (hommes de confiance de la Diète) [11]... L'affaire est pressante [12]. M. Schlöffel demande la parole sur ce point; on la lui refuse; il demande à parler sur l'urgence du sujet, ce qui, selon le règlement, lui revient de droit, mais cette fois. Fiat politia, pereat reglementum [13] !

Naturellement, car il était temps de rentrer chez soi et de manger.

Le 25, les têtes des députés, lourdes de pensées, telles des épis de blé sous l'averse, ployaient de nouveau sous les propositions déposées en masse. Deux députés tentèrent encore d'aborder l'affaire de l'expulsion, mais à eux aussi on refusa la parole, même pour parler sur l'urgence de la question. Quelques messages, surtout un des Polonais, étaient bien plus intéressants que toutes les propositions réunies. Alors la Commission envoyée à Mayence eut enfin la parole. Elle déclara qu'elle ne pourrait faire son rapport que le lendemain; d'ailleurs, elle était arrivée trop tard - comme par hasard. 8.000 baïonnettes prussiennes avaient rétabli l'ordre en désarmant 1.200 gardes civiques, et en attendant, on ne pouvait que passer à l'ordre du jour. Ce qu'on fit pour examiner aussitôt l'ordre du jour, c'est-à-dire la proposition Raveaux. Comme à Francfort on ne lui avait toujours pas fait un sort, mais qu'à Berlin un rescrit d'Auerswald l'avait depuis longtemps rendue sans objet [14], l'Assemblée nationale décida de différer l'affaire jusqu'au lendemain, et d'aller manger.

Le 26 on annonça encore des myriades de propositions, et là-dessus la commission de Mayence fit son rapport, définitif et très vague. M. Hergenhahn, ex-homme populaire [15] et ministre pro-tempore, était rapporteur. Il proposa une résolution extrêmement modérée, mais après une longue discussion, l'Assemblée trouva même cette accommodante proposition trop énergique; elle décida de laisser les Mayençais à la merci des Prussiens, commandés par un Hüser, et « dans l'attente de voir les gouvernements s'acquitter de leurs fonctions », passa à l'ordre du jour ! L'ordre du jour était toujours le même : ces Messieurs allaient manger.

Le 27 mai enfin, après de longs préliminaires au sujet du procès-verbal, la proposition Raveaux vint en discussion. On discuta de long en large jusqu'à deux heures et demie, puis on alla manger; mais cette fois on tint séance le soir et on conclut enfin sur l'affaire. À cause de la lenteur par trop grande de l'Assemblée nationale, M. Auerswald avait liquidé la proposition Raveaux; alors M. Raveaux s'associa à un amendement de M. Werner qui ne réglait, ni par l'affirmative, ni par la négative, la question de la souveraineté du peuple.

Nos informations sur l'Assemblée nationale s'arrêtent là; mais nous avons toutes les raisons de croire qu'après cette décision on leva la séance pour aller manger. C'est aux paroles de Robert Blum seulement que les députés doivent d'être allés manger si tôt : « Messieurs, si vous décidez de l'ordre du jour aujourd'hui, c'est l'ordre du jour de cette Assemblée tout entier qui pourrait se trouver raccourci de curieuse façon ! »


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Dans le but de donner une Constitution au Reich, une cinquantaine de patriotes libéraux, réunis à Heidelberg (grand-duché de Bade) le 5 mars 1848, constituèrent un comité afin de convoquer un Parlement préparatoire (Vorparlament) composé de tous les Allemands qui avaient appartenu aux Assemblées des divers États. Ce Parlement préparatoire se réunit à Francfort le 31 mars et décida de l'élection d'une Assemblée nationale constituante : 589 députés furent ainsi élus au suffrage universel indirect. Le 18 mai, 384 d'entre eux se réunirent solennellement à l'église Saint-Paul de Francfort-sur-le-Main, pour la séance inaugurale. Parmi les députés, on comptait 122 fonctionnaires de l'administration, 95 magistrats, 103 universitaires, 81 avocats, 21 ecclésiastiques, 17 industriels et négociants, 15 médecins, 12 officiers, 40 propriétaires fonciers, mais aucun ouvrier et aucun paysan. Pour écrire leurs articles sur les débats de l'Assemblée nationale de Francfort, Marx et Engels utilisèrent les comptes-rendus. Ceux-ci furent par la suite édités séparément, suivant une décision de l'Assemblée nationale, sous le titre : Comptes-rendus sténographiques des débats de l'Assemblée nationale allemande de Francfort-sur-le-Main.

[2] Que le règlement soit !

[3] Lors de la séance du 19 mai à l'Assemblée nationale de Frarcfort, le député Raveaux déposa un projet de loi accordant à ceux des députés prussiens qui avaient été élus simultanément à l'Assemblée de Francfort et à celle de Berlin, le droit d'accepter ces deux mandats. Le rescrit du ministre de l'Intérieur prussien du 22 mai 1848, mentionné dans l'article, concluait dans le même sens.

[4] Après les événements révolutionnaires du 18 mars la Diète unifiée de Prusse fut convoquée afin de voter une nouvelle loi électorale pour l'élection d'une Assemblée prussienne qui devait « s'entendre avec la Couronne sur une Constitution nouvelle ». Malgré l'opposition, ce fut un système d'élection à deux degrés qui fut adopté.

[5] Périsse le monde.

[6] Le 21 mai 1848 des incidents se produisirent entre la garde nationale et la garnison prussienne de la forteresse fédérale de Mayence. Le vice-gouverneur prussien, le général Hüser, avait exigé le désarmement de la garde nationale et menacé de bombarder la ville au cas où son ordre ne serait pas exécuté.

[7] L'allusion est obscure. Les Allemands désignent sous le nom de Wassermann un ondin, esprit malfaisant des eaux. Marx a-t-il pensé à cette acception ou s'est-il seulement amusé de cette assonance ou de ce jeu de mots, il est difficile de le dire.

[8] Nom latin de Mayence.

[9] Expression employée par le ministre de l'Intérieur prussien von Rochow.

[10] Quelques révolutionnaires allemands s'efforcèrent de couvrir la Rhénanie et la Westphalie d'Unions ouvrières et d'y développer une agitation révolutionnaire. (Voir l'introduction.)

[11] Les dix-sept « hommes de confiance » de la Diète fédérale représentaient les gouvernements allemands. Ils siégèrent du 30 mars au 8 mai 1848 à Francfort-sur-le-Main et préparèrent un projet de Constitution conçu dans l'esprit du monarchisme constitutionnel. Parmi ces dix-sept « hommes de confiance » on peut citer : Dahlmann, von Schmerling, Uhland et Bassermann.

[12] Le Parlement préparatoire prépara un projet sur les « Droits fondamentaux et les revendications du peuple allemand ». Ce document proclamait, certes, certaines libertés mais ne s'attaquait pas aux fondements du régime quasi féodal et absolutiste de l'Allemagne à cette époque. Les partisans de la monarchie constitutionnelle avaient la prépondérance. Après les succès des journées de mars, il s'agissait de proclamer la souveraineté du Parlement préparatoire et de briser la puissance de la Diète réactionnaire. Mais le Parlement préparatoire refusa de se déclarer permanent. En avril 1848, il désigna cinquante de ses membres qui constituèrent le « Comité des Cinquante ». Ce comité fut chargé de s'entendre avec la Diète. Il siégea jusqu'à ce que se réunisse l'Assemblée nationale de Francfort. Il était essentiellement composé de bourgeois libéraux.

[13] Que la police soit, périsse le règlement !

[14] Le rescrit d'Auerswald, publié le 22 mai 1848, concluait dans le même sens que la proposition Raveaux.

[15] « Cependant, à cette même époque 1840, surgissait dans ces petites assemblées une race d'avocats libéraux, professionnels de l'opposition. Ces grands « hommes populaires » (Volksmänner) qui, après une opposition plus ou moins bruyante, mais toujours infructueuse de vingt années, furent portés au faîte du pouvoir par le raz de marée révolutionnaire de 1848 et qui, après y avoir fourni les preuves de leur parfaite incapacité et de leur insignifiance, furent en un tournemain rejetés dans le néant. » (Friedrich Engels : « Révolution et contre-révolution en Allemagne », chapitre Il, La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, pp. 212-213, Éditions sociales, 1951).


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