1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Le débat sur la révolution à Berlin


n°16, 16 juin 1848

Cologne, 14 juin

Le premier amendement opposé à la proposition Berends devait à M. le député Brehmer sa brève existence. C'était une ample déclaration bien intentionnée qui reconnaissait la révolution; la théorie de l'entente; tous ceux qui ont contribué au renversement qui a eu lieu et la grande vérité que

Ni cheval ni guerriers
Ne protègent la hauteur abrupte
Où se tiennent les princes [1]

ce qui redonnait finalement à la révolution elle-même une expression authentiquement prussienne. Le brave professeur Brehmer voulait contenter tous les partis et aucun d'eux ne voulait rien savoir. Son amendement fut repoussé sans discussion et M. Brehmer se retira avec toute la résignation d'un philanthrope désabusé.

M. Schulze, de Delitzsch, monta à la tribune. M. Schulze est aussi un admirateur de la révolution, mais il admire non pas tant les combattants des barricades que les gens du lendemain, ceux que, pour les distinguer des « combattants », on appelle le « peuple ». Il souhaite que soit tout particulièrement reconnue la « bonne conduite du peuple après le combat ». Son enthousiasme ne connut pas de bornes quand il entendit parler « de la retenue et de la pondération du peuple alors qu'aucun adversaire (!) ne se dressait plus devant lui..., du sérieux et de l'attitude conciliatrice du peuple... de son comportement à l'égard de la dynastie... nous vîmes que le peuple était, à ces moments-là, parfaitement conscient de regarder l'histoire les yeux dans les yeux ! »

M. Schulze ne s'enflamme pas tant pour l'action révolutionnaire du peuple dans le combat que pour sa totale inaction révolutionnaire après le combat.

Reconnaître la magnanimité du peuple après la révolution ne peut avoir que deux significations :

« Pour réunir ces deux interprétations », M. Schulze a exprimé son « admiration qui va jusqu'à l'enthousiasme » pour le peuple, qui premièrement s'est bien conduit, et deuxièmement a donné à la réaction l'occasion de se remettre.

La « bonne conduite du peuple » a consisté à regarder avec enthousiasme « l'histoire les yeux dans les yeux », au lieu de faire l'histoire; elle a consisté à force de « bonne conduite », de « retenue », de « pondération », « de profond sérieux » et « de consécration indélébile », à ne pouvoir empêcher les ministres d'escamoter morceau par morceau la liberté conquise; à déclarer la révolution terminée au lieu de la poursuivre. Quelle différence avec les Viennois [2] qui eux, ont, coup sur coup, maîtrisé la réac­tion et conquis maintenant une Diète constituante [3] au lieu d'une Diète ententiste.

M. Schulze, de Delitzsch, reconnaît donc la révolution, à condition que ce ne soit pas elle qu'il reconnaisse. Cela lui valut des bravos sonores.

Après un petit aparté sur le règlement, M. Camphausen lui-même monte à la tribune. Il remarque que, suivant la proposition Berends, « l'Assemblée doit se prononcer sur une idée, porter un jugement ». La révolution, pour M. Camphausen, ce n'est qu'une « idée ». Il « s'en remet » donc à l'Assemblée pour savoir si elle veut adopter cette proposition. Quant à l'affaire elle-même, à son avis, il n'y a peut-être pas de divergence notable d'opinion, étant donné le fait bien connu que lorsque deux citoyens allemands se querellent, ils sont au fond toujours d'accord.

« Si l'on veut répéter que... nous sommes entrés dans une période, qui doit aboutir (qui n'a donc pas encore abouti) aux transformations les plus considérables... Je suis d'accord et personne ne peut l'être plus que moi ».
« Mais si, au contraire, on veut dire que l'État et l'autorité de l'État ont perdu leur fondement juridique, qu'un renversement par la violence de l'autorité établie a eu lieu... alors je proteste contre une telle interprétation. »

M. Camphausen mettait jusqu'à présent son point d'honneur à avoir renoué le fil cassé de la légalité; maintenant il prétend que ce fil n'a jamais été rompu. Les faits ont beau être aveuglants, le dogme du transfert légal et sans interruption du pouvoir de Bodelschwingh à Camphausen ne peut pas tenir compte des faits.

« Si l'on veut suggérer que nous sommes au seuil d'événements semblables à ceux que nous connaissons à travers l'histoire de la Révolution anglaise au XVII° et de la Révolution fran­çaise au XVIII° siècle, et qui ont abouti à faire passer le pouvoir aux mains d'un dictateur », alors Camphausen se doit également de protester.

Notre penseur ami de l'histoire ne pouvait pas laisser passer l'occasion, à propos de la révolution de Berlin, de placer ces réflexions que le bourgeois allemand aime d'autant plus entendre qu'il les a souvent lues dans Rotteck. Il ne se peut pas que la révolution de Berlin ait été une révolution, autrement elle serait obligée de produire un Cromwell ou un Napoléon, ce contre quoi M. Camphausen proteste.

M. Camphausen permet finalement à ses ententistes « d'exprimer leurs sentiments à l'égard des victimes d'une funeste collision », mais il remarque que « beaucoup de choses et des choses essentielles dépendent de l'expression » et souhaite voir renvoyer toute l'affaire à une commission.

Après un nouvel incident touchant au règlement, monte enfin à la tribune un orateur qui s'entend à émouvoir les cœurs et les reins parce qu'il va au fond de l'affaire. C'est Son Éminence M. le pasteur Müller, de Wohlau, qui est partisan de l'additif proposé par Schulze. M. le pasteur « ne veut pas retenir longtemps l'Assemblée, mais soulever seulement un point très important. »

C'est dans ce but que M. le pasteur soumet à l'Assemblée la question suivante :

« La proposition nous a conduits sur le plan moral et si nous ne la prenons pas en surface (comment fait-on pour prendre une affaire en surface ?) mais en profondeur (il y a du vide dans une profondeur comme il y en a dans une étendue), alors nous serons obligés, si délicat que cela puisse être, de reconnaître qu'il s'agit ici ni plus ni moins de la légitimation morale de l'insurrection; et je pose la question : une insurrection est-elle morale ou ne l'est-elle pas ? »

Il ne s'agit pas d'une question touchant la politique d'un parti, mais d'un problème infiniment plus important : d'un problème théologico-philosophico-moral. L'Assemblée doit s'entendre avec la Couronne non sur une constitution mais sur un système de philosophie morale. « Une insurrection est-elle morale ou ne l'est-elle pas ? » C'est de là que tout dépend. Et qu'a répondu M. le pasteur à l'Assemblée haletante de curiosité ?

« Mais je ne crois pas qu'il nous faille trancher ici ce haut principe moral. »

M. le pasteur est allé au fond des choses pour expliquer qu'il ne peut pas trouver de fond.

« Il constitue le sujet de méditation de nombreux penseurs à l'esprit profond et pourtant ils ne sont parvenus sur ce point à aucune solution définie. Nous n'atteindrons pas non plus cette clarté au cours d'un débat rapide. »

L'Assemblée est comme pétrifiée : M. le pasteur lui pose un problème moral avec une rigueur incisive et tout le sérieux qu'exige le sujet; il le lui pose pour déclarer aussitôt que le problème n'est pas à résoudre. Dans cette situation angoissante les ententistes devaient avoir l'impression de se trouver déjà, pour de bon, « sur le terrain de la révolution ».

Mais ce n'était rien d'autre qu'une manœuvre de M. le pasteur, soucieux du salut des âmes, pour amener l'Assemblée à résipiscence. Il a une gouttelette de baume toute prête pour les pénitents :

« Je crois qu'il faut encore envisager un troisième point de cette considération : les victimes du 18 mars ont agi dans une situation qui ne permet pas un jugement moral. »

Les combattants des barricades étaient irresponsables.

« Mais que l'on me demande si je considère qu'ils étaient moralement dans leur droit, et je répondrai avec force : Oui ! »

Nous posons la question : Si la Parole de Dieu s'est fait élire uniquement pour venir de la campagne à Berlin ennuyer l'ensemble du public par une casuistique moralisante, est-ce moral ou n'est-ce pas moral ?

Le député Hofer, en sa qualité de paysan poméranien, proteste contre la déclaration tout entière. « Qui étaient en effet les militaires ? N'étaient-ils pas nos frères et nos fils ? Pensez à l'impression produite quand, sur la côte, (en langue vende : po more [4] c'est-à-dire Poméranie) le père apprendra comment son fils a été traité ici ! »

Les militaires peuvent se conduire comme ils veulent, ils peuvent s'être faits l'instrument de la trahison la plus infâme, - peu importe, c'était nos gars de Poméranie, donc un triple hourra pour eux !

Le député Schultz de Wanzleben : Messieurs, il faut recon­naître le courage sans bornes des Berlinois. Ils n'ont pas seulement dominé leur peur des canons. « Que signifie la peur d'être fracassé par la mitraille quand on met en balance le danger d'être frappé de sanctions rigoureuses, peut-être déshonorantes, pour désordre sur la voie publique ! Le courage qu'il faut pour entreprendre ce combat est si sublime que, en comparaison, même le courage qu'il faut devant les bouches béantes des canons ne peut absolument pas entrer en ligne de compte ! ».

Donc, si les Allemands n'ont pas fait de révolution avant 1848 c'est qu'ils avaient peur du commissaire de police.

Le ministre Schwerin intervient pour déclarer qu'il démissionnera si la proposition Berends est acceptée.

Elsner et Reichenbach se prononcent contre l'additif de Schulze.

Dierschke remarque que la révolution doit être reconnue parce que « la lutte que mène la liberté morale n'est pas encore terminée » et parce que l'Assemblée a été convoquée « par la liberté morale ».

Jacoby réclama la « pleine reconnaissance de la révolution avec toutes ses conséquences. » Son discours a été le meilleur de toute la séance.

Finalement nous nous réjouissons après tant de morale, d'ennui, d'indécision et de conciliation, de voir monter notre Hansemann à la tribune. Maintenant, enfin, nous allons entendre un discours résolu, un discours bien charpenté - mais non, M. Hansemann lui aussi intervient aujourd'hui avec mansuétude, en médiateur. Il a ses raisons, il ne fait rien sans avoir ses raisons. Il voit que l'Assemblée balance, que le vote est incertain, que le bon amendement reste encore à trouver. Il veut être sûr que le débat sera remis.

Dans ce but il s'efforce de parler avec suavité. Le fait est là, indiscuté. Seulement les uns l'appellent « révolution », les autres « grands événements ». Nous ne devons « pas oublier qu'ici il n'y a pas eu de révolution comme à Paris, comme autrefois en Angleterre; ce qui a eu lieu, c'est une transaction entre la Couronne et le peuple (étrange transaction avec mitraille et balles !). Nous autres (ministres) ne faisons à certains égards aucune objection quant à la nature même de l'affaire en question; mais il nous faut en choisir l'expression de telle sorte que la base de gouvernement sur laquelle nous nous tenons reste possible »; c'est pourquoi il est souhaitable que le débat soit ajourné pour permettre aux ministres de se consulter.

Ce qu'il a dû en coûter à notre Hansemann d'exécuter de telles volte-face et d'admettre que la « base » sur laquelle se tient le gouvernement est si faible qu'une « expression » puisse tout renverser ! Seul le paie de sa peine le plaisir de pouvoir ramener l'affaire à une nouvelle question de confiance.

Le débat fut donc ajourné.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Extrait du « Chant pour le sujet danois » du pasteur Heinrich Harries, du Schleswig. Ce chant, modifié par Balthasar Schumacher, devint l'hymne national prussien puis celui de l'Allemagne de 1871 à 1918.

[2] « Le 13 mars le peuple de Vienne renversa le gouvernement du prince Metternich et le força à s'enfuir honteusement du pays... Le gouvernement ayant essayé de toucher à quelques-unes des libertés nouvellement conquises ou de les saper, il y eut à Vienne de nouveaux soulèvements de toutes les classes, le 15 et le 26 mai, et, à chaque occasion, l'alliance entre la garde nationale ou la bourgeoisie armée, les étudiants et les ouvriers fut de nouveau cimentée pour un temps. » (Engels : ouvr. cité, pp. 232-234).

[3] Le 15 mai 1948, l'empereur et la Cour, effrayés par l'insurrection de Vienne se réfugièrent au Tyrol. Quelques jours après, l'empereur d'Autriche Ferdinand I° déclarait qu'il n'hésitait pas « à proclamer la Diète prochaine comme assemblée constituante, et à préparer les élections dans ce but ».

[4] Les Vendes sont des Slaves établis en Lusace, province de l'Allemagne située au nord de la Bohême entre l'Elbe et l'Oder. Le vende est un idiome proche du tchèque. Po more signifie le long de la mer; c'est de là que vient le nom de Poméranie, nom d'origine slave.


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin