1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Le débat sur la révolution à Berlin


n°17, 17 juin 1848

Cologne, 14 juin

Deuxième jour. Le débat reprend par de longues discussions sur le règlement. Ces questions liquidées, M. Zachariä monte à la tribune. Il a à proposer l'amendement qui doit sortir l'Assemblée de l'impasse. La grande formule ministérielle est trouvée :

« L'Assemblée, considérant le caractère indiscuté de la haute signification des grands événementsde mars auxquels nous devons, en liaison avec l'approbation royale, (qui fut elle-même un « événement de mars », sinon un « grand ») le statut juridique actuel de l'État, considérant également le mérite des combattants à l'égard de la susdite (à savoir de l'approbation royale), estimant en outre que l'Assemblée a pour mission non d'émettre des jugements (l'Assemblée doit déclarer qu'elle n'a pas de jugement !) mais de s'entendre avec la Couronne sur la Constitution, passe à l'ordre du jour. »

Cette proposition confuse, inconsistante, qui fait des courbettes de tous les côtés, cette proposition dont M. Zachariä se flatte que « chacun, même M. Berends, y trouvera tout ce qui pouvait être dans ses intentions, à condition de faire preuve du bon esprit avec lequel il l'a lui-même présentée », cette bouillie aigre-douce, voilà donc « l'expression » sur la « base » de laquelle le ministère Camphausen « se tient » et peut se tenir.

M. le pasteur Sydow, de Berlin, encouragé par le succès de son collègue Müller, monte aussi en chaire. La question morale lui trotte dans la tête. Ce que Müller n'a pu résoudre, lui, il le résoudra.

« Messieurs, permettez-moi de vous dire ici tout de suite, (après avoir déjà prêché pendant une demi-heure) à quoi me pousse le sentiment du devoir : si le débat se poursuit, personne à mon avis n'a le droit de se taire avant d'être quitte avec sa conscience (Bravo !).
« Permettez-moi une remarque personnelle. Ma conception d'une révolution est la suivante (au fait ! au fait !) : là où une révolution se produit, elle est seulement le symptôme qu'il y a faute réciproque, de la part des gouvernants comme de celle des gouvernés. Ceci (cette platitude, cette manière de conclure l'affaire au rabais) est la conception morale supérieure des événements et (!) ne préjugeons pas du jugement moral chrétien de la nation » (Pourquoi donc ces Messieurs croient-ils qu'ils sont ici ?) (Mouvements divers. - À l'ordre du jour !).
« Mais Messieurs », continue l'inébranlable champion de la conception morale supérieure et du jugement moral chrétien de la nation dont on ne peut préjuger, « je ne pense pas que puissent ne pas venir des temps où la légitime défense politique (!) d'un peuple s'impose avec la nécessité d'un phénomène de la nature et... alors je pense que chacun individuellement peut y participer de façon tout à fait morale. (Grâce à la casuistique, nous sommes sauvés !) Évidemment, il se peut qu'il y prenne part de façon immorale, ceci est alors laissé à sa conscience » !

La place des combattants des barricades n'est pas à la soi-disant Assemblée nationale, elle est au confessionnal. Et voilà l'affaire liquidée.

M. le pasteur Sydow déclare encore qu'il a du « courage », et du point de vue de la conception morale supérieure, il parle d'abondance sur la souveraineté du peuple; de nouveau interrompu trois fois par de bruyantes manifestations d'impatience, il retourne à sa place avec le sentiment joyeux d'avoir accompli le devoir que lui dictait sa conscience. Le monde sait maintenant ce que pense le pasteur Sydow et ce qu'il ne pense pas.

M. Plönnis estime que l'on doit laisser tomber l'affaire. Une déclaration attaquée par tant d'amendements, de sous-amendements, tant de débats et d'arguties, n'a plus aucune valeur. M. Plönnis a raison. Mais il ne pouvait pas rendre de plus mauvais service à l'Assemblée que d'attirer son attention sur cette situation, sur cette preuve de la lâcheté de tant de ses membres des deux bords.

M. Reichensperger de Trèves : « Nous ne sommes pas ici pour échafauder des théories et pour décréter l'histoire, nous devons si possible faire l'histoire. »

Pas du tout ! En acceptant l'ordre du jour motivé, l'Assemblée décide qu'elle est au contraire là pour faire que l'histoire soit non avenue. C'est aussi, il est vrai, une manière de « faire l'histoire ».

« Je rappelle le mot de Vergniaud disant que la révolution s'apprête à dévorer ses propres enfants [1]. »

Malheureusement non ! Elle s'apprête au contraire à être dévorée par ses propres enfants !

M. Riedel a découvert que « dans la proposition Berends, on ne doit pas se contenter de comprendre ce que disent simplement les mots, mais on doit voir qu'il s'y cache une lutte de principes ». Et cette victime de « la conception morale supérieure » est conseiller privé aux archives et professeur !

Encore une fois c'est un très révérend pasteur qui monte à la tribune. C'est Jonas de Berlin, prédicateur pour dames. Il semble réellement prendre l'Assemblée pour un auditoire de jeunes filles de bonne famille. Avec toute la prétentieuse prolixité d'un authentique adepte de Schleiermacher, il débite une interminable série de lieux communs les plus plats, au sujet de la très importante différence qui sépare révolution et réforme. Avant d'avoir terminé l'exorde de son sermon, il fut interrompu trois fois; finalement il lança sa grande tirade :

« La révolution est diamétralement opposée à notre conscience morale et religieuse actuelle. Une révolution est un acte qui passait sans doute pour grand et magnifique dans la Grèce et la Rome antiques, mais à l'époque du christianisme... » (Violente interruption. Brouhaha général.)

Esser, Jung, Elsner, le président et d'innombrables voix se mêlent au débat.

Notre prédicateur à la mode arrive finalement à reprendre la parole :

« En tout cas, je dénie à l'Assemblée le droit de voter sur des principes religieux et moraux : aucune assemblée ne peut voter sur ces principes (et le consistoire ? le synode ?). Vouloir décréter ou déclarer que la révolution est un haut exemple moral ou n'importe quoi d'autre (donc, somme toute, n'importe quoi), cela me fait la même impression que si l'Assemblée voulait décider qu'il existe un Dieu ou qu'il n'existe pas, ou qu'il en existe plusieurs. »

Cette fois ça y est. Le prédicateur pour dames a replacé avec bonheur la question sur le plan de la « conception morale supérieure », et maintenant il va de soi que c'est devant les seuls conciles protestants et fabricants de catéchisme du synode qu'elle doit être débattue.

Dieu soit loué ! Après toute cette morale fumeuse, notre Hansemann monte à la tribune. Avec cet esprit pratique, nous sommes tout à fait à l'abri de la « conception morale supérieure ». M. Hansemann écarte le point de vue moral tout entier par cette remarque dédaigneuse : « Avons-nous, je vous le demande, assez de loisirs pour nous laisser ainsi entraîner dans des querelles de principes ? »

M. Hansemann se rappelle qu'hier un député a parlé d'ouvriers affamés. M. Hansemann utilise cette remarque pour donner habilement un autre tour au débat. Il parle de la misère de la classe laborieuse, déplore sa détresse et demande : « Quelle est la cause de la misère générale ? Je crois... que chacun a le sentiment qu'il n'existera aucune certitude de stabilité tant que le statut juridique de notre État ne sera pas réglé. »

M. Hansemann parle ici du fond du cœur. Il faut rétablir la confiance ! s'écrie-t-il, et le meilleur moyen pour rétablir la confiance c'est de renier la révolution. Et alors l'orateur du ministère qui « ne voit nulle part de réaction » se lance dans une description effroyable de l'importance des dispositions bienveillantes de cette réaction. « Je vous conjure de favoriser la concorde entre toutes les classes (en faisant injure aux classes qui ont fait la révolution !); je vous conjure de favoriser la concorde entre le peuple et l'armée; pensez que c'est sur l'armée que reposent nos espoirs de maintenir notre indépendance (en Prusse où tout le monde est soldat !); pensez aux circonstances difficiles où nous nous trouvons - je n'ai pas besoin de développer davantage, tout lecteur attentif des journaux, (et c'est le cas certainement de tous ces Messieurs), reconnaîtra que ces circonstances sont difficiles, très difficiles. Faire en ce moment une déclaration qui sème la discorde dans le pays, voilà qui ne me paraît pas opportun... Donc, Messieurs, réconciliez les partis, n'acceptez aucune question qui provoque les adversaires, ce qui ne manquerait pas d'arriver. Adopter la proposition pourrait avoir les suites les plus affligeantes. »

Comme les réactionnaires ont dû rire en voyant Hansemann, d'ordinaire si décidé, semer par ces discours l'inquiétude non seulement dans l'Assemblée mais en lui-même.

Ces appels à la crainte des grands bourgeois, des avocats et des maîtres d'école de la Chambre eut plus d'effet que les phrases sentimentales de la « conception morale supérieure ». L'affaire était tranchée.

D'Ester se lança encore à l'assaut pour déjouer l'effet de ce discours, mais en vain; le débat fut terminé et l'ordre du jour motivé de Zachariä adopté par 196 voix contre 177.

L'Assemblée prononça elle-même son propre jugement, à savoir qu'elle n'avait pas de jugement.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] « La révolution est comme Saturne, elle dévore ses enfants. » (Discours de Vergniaud devant le Tribunal révolutionnaire.)


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