1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

Friedrich Engels

Débats ententistes


n°45, 15 juillet 1848

Cologne, 14 juillet

Nous en venons aujourd'hui à la seconde moitié de la séance ententiste du 7 courant. Au débat sur la commission des finances, si douloureux pour M. Hansemann, succéda une série de petites misères pour MM. les ministres. C'était le jour des propositions d'urgence et des interpellations, le jour des attaques et de l'embarras ministériel.

Le député Wander proposa que tout fonctionnaire faisant emprisonner injustement un citoyen soit contraint à une complète réparation du dommage subi, et soit en outre interné quatre fois plus longtemps que la personne arrêtée par lui.

La proposition est envoyée, comme non urgente, à la commission compétente.

Le ministre de la Justice Märker déclare que l'adoption de cette proposition, bien loin d'aggraver la législation actuelle à l'égard des fonctionnaires ayant procédé à des arrestations illégales, l'adoucirait au contraire. (Bravo).

Monsieur le ministre de la Justice a seulement oublié de remarquer que, suivant les lois actuelles, notamment celles du vieux code prussien, il est à peine possible pour un fonctionnaire, d'arrêter quelqu'un illégalement. L'arrestation la plus arbitraire peut être justifiée par les paragraphes du très vénérable code civil.

Nous attirons d'ailleurs l'attention sur la méthode tout à fait contraire aux traditions parlementaires, que MM. les ministres ont pris l'habitude d'employer. Ils attendent que la proposition soit renvoyée à la commission compétente ou à la section pour continuer la discussion. Ils sont alors sûrs que personne ne peut leur répondre. C'est ce qu'a fait M. Hansemann, lors de la proposition de M. Borries, c'est ce que fait maintenant M. Märker. Si en Angleterre et en France MM. les ministres s'étaient jamais livrés à de semblables incongruités parlementaires, ils auraient été, rappelés à l'ordre de toute autre façon. Mais à Berlin !

M. Schulze de Delitzsch : Proposition invitant le gouvernement à remettre immédiatement à l'Assemblée les projets de lois organiques, déjà terminés ou devant être bientôt terminés, pour qu'ils soient discutés dans les sections.

Cette proposition contenait de nouveau un blâme indirect au gouvernement pour sa négligence ou sa lenteur voulue dans la présentation des lois organiques complétant la Constitution. Le blâme était d'autant plus sensible, que le matin même deux projets de lois, parmi lesquels la loi sur la milice [1], avaient été présentés. S'il avait eu tant soit peu d'énergie, le président du Conseil aurait donc dû repousser résolument cette proposition. Au lieu de cela, il se contente de quelques phrases générales sur l'effort que fait le gouvernement pour prévenir en tous points les justes désirs de l'Assemblée, et la proposition est adoptée à une forte majorité.

M. Besser interpelle le ministre de la Guerre sur l'absence d'un règlement militaire. L'armée prussienne est la seule à qui manque un règlement de ce genre. De ce fait il règne dans toutes les sections de l'armée, et jusque dans les compagnies et les escadrons, la plus grande divergence d'opinions sur les questions de service les plus importantes, notamment sur les droits et les devoirs des différentes charges. Il existe certes des milliers d'ordres, de décrets et de prescriptions, mais justement, vu leur masse innombrable, leur confusion, et les contradictions qui y règnent, elles sont plus néfastes qu'inutiles. En outre, autant il y a eu d'autorités intermédiaires à connaître de ces textes autant ils comportent d'additifs différents, de commentaires, de gloses marginales, de gloses aux gloses marginales qui compliquent et rendent méconnaissable chacun de ces documents. Cette confusion qui donne lieu à tous les actes arbitraires, profite naturellement aux supérieurs, tandis que le subordonné n'en a que les inconvénients. De ce fait le subordonné ne connaît aucun droit mais seulement des devoirs. Il existait autrefois un règlement militaire appelé règlement en peau de porc, mais il fut au cours des années 20 retiré à ses possesseurs. Depuis aucun subalterne n'a le droit de le citer à son avantage, tandis que les autorités supérieures peuvent continuellement l'invoquer contre leurs subordonnés ! Il en est de même des consignes du corps de garde qui n'ont jamais été communiquées à l'armée, qui n'ont jamais été accessibles aux subalternes, mais en application desquelles ils sont quand même punis ! Messieurs les officiers généraux et d'état-major ne tirent naturellement qu'avantage de cette confusion qui leur permet l'arbitraire le plus grand et la tyrannie la plus dure. Mais les officiers subalternes, les sous-officiers et les soldats en souffrent, et c'est dans leur intérêt que M. Besser interpelle le général Schreckenstein.

Comme M. Schreckenstein dut être étonné, lorsqu'il lui fut donné d'entendre ce long « grimoire » pour employer l'expression en vogue en l'an treize ! Comment, l'armée prussienne n'a pas de règlement militaire ? Quelle absurdité ! L'armée prussienne, sur l'honneur, a de loin, le meilleur règlement du monde, et en même temps de loin le plus bref; il se compose de quatre mots seulement : « Obéir à la consigne ! » Si un soldat de l'armée « qui ignore les châtiments corporels », reçoit des bourrades, des coups de pied, ou des coups de crosse, si un lieutenant qui n'a pas vingt ans, frais émoulu de l'école des cadets, lui tire la barbe ou le nez, et qu'il se plaigne : « Obéir à la consigne ! » Si un commandant, légèrement gris, fait après le déjeuner et pour sa distraction, entrer jusqu'à la taille son bataillon dans le marécage, et se former en carré, et qu'un subordonné ose se plaindre : « Obéir à la consigne ! » Si on interdit aux officiers de fréquenter tel ou tel café et qu'ils se permettent la moindre remarque : « Obéir à la consigne ». C'est le meilleur règlement militaire, car il s'applique à tous les cas.

De tous les ministres, M. Schreckenstein est le seul qui n'ait pas encore perdu courage. Ce soldat qui a servi sous Napoléon, qui a pratiqué le caporalisme prussien pendant trente-trois ans, qui a entendu siffler plus d'une balle, ne va quand même pas trembler devant des ententistes et des interpellations ? Et surtout pas quand le grand « Obéir à la consigne ! » est en danger !

Messieurs, dit-il, je suis en ces matières meilleur juge. C'est moi qui sais ce qu'il faut y changer. Il s'agit ici d'une démolition, et la démolition ne doit pas s'étendre, parce que la construction est très difficile. Le règlement militaire a été fait par Scharnhorst, Gneisenau, Boyen et Grolmann; elle englobe 600.000 citoyens armés et formés tactiquement; elle offre à chaque citoyen un avenir sûr, tant que la discipline existe. Or, cette discipline, je la maintiendrai, et maintenant j'en ai assez dit.

M. Besser : M. Schreckenstein n'a absolument pas répondu à la question. Mais il semble découler de ses remarques qu'il croit qu'un règlement militaire relâcherait la discipline !

M. Schreckenstein : J'ai déjà dit que je ferai ce qui est opportun pour l'armée et profitable pour le service.

M. Behnsch : Pourtant, il nous faut au moins demander au ministre qu'il nous réponde Oui ou Non, ou qu'il déclare ne pas vouloir répondre. Jusqu'à présent nous n'avons entendu que des paroles évasives.

M. Schreckenstein, agacé : Je ne considère pas qu'il soit profitable pour le service que je m'étende sur cette interpellation.

Le service, toujours le service ! M. Schreckenstein croit toujours être encore général de division et s'adresser à son corps d'officiers. Comme ministre de la Guerre, il s'imagine n'avoir à tenir compte que du service, et non de la position juridique des différentes charges militaires entre elles et encore bien moins de la position de l'armée vis-à-vis de l'État dans son ensemble, et vis-à-vis de ses citoyens ! Nous sommes toujours sous Bodelschwingh; l'esprit du vieux Boyen continue sans interruption à régner en maître au ministère de la Guerre.

M. Piegsa interpelle sur de mauvais traitements infligés aux Polonais à Mielzyn, le 7 juin.

M. Auerswald déclare qu'il lui faut attendre d'abord des rapports complets.

Ainsi, un mois entier de 31 jours après l'incident, M. Auerswald n'est pas encore complètement informé ! Merveilleuse administration !

M. Behnsch interpelle M. Hansemann pour savoir si, lors du dépôt du budget il a l'intention de déposer un résumé sur l'administration de la Seehandlung depuis 1820, et du trésor public depuis 1810.

M. Hansemann déclare, au milieu des éclats de rire, qu'il pourra répondre dans huit jours !

M. Behnsch interpelle encore sur le soutien accordé par le gouvernement à l'émigration.

M. Kühlwetter répond qu'il s'agit d'une affaire allemande [2] et renvoie M. Behnsch à l'archiduc Jean.

M. Grebel interpelle M. Schreckenstein sur les fonctionnaires de l'administration militaire, qui sont en même temps officiers de réserve, et qui lors des exercices de cette réserve prennent du service actif, retirant ainsi aux autres officiers de réserve l'occasion de parfaire leur formation. Il propose que ces fonctionnaires soient dispensés dans ce cas de leurs obligations militaires [3].

M. Schreckenstein déclare qu'il fera son devoir et qu'il prendra même l'affaire en considération.

M. Feldhaus interpelle M. Schreckenstein au sujet des soldats qui ont péri, le 13 juin, au cours de la marche de Posen à Glogau, et des mesures prises pour punir cet acte de barbarie.

M. Schreckenstein. Cela a eu lieu. Le rapport du chef du régiment est parvenu. Le rapport du commandement en chef qui a organisé les étapes manque encore. Je ne peux donc pas encore dire si l'ordre de marche a été transgressé. En outre, on juge ici un officier d'état-major, et de tels jugements sont pénibles. La « haute Assemblée générale » attendra, nous l'espérons, que les rapports soient parvenus.

M. Schreckenstein ne juge pas cet acte de barbarie comme tel, il demande seulement si le commandant en question a « obéi à la consigne » ? Et qu'importe si 18 soldats périssent misérablement sur la route comme autant de têtes de bétail, pourvu qu'on ait « obéi à la consigne » !

M. Behnsch (qui a déposé la même interpellation que M. Feldhaus) : Je retire mon interpellation devenue superflue, mais je demande que le ministre de la Guerre fixe le jour où il pense répondre. Trois semaines se sont déjà écoulées depuis l'incident, et les rapports devraient être ici depuis longtemps.

M. Schreckenstein : On n'a pas perdu un seul instant, on a immédiatement demandé les rapports au commandement en chef.

Le président veut éluder l'affaire.

M. Behnsch : Je prie simplement le ministre de la Guerre de répondre et de fixer un jour.

Le président : Monsieur Schreckenstein veut-il ?

M. Schreckenstein : Il est encore absolument impossible d'envisager une date.

M. Gladbach : Le paragraphe 28 du règlement impose aux ministres l'obligation de fixer un jour.

Je n'en démords pas, moi non plus.

Le président : Je pose encore une fois la question à Monsieur le ministre.

M. Schreckenstein : Je ne peux pas fixer un jour précis.

M. Gladbach : Je maintiens ma demande.

M. Temme : Je suis du même avis.

Le président : Est-ce que dans une quinzaine de jours, Monsieur le Ministre...

M. Schreckenstein : C'est bien possible. Dès que je saurai si on a obéi à la consigne, je répondrai.

Le président : Donc, dans quinze jours.

C'est ainsi que Monsieur le ministre de la Guerre fait « son devoir » contre l'Assemblée !

M. Gladbach a encore une interpellation à adresser au ministre de l'Intérieur concernant la suspension de fonctionnaires mal en cour ainsi que les postes laissés vacants, et actuellement pourvus à titre provisoire.

M. Kühlwetter répond de façon très insuffisante et les autres remarques de M. Gladbach sont étouffées après une vaillante résistance sous les murmures, les cris, les tambourinages de la droite, à la fin révoltée par tant d'impudence.

M. Berends propose que la réserve convoquée pour servir à l'intérieur, soit placée sous le commandement de la milice civique; la proposition n'est pas considérée comme urgente et elle est alors retirée. Là-dessus commence un agréable entretien sur toutes sortes de subtilités liées à la commission de Posnanie. L'ouragan d'interpellations et de propositions d'urgence est passé; tels le doux murmure du zéphir et le délicieux clapotis du ruisseau dans la prairie, les derniers sons conciliateurs de la célèbre séance du 7 juillet s'évanouissent. M. Hansemann retourne chez lui avec la consolation que le tapapage et le tambourinage de la droite aient mêlé quelques rares fleurs à sa couronne d'épines, et M. Schreckenstein , content de soi, frise sa moustache et marmonne : « Obéir à la consigne » !


Notes

[1] Le projet de loi sur la création de la milice, du 6 juillet 1848, fut soumis à l'Assemblée nationale prussienne le 7 juillet et entra en vigueur le 12 octobre 1848.

[2] C'est-à-dire qui intéresse toute l'Allemagne et non la Prusse seule.

[3] La Landwehr comprenait à l'origine tous les hommes capables de prendre les armes pour assurer la défense du pays. La création d'une armée permanente retira de l'importance à la Landwehr. On ne fit appel à elle que poussé par le besoin d'avoir des soldats pendant les guerres napoléoniennes. Après la paix de Tilsitt, Scharnhorst réorganisa la Landwehr en étroite liaison avec l'armée permanente. L'ordonnance de 1815 sur la Landwehr prévoit deux groupes : le premier comprenait les hommes de 26 à 32 ans libérés du service militaire, et formait l'armée de campagne; le deuxième, comprenant les hommes de 32 à 40 ans, constituait les troupes de forteresses.


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